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Maurin des Maures/XXXI

La bibliothèque libre.
Ernest Flammarion, Éditeur (p. 235-252).

CHAPITRE XXXI


Comme quoi Maurin et Parlo-Soulet doivent être comparés, par les gens qui s’y connaissent, aux plus grandes figures de l’histoire et de la légende, et où l’on se convaincra que M. Cabissol a pénétré tous les dessous de l’âme populaire, en lui entendant raconter Le Bon conseil de maître Magaud, histoire à laquelle Maurin riposta par une autre non moins amusante : La Chasse aux canards.

Maurin avait tort d’accuser d’ingratitude les Plantouriens. Le maire du Plan-de-la-Tour était un esprit juste. Il parvint à calmer l’opinion publique, parce que, sans le dire trop haut, il trouvait assez raisonnable l’action de Maurin. Il temporisa, fit le sévère à haute voix, jura au garde qu’il saurait le faire respecter, assura à son adjoint que s’il s’était revêtu de ses insignes, Maurin se fût montré plus respectueux. Il rédigea de gros rapports menaçants, mais déclara qu’il les garderait pour les relire et les rendre plus terribles. Et finalement le Plan-de-la-Tour, aujourd’hui, pense avec une gaîté spirituelle à cette mémorable matinée où deux païens qu’il approuve, contraignirent saint Martin à se séparer enfin d’une moitié de son manteau.

Huit jours après l’aventure, on ne songeait plus à châtier le coupable. L’histoire était devenue simple matière à plaisanterie. Les plus dévots en riaient à pleine gorge. Ils taquinaient là-dessus le curé et le bedeau jusqu’à les emmalicer ; et quant au garde champêtre, il en conserva le surnom pittoresque de Cuoù l’embaro, qui signifiait que son derrière trop lourd l’entraînait jusqu’à le faire choir sans autre cause.

Les gamins du village l’appelaient ainsi du plus loin, en sorte que de ce Cuoù l’embaro sortit plus d’un proucé-barbaoù, mot qui, en langue d’amour ou langue provençale, signifie procès-verbal.

L’histoire de la culotte de saint Martin devint célèbre en moins de deux jours d’un bout à l’autre du massif des Maures, car la diligence de Cogolin l’avait emportée le lendemain toute chaude à Draguignan. Les gens de Figanières s’en étaient régalés dès le surlendemain, et, à Bormes, M. Cabissol disait à M. Rinal :

— Notre Maurin, cette fois, a dépassé Napoléon. Il se hausse à la taille d’un Don Quichotte, ce César du pur idéal. Jamais Napoléon ne déclara la guerre pour une cause vraiment humaine, comme l’a fait cette fois notre Maurin ; et, dans Cervantès, ni l’attaque des moulins à vent, ni celle de la chaîne des forçats, n’ont la beauté purement morale de cette aventure-ci. Seule l’égale celle des marionnettes. Notre pauvre Maurin est donc perdu : il combat décidément pour l’idéal ! C’est un philosophe chrétien. C’est peut-être un précurseur, mais il a tout l’air d’un attardé. Il a perdu de vue, faute sans doute d’y avoir jamais réfléchi, ce mot immortel du cardinal de Retz qui dit que la sagesse consiste à connaître « le vrai point des possibilités ».

— Comme vous grandissez votre héros ! dit M. Rinal. À ce compte, l’ineffable Pastouré, avec son coup de fusil à l’adresse du bon Dieu, serait grand comme Prométhée en personne défiant l’Olympe du haut du Caucase !

— Et il n’est ni plus ni moins, dit M. Cabissol. Ce sont ici des géants comiques mais héroïques. Pastouré fusillant le ciel, c’est encore, si vous le voulez, M. de Voltaire conviant Dieu, s’il existe, à sécher son écritoire ! Mais ce qu’il y a de particulier en Pastouré, c’est, comme toujours, la race ; voilà ce qu’il faut admirer en lui. C’est cette puissante faculté, qui est un don de race, de mettre immédiatement en acte un simple juron, et de le rendre héroïque à la fois et badin, d’extérioriser et de voir, avec ses yeux de chair, ses idées devenues des êtres ! Cela est le propre du génie ! C’est cette faculté, si puissante chez Pastouré, qui fait les Shakespeare. Je m’explique maintenant pourquoi cet homme se tait devant le monde et pourquoi il parle en gesticulant dès qu’il est seul. C’est que, d’une façon peut-être confuse, il se comprend plus grand que le vulgaire ; il dédaigne de se faire discuter ; il est en lui-même et il se suffit, comme un dieu. Il ne veut pas être distrait de soi par les petites vues des petits esprits, et même il ne pense peut-être que lorsqu’il est seul, mais alors avec quelle intensité, vous le voyez ! Alors il produit, il crée et porte un monde. Il le parle et le gesticule. Ce n’est qu’étant seul qu’il a du génie. Le public le dérange. Il se passe de l’univers qu’il domine par la pensée, et qui n’en sait rien.

« … Voilà ce que c’est qu’un Pastouré.

M. Rinal riait de tout son cœur.

— Convenez, mon cher Cabissol, que vous gonflez l’âne pour le faire voler, comme on le dit des gens de Gonfaron.

— Je ne vois ici ni âne, ni par conséquent gonflement d’âne, répliqua M. Cabissol ; j’enfle un peu l’expression, si vous voulez, mais en bon méridional que je suis, et parce que j’ai toute confiance en l’intelligence de mon interlocuteur ; je veux l’amuser par l’excessif de mes phrases ; mais j’entends qu’il les mette au point, je lui fais l’honneur de compter sur lui, et en cela je parle selon le génie et en même temps selon la sottise idéaliste du Provençal. Les Provençaux ne devraient galéger qu’entre eux. Le reste de l’univers ne les comprend pas.

— Je suis bon Provençal et je vous comprends, calmez-vous, mon cher Cabissol : mais avouez qu’en parlant de Maurin et de Pastouré, que j’aime comme vous les aimez, vous les transfigurez un peu trop vite en héros infaillibles.

— Je dis, riposta M. Cabissol avec beaucoup de vivacité, et je soutiens que Maurin est un idéaliste, qu’il croit à la bonté de ses congénères les paysans, et qu’il se prépare ainsi des jours cruels.

— Eh ! je ne vous dis pas autre chose à vous-même, mon cher Cabissol ; vous voyez trop facilement en beau les êtres et les choses : je vous crois incapable d’accepter l’idée d’un petit défaut dans notre Maurin ou d’une tache au soleil. C’est un tort.

— C’est à moi que vous faites ce reproche ? Voyons, mon cher monsieur Rinal, écoutez-moi bien, je suis sûr que vous pensez comme moi : Maurin, à mes yeux, représente la partie spirituelle de notre pays, l’âme populaire de nos campagnes. Il marche en avant, c’est un guide. Pastouré, lourd et sentimental, le suit et le suivra partout et toujours. Et, à eux deux, avec leur gaucherie, leur suffisance et leurs insuffisances (on n’est pas parfait), ils nous sauveraient, — ne fût-ce que par leur gaîté — de plus d’un chagrin national ! Donc, les individus nommés Maurin et Pastouré méritent d’exciter mon enthousiasme et le vôtre, d’autant plus que, — j’en conviens, — chez beaucoup de nos paysans, la conscience est encore à l’état de nébuleuse…

— À la bonne heure ! dit M. Rinal, mais j’étais en droit de vous demander une explication… Ah !… voici Maurin.

Maurin entra, serra les deux mains amies et s’assit modestement sur le bord d’une chaise.

— Au moment où vous êtes entré, mon brave Maurin, dit M. Cabissol, j’allais conter à M. Rinal une conversation que j’ai eue, l’autre matin, avec un paysan de ma connaissance, un nommé Magaud.

— Je ne le connais pas, dit Maurin.

— Nous vous écoutons, dit M. Rinal qui se renversa dans son fauteuil.

— Je commence, dit M. Cabissol. Cela pourrait s’intituler :

LE BON CONSEIL DE MAÎTRE MAGAUD

« Tout au bord de la route, maître Magaud, qui est un grand maigre, silencieusement bêchait, sous le soleil de midi.

« Sa chemise bleue, ouverte en triangle, laissait voir sa poitrine presque noire. Il soulevait par-dessus sa tête, d’un mouvement automatique, sa lourde pioche à deux dents, et, s’inclinant tout à coup, il la piquait à toute volée dans la terre dure, brusquement fendue.

— Je le vois, dit M. Rinal.

— Alors, poursuivit M. Cabissol, il saisissait par l’extrémité le manche de bois horizontal, il le tirait à lui de bas en haut, et la force du levier détachait un gros bloc dentelé de cette terre semblable à de la rocaille. Cette motte à peine rejetée derrière lui, Magaud recommençait son mouvement toujours pareil, avançant d’un pas tous les quarts d’heure.

« Magaud, depuis le jour levé, exécutait cette monotone manœuvre où, parfois, il mettait de la colère.

« — Eh bien, lui dis-je passant par là, ça se fait-il ?

« — Elle se refuse, la gueuse ! »

« Elle, c’est la terre.

« — Alors, lui dis-je, c’est trop dur ?

« — Quand ce n’est pas trop dur, répondit-il, c’est trop mou, et ça ne vaut pas mieux. »

« Sur la route, un bruit de charrette arrivait, grincement de bois et de ferraille. Je regardai derrière nous. Au tournant, là-bas, un petit âne apparut d’abord, entre deux traits de corde, tout lâches.

— Pardi ! fit Maurin, un âne n’est pas une bête ; à moins d’être tout seul, il tire le moins qu’il peut. C’est un mauvais socialiste, comme nous le sommes tous !

M. Cabissol et M. Rinal échangèrent un regard d’intelligence ; et le premier, continuant son récit :

— Un gros cheval, entre les brancards, suivait l’âne d’un air indolent.

« La charrette vide revenait du marché de la ville. Au beau milieu, assis sur une chaise, le charretier, propre, l’air cossu, fumait une pipe neuve toute blanche.

« Quand la charrette passa près de nous :

« — Adieu, Latrinque ! fit Magaud.

« — Adieu, Magaud ! » fit Latrinque.

« La charrette s’éloigna, nous cachant le petit âne et le cheval. Nous apercevions encore leurs jambes, par-dessous la charrette peinte en bleu, poudrée à blanc sur laquelle trônait Latrinque, sa pipe neuve aux dents, le regard flottant sur les vignes de tout le monde, dont il calculait le rapport.

— J’en connais, de ceux-là, interrompit Maurin, et plus d’un !

— Magaud jeta sa pioche sous l’ombre légère d’un olivier, avec un soupir de soulagement : « Ah ! fit-il, je vais maintenant dire deux mots à mon fiasque ! »

« Son carnier était pendu à une basse branche de l’olivier ; il le décrocha, en tira pain, fromage, un oignon, et enfin du sel dans un étui de roseau coiffé d’un bouchon de liège ; il posa à côté de lui son « fiasque », la bouteille plate revêtue de sparterie, et se mit en devoir de casser la croûte.

— Et il ne vous dit pas : « À votre service ? » s’écria Maurin indigné.

« — À votre service ! fit Magaud se tournant vers moi, — répliqua M. Cabissol en regardant Maurin.

Il poursuivit :

« — Merci, Magaud, bon appétit, » répondis-je.

« Et je restai debout à le regarder.

« Il mangeait, piquant du couteau les tranches du gros oignon, les frottant dans le sel épandu sur la couverture de cuir de son carnier, qu’il avait étalée à terre.

« Après un silence :

« — Ce Latrinque, fit-il tout à coup, en voilà un qui en a de la bonne chance ! »

« Il jeta la peau de l’oignon, piqua un morceau de fromage rouge, et se tut.

« J’attendais l’histoire.

« La bouche pleine, la joue enflée, Magaud reprit :

« — Vous n’avez pas vu comme il est fier, sur sa çarette (charrette) ? » C’est qu’il en a, lui, des picaillons, et grâce à moi encore ! Sans moi, sans mon bon conseil à moi, — tel que vous me voyez — son père n’en aurait pas plus que moi, de l’argent ! »

« Ici, je jugeai que le narrateur avait besoin d’un peu d’encouragement.

« — Sans votre conseil, Magaud ? Et quel est-il ce conseil qui a rendu Latrinque riche ?

« — C’est à son père que je l’ai donné, dans un temps ; et voici l’affaire. Il y a bien vingt ans de ça. En ce temps-là, tout le monde connaissait dans le pays un vieil avaricieux qu’on appelait — je ne sais pourquoi — le Canonge.

« — Oui, le Chanoine.

« — Peut-être bien, je m’y perds dans vos mots français, je n’ai pas beaucoup d’école, je ne sais pas lire… Ce Canonge, donc, un ancien curé selon le dire des uns, un ancien soldat selon le dire des autres, était un homme qui venait, monsieur, on ne savait pas d’où. Seulement, il avait de la terre à la campagne et de l’argent dans les villes. Il était riche, riche… au moins à cent mille francs ! Mais c’était chien comme tout, et c’était dur au monde. Un pauvre qui est un pauvre, n’avait jamais rien reçu du Canonge. Il poursuivait, le fusil à la main, ceux qui seulement traversaient sa vigne. Si un chasseur, en passant, lui avait pris, ayant trop soif, un grain seulement d’une grappe de son raisin, il aurait pour sûr tiré dessus… Des hommes comme ça, il y en a, voyez-vous, plus que d’un ! Et la corde pour les pendre, voilà tout ce qu’ils se méritent. »

— Il y en a, il y en a comme ça, dit Maurin, mais il y en a beaucoup plus des autres.

— Magaud, reprit M. Cabissol, accola son fiasque et but longuement. Le liquide tombait dans sa gorge avec un grand bruit de source à l’ombre, qui était comique au milieu du grand silence de midi, en plein soleil.

« Il reprit :

« — On ne l’aimait pas, allez, dans le pays ; il était détesté des gens comme des bêtes, mais on avait peur de lui, et on le laissait tranquille, dans le fumier de sa maison où jamais n’entrait personne.

« Un jour, Latrinque, un travailleur de terre comme moi, le père de celui-là même qui vient de passer si fier sur sa çarette, arriva à la maison pour me parler et il me dit :

« — Magaud, je viens te demander conseil.

« Je lui dis :

« — Parle. »

« Il me dit :

« — Écoute ! »

« Et voilà ce qu’il me conta :

« — Magaud, tu sais le Canonge ?

« — Oui.

« — Eh bien, il est entré chez moi ce matin et il m’a dit comme ça :

« — Latrinque, je me fais vieux et même beaucoup vieux ; j’ai de la terre, tu dois le savoir, et j’ai de l’argent. Eh bien, si tu le veux, tout est à toi. »

« — Alors, moi, je dis à Latrinque :

« — Que chantes-tu là ? tu radotes ! »

« Latrinque me dit :

« — Attends un peu. Voici l’idée du Canonge. Le Canonge m’a dit :

« — Latrinque, je me fais si vieux que je ne peux plus aller au village chercher ma nourriture…

« — Sa nourriture ! s’interrompit Magaud, de vieux quignons de pain moisi que les boulangers gardaient pour les chiens… qui n’en voulaient pas entendre parler !

« — Je ne peux même plus cueillir une figue au figuier. Latrinque, dit le Canonge. Latrinque, prends-moi chez toi, comme qui dirait en pension, et voici nos accords, ou ceux du moins que je te propose : je ne te paierai pas, mais par testament, par écrit, devant témoins, devant le notaire, je te laisserai tout mon bien, le bel argent avec la bonne terre !

« — Voilà, me dit Latrinque, ce que m’a dit le Canonge… »

« Et je dis à Latrinque :

« — Alors te voilà dans l’embarras ! »

« Latrinque répondit :

« — Je ferais bien la chose, comme tu penses, si j’étais sûr que le vieux cheval crevât vite ; mais le bougre a la peau dure et il est capable, si je consens, de ne plus vouloir mourir.

« — Alors, tu vas refuser !

« — Je me le pense. Mais, auparavant, j’ai voulu tout de même écouter ton conseil. Je calcule qu’un conseil de Magaud, c’est toujours bon à prendre. »

« Alors, je dis à Latrinque :

« — Oh ! âne que toi tu es ! prends le Canonge dans ta maison, et vite ! et pas demain, mais ce soir même, de peur qu’un autre à ta place ne profite de la bonne chance. Ce vieux grigou vit des rognures qu’il vole aux poulets des voisins ; ce vieux richard glane, aux moissons, dans les champs des autres, pour se faire, avec quatre épis, quelques boulettes de farine. Ça, je le lui ai vu faire moi-même. C’est maigre comme un clou perdu et rouillé. Alors, vois-tu, aux deux premiers bons repas, ça crèvera comme un sac usé. Prends-le donc chez toi et ne lui refuse rien. Mets sur ta table, tous les jours, des côtelettes, beaucoup, et du gigot, dont tu profiteras… Ah ! si je pouvais être à ta place ! Mais je suis seul, pechère ! sans femme et sans argent ; et je ne pourrais pas, comme toi, faire toutes ces avances… Fais comme je te dis, et en moins d’une semaine, il sera mûr, le ladre, pour le cimetière. Sur la nourriture qu’il ne payera pas il va tomber comme les sauterelles sur le blé en herbe. Il mourra de son avarice, et ce sera pain bénit.

« — Je te remercie du bon conseil, Magaud, me dit Latrinque en s’en allant, mais, vois-tu, faut de la prudence… et je n’irai pas si vite… Pas moins, je suivrai le bon conseil, mais je n’irai pas si vite !

« — Tu auras tort : réfléchis qu’il faut que la nourriture le surprenne ! »

« Latrinque se mit à bien nourrir le Canonge, mais voilà que le Canonge se mit à engraisser !

« Alors je dis à Latrinque :

« — Étrangle tes poulets ».

« Il les étrangla. Même il tordit le cou, avant la Noël, à deux dindes qu’il réservait pour la fête de Notre Seigneur. Tant et si bien qu’un jour où Latrinque travaillait au bout de sa vigne, en attendant mon aide, l’idée me prit, comme je l’allais rejoindre, d’entrer dans sa maison pour voir comment se portait le Canonge ; j’allais comme qui dirait visiter les pièges. La table était encore mise, monsieur, avec une nappe, monsieur ! des bouteilles de plusieurs grandeurs et beaucoup de côtelettes et aussi du poulet, et aussi du bœuf et du cochon rôti. Et devant la table, par terre, les bras ouverts en croix comme s’il priait, était couché sur le dos le Canonge, la figure toute maigre et le ventre en l’air, tout rond ! Je le vis en entrant, mon Canonge, raide-mort, monsieur, raide-mort ! son avarice l’avait tué, comme de juste — et comme je l’avais prévu. Je le tâtai, il était déjà froid.

« Alors, je courus vers Latrinque, jetant là ma pioche pour aller plus vite, perdant mon chapeau, et de bien loin, je lui criai :

« — Le Canonge est mort !

« — Le Canonge est mort ? »

« Il ne voulait pas se le croire. On ne croit pas tout de suite à des fortunes de cent mille francs.

« — Oui, le Canonge est mort ! »

« Alors, Latrinque, lui aussi, jeta sa pioche en l’air et il se mit à danser au soleil, comme un fou, au milieu des mottes dures. On eût dit qu’il foulait la vendange dans sa cuve, quoiqu’il dansât trop haut pour ça. Tout en un coup, il se mit à courir vers sa maison pour aller voir par lui-même si c’était bien vrai, mais une idée le prit en chemin ; il s’arrêta près de moi, me mit le poing sous la figure, et me dit :

« — Tu te fiches de moi, preutrêtre ?

« — Je te dis qu’il est mort, espèce d’âne !

« — Si tu me fais une farce, me dit Latrinque, nous réglerons la suite, — mais si tu as dit vérité, Magaud, — comme c’est toi qui m’as donné le conseil… et que l’héritage est beaucoup gros, — je te promets… vingt francs ! tu entends bien ? je te donnerai vingt francs, pas un liard de moins ; et ça, je te le jure sur la tête de mes enfants et de ma pauvre mère qui est morte… »

« Magaud poussa un grand soupir. Sans doute, il exhalait, avec l’odeur de l’oignon, le regret de n’avoir pas été choisi par la Providence comme l’héritier du Canonge.

« — Et les vingt francs, monsieur, — vous me croirez Si vous voulez… eh bien… il me les donnai trois jours après ! »

« On sentait que ce trait d’honnêteté de Latrinque étonnait encore Magaud.

« Il remit lentement les débris de son pauvre repas dans le carnier qu’il suspendit à l’arbre, but une gorgée encore, posa, dans un creux du vieux tronc d’olivier, bien à l’ombre, sa bouteille presque vide et reprit sa pioche.

« Il revint au champ qu’il récavait, planta jusqu’aux chevilles, entre les mottes rougeâtres, ses souliers énormes, souleva par-dessus sa tête, d’un mouvement automatique, sa lourde pioche à deux dents, et, s’inclinant tout à coup, il la piqua à toute volée, dans la friche dure, qui brusquement se fendit.

« Alors, tout courbé, Magaud saisit par l’extrémité le manche de bois horizontal et, au moment de le tirer à lui, de bas en haut, il parla sans se relever :

« — Voilà pourquoi le fils de Latrinque, que vous venez de voir passer, est si fier sur sa çarrette… il me dit encore bonzour quelquefois, oui, mais il ne m’aime guère. »

« Et Magaud conclut, avec le ton sourd de la sagesse qui vient des profondeurs :

« — Les gens à qui on a fait du bien, c’est toujours comme ça ! »

« Magaud souleva brusquement le manche horizontal de sa pioche, et la force du levier détacha un gros bloc dentelé de cette terre pareille, pour la dureté, à de la rocaille.

« Les deux mains sur le bois luisant, Magaud, le dos voûté, le front tout courbé vers la terre, parla encore :

« — C’est égal, fit-il, il y a des gens heureux tout de même ! Grâce à moi, qui ai donné le bon conseil, il a eu pourtant, ce Latrinque, cent mille francs au moins de fortune… et rien à se reprocher !  »

M. Rinal ouvrit sa tabatière y puisa une pincée de tabac qu’il y laissa retomber, puis il referma la boîte et frappa sur le couvercle avec impatience.

Maurin secouait la tête.

— Eh bien, Maurin, que dites-vous de celle-là ? interrogea M. Cabissol.

— Je dis, monsieur Cabissol, que lorsque vous nous contez des histoires d’hommes, vous nous réjouissez le cœur, mais si vous vous mettez à nous conter des histoires de cochons, alors ça ne va plus !

— Qu’appelez-vous des histoires d’hommes ?

— J’entends, dit Maurin, des histoires où, même quand ils ne sont pas des saints, les hommes ne sont pas pour cela pareils à de sales bêtes.

— Eh bien, contez-nous en une, de vos histoires d’hommes.

— Ce sera, dit Maurin, une histoire de chasse au canard. Je n’ai jamais beaucoup aimé la chasse au canard, d’abord parce qu’elle se fait dans la fange des marais et que j’aime mieux, de beaucoup, le terrain sec des collines qui chante sous la semelle et d’où l’on voit tout l’horizon lointain, et souventes fois le grand large de la mer… Et puis, si je n’aime pas la chasse au canard, c’est peut-être aussi parce que mon grand-père m’a souvent conté que dans sa petite enfance, au temps des rois, tous les canards de Solliés-Pont, où il était né, avaient pris parti pour la République.

— Que nous chantez-vous là !

— La pure vérité. Vous savez que la rivière du Gapeau traverse la ville de Solliés. La ville, d’ailleurs, le lui rend bien, et elle traverse la rivière, sur un pont. Ce pont, les habitants ont eu la bonne idée de le jeter, comme les ponts de Paris, en travers de la rivière ! ce qui prouve une grande sagesse, car s’ils l’avaient fait cheminer dans le sens du cours de l’eau, vous comprenez bien que jamais ils n’auraient pu passer d’une rive à l’autre.

« Il y a donc un pont à Solliés. Et sous le pont un peu d’eau et beaucoup de canards, des troupeaux de canards appartenant aux gros riches de la ville.

« — À l’époque où j’étais petit, disait mon grand-père — lequel était un républicain dans le temps où il n’y en avait pas plus de dix-huit en France — ce nombre n’est jamais dépassé de beaucoup sous les rois — à l’époque où j’étais petit, il y avait tous les jours nombre de canards sous le pont de Solliés, et quantité d’imbéciles dessus, qui occupaient leur temps à regarder les canards jouer dans l’eau.

« Or, tous les riches étaient royalistes, aussi bien et même mieux que tous les pauvres de ce temps-là, parce que les uns et les autres croyaient que c’était leur intérêt. Tous les canards de Solliés appartenaient donc à des royalistes. Alors, moi, j’eus l’idée de faire porter aux canards, à tous les canards de Solliés, les couleurs de la République. Et voici comme j’y parvins. Je préparai un tas de cordelettes, longues comme la distance du bec d’un canard à son estomac… et j’attachai à un bout de ces cordelettes un appât alléchant, lard ou vermisseau ; à l’autre bout une cocarde rouge. Vous devinez ce qui arriva.

« Un beau matin, tous les canards de Solliés (ils étaient des centaines et des centaines !) apparurent avec une cocarde rouge, collée au coin du bec… ils avaient avalé l’appât, la ficelle avait suivi vivement, et la cocarde était venue, à droite ou à gauche du bec, s’appliquer elle-même comme au bord d’un bonnet de la Liberté.

« Et « coin ! coin ! coin ! » les canards dans tout Solliés allaient de-ci et delà, comme des fous, ne pouvant ni avaler ni détruire la cocarde, et proclamant malgré eux la République, à la barbe de tous ces imbéciles de royalistes qui s’attroupaient sur le pont, pendant que les canards se réfugiaient dessous. »

« Voilà, poursuivit Maurin, ce que me racontait mon grand-père ! et c’est une des raisons qui font que je ne tire pas volontiers sur des canards : il me semble que je tire sur des amis, vu qu’ils ont proclamé la République à Solliés, quand il y avait du danger à le faire. C’était bien malgré eux, j’en conviens, mais, de cette manière, ils n’en sont que plus pareils à beaucoup d’hommes.

« Je n’aime donc pas la chasse au canard. En voici pourtant une que je vous veux conter :

« Un chasseur de la ville rentrait chez lui, sans perdreau ni lièvre dans son sac, comme de juste, bredouille enfin. Il avait de belles guêtres, un carnier à filet, fermé par une couverture reluisante, poilue comme les malles du temps passé, mais il n’avait rien tué.

« Tout en un coup, comme il arrivait près d’une ferme, il aperçut, sur une petite mare, une famille de canards privés.

« À quelques pas de là, assis sur un tronc d’arbre, pas bien loin de la bastide, où personne d’autre ne se montrait ni aux portes ni aux fenêtres qui étaient fermées, un paysan fumait tranquillement sa pipe.

« — Brave homme ! lui dit le chasseur, combien ça me coûterait-il pour tuer une de ces jolies bêtes qui ressemblent à des canards sauvages ?

« — Va saï pas ! je n’en sais rien, répondit l’homme en regardant à peine le chasseur et en haussant les épaules.

« — Quarante sous ? ça serait-il assez payé ?

« — Si vous voulez ! dit l’homme qui fumait sa pipe.

« — Bon ! se dit le chasseur, ça n’est vraiment pas cher. »

« Il posa quarante sous sur le tronc d’arbre qui servait de banc au paysan, ajusta son canard et le tua.

« — Bonjour, l’ami.

« — Bonjour, bonjour ! »

« Le paysan empochait les quarante sous quand le chasseur, qui s’éloignait, se ravisant tout à coup, revint sur ses pas…

« — Eh ! l’homme ! j’ai bien envie d’en tuer encore un, de ces beaux canards ? ils ne sont pas chers. J’inviterai mes beaux-parents… Eh ! l’homme ? si j’en tuais encore un pour encore quarante sous ? »

« L’homme ne répondit pas.

« — Allons, laissez-moi faire… tenez : voilà, cette fois-ci, trois francs… »

« Et il déposa trois francs à côté du paysan qui les prit et les mit en poche. Trois et deux font cinq.

« Le chasseur tua un second canard. Puis, tout aussitôt, excité par la grande facilité de cette chasse et le bon marché du gibier :

« — Je réfléchis, dit-il, qu’un troisième canard ferait bien mon affaire ! je dois une politesse à un avocat qui m’a fait perdre un procès. Ça ne vous ferait rien, dites moi, brave homme, si je vous tuais encore un de vos canards ? »

« Le paysan qui se trouvait assez payé, tira de sa pipe une bonne bouffée et il la rejeta avec ces quatre paroles :

« — Que voulès qu’aco mi fouté ? aqueleï canars soun pas mioù : « Que voulez-vous que ça me fasse ? ces canards… ne sont pas miens… »

« Et voilà, dit Maurin en riant, une bonne histoire d’hommes ! car la canaillerie qu’on y voit est petite, pas calculée à l’avance, rachetée par le plaisir qu’elle vous donne… Et l’honnêteté, à la fin, prend le dessus !… »