Maurin des Maures/XXII

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Ernest Flammarion, Éditeur (p. 159-169).

CHAPITRE XXII


Méfiez-vous d’un cantonnier qui a pour amis un renard femelle, quinze perdreaux et une belette.

On vit Célestin Grondard, sur la route, avoir avec Saulnier, le casseur de cailloux, de furtifs conciliabules.

Et en quittant Saulnier, Grondard, chaque fois, souriait à belles dents blanches sous son masque noir.

On vit, d’autre part, le père François, le matelassier, causer avec le cantonnier et celui-ci présenter à la gourmandise de son renard deux hérissons tués par Maurin à son intention. Ensuite de quoi François, étant allé refaire les matelas à la ferme des Agasses, causa plus que de raison avec Secourgeon en personne. Secourgeon lui dit que Maurin était une canaille et qu’il avait à se venger de Maurin ! François lui apprit que Grondard voulait lui parler, à lui Secourgeon, mais pas à la ferme, car il ne voulait pas être vu. Il s’agissait d’une grave affaire.

Et, — chose bizarre et inquiétante, — après avoir familièrement causé avec Secourgeon et Grondard qui haïssaient Maurin, le père François s’entretint avec ce même Maurin comme avec un ami. Et la Margaride, la solide servante de l’auberge, qui accordait ses faveurs au gendarme Sandri et qui aurait dû fuir Maurin, accepta de celui-ci un lièvre et deux perdreaux, qu’elle vendit un peu cher au conducteur de la diligence d’Hyères et dont le prix lui paya un bien joli foulard rouge. Oubliait-elle le gendarme ou trahissait-elle Maurin ?

Grondard aurait pu dire que Saulnier lui avait raconté comment, depuis des semaines, il prêtait sa cabane au braconnier et à la femme de Secourgeon et quels étaient le jour, l’heure du prochain rendez vous des deux coupables.

Enfin Secourgeon, sur les conseils du gendarme, transmis par le matelassier François et par Grondard, avait demandé dans les formes à M. le maire une constatation de flagrant délit.

Comment Maurin, si aimé dans le pays, comment Maurin, si avisé, s’était-il laissé prendre dans une intrigue aussi compliquée ? Il y a des traîtres au fond des bois tout comme dans les villes. Les piégeurs aiment toutes les sortes de pièges. Méfiez-vous des cantonniers qui apprivoisent tant de bêtes sauvages !

Contre Maurin un piège était donc tendu : Maurin serait surpris au gîte avec la belle Misé Secourgeon ! Ainsi l’avaient décidé le gendarme, le mari, le cantonnier, le matelassier et le noir Célestin.

Deux gendarmes, dont Alessandri, la veille de ce mémorable événement, couchèrent aux Campaux.

Et, ma foi, en dépit de ses fiançailles, Sandri fut galant avec Margaride, qui se montra pour lui plus aimable que jamais. Un gendarme est un homme, que diable ! et l’honneur ne comporte pas nécessairement la vertu.

Quand, le lendemain matin, Sandri et son camarade, laissant leurs chevaux aux Campaux, quittèrent l’auberge :

— Où allez-vous aujourd’hui ? interrogea Margaride.

Le gendarme, impassible, mentant par devoir, dit :

— « À Bormes. Nous avons une commission pour les gendarmes de Bormes. »

Ils s’éloignèrent vers Toulon, et, par un détour dans la colline, ils revinrent bientôt du côté de La Molle où, sur la route, ils trouvèrent deux gendarmes de Bormes spécialement et légalement chargés du procès-verbal de flagrant délit. Sandri n’était venu là que pour jouir de l’arrestation de Maurin. Il voulait aussi, avec l’aveu de ses chefs, essayer de confondre le braconnier en lui révélant les soupçons de Grondard, à son avis motivés fortement.

Lorsque, avec ses trois camarades, il approcha de la cabane suspecte, le jeune et vaillant Alessandri aux joues roses se sentit le cœur plein d’aise.

— Quand l’affaire Grondard ne devrait pas avoir de suite, l’affaire Secourgeon me semble encore suffisante, songeait-il, pour détruire Maurin à tout jamais dans l’esprit d’Orsini et de Tonia.

Naïveté de gendarme !… Autour des don Juan, chaque femme trahie est un appeau qui attire toutes les autres.

Le cabanon de Saulnier, une toute petite maison basse à une seule étroite fenêtre close d’un volet de bois plein, avec ses murs blanchis à la chaux, avec ses tuiles rousses, semblait faire la sieste à l’ombre de trois chênes-lièges, au milieu de quelques ruches d’abeilles éparses aux alentours.

Le volet de bois plein était solidement barré d’une traverse de fer. La chatière de la lourde porte était aveuglée par une planchette clouée à l’intérieur.

— Comment y voient-ils, là dedans ? dit à voix basse Alessandri.

— Ils n’ont pas besoin d’y voir, dit un des deux gendarmes de Bormes.

Les gendarmes, un peu égayés par l’idée de ce qui allait se passer, marchaient à la file, dans les pas l’un de l’autre, en faisant le moins de bruit possible, — et ils en faisaient beaucoup trop à leur gré.

Les cailloux roulaient sous leurs pieds avec des sonorités retentissantes dans le grand silence des bois immobiles.

Ils s’arrêtèrent, s’essuyant le front.

— Bah ! fit Alessandri d’une voix sourde, ils ne peuvent échapper. Ils y sont, pour sûr… oui, oui, la bête est au terrier. Ce Maurin, je le tiens à l’œil… vous saurez bientôt pourquoi. Et nous verrons bien ! Ouvre l’oreille, Lecorps, et retenons tout ce qu’il dira.

Ils frappèrent brusquement à la porte.

— Qui va là ? fit d’un ton jovial la voix de Maurin.

Depuis un moment il les entendait venir, les gendarmes, avec son ouïe de fin chasseur.

Pauvre Alessandri ! Ce n’est pas Maurin, c’est lui qui était trahi par le cantonnier au renard et par le matelassier son compère ! Ils n’auraient pas vendu un Maurin, ces deux vagabonds des routes et des bois. Et le piège tendu contre lui, Maurin l’avait retourné pour y prendre Alessandri.

Il avait sans peine obtenu de Margaride qu’elle vînt là, pauvre innocente perdrix, amoureuse du chasseur.

— Margaride ma fille, dit Maurin à voix basse, ne t’effraie pas ; nous allons rire un peu. Tu m’as bien dit, plusieurs fois, n’est-ce pas, que ça te serait égal si ton beau gendarme apprenait comment tu es ici avec moi ?

— Oui, je te l’ai dit.

— Eh bien, il va venir ; il vient ; c’est lui qui frappe à la porte… il s’imagine — c’est drôle, qué ? — qu’il va trouver ici une femme mariée dont le mari a porté plainte ! mais j’ai connu d’avance le complot par mes amis et j’ai manigancé les choses. La femme a été avertie comme moi, et elle est allée à la ville aujourd’hui pour justement leur donner à croire qu’elle est ici !

— Ah ! mon Dieu ! fit d’abord la Margaride, moitié pleurant et moitié riant, mon Dieu ! pauvre moi ! aï ! Bonne Mère des anges !

La Bonne Mère des anges est la patronne de ces petites montagnes des Maures où elle a une église, sur le plus haut sommet.

— Tu sais qu’il va épouser Tonia, la fille du brigadier Orsini ?… dit alors Maurin, en fin politique.

Margaride devint un peu songeuse.

— Est-ce que, d’être ici, en ce moment, ça t’ennuie beaucoup ? insista Maurin. Je te ferai un joli présent pour te consoler, Margaride.

— Bah ! répliqua-t-elle résolument tout à coup, j’en ai assez de Sandri ! Je t’aime mieux mille fois, comme je t’ai dit. Ah ! il épouse Tonia ! Alors nous lui faisons une bonne farce ! et qu’il se mérite bien !

— C’est bon ; cache-toi dans le lit et mets ta tête sous les couvertures.

Elle obéit avec une grande envie de rire.

— Ne m’abandonne pas, Maurin, souffla-t-elle par réflexion en mettant son nez hors des draps. Il est méchant, le Corse, quand il est en colère.

— Ne crains pas, petite. C’est un piégeur que j’ai voulu prendre à son piège, voilà tout.

— Ça, voui, que ça m’amuse ! dit-elle.

Les gendarmes, au dehors, s’impatientèrent. Alessandri, entendant des rires derrière cette porte affriolante, cria :

— Ouvrez ! Au nom de la loi, ouvrez !

— Ah ! c’est vous, bon gendarme ?… Je reconnais votre voix, gendarme Alessandri… Je suis ici dans la maison d’un ami qui m’a donné la permission et la clef. Je suis chez moi, vous entendez ! chez moi ! Pourquoi que je vous ouvrirais ?

— Parce que nous venons en service, avec les papiers qu’il faut, Maurin, entendez-vous. Ouvrez, au nom de la loi.

La porte s’ouvrit toute grande.

Maurin parut, souriant et gouailleur.

— La loi, je la respecte. Vous êtes son brave serviteur, honnête Alessandri, dit-il, et je n’ai rien à vous refuser.

Et, d’un air de gendarme en fonction :

— Voyons d’abord vos « papiers ! » car si je la respecte, la loi, c’est que je la connais ! On n’entre pas chez les gens comme on veut, tout gendarme qu’on soit.

Les gendarmes s’exécutèrent. Maurin, au fond, à cause de ses protections et de sa renommée, leur inspirait une façon de respect.

Il examinait « leurs papiers » de son air le plus important.

— Ah ! ah ! ricana-t-il enfin, jouant la surprise… Par malheur pour vous, il n’y a pas ici ce que vous cherchez, c’est moi que je vous le dis !…

Les quatre gendarmes considéraient le lit bas où très visiblement se dessinait sous les draps une forme humaine.

Un des serviteurs de la loi eut une réflexion bizarre :

— On lui pourrait compter les doigts du pied, à ce grand cadavre !

— Nous sommes dans l’exercice de nos fonctions, fit avec noblesse Alessandri, et c’est pour dire que nous devons nous rendre compte de la physionomie de la personne.

— Ma foi, vous feriez bien, vous, de ne pas insister, gendarme Sandri ; et croyez-moi, c’est dans votre intérêt que je parle, répliqua Maurin d’un air de parfaite bonhomie.

Alors Margaride, n’y tenant plus, repoussa brusquement le drap qui lui couvrait le visage :

— Est-ce vrai, Sandri, dit-elle, que tu es fiancé à Tonia Orsini ? En ce cas, mon garçon, j’avais bien le droit de prendre un nouvel amoureux et c’est Maurin, parce qu’il est plus beau garçon que toi ! Té !

Alessandri devint pâle.

— Qu’est-ce que c’est ? murmura-t-il, perdant la tête.

Il n’osait regarder ses compagnons, qui ne purent s’empêcher de rire.

— Nous sommes refaits ! grogna le gendarme Lecorps. Tu n’as pas de chance, Sandri, avec ce lièvre-là !

— Eh ! fit Maurin, en bras de chemise, très à l’aise et bourrant sa pipe, eh ! gendarme, il n’y a pas grand mal, puisque la belle fille en rit la première… Mais maintenant, messiés, comme vous n’avez plus rien à faire ici, je vous prierai, sans vous commander, de fermer la porte en sortant…

Il ajouta :

— Les hommes mariés sont bêtes. Ne vous mariez jamais, gendarme Sandri.

Alessandri, de blanc, était devenu rouge, puis vert.

Il se tourna vers Lecorps :

— Nous n’avons plus qu’à nous retirer, dit-il en cachant sa déconvenue sous un grand air d’importance.

Et il songeait rageusement ;

— Tu me la paieras avec les autres, celle-là ! Elle est plus forte que toutes !

Maurin dit encore, d’un air détaché :

— Au lieu de venir voir s’il y a des filles sur ma paille, la gendarmerie ferait mieux d’arrêter les coquins qui courent le bois… Je vous en ai laissé deux dans la montagne. Ils y sont toujours, vous savez ! et si je ne m’en mêle pas, je commence à croire qu’à vous tous vous ne les aurez jamais ! C’est dommage, Sandri ! Ça peut retarder ton avancement et aussi ton mariage.

Alessandri étouffait de colère, mais il avait au plus haut degré le sentiment de ses devoirs et de sa dignité.

Il sortit, méditant déjà une revanche qui, bien entendu, serait légale.

Au regard de Sandri, Maurin, pour sûr, avait tué le vieux Grondard. À n’en pas douter, c’était lui le meurtrier ; il devenait nécessaire qu’il le fût : il l’était donc ! Cela seul permettrait au Corse, qui ne pouvait devenir criminel et bandit puisqu’il était gendarme, de satisfaire un jour son besoin passionné de vengeance. Cela du moins, pour l’heure, lui donnait la force de supporter son éclatante défaite.

— Ah ! mon beau Maurin, disait Margaride en riant comme une folle, ah ! que je t’aime ! Bon Dieu ! comme il avait l’air bête, le gendarme Sandri ! Toi, voui, que tu as de l’esprit !

À quelques jours de là, Maurin repassait par le domaine des Agasses. Il venait, après un maître coup de fusil, d’abattre l’aigle.

Il arriva devant la ferme, son fusil sur l’épaule. L’aigle attachée par les pattes se balançait, pendue au canon, derrière son dos. Par la porte ouverte, il vit Secourgeon attablé avec sa femme.

— Bon appétit, Secourgeon, dit-il… je n’accepte pas à déjeuner, pourquoi la Margaride m’attend à l’auberge des Campaux, devant un cuissot de lièvre… j’ai voulu seulement te montrer ton aigle. Regarde-la !

Misé Secourgeon réprima une subite envie de pleurer, car il était clair que si Maurin avait tué l’aigle c’est qu’il avait assez de la femme.

Secourgeon, rageur, ne sut d’abord que répondre.

— Je vais, dit Maurin, en faire un présent pour le musée d’Hyères, au monsieur du musée qui l’empaillera.

Secourgeon gardait le silence.

— Vous boirez bien un verre de vin, pas moins, monsieur Maurin ? dit la femme, les yeux pétillants à la fois de douleur et de malice. Pour quant à l’aigle, vous l’avez bien gagnée, depuis que vous la chassiez !

— Un verre de vin, offert par une dame, ça n’est jamais de refus, répliqua le chevaleresque Maurin.

Secourgeon, toujours plus rageant, ne trouvait toujours pas une parole.

La femme emplit le verre. Maurin l’éleva, regardant le soleil à travers la couleur purpurine d’un franc vin de pays :

— On dirait le sang des cœurs !… À la santé des dames ! proféra-t-il.

— Que veux-tu dire par là ? glapit enfin le fermier, qui se leva, les poings tout faits.

Maurin vida son verre en clignant de l’œil :

— Fameux ! dit-il… Et je veux dire par là, ajouta-t-il paisiblement, — car nous savons tous trois que tu es un jaloux, — je veux dire comme ça, Secourgeon, que lorsqu’on croit l’être il faut en devenir sûr avant de le dire à la gendarmerie. Et quand on ne l’est pas, c’est bête de tout faire pour donner à croire qu’on l’est… Adessias. Mon aigle a fini de rôder et ton chien peut dormir tranquille, et la petite bergère Fanfarnette également.

Et comme il s’en allait d’un pas allègre, Fanfarnette, la pastresse, au détour du sentier, assise au milieu de ses chèvres mauresques qui mettaient, dans la verdure des kermès, des taches blanches éparpillées, lui cria, en le regardant d’un air sournois :

— Oh ! maître Maurin ! je sais pourquoi vous l’avez tuée, l’aigle !

— Et pourquoi, mauvaise chose ?

Mais Fanfarnette se sauva, et courut se cacher dans un buisson.

Et Maurin, se remettant en marche, riait. Il riait d’un souvenir. Il l’avait surprise un jour au bain, la Fanfarnette, un jour qu’elle avait eu l’idée de se baigner dans une jarre au grenier.. ; et véritablement, elle était « faite au tour ». Mais, c’est si jeune ! Les si petits gibiers sont pour les petits chasseurs, les mauvais chasseurs des villes !

— De ce Maurin, pas moins ! pensait misé Secourgeon. On n’en trouverait pas un autre à lui pareil !

Le soir de ce jour, instruit de l’aventure de l’aigle par son ami le cantonnier, Parlo-Soulet, seul dans sa cabane, disait :

— Faire servir une aigle des Alpes qui vole là-haut dans le ciel, à son amour de fénière (grenier à foin) avec une femme des Maures, ça, je n’y aurais jamais songé ! De ce Maurin, pas moins, quelles idées il vous a ! Mais tuer l’aigle juste quand elle a fini de vous rendre le service, ça, mon homme, ça me dérange un peu dans l’idée que je me faisais de toi. Elle méritait la vie, l’aigle !… Il est vrai que ça mange trop de perdrix, et même de lièvres… Et puis, si elle t’a rendu le service, c’était sans le savoir et, à la réflexion, tu ne lui devais rien… Allons, allons, je vois que, comme toujours, tu as eu raison. C’est de bonne règle : quand le danger est passé, on f…iche le saint par terre ! Comme dit l’Italien : Passato pericolo, gabbato il santo. Cependant c’est un gros ennui pour moi qu’il y ait tant d’occasions où je ne peux pas te suivre dans tes chasses, parce que tu y cherches des femmes, — et que c’est là une chasse que l’on aime à faire tout seul. Mais, je te le dis, mon brave, derrière les femmes mariées, il y a pour toi le danger que toi-même tu te prépares ; et finalement, d’une manière ou d’une autre, tu attraperas un jour quelque fameux coup de corne !