Max Havelaar/VIII

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Traduction par A. J. Nieuwenhuis et Henri Crisafulli.
Dentu (p. 124-149).



VIII.


Havelaar avait prié le contrôleur d’inviter les chefs, présents à Rangkas-Betoung, à y séjourner jusqu’au lendemain, pour assister à la séance du conseil qu’il voulait tenir. Cette séance avait lieu une fois par mois ; mais soit qu’il voulût épargner à quelques chefs habitant à une grande distance du chef-lieu, un voyage aussi long, sans nécessité, soit qu’il voulût les entretenir sur-le-champ des affaires du pays il venait de fixer au lendemain, l’heure du premier conseil.

À gauche, devant sa demeure, et en face de la maison, habitée par madame Sloterin, mais sur la même esplanade, s’élevaient les bureaux de la sous-préfecture et du trésor public. La grande galerie découverte qui précédait les bureaux était admirablement disposée pour tenir une telle assemblée.

Aussi, le lendemain matin, de bonne heure, les chefs s’y trouvaient-ils réunis ; Havelaar entra, salua et prit place. Il reçut les rapports sur l’agriculture, la police et la justice, et les mit de côté pour les examiner plus tard.

Chacun s’attendait à un discours pareil à celui du préfet, et probablement Havelaar avait-il l’intention de le leur servir tel quel ; mais pour peu qu’on l’ait vu ou entendu une fois, en pareille circonstance, on connaît sa façon de parler, et de donner un aspect nouveau aux choses les plus communes. Dans ces cas-là, il grandissait, son regard étincelait, sa voix douce et caressante, d’ordinaire, devenait dure et mordante, les images poétiques ou réelles sortaient en foule de ses lèvres prodigues, perles précieuses qui avaient l’air de ne lui rien coûter, et, quand il s’arrêtait, chacun de ses auditeurs, surpris, charmé, semblait se demander : quel est cet homme-là, mon Dieu ?

Il est vrai, que souvent, à la suite de ces séances, Havelaar qui venait de parler comme un apôtre ou comme un prophète, ne se souvenait plus d’un seul mot de son discours.

Aussi son éloquence avait elle plutôt le don d’étonner, que la faculté de convaincre, par le poids de ses raisonnements. Il aurait pu surexciter l’ardeur guerrière des Athéniens, après la déclaration de guerre faite à Philippe, de Macédoine ; mais il eût eu moins de succès s’il lui avait fallu les décider à lui déclarer la guerre.

Son discours aux chefs de Lebac, fut prononcé dans l’idiome malais. Il n’en parut que plus original, la simplicité des langues orientales, donnant à chaque expression une pureté et une force primitives, qui se sont perdues dans les langues occidentales, plus artificielles. La mélodie du malais est difficile à rendre. Qu’on n’oublie pas non plus que la plupart de ses auditeurs étaient des gens simples, mais non inintelligents, des Orientaux dont les impressions diffèrent bien des nôtres.

Havelaar parla, donc, à peu près, en ces termes :

„ Monsieur le Prince-Régent de Bantan-Kidoul, et vous, chefs de district dans cette régence ; et vous, dont la fonction est la justice ; et vous qui l’autorité dans ce chef-lieu ; et vous, inspecteurs, commissaires, et vous tous chefs dans la régence de Bantan-Kidoul, salut !

» Je vous dis, tout d’abord, que j’ai le cœur plein de joie, en vous voyant tous, là, assemblés, pour écouter mes paroles. Je sais qu’il en est, parmi vous, qui excellent en savoir et en probité. J’espère devenir plus probe et plus instruit, en vous fréquentant. Mon instruction n’est pas aussi complète, que je le désirerais ; et quant à ma probité, quoique j’en aie, je possède bien des défauts qui la laissent dans l’ombre, trop souvent, et l’empêchent de croître et de se développer. Vous le savez, l’arbre, de grande taille, tue l’arbuste, son voisin. Voilà pourquoi j’imiterai ceux d’entre vous, qui marcheront, les premiers, dans le chemin de la vertu.

» À vous tous, salut !

» Quand le Gouverneur-général m’a donné l’ordre de venir chez vous, pour être sous-préfet de cette régence, mon cœur s’est réjoui.

Vous savez que je n’avais jamais mis le pied à Bantan-Kidoul. Je me suis donc fait donner des comptes-rendus parlant de cette régence, et j’y ai trouvé beaucoup de bonnes choses. Vous possédez des champs de riz dans les vallées et sur les montagnes. Vous avez l’amour de la paix et vous ne convoitez pas la terre du voisin. Allons ! allons ! Il y a de belles et bonnes choses à Bantan-Kidoul.

Mais ce n’était pas à cause de cela, seulement, que mon cœur se réjouissait ; ailleurs aussi j’aurais trouvé ces choses-là. Non. Je me suis aperçu, qu’ici, la population est pauvre, et cela me rend l’âme joyeuse, car, vous le savez comme moi, Dieu aime les pauvres, et il donne la richesse à ceux qu’il veut éprouver. Aux pauvres il envoie celui, qui parle sa parole, pour qu’ils se redressent dans leur misère.

» N’envoie-t-il pas la pluie où sèche le brin d’herbe ?

» La goutte de rosée ne tombe-t-elle pas dans le calice de la fleur qui a soif ?

» Et n’est-il pas beau d’être envoyé à la recherche des travailleurs que la fatigue a semés le long du chemin, affaissés, brisés, sans force pour remonter vers le lieu du salaire ! Ne dois-je pas me réjouir de pouvoir tendre la main à celui qui est tombé au fond du précipice, de prêter mon bâton à celui qui ne peut monter la montagne tout seul.

» Ô joie ! Me voir choisi entre mille, pour changer des plaintes en prières, et des pleurs en actions de grâces !

» Oui, je suis plein de joie d’être nommé à Bantan-Kidoul.

» J’ai dit à la femme qui partage mes soucis et qui double mon bonheur :

— Réjouis-toi, car je vois que Dieu laisse tomber sa bénédiction sur la tête de notre enfant. Il m’a envoyé dans une contrée où il reste beaucoup à faire, et il m’a jugé digne d’être là, avant le temps de la moisson. Couper du riz, c’est quelque chose, mais couper le riz qu’on a planté, c’est tout. Ce n’est pas le salaire qui fait grand le travailleur, c’est le travail, père du salaire, qui grandit son âme ! Je lui ai encore dit : Dieu nous a donné un enfant qui, un jour s’écriera : savez-vous que je suis son fils ! Et alors, dans le pays on le saluera avec amour ; il y en aura qui lui mettront leur main sur la tête et lui répondront : partage notre repas ! Demeure chez nous ! Prends ta part de ce que nous avons, et cela à cause de ton père que nous avons connu !

» Chefs de Lebac, il y a beaucoup à faire, ici, dans votre pays.

» Avouez-le ! le cultivateur y est pauvre ! Le riz y pousse pour nourrir ceux qui ne l’ont pas planté. Que d’abus il règne ici ! Et combien peu d’enfants viennent au monde dans cette contrée !

» Le rouge ne vous monte-t-il pas au visage, quand l’habitant de Bandoung, votre voisin de l’est, vient vous visiter et qu’il se demande : Où sont les villages ? Où sont les cultivateurs ? Et pourquoi la voix de cuivre des trompettes joyeuses n’appelle-t-elle pas les hommes et les femmes aux plaisirs de la danse et du chant ? Pourquoi les jeunes filles ne chantent-elles pas en récoltant le riz ? N’êtes-vous pas tristes et honteux, quand vous allez vers le sud, de voir les flancs des montagnes sans eau, et les vallées sans sillons, sans charrues, et sans buffles ?

» Oui.. Oui.. je vous le dis… Tout cela doit attrister votre âme autant que la mienne, et nous faire remercier Dieu de ce qu’il nous a chargés de travailler ici.

» Si la population n’est pas nombreuse elle n’en a que plus de champs à cultiver ! Ce n’est pas la pluie qui fait défaut ! Les cimes de nos montagnes attirent vers la terre les nuages du ciel. Vous ne me direz pas que partout il y a des rochers ne permettant pas aux racines de prendre pied ; dans une foule d’endroits le sol est tendre et fertile ; il appelle le grain de blé et nous le rend en brins recourbés. Ici, ne règnent ni la guerre, qui écrase le riz encore en herbe, ni les maladies qui font abandonner la culture ; et les rayons du soleil ne vous donnent que la chaleur nécessaire pour mûrir vos blés, ces blés qui doivent vous nourrir, vous et vos enfants, et vous n’avez pas à craindre de catastrophes assez terribles pour vous faire vous écrier : où trouver le sol qui a reçu mes semailles ?

Dans les contrées où Dieu précipite des torrents qui saccagent la moisson ; où il durcit la terre à l’égal du marbre ; où il fait rougir son soleil, comme un globe de feu ardent ; où il vous accable à coups de maladies vous rendant faibles et inertes ; où la sécheresse brise les épis ; dans ces contrées, les hommes s’inclinent, chefs de Lebac, et s’écrient :

Ainsi !… Il le veut ainsi !

Eh bien ! Il n’en sera pas de même à Bantan-Kidoul.

» Je vous suis envoyé en ami, en frère aîné. Ne faut-il pas que j’avertisse et que je prévienne mon jeune frère, si je vois un tigre, sur sa route !

Chefs de Lebac, souvent, nous nous sommes trompés, et notre pays est pauvre, parce que nous nous sommes trompés souvent.

À Tjikardi, à Bolang, dans le pays de Krawang, et dans les environs de Batavia, on rencontre beaucoup de gens nés dans notre pays, et qui ont quitté notre pays.

Pourquoi cherchent-ils du travail loin du sol qui recouvre les os de leurs ancêtres ? Pourquoi fuient-ils le village où ils reçurent la vie, où ils furent circoncis ? Pourquoi préfèrent-ils la fraîcheur de l’arbre qui croit là-bas, à l’ombre des forêts natales ?

Et là-bas, même, au Nord-Est, de l’autre côté de la mer, il y en a beaucoup qui devaient être nos enfants, et qui ont quitté Lebac, pour errer sur une terre étrangère, le poignard et le sabre au côté, le fusil sur l’épaule. Là, ils trouvent une mort misérable ; car ils passent pour des insurgés, et la force armée du Gouvernement les pourchasse et les détruit.

Chefs de Lebac, je vous demande pourquoi tant de ces malheureux ne seront pas enterrés là où ils ont pris naissance ? Pourquoi l’arbre se dit-il si souvent : où est donc l’homme que j’ai vu jouer à mes pieds, quand il était tout enfant ? »

Ici Havelaar fit une pause.

Pour comprendre tant soit peu l’influence qu’avait sa parole, il aurait fallu l’entendre et le voir. Lorsqu’il parlait de son enfant, il y avait dans sa voix quelque chose de doux, quelque chose de touchant, mais de touchant à un degré inconcevable, qui vous poussait à demander : Où est-il le petit Max ? Je veux embrasser l’enfant, qui fait parler ainsi son père ! » mais lorsqu’un instant après, d’un bond il passa aux demandes : » pourquoi Lebac était il pauvre, et pourquoi tant d’habitants de ces contrées-là s’en allaient-ils ailleurs ? » il y avait dans le son de sa voix quelque chose qui faisait penser au bruit fait par une vielle, quand elle est tournée avec force, par une main vigoureuse. Et il ne parlait pourtant pas haut, il n’accentuait particulièrement que quelques mots ; et sa voix avait même quelque chose de monotone ; mais, que ce soit étude ou nature, précisément par cette monotonie il augmentait l’influence de ses paroles, sur des cœurs si parfaitement disposés, à un pareil langage.

Ses images toujours prises dans la vie, autour de lui, étaient de véritables auxiliaires pour faire comprendre exactement ce qu’il avait en vue ; et ce n’étaient pas, comme il arrive souvent, des appendices gênants, qui incommodent les phrases de l’orateur, sans ajouter la moindre clarté à la connaissance de la cause, que l’on croit éclaircir. Aujourd’hui, nous sommes habitués à l’absurdité de l’expression » fort comme un lion ; » mais, celui qui s’est servi de cette image le premier, en Europe, prouvait qu’il n’avait pas puisé sa comparaison dans la poésie profonde de l’âme, qui donne pour arguments des images, et ne peut parler autrement, mais, qu’il ne l’avait que copiée simplement de quelque livre, — peut-être de la Bible, — où il s’agissait d’un lion. Car aucun de ses auditeurs n’avait éprouvé la force du lion ; il aurait donc été plutôt nécessaire de leur faire comprendre cette force, en comparant le lion à quelque autre objet, dont la force leur était connue.

On voit que Havelaar était réellement poète ; on sent, qu’en parlant des champs de riz, qui se trouvaient sur les montagnes, il tournait ses yeux vers ces montagnes et regardait par la baîe ouverte de la galerie ; on comprend aussi qu’il voyait ces champs-là effectivement. On ne peut douter qu’en faisant parler l’arbre, et en lui faisant demander où était l’homme, qui avait joué à ses pieds lorsqu’il était enfant, cet arbre se trouvât, là, debout, devant lui ; et l’imagination des auditeurs de Havelaar regardait véritablement autour de lui, en cherchant ceux des habitants qui étaient partis de Lebac. Aussi, n’inventait-il rien ; il écoutait parler l’arbre, et il pensait répéter ce qu’il avait entendu si clairement dans sa conception poétique.

Si quelqu’un s’avise de faire l’observation, que l’originalité du langage de Havelaar n’est pas incontestable puisque sa parole fait penser au style des prophètes de l’Ancien Testament, je dois rappeler, que j’ai prévenu le lecteur. Dans ses moments d’extase, il avait en effet quelque chose d’un devin ; nourri des impressions que la vie dans les forêts et sur les montagnes lui avait communiquées, imprégné de l’atmosphère de l’Orient qui respire la poésie, il n’aurait probablement pas parlé autrement même s’il n’avait jamais lu les poëmes magnifiques de l’Ancien Testament.

Ne trouvons-nous pas, dans les poésies qui datent de sa jeunesse, des vers comme ceux-ci, écrits sur le Salac, — l’un des géants, mais non le plus élevé, parmi les monts des régences de Préang, — où, le commencement peint la douceur de ses sensations, pour passer, d’un seul bond, à l’impression qui lui permet de se faire l’écho du tonnerre qu’il entend au-dessous de lui :

. . . . . . . . . . . . . . .


» Ici il est plus doux de chanter les louanges du Créateur !…
La prière sonne bien le long des montagnes et des collines…
Ici le cœur s’élève, bien plus que là-bas :
On est plus près de son Dieu sur les sommets des montagnes !
Ici est son autel, ici sont les voûtes de son temple,
Que nul homme n’a jamais encore profané de son pied,
Ici il vous parle dans l’orage qui gronde…
Il trace avec la foudre son nom de Majesté ! »

. . . . . . . . . . . . . . .


Et ne sent-on pas, qu’il n’aurait pu écrire ainsi les derniers vers, s’il n’avait pas entendu réellement, comment le tonnerre de Dieu les lui dictait, dans ses tremblements éclatants sur les flancs des montagnes ?

Mais, il n’aimait pas les vers, « c’était un corset difforme  » disait-il ; et quand on avait réussi à lui faire réciter quelque chose de ce qu’il avait « commis jadis », il s’amusait à gâter son propre ouvrage, en le récitant sur un ton, qui devait le rendre ridicule, ou en s’interrompant, tout à coup, au passage le plus sentimental, pour lancer un trait piquant qui mettait ses auditeurs mal à leur aise, mais qui pour lui n’était autre chose qu’une mordante satire dudit corset, de ce corset qui avait la prétention de revêtir son âme et qui ne faisait que l’étouffer. Quelques uns, seulement, d’entre les chefs avaient consenti à prendre des rafraîchissements. Havelaar leur avait fait offrir du thé et des fruits confits, dont on ne peut se passer dans ces réunions.

Ce n’était pas sans cause qu’il avait mis un point d’arrêt dans son discours.

Comment ! devaient penser les chefs, il sait déjà que tant d’individus ont abandonné notre régence, le désespoir dans l’âme ! Il connaît déjà le nombre des familles qui ont émigré chez nos voisins pour fuir la pauvreté qui règne ici ! Et il pourrait dire le nombre des Bantammois, qui font partie, dans les Lampongs, des bandes révoltées contre le Gouvernement Hollandais ! Que veut-il ? Quelle est son intention ? À quoi tendent ses demandes ?

Et il y en avait qui regardaient le chef du district de Parang-Koudjang. Mais la plupart d’entr’eux baissaient les yeux.

» Viens un peu ici, Max ! s’écria Havelaar qui venait d’apercevoir son enfant, jouant sur l’esplanade. Le Prince-Régent le prit sur ses genoux, mais Max était bien trop remuant pour y rester longtemps ; il sauta par terre et se mit à courir autour du grand cercle formé par les membres du Conseil, amusant les chefs de son babil et jouant avec la poignée ou la garde de leurs poignards. En arrivant près du chef de justice, qui se distinguait des autres par son costume, et l’attirait davantage, il s’arrêta un moment : alors ce dernier, le regarda avec étonnement, puis, d’un geste qu’il adressa au commissaire du chef-lieu, assis à côté de lui, il l’engagea à examiner la tête du petit Max. Le commissaire regarda aussi l’enfant avec stupéfaction.

» Va-t-en, maintenant, Max ! » dit Havelaar. Papa a quelque chose à dire à ces messieurs. Le petit, s’en alla après les avoir tous salués, en leur envoyant des baisers du bout des doigts.

Alors Havelaar continua :

» Chefs de Lebac, nous sommes tous au service du Roi de Hollande. C’est un Souverain, plein de justice, et il veut que nous fassions notre devoir, mais il est loin d’ici. Trente fois mille fois mille âmes, oui, autant d’âmes que je vous dis là, sont tenues d’obéir à ses ordres ; mais, il ne peut être près de tous ceux qui dépendent de sa volonté.

Le Grand Seigneur, à Buitenzorg, est juste, et il veut que chacun fasse son devoir. Mais quelque puissant qu’il soit, tout en ayant sous ses ordres ceux qui tiennent le pouvoir dans les villes, ceux que leur âge appelle dans les villages, tout en disposant de l’armée et de la flotte, lui, non plus, ne peut pas voir où règne l’injustice, car l’injustice se cache et règne loin de lui.

Et le Préfet, qui, à Serang, est le seigneur de la contrée de Bantam, habitée par cinq fois cent mille hommes, veut aussi que la justice se fasse dans les contrées soumises à ses ordres. Mais là, où l’injustice se commet, il ne le voit pas ; il est loin aussi. Et celui qui fait le mal se cache et se garde de lui, craignant un juste châtiment.

Et le Prince-Bégent de Bantam-Kidoul désire que quiconque pratique le bien, vive bien, et que la honte et la misère ne tombent pas sur la contrée qui compose sa régence.

Et moi, qui ai pris hier Dieu Tout-Puissant à témoin que je serais juste et clément, que je rendrais la justice sans crainte et sans haine, que je serais un bon sous-préfet, moi, aussi je désire faire ce qui est mon devoir.

Chefs de Lebac, c’est notre désir à tous.

Mais s’il s’en trouve un, parmi nous qui néglige son devoir pour quelque profit, qui vende la justice pour de l’argent, ou qui prenne le buffle du pauvre, ou les fruits de ceux qui ont faim… qui le punira, celui-là ?

Si nous le savions, nous l’empêcherions d’agir ainsi ; et le Prince-Régent ne souffrirait pas qu’il arrivât pareille chose dans sa régence. Moi-même, je m’y opposerais de toutes mes forces, là où je le pourrais. Mais si vous, si le Prince-Régent, si moi, nous n’en savons rien !…

Chefs de Lebac, qui rendra la justice à Bantan-Kidoul, dans un cas comme celui-là ?

Ecoutez moi et vous l’apprendrez.

Il viendra un temps où nos femmes et nos enfants pleureront, en apprêtant notre linceul ; en ce temps là, le passant dira : il y a un mort, dans cette maison.

Et il ira porter la nouvelle de notre mort dans son village ; et quand son hôte lui demandera :

— Qui est donc mort ?

Le voyageur répondra :

— C’était un homme juste et bon. Il rendait la justice et ne chassait pas le malheureux qui venait se plaindre à sa porte. Il écoutait patiemment les plaintes et tâchait de faire retrouver ce qu’on avait perdu. Et celui qui ne pouvait faire aller sa charrue dans la terre, faute d’un buffle qui lui avait été enlevé, il l’aidait à retrouver son buffle. Et si une fille était enlevée à sa mère par un infâme ravisseur, il faisait en sorte de punir le ravisseur et de ramener la fille à sa mère. Il ne retenait jamais le salaire du travailleur, et il laissait les fruits à qui avait planté l’arbre ; il ne volait pas l’habit d’autrui, il ne se nourrissait pas de la nourriture du pauvre.

Alors, dans les villages, on chantera en chœur :

» Dieu est grand ! Dieu l’a rappelé à lui ! Que sa volonté soit faite ! Il est mort en homme de bien ! »

Mais, si au contraire, au voyageur qui demande :

» Qu’y a-t-il ? Pourquoi la trompette ne sonne-t-elle pas ? Pourquoi les jeunes filles ne chantent-elles plus ? »

On répond :

» Il y a un mort dans la maison.

Et si ce voyageur va dire de village en village, à ses hôtes, aux fils et aux filles de la maison :

» Il vient de mourir, là-bas, un homme qui avait promis d’être juste, et qui vendait la justice à prix d’or. Il engraissait son champ de la sueur du travailleur qu’il empêchait de travailler à son propre champ. Il retenait le salaire de l’ouvrier, et mangeait le pain du pauvre. Il s’est enrichi de la misère des autres. Il avait beaucoup d’or et d’argent, une grande quantité de pierreries, mais son voisin, le cultivateur n’avait pas de quoi donner à manger à son enfant. Il souriait comme un homme heureux, mais il y avait des pleurs et des grincements de dents dans le logis de tous ceux qui venaient lui demander justice. Ses joues étaient fraiches et rebondies, mais les seins des mères qui nourrissaient, manquaient de lait !

Alors les habitants des villages s’écrieront tous en chœur :

» Dieu est grand !… nous ne maudissons personne ! »

Chefs de Lebac… nous devons tous mourir !

Que dira-t-on dans les villages où nous sommes tout-puissants ? Et que répèteront les passants en voyant notre enterrement ?

Et que répondrons-nous, nous-mêmes, quand, après notre mort, une voix s’adressera à notre âme et lui demandera :

— Pourquoi pleure-t-on dans les champs ? et pour quel motif se cachent les jeunes hommes ? Qui enleva des granges, la moisson ; et de l’étable, le buffle qui devait labourer la terre ? qu’as-tu fait de ton frère que je t’avais donné à garder ? Pourquoi le pauvre est-il triste, et maudit-il la fécondité de sa femme ? »

Ici Havelaar s’arrêta de nouveau, pour reprendre après un court silence, d’un ton plus simple, et comme s’il n’eut rien dit qui dût l’avoir impressionné :

» Je désire, de tout mon cœur, vivre avec vous en bonne intelligence ; je vous prie donc de me regarder comme un ami. Celui qui se trompera, peut compter qu’il trouvera en moi un juge plein de douceur… Je me trompe si souvent, moi-même. Je ne serai certes pas sévère… du moins pour ce qui concerne les infractions ou négligences de service. Là, seulement, où la négligence deviendrait une habitude, j’y mettrai bon ordre. Quant aux fautes plus graves… provenant de concussions, ou d’oppression, point n’est besoin d’en parler… Je suis sûr qu’il ne s’en commettra pas, dans ma juridiction, n’est-ce pas, monsieur le Prince-Régent ?

— Oh ! certes non, monsieur le sous-préfet, il ne se présentera rien de tel dans la régence de Lebac.

— Eh bien ! donc, messieurs les chefs de Bantan-Kidoul, réjouissons-nous, de ce que notre régence est si arriérée et si pauvre. Nous avons à faire de grandes choses, si Dieu nous prête vie, nous aurons soin que la prospérité y rêgne. Le sol est assez fertile et la population ne manque pas de bonne volonté. Si on laisse à chacun le fruit de son labeur, sans aucun doute, sous peu de temps d’ici, la population augmentera aussi bien en nombre qu’elle progressera en avoir et civilisation. Tout cela ne peut marcher qu’ensemble.

Je vous prie, encore une fois, de me regarder comme un ami qui vous aidera de son mieux, surtout lorsqu’il vous faudra résister à l’injustice. Sur ce, je me recommande instamment à votre coopération.

Je vous retournerai les rapports que vous m’avez déposés entre les mains, sur l’Agriculture, la Production du Bétail, la Police et la Justice, avec mes observations.

Chefs de Bantan-Kidoul, j’ai dit. Vous pouvez vous retirer et vous rendre à vos demeures. Je vous salue, tous ! »

Il s’inclina, offrit le bras au Prince-Régent, à cause de son grand âge, et le conduisit, après avoir traversé l’esplanade, à sa maison où Tine l’attendait, sous la première galerie.

— Voyons, mon cher Dipanon, ne rentrez pas encore chez vous.. allons.. un verre de madère ! Et… oui, s’il faut que je sache cela… monsieur le Juge, écoutez, s’il vous plaît. »

Havelaar prononça ces derniers mots, à haute voix, au moment, où après une foule de salutations, tous les chefs s’apprêtaient à se retirer. Dipanon aussi était sur le point de quitter l’esplanade, mais il revint sur ses pas, avec le Juge :

Qu’avez-vous donc dit de Max au commissaire ?

— Mille pardons, monsieur le sous-préfet, mais je regardais tout simplement sa tête, pendant que vous parliez.

— En quoi, diable, ce que je disais pouvait-il concerner la tête de mon fils ?.. Je ne le sais seulement, déjà plus, moi-même, ce que je disais.

— Monsieur, je faisais remarquer au…

Ici, Tine voyant qu’on parlait du petit Max, rapprocha sa chaise.

— Au commissaire que le jeune monsieur était un fils de roi.

Voilà qui fit plaisir à Tine ; c’était aussi son opinion.

Le Prince-Régent examina, lui aussi, la tête de l’enfant, et lui aussi, en vérité, il découvrit sur son crâne le double signe, qui, à Java, d’après une superstition bien ancrée dans le peuple, le prédestinait à porter la couronne.

L’étiquette ne permettant pas d’offrir une place au chef de justice, en présence du Prince-Régent, le premier fit ses adieux, et les autres restèrent quelque temps, ensemble, sans toucher à aucun sujet ayant rapport au service.

Mais, tout à coup, le Prince-Régent, sortant des règles de la courtoisie indigène, demanda, à brûle-pourpoint, si les sommes dues au percepteur des contributions ne pouvaient être soldées.

— Non, répondit Dipanon, monsieur le Prince-Régent sait bien que cela ne peut se faire avant que le contrôleur n’ait approuvé son compte rendu.

Havelaar était en train de jouer avec Max ; cela ne l’empêcha pas de lire sur le visage du Prince-Régent que la réponse de Dipanon lui était désagréable.

— Voyons, Dipanon, montrons-nous un peu plus faciles, en affaires !., dit-il, et il fit venir un commis du bureau. Nous ne solderons que cela. Que diantre ? Son compte sera bien approuvé !

Après le départ du Prince-Régent, Dipanon qui s’attachait à suivre le Bulletin des Lois à la lettre, s’approcha de Havelaar et lui dit :

— Mais, monsieur, cela n’est pas permis ! Le compte du collecteur est à la vérification, à Serang… et s’il allait y manquer quelque chose !

— Eh bien ! Je l’ajouterais ! répliqua Havelaar. Dipanon ne savait à quoi attribuer cette grande complaisance pour le percepteur des contributions. Le commis revint avec un bordereau préparé, Havelaar le signa, ajoutant qu’il désirait qu’on s’empressât d’effectuer ce versement.

— Dipanon, je vais vous dire pourquoi : le Prince-Régent n’a pas un sou, chez lui. C’est son secrétaire qui me l’a dit. Cette brusque demande me l’aurait appris. Il a besoin de cet argent, et le collecteur peut bien le lui avancer. Une fois, par hasard, je préfère enfreindre le règlement, et prendre la responsabilité de cette infraction, à laisser dans l’embarras un homme de son âge et de son rang. Autre chose Dipanon ! Il se fait à Lebac, un abus de pouvoir abominable. Savez-vous cela, mon ami ? Vous devez le savoir !

Dipanon ne soufflait pas mot.

— Je le sais, moi ! continua Havelaar. Je le sais ! Monsieur Sloterin n’est-il pas décédé en Novembre ? Eh bien ! Le lendemain de sa mort, le Prince-Régent a convoqué du monde pour labourer ses champs de riz… et cela, sans rétribution aucune. Vous auriez dû savoir cela ? Le saviez-vous ?

Dipanon ne le savait pas.

— En votre qualité de contrôleur, vous auriez dû le savoir ! Moi, je le sais répéta Havelaar. Voici les rapports mensuels des districts ; — et il lui montra les papiers qu’on lui avait remis au commencement de la séance — regardez, je n’ai encore rien ouvert. Là dedans, se trouvent, entre autres choses, les déclarations des travailleurs livrés au chef-lieu, pour la corvée… eh bien ! les déclarations sont-elles exactes ?

— Je ne les ai pas encore examinées…

— Moi, non plus, et je vous demande quand même si elles sont exactes. Est-ce que les déclarations du mois précédent l’étaient ?

Dipanon gardait toujours le silence le plus prudent.

— Je vais vous le dire, moi. Elles étaient fausses. On avait convoqué trois fois plus de bras pour travailler au profit du Prince-Régent que les règlements sur les corvées ne le permettaient ; et l’on n’a pas osé constater cela dans les déclarations. Est-ce vrai, ce que je dis ?

Dipanon se taisait de plus en plus.

Les déclarations que je viens de recevoir aujourd’hui sont fausses aussi. Le Prince-Régent est pauvre. Les Régents de Bandoung et de Tjiandjour sont des membres de la famille dont il est le chef. Il est prince, noble, d’antique naissance, pourtant ses revenus, — Lebac n’étant pas favorable à la culture du café, et ne lui rapportant rien — ne lui permettent pas de rivaliser de pompe et d’éclat avec un simple chef de district, dans les régences de Préang, obligé, par le cérémonial, à tenir la bride du cheval, monté par ses neveux. Est-ce vrai ?

— Oui, c’est ainsi.

— Il n’a rien que son traitement dont on retient une partie, pour solder une avance que le gouvernement lui a faite, lorsqu’il… savez-vous cela ?

— Oui, je le sais.

— Lorsqu’il voulut faire bâtir une nouvelle mosquée, ce qui demandait beaucoup d’argent. En outre, plusieurs membres de sa famille… avez-vous entendu parler de cela ?

— Oui, monsieur.

— Plusieurs membres de sa famille — dont l’origine n’est pas de Lebac, et qui, par conséquent, n’est pas bien vue du peuple — l’entourent, vraie bande de voleurs, et le contraignent à leur remettre les fonds qu’il touche… Est-ce vrai ?

— Oui ! soupira Dipanon.

— Et quand sa caisse est vide, ce qui arrive souvent, ils prennent, en son nom, au peuple, ce qui leur convient… Est-ce ainsi ?

— Oui, c’est ainsi !

— Je suis donc bien renseigné ! Nous reviendrons là-dessus, plus tard. Le Prince-Régent, qui commence à vieillir, craint la mort. Depuis quelques années, il brûle du désir de se rendre agréable à Dieu par des donations aux prêtres. Il dépense énormément en frais de voyages pour les pèlerins qui se rendent à la Mecque et qui le paient, à leur retour, en lui apportant toute sorte de chiffons, de niaiseries, des reliques, des talismans, et des professions de foi tombées du ciel ; n’est-ce pas ainsi que cela se passe ?

— Oui ! C’est vrai !

— Eh bien ! voilà la cause de sa pauvreté. Le chef du district Parang-Koudjang est son gendre. Là, où le Prince-Régent, pour ne pas faillir à son rang, n’ose faire main basse, lui-même, ce chef de district — et il n’est pas le seul ! — agit sans vergogne. Il se fait bien venir du Prince-Régent, en extorquant le peu d’argent et de biens qui appartient à la population indigente, et en arrachant les cultivateurs à leurs propres champs de riz pour les faire travailler à ceux du Prince-Régent. Et ce dernier… écoutez, je ne demande pas mieux de croire qu’il voudrait bien que tout cela ne fût pas, mais le besoin le pousse à employer de semblables moyens, d’aussi honteux expédiens. N’est-ce-pas l’exacte vérité, Dipanon ?

— Hélas ! oui, fit Dipanon qui commençait à s’apercevoir de la perspicacité de Havelaar.

— J’étais certain, continua ce dernier, qu’il n’avait plus d’argent dans son palais. Ce matin, vous l’avez entendu. Mon intention est de faire mon devoir. Je ne tolérerai pas l’injustice ! Non ! devant Dieu je ne la tolérerai pas !

Et d’un bond, il se leva ; il faut le reconnaître sa voix ne ressemblait en rien à la voix qui venait de prononcer le discours adressé aux chefs de Lebac, à propos du serment officiel.

— Mais, reprit-il, je ferai mon devoir avec douceur. Je ne tiens pas à connaître tout ce qui a eu lieu, par le passé. C’est ce qui aura lieu, dès aujourd’hui, ce qui sera sous ma responsabilité, que je veux savoir. J’y veillerai, moi ! J’espère rester long-temps ici. Savez-vous bien, Dipanon, que notre mission est sublime ! Mais, savez-vous bien aussi, que tout ce que je viens de vous dire, j’aurais dû l’apprendre de votre propre bouche. Néanmoins, rassurez-vous, je sais qui vous êtes, mon ami, comme je sais, qu’on fait du sel de contrebande, dans le Sud. Vous, vous êtes un honnête homme. J’en suis sûr ? Mais pourquoi ne pas m’avoir averti qu’il y avait tant de perversité ici. Deux mois, durant, vous avez été sous-préfet intérimaire ; de plus, vous êtes contrôleur depuis longtemps… donc vous auriez dû savoir tout cela, n’est-il pas vrai ?

— Monsieur Havelaar, je n’ai jamais servi sous quelqu’un comme vous. Vous avez quelque chose de tout à fait particulier… ne prenez pas cela, en mauvaise part, au moins !…

— Du tout, je sais bien que je ne suis pas comme tout le monde… mais qu’est-ce que cela fait à l’affaire ?

— Cela fait ceci, que vous communiquez aux autres et vous leur faites venir des idées, des pensées, qui, le diable m’emporte, n’existaient pas un instant auparavant !

— Non ! elles existaient, mais elles dormaient sous le boisseau de cette maudite routine officielle qui roule dans des phrases comme : j’ai l’honneur de… ou… la haute satisfaction du gouvernement. Beau style, en vérité, et qui doit tranquilliser votre conscience ! Non, mon cher Dipanon, ne vous calomniez pas vous-même. Vous n’avez rien à apprendre de moi. Ce matin, par exemple, au conseil, est-ce que je vous ai raconté quelque chose de nouveau ?

— Non, vous n’avez rien dit de nouveau, mais vous avez parlé autrement que les autres.

— Cela vient de ce que mon éducation a été un peu négligée. Je parle très rarement. Mais, mon ami, vous allez me dire pourquoi vous avez montré tant de déférence pour tout ce qu’il y avait de pervers, à Lebac ?

— L’idée de prendre l’initiative contre les prévaricateurs ne m’est jamais tant venue qu’en ce moment. Puis, à dire vrai, les choses se sont toujours passées ainsi, dans ce pays-ci.

— Oui… oui… cela se comprend. Tout le monde ne peut pas être apôtre ou prophète ! Le bois, nécessaire à la construction des croix, deviendrait trop cher ! Néanmoins vous désirez m’aider à faire rentrer tout dans l’ordre, n’est-ce pas ? Vous voulez faire votre devoir, n’est-ce pas ?

— Certes, surtout à vos côtés. Mais le commun des martyrs ne juge pas ces faits-là aussi sévèrement que vous. Ne risque-t-on pas d’avoir l’air de vouloir combattre des moulins à vent !

— Non. Ceux qui cultivent l’injustice, parce que c’est leur gagne pain, ceux-là seulement soutiennent que ce qu’ils font n’est pas injuste, pour se donner la joie de nous traiter, vous et moi, comme deux Don Quichotte ; mais leurs moulins à vent n’en marchent pas moins, pour cela. Seulement, mon cher Dipanon, laissez moi vous dire que vous n’aviez pas besoin de m’attendre pour faire votre devoir. Monsieur Sloterin était un homme capable et honnête : il savait ce qui se passait, il le désapprouvait et il s’y opposait… tenez ! regardez ceci !

Havelaar prit dans un carton, deux feuilles de papier, surchargées d’écriture, et les mettant sous les yeux de Dipanon, il lui demanda :

— Qui a écrit cela ?

— Monsieur Sloterin.

— Oui. Eh bien ! ce sont des brouillons de notes, contenant deux ou trois sujets dont il voulait entretenir le préfet. Tenez… là, je lis… regardez vous-même :

1°. De la culture du riz.
2°. Des habitations des chefs du village.
3°. Du recouvrement de l’impôt foncier, etc.

Après cela, viennent deux énormes points d’exclamation ! Quelles intentions monsieur Sloterin pouvait-il avoir, en écrivant cela ?

— Comment puis-je le deviner ? s’écria Dipanon.

— Moi, je le devine. Cela signifie qu’on paie beaucoup plus de contributions foncières qu’il n’en rentre dans les caisses de l’État. Et, je vais vous montrer, outre cela, quelque chose que nous comprendrons tous les deux, ce quelque chose étant écrit en toutes lettres, et non en chiffres ni en signes. Tenez :

» 12°. De l’abus de la population fait par les régents et par les chefs inférieurs.

» De l’occupation de diverses habitations aux dépens de la population etc. etc. »

Est-ce assez clair ? Vous voyez que monsieur Sloterin était bien l’homme qui savait prendre une initiative. Donc, vous auriez pu vous associer à lui. Écoutez encore :

» 15°. De ce qu’un grand nombre de personnes, appartenant aux familles et aux serviteurs des chefs indigènes sont inscrites sur les listes de recouvrements, sans prendre une part effective à la culture ; de cette façon, elles en retirent les profits au préjudice de ceux qui partagent réellement la fatigue des travaux. Aussi sont-elles mises en possession illégitime de champs de riz, tandis que ces champs-là ne devraient revenir, en bonne justice, qu’à ceux qui participent à la culture. »

Ah ! voici une autre note, au crayon. Voyez un peu… elle est suffisamment claire.

» — La diminution d’âmes à Parang-Koudjang ne peut et ne doit être attribuée qu’à l’abus criant qu’on fait de la population.

— Hein ? qu’en dites-vous ? Vous voyez bien que je ne suis pas aussi excentrique que j’en ai l’air, quand je m’occupe du juste et de l’injuste. Vous voyez qu’il y en a d’autres, qui en ont fait tout autant, avant moi.

— Il est vrai ! balbutia Dipanon, monsieur Sloterin a souvent parlé de tout cela à monsieur le préfet.

— Et qu’en est-il advenu ?

— Dame… on en référait au Prince-Régent… On les abouchait ensemble.

» Et après ?

— Ordinairement le Prince-Régent niait tout. Alors, il fallait faire comparaître des témoins… et, naturellement, personne n’osait témoigner contre le Prince-Régent ! Ah ! monsieur Havelaar ces affaires-là sont si difficiles !

Aussi bien que Dipanon, le lecteur saura avant d’avoir fini la lecture de cet ouvrage, comment et pourquoi, ces affaires-là étaient si extraordinairement difficiles.

— Monsieur Sloterin, continua Dipanon, était désolé de tous ces abus et de tous ces excès. Il adressa même des missives très sévères aux chefs…

— Je les ai lues, cette nuit, fit Havelaar.

— Et souvent je lui ai entendu déclarer que s’il n’y avait pas de changement ; et que si le préfet ne poursuivait pas les délinquants, il s’adresserait au Gouverneur-général. Il dit cela aux chefs eux-mêmes dans la dernière séance du conseil qu’il eut à présider.

— Il aurait mal agi… Il aurait eu parfaitement tort en s’y prenant ainsi !… Le préfet était son chef direct ; il ne devait pas le mettre de côté, en aucun cas ! Et comment l’aurait-il mis de côté ? Après tout, il est inadmissible que le préfet de Bantam approuve l’arbitraire et l’injustice !

— Approuve !… Approuve !… non ! Mais, il n’est pas agréable de porter plainte contre un chef !

— Je n’aime porter plainte contre qui que ce soit ; mais lorsqu’il le faudra je porterai plainte contre un chef aussi bien que contre un autre. Mais nous n’en sommes pas là. Il n’en est pas question ! Dieu merci ! Demain j’irai voir le Prince-Régent. Je lui exposerai tout ce qu’il y a de mauvais dans l’emploi illégitime du pouvoir, surtout quand on s’en sert pour dépouiller les pauvres. Mais, en attendant que tout rentre dans l’ordre, je l’aiderai autant que je le pourrai, à sortir de sa situation pénible. Maintenant, vous comprenez bien pourquoi j’ai fait avancer ce paiement, n’est-ce pas, mon ami ? J’ai même l’intention de demander au Gouvernement de vouloir bien tenir le Prince-Régent quitte de cette avance. Quant à vous, Dipanon, je vous demande de vous unir à moi, en remplissant exactement votre emploi. Agissez comme moi, avec douceur aussi longtemps que ce sera possible, mais sans crainte et sans faiblesse, dès qu’il le faudra. Vous êtes un homme honnête, je le sais… mais, craintif et timoré. Dites, désormais, les choses telles qu’elles seront… et advienne que pourra. Plus de demi-mesures. Soyez tout d’une pièce, mon bon Dipanon… et cela dit, restez à dîner avec nous. Nous avons une conserve de chou-fleur hollandais… je ne vous dis que ça… Tout le reste est d’une simplicité primitive. Je possède un budget fort obéré… les voyages en Europe coûtent les yeux de la tête… vous savez, et il me faut vivre économiquement ! — Max, viens, mon garçon !… Sapristi, mon fils, que tu deviens lourd !

Et ce disant, avec Max à cheval sur son épaule, Havelaar accompagné de Dipanon, pénétra dans la galerie où Tine les attendait, le couvert déjà préparé.

Havelaar avait averti Dipanon ; le dîner était des plus simples. Declari qui venait demander au contrôleur s’il n’avait pas l’intention de rentrer chez lui, fut aussi invité à dîner par le sous-préfet.

Maintenant, lecteur, si vous aimez la variété, donnez vous la peine de lire le chapitre qui va suivre, et vous saurez ce qui se dît dans ce dîner sans cérémonie.

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