Max Havelaar/IX

La bibliothèque libre.
Traduction par A. J. Nieuwenhuis et Henri Crisafulli.
Dentu (p. 150-166).



IX.


Combien de temps, lecteur, pourrais-je bien faire planer, en l’air, une intéressante héroïne ?… C’est à dire combien de temps me donneriez-vous pour vous décrire un château sans jeter mon livre de côté pendant que mon héroïne planerait ?… Et à quel moment me faudrait-il lui laisser toucher terre ?

Je donnerais, je ne sais quoi, pour le savoir, au juste.

Si, dans l’intérêt de mon récit, il me fallait la faire sauter par la fenêtre, un premier étage me suffirait… oui… je le choisirais, de préférence.

Quant au château je m’arrangerais pour qu’il ressemblât à tous les châteaux, et qu’il n’y eut pas grand’chose à en dire.

Mais, vous pouvez dormir sur les deux oreilles.

La maison de Havelaar était un joli rez de chaussée ; et l’héroïne de mon livre, n’est autre que Tine… oui, mon Dieu… Tine… tout simplement, Tine !… l’aimable, la fidèle, la non-prétentieuse Tine. Elle ! une héroïne ! Pourtant, elle ne s’est jamais jetée par la fenêtre.

En finissant le chapitre précédent, j’ai promis au lecteur de varier ses plaisirs. Qu’il me pardonne, mais je n’avais pas la moindre intention de tenir ma promesse. C’était tout simplement pour lui mettre l’eau à la bouche. Pourquoi varier ? Pourquoi de la variété ? Ce que vous avez lu ne vous plaisait donc pas ? Lecteur, ami lecteur, un écrivain est aussi plein de vanité… qu’un autre homme. Dites lui du mal de sa mère ; raillez la couleur de ses cheveux ; accusez le de grasseyer comme un Parisien, — ce dont il ne conviendra jamais, lui, habitant de Paris, — il vous pardonnera peut-être ! Mais n’effleurez jamais, d’un sourire, la cent millionnième partie de la plus infinitésimale pensée qu’il aura exprimée dans un chapitre quelconque, il ne vous le pardonnera jamais !

Donc, si vous ne trouvez pas mon livre admirable, quand vous me rencontrerez, ayez l’obligeance de faire comme si vous ne me connaissiez pas.

Ce chapitre — variétés — lui-même, vu à la loupe, par ma vanité d’auteur, m’apparaît comme devant être de la plus haute importance, et d’une nécessité capitale ; si, par conséquent, il vous arrivait de le sauter, et de ne pas être consterné d’admiration en face de mon œuvre, vous me donneriez le droit de vous considérer comme un esprit indigne de la juger.

Songez donc ! sauter l’endroit le plus curieux, le chapitre essentiel ! L’homme et l’écrivain sont en droit de considérer comme essentiels tous les chapitres que vous aurez sautés, avec une légèreté impardonnable.

Supposez que votre femme vous demande : est-ce qu’il y a quelque chose dans ce livre ? Et que vous lui répondiez : horribile auditu, horrible à entendre, pour moi ! avec une verbosité qui n’appartient qu’aux hommes mariés :

» Hum !… il faut voir… je ne sais pas encore. »

Barbare ! allez toujours ! lisez encore ! lisez toujours ! L’intérêt, le beau, le sublime se trouvent là… un peu plus loin… tournez la page… vous brûlez ! — Oui, je suis là.. vous regardant, plein d’émotion et d’anxiété mesurant l’épaisseur des feuilles tournées, cherchant sur votre physionomie le reflet de ce chapitre essentiel !

— Non, me dis-je, il n’y est pas encore ! Tout à l’heure, il va bondir ! Il ne pourra pas se contenir… et dans son enthousiasme il embrassera quelque chose… sa femme, peut-être !…

Mais vous lisez toujours… Le chapitre sublime doit être passé, et vous n’avez pas bondi le moins du monde, et vous n’avez rien embrassé. Et le faisceau de feuilles s’amoindrit, s’amincit de plus en plus sous votre pouce droit, et avec lui disparaît aussi l’espoir que j’avais de ce baiser conjugal ! En vérité, j’avais même compté sur une larme !

Quoi ! vous avez fini le roman, vous en êtes au point où ils sont l’un à l’autre, et tout en baillant — autre signe d’éloquence maritale, — vous balbutiez.

— Brrr ! — Cela ne vaut pas le diable !… C’est une histoire que… bah ! on en écrit tant aujourd’hui !

Mais, monstre, tigre, européen, lecteur ! tu ne sais donc pas que tu viens de passer là une heure à mâcher mon esprit comme un vieux cure-dents ! À mordre et à ronger la chair et les os de ton semblable… Anthropophage ! Mais tu ne sais donc pas, que dans tout cela il y avait mon âme, et que cette âme tu en as fait une boulette, comme si c’était de l’herbe en salade ! mais, c’était mon cœur, ce que tu viens d’avaler comme un petit pâté de trois sous ! Oui ! dans ce livre j’avais mis mon cœur et mon âme ! Sur ces pages sont tombées tant de larmes ! c’est le sang de mes veines que je te donnais, en noircissant ce manuscrit ! Tu as acheté tout cela un certain nombre de centimes et tu fais :

— » Brrr ! — Hum ! Cannibale ! hum ! »

Le lecteur comprend bien que ce n’est pas du présent livre, de mon livre, à moi, que je parle ici !

C’est une tartine, pleine de réflexions qui ne regarde que mes confrères en littérature.

— C’est ce qu’il me fallait prouver ! — Comme dirait monsieur Prudhomme.

— Qui cela ? monsieur Prudhomme ? demanda Louise Rosemeyer.

Frédéric le lui expliqua, et j’en fus ravi, cette explication me donnant le prétexte de me lever et de mettre fin à son interminable lecture, au moins pour cette soirée là.

Vous savez que je suis commissionnaire en cafés, Canal des Lauriers, n°. 37, et que je donnerais ma vie pour mon métier. Vous vous rendrez donc facilement compte de mon mécontentement en prenant connaissance du travail de Stern. Je m’attendais à ce qu’il me parlât du café… et il nous racontait… je ne sais pas quoi !

Trois soirs durant, il nous assomma de son éternelle rapsodie, et ce qu’il y avait d’exaspérant, c’est que les Rosemeyer trouvaient cela superbe ! Lui faisais-je une observation, il se tournait vers Louise et lui demandait son avis. Si elle l’approuvait, il se moquait bien de tous les cafés du monde ! Quand son cœur s’enflammait… ajoutait-il, et patati et patata ! — Voir cette tirade à la page que vous voudrez, ou plutôt, ne pas la voir, s’il vous plaît — Eh bien ! me voilà bien planté, moi ? Et que me reste-t-il à faire ? Pour moi le paquet de l’Homme-au-châle n’est pas autre chose que le cheval de Troie ! Il me gâte même mon Frédéric. Mon fils a aidé Stern dans son travail ! Ils se sont mis à deux pour expliquer le type de M. Joseph Prudhomme. Un seul n’aurait pas suffi ! Aujourd’hui, ils sont si pédants, l’un et l’autre que je ne sais vraiment plus comment m’y prendre, avec eux ! !

Ce qu’il y a de pis, c’est que j’ai traité avec Tiredon, et que je dois lui donner à éditer un ouvrage spécial, sur les ventes de cafés. Toute la Hollande attend ce livre là ! Et ce satané Stern qui traite et parle de toute autre chose !

Hier, il me disait : » soyez tranquille, tout chemin mène à Rome, attendez la fin de l’exposition, — tout ce qui précède ne fait donc partie que de l’exposition, Grand Dieu ! — et je vous promets qu’à la fin nous ne ferons plus que parler café, café et rien que café ! Pensez à Horace, monsieur, il l’a bien écrit en toutes lettres : Omne tulit punctum qui miscuit… c’est à dire : celui là gagne tous les suffrages qui sait mélanger… le café à n’importe quoi ! Ne faites-vous pas ce qu’il vous conseille, quand vous mettez du sucre et du lait dans votre demi-tasse.

Et il faut que je me taise, non parce qu’il n’a pas tort, mais parce que je dois à la raison sociale Last et Co d’éviter que le vieux Stern ne tombe entre les mains de Busselinck et Waterman, qui le serviraient mal, n’étant que des intrigants et des escrocs.

Je vous ouvre mon cœur, lecteur, pour qu’après avoir lu tout le fatras de Stern, — l’avez-vous lu réellement ? — votre colère ne frappe pas une tête innocente. Qui aurait l’idée, je vous le demande, de s’adresser à un commissionnaire traitant ses clients d’anthropophages ! Je veux que vous soyez convaincu de mon innocence. Aujourd’hui, il m’est vraiment impossible de purger ma raison sociale, de ce maudit ouvrage, traduit par Stern. Les choses sont trop avancées. Et songez donc, à la sortie de l’Église, où mes jeunes gens vont l’attendre, Louise Rosemeyer, prie Stern d’arriver de bonne heure, le soir, pour leur lire le plus possible de Max et de Tine !

Mais, comme vous avez acheté ou loué cet ouvrage, vous en rapportant au titre sérieux qui vous promettait une lecture solide, je m’incline et je reconnais qu’il faut vous en donner pour votre argent. Je vais donc rédiger moi-même un ou deux chapitres.

Vous ne faites pas partie de la réunion des Rosemeyer, lecteur, et en cela vous êtes mille fois plus heureux que moi, qui suis obligé d’avaler le calice jusqu’à la lie.

Libre à vous de passer les chapitres qui sentent l’enthousiasme allemand, et de vous occuper uniquement de ce qui est écrit, par moi, qui suis un homme grave et un commissionnaire en cafés.

J’ai appris avec étonnement, en écoutant les élucubrations de Stern, — et il m’a montré dans le paquet de l’Homme-au-châle que c’était vrai ! — qu’il n’y a pas de plantations de café dans cette régence de Lebac. C’est une grande faute, ça, et je croirai ma peine bien récompensée si mon livre attire l’attention du Gouvernement sur cette faute-là. Il résulterait des récits de l’Homme-au-châle, que le sol dans ces contrées-là ne se prête pas à la culture du café. Mais, cela n’est aucunement une excuse, et je prétends qu’on se rend coupable de forfaiture impardonnable envers la Hollande en général, et les commissionnaires en cafés, en particulier, oui, envers les Javanais mêmes, soit, en ne changeant pas ce sol, — le Javanais n’a pourtant pas autre chose à faire — soit, si c’est impossible, en n’envoyant pas les gens qui demeurent là, dans d’autres contrées, où le sol se prête bien à la culture du café.

Je ne dis jamais rien, sans avoir bien pesé mes paroles, et j’ose prétendre que je parle ici en connaissance de cause. J’ai, en effet mûrement réfléchi là-dessus, depuis le jour où j’ai entendu le sermon du pasteur Caquet, fait par lui à l’occasion de la prière publique en faveur de la conversion des païens.

Cette prière a eu lieu mercredi soir. Il faut savoir que j’accomplis rigoureusement mes devoirs de père, et que l’éducation morale de mes enfants me touche de près. Frédéric ayant pris, depuis quelque temps un ton et des manières qui ne me vont pas, — encore un fruit de ce paquet maudit ! — je l’ai grondé de la belle manière et je lui ai dit : mon garçon, je suis fort mécontent de toi. Je t’ai toujours montré le droit chemin et tu t’en écartes. Tu es pédant et ennuyeux. Tu fais des vers et tu ne t’es pas gêné pour embrasser Betsy Rosemeyer. La crainte du Seigneur est le principe de toute sagesse ; tu ne dois donc pas embrasser les petites Rosemeyer. Tâche d’être moins ennuyeux, l’Immoralité mène à la perdition. Lis l’Écriture Sainte et observe l’Homme-au-châle. Il a abandonné les voies du Seigneur ; aujourd’hui le voilà pauvre et logé dans une mansarde. Ce sont là les conséquences de l’immoralité et de l’inconduite. Il a écrit des articles nuisibles dans l’Indépendance, et laissé tomber par terre l’Aglaja. C’est ce qui arrive quand on n’est sage qu’à ses propres yeux et qu’on se moque des yeux des autres. En ce moment, il lui est impossible de savoir l’heure qu’il est, et son petit garçon n’a que la moitié d’une culotte à se mettre. Souviens-toi que ton corps est un temple consacré à Dieu, et que ton père a dû travailler rudement, tous les jours de sa vie, pour te donner à manger, et pour manger lui-même. Ceci, du reste, n’est que l’exacte vérité. Lève tes yeux au ciel, et tâche de devenir un commissionnaire distingué, pour que je vive tranquille le jour où je me retirerai à ma campagne de Driebergen. Regarde tous ces gens qui ne veulent pas écouter les bons conseils, qui foulent au pied la religion et la morale, et mets-toi au-dessus de ces gens-là ; mais ne va pas te croire l’égal de Stern dont le père est immensément riche, et qui en aura toujours bien assez, même en refusant de devenir commissionnaire, et en faisant une sottise de temps à autre. Le mal est toujours puni. Sois en sûr. Jette encore les yeux sur l’Homme-au-châle, tu verras qu’il n’a point de pardessus d’hiver et qu’il a tout l’air d’un comédien crotté. Quand tu es à l’Église, écoute avec attention, et ne danse pas sur ton banc, en retournant la tête à droite et à gauche, comme si tu t’y ennuyais mon garçon, que diable veux-tu que Dieu pense de ça ! l’Église est son sanctuaire, vois-tu bien ! Et quand c’est fini, n’attends pas les jeunes filles à la sortie. Il n’y a plus d’édification possible, à ce compte-là.

Ne fais pas non plus rire Marie quand, au déjeuner, je lis les Écritures Saintes. Tout cela est inconvenant dans un ménage comme il faut. Tu as, aussi, dessiné des charges sur l’appuie-main de Bastien, qui n’était pas arrivé, par la faute de sa goutte ; cela distrait les employés du bureau, et ils ne font pas leur ouvrage. Il est écrit dans le verbe de Dieu que de pareilles folies mènent à la perdition, l’Homme-au-châle fit de ces choses-là, dans sa jeunesse ; étant encore un enfant, il a battu un pauvre diable de Grec, au marché de l’Ouest !… À présent il est paresseux, maladif et pédant. Voilà, mon garçon ! Ne fais pas non plus de gamineries, avec Stern ; son père est très riche. Aie l’air de ne pas le voir, quand il fait des grimaces au teneur de livres. Et, lorsqu’en dehors du bureau, il s’occupe de poésie et de vers, dis lui, en passant qu’il ferait mieux d’écrire à son père qu’on le traite à merveille, chez nous, et que Marie vient de lui broder une paire de pantoufles avec de la soie floche. Demande lui, comme si cela venait de toi-même, — comprends-tu ? — s’il pense que son père ira chez Busselinck et Waterman, et fourre lui dans la cervelle que ce sont de vils intrigants. De cette manière là, vois-tu, tu le mets dans la bonne voie… On doit cela à son prochain. Toute cette fabrication de vers n’est que sottise. Mon cher Frédéric, sois sage et obéissant, et ne tire plus la servante par ses jupes, quand elle apporte du thé au bureau. Ne la mets pas sens dessus-dessous ; si tu lui fais perdre la tête elle renversera le thé. Saint-Paul dit qu’un fils ne doit jamais faire de chagrin à son père. Il y a vingt ans que je fréquente la Bourse, et j’ose dire que je suis estimé, à mon pilier. Prête donc l’oreille à mes conseils, mon enfant ; prends ton chapeau, mets ton pardessus, et viens assister avec moi à la prière publique. Ça te fera du bien. »

Voilà comme je lui ai parlé, et je suis convaincu que mon discours a fait impression sur son esprit ; et voyez l’heureuse coïncidence, le sujet du sermon du pasteur Caquet roula sur l’amour de Dieu, visible dans sa colère contre les incrédules. (Exhortation de Samuel à Saûl ; Sam. XV : 3b).

En écoutant ce sermon je ne pus m’empêcher de constater la distance incommensurable qu’il y a entre la sagesse humaine et la sagesse divine. Je vous ai déjà dit, que dans le paquet de l’Homme-au-châle, au milieu d’un tas de guenilles, par-ci par-là il se trouvait quelques raisonnements d’une solidité remarquable. Mais, comme ces raisonnements baissaient pavillon devant le langage du pasteur Caquet ! Non pas, au moins, que le dit pasteur tirât cette plus-value de sa propre force ; non, je le connais et c’est un homme parfaitement médiocre ; mais il l’emportait grâce au secours de là-haut ! Cette supériorité était d’autant plus évidente qu’il traitait de plusieurs points également traités par l’Homme-au-châle. Vous savez déjà, n’est-ce pas, que dans le paquet de ce dernier, il y avait un tas d’écrits relatifs aux Javanais et à d’autres païens de leur espèce.

Frédéric prétend que les Javanais ne sont pas des païens, mais moi je traite de païen quiconque professe une fausse foi, c’est à dire une croyance qui n’est pas mienne. Pour mon compte, je m’en tiens à Jésus-Christ, qui est mort sur la croix, et tout lecteur qui se respecte en fera autant que moi.

Je vais donc vous donner quelques bribes du sermon en question, par deux raisons, la première c’est que grâce à ce sermon même je me suis confirmé dans l’idée que la suppression de la culture du café était un procédé illicite dans la régence de Lebac ; et la seconde, que, comme tout honnête homme doit bien s’en garder, je ne veux voler personne. Or, ce serait voler le lecteur que de ne lui donner absolument rien pour son argent.

Caquet avait donc fait ressortir brièvement de son texte — précité par moi — l’amour de Dieu, et il avait attaqué la question capitale de son sujet, c’est-à-dire la conversion des Javanais, Malais et autres… donnez leur le nom que vous voudrez !…

Voici ses paroles textuelles :

» — Telle fut, mes chers auditeurs, la mission sublime d’Israël — il avait en vue l’extermination des habitants de Chanaan ; — et telle est la mission providentielle de la Hollande. Non, il ne sera pas dit que la lumière qui nous éclaire de ses rayons resplendissants sera mise sous le boisseau ! Non, nous ne vous marchanderons pas le pain de la vie éternelle. Jetez vos yeux sur les Iles de l’Océan des Indes, habitées par des myriades d’enfants du fils répudié, — et répudié justement, — par le noble Noé, l’homme du Seigneur. Ils rampent, tous, dans les cavernes sans issue de l’ignorance païenne. Ils courbent leur tête noire et crépue sous le joug de prêtres égoïstes. Ils adorent Dieu, sous l’invocation d’un faux prophète, ce qui est un crime de lèse-divinité. Oui, mes chers auditeurs, il y en a même, parmi ces malheureux, qui, ne se contentant pas d’obéir à un faux prophète, adorent un autre Dieu, que dis-je, adorent d’autres dieux, dieux de bois ou de pierre, faits par eux-mêmes, à leur propre image, des dieux sales, noirs, horribles, avec des nez plats, des oreilles d’ânes, et des têtes diaboliques. O mes chers amis, les larmes m’empêchent presque de continuer, tant est profonde la perversité de la génération de Cham ! Il y en a une partie qui ne connaît aucun Dieu ! sous quelque nom que ce soit ! Qui croit suffisant d’obéir aux lois de la simple société ! Qui croit, qu’un chant joyeux, célébrant la richesse de la moisson, est une action de grâces assez bonne pour l’Être Suprême, qui la fait mûrir, cette moisson. Il en est d’autres, parmi ces égarés, qui prétendent que lorsqu’on ne vole pas le bien du prochain, on peut reposer tranquillement sa tête sur son oreiller ! Ces tableaux-là ne vous saisissent-ils pas d’horreur ! Ne vous sentez-vous pas le cœur serré, en réfléchissant au sort qui attend tous ces insensés-là, le jour où retentira la trompette du jugement dernier, de cette trompette qui séparera les bons des méchants ! N’entendez-vous-pas — oui, vous l’entendez, car vous avez lu dans le sens du texte de mon sermon que votre Dieu est un Dieu tout-puissant, un Dieu de juste vengeance ! — oui, vous l’entendez le craquement des os et le pétillement des flammes de la géhenne éternelle ! C’est là qu’il y en aura, des pleurs et des grincements de dents ! C’est là qu’ils brûleront, sans mourir, car leur peine n’aura pas de fin ! C’est là, que la flamme caressera de sa langue cruelle et insatiable les victimes de l’incrédulité !… Et elles auront beau crier, brailler, pleurer, ces victimes infortunées !… C’est là que le ver rongeur de l’éternité percera le cœur, toujours vivant, de ceux qui renient Dieu ! Voyez enfin ce qu’on fait de la peau noire et fanée de l’enfant non baptisé ! de cet enfant, qui à peine né a été lancé, du sein de sa mère dans l’abîme de la damnation éternelle ! On l’écorche ! on la tanne ! on la brûle !

Au moment où Caquet prononçait ces terribles paroles, une dame se trouva mal.

Caquet continua imperturbablement : » Mais Dieu, mes chers auditeurs, est un Dieu d’amour ! Il ne veut pas que le pêcheur périsse ! Il lui accorde la béatitude, en lui octroyant la foi en Jésus-Christ, en lui donnant la foi ! Et la Hollande, l’élue de Dieu, doit remplir sa tâche généreuse et chrétienne, en sauvant le plus grand nombre possible de ces misérables ! C’est le Seigneur lui-même, qui, dans sa sagesse impénétrable, a donné à un pays de petite étendue, mais grand et fort par sa croyance en Dieu, la suprématie sur les habitants de ces vastes contrées. De la sorte ils seront sauvés des peines de l’enfer, et adoreront le Saint Évangile, tout en ne l’adorant jamais assez ! Les navires de la Hollande traversent les grandes eaux, pour apporter aux Javanais égarés la civilisation, la religion et le christianisme. Non, notre Sainte Hollande n’est pas égoïste ; elle ne veut pas garder la béatitude pour elle seule ! Elle veut la partager avec les malheureuses créatures, qui, exilées sur de lointains rivages, traînent le boulet de l’incrédulité, de la superstition et de l’immoralité ! La méditation des devoirs qui nous incombent, à cet égard, fera le thème de la septième partie de mon oraison. »

Tout ce qui précédait ne formait que le fond de sa sixième partie ! Parmi les devoirs que nous sommes tenus de remplir envers ces misérables païens, étaient cités :

1°. L’obligation de subventionner largement, en argent comptant, la congrégation des missionnaires.

2°. D’assister les sociétés bibliques, pour qu’elles soient en état de distribuer les Saintes Écritures aux Javanais.

3°. D’ouvrir à Harderwijk un établissement, dans lequel on tiendrait des réunions d’exercices religieux, à l’usage du dépôt d’enrôlement-colonial.

4°. D’écrire des sermons et des cantiques religieux, propres à être récités et chantés aux Javanais par des soldats et des matelots.

5°. De former un cercle d’hommes influents, chargés de communiquer dans la forme la plus respectueuse avec notre vénéré monarque, et de lui demander :

A : De ne nommer comme Gouverneurs-généraux, officiers et fonctionnaires que des personnes orthodoxes et pratiquant la foi véritable.

B : De faire autoriser les Javanais à fréquenter les casernes, ainsi que les vaisseaux de guerre et les navires de long cours, stationnés en rade, afin de les aider à entrer dans la voie du Seigneur, grâce à leur contact avec les soldats et les matelots hollandais.

C : De défendre aux cabaretiers d’accepter, en paiement de leurs consommations, des bibles ou des traités religieux.

D : D’introduire dans les conditions imposées aux adjudicataires du monopole de l’opium, à Java, la clause suivante : chaque marchand d’opium est forcé d’avoir en magasin un nombre de bibles, calculé sur la moyenne de ses clients. Le dit marchand ou fermier s’engage, en outre, à ne pas vendre d’opium à toute personne refusant d’accepter gratuitement un traité religieux.

E : D’ordonner que le Javanais soit ramené à Dieu, par le travail.

6°. De ne pas marchander les subventions aux missionnaires.

Je sais bien que ce dernier point était déjà relaté dans son numéro 1. Mais cette répétition, faite dans la chaleur de son éloquence, était fort expliquable.

Maintenant, lecteur, laissez moi vous demander si vous avez bien fait attention au n°. 5. C’est justement cette proposition qui m’a ramené aux ventes de cafés, et à la soi-disant stérilité du sol de Lebac. Il vous paraîtra donc tout naturel que depuis mercredi ce point-là ne soit pas sorti un moment de mon cerveau. Le pasteur Caquet a donné lecture des rapports des missionnaires, et cela, en toute connaissance de cause. Eh bien ! en vertu de ses rapports, et la main sur la conscience, s’il prétend qu’un travail incessant poussera les âmes des Javanais dans le Royaume de Dieu, je ne vois pas pour quoi, moi, je ne soutiendrais pas que la culture du café, peut et doit s’entreprendre à Lebac. Je dis plus : l’Être Suprême n’a rendu le sol de cette contrée rebelle à ladite culture, que pour donner plus de mérite aux travailleurs, et les rendre plus dignes de leur récompense divine.

J’espère que mon livre arrivera dans peu sous les yeux du Roi ; et que par des ventes plus considérables, il me sera prouvé clairement que la connaissance de Dieu et l’intérêt bien entendu de la société sont étroitement liés ensemble.

Voyez un peu comme Caquet, ce simple, cet humble pasteur, sans consistance aucune aux yeux des hommes, — le bonhomme n’a jamais mis le pied à la Bourse ; — mais soutenu par l’Évangile, dont la lumière éclaire sa route, m’a signalé, à moi, commissionnaire en cafés, une chose, qui, non seulement intéresse toute la Hollande, mais encore me mettra à même de me retirer cinq ans plus tôt à la campagne, à Driebergen. Ce que je ne ferai toutefois que si Frédéric se conduit bien. Soyons juste, il s’est tenu convenablement à l’église, pendant tout le sermon.

Oui., le travail, le travail ! Voilà ma devise ! Du travail pour les Javanais, voilà mon principe ! Et mes principes me sont sacrés !

L’Évangile n’est-il pas le bien suprême ? Y-a-t-il quelque chose au-dessus de la béatitude ? N’est-ce donc pas notre devoir de donner la béatitude à ces gens-là ? Et quand le travail nous sert d’auxiliaire — moi-même, j’ai fréquenté vingt ans la Bourse — nous serait-il permis de refuser du travail aux Javanais, lorsque leur âme en a besoin, pour ne pas brûler éternellement ? Ce serait de l’égoïsme, de l’égoïsme au premier chef, que de ne pas faire tous les efforts possibles, pour préserver ces pauvres gens égarés de l’avenir terrible, que le pasteur Caquet a esquissé si éloquemment. Une dame s’est évanouie lorsqu’il parlait de ce pauvre enfant noir… elle avait peut-être un petit garçon, au teint un peu foncé. Les femmes sont ainsi.

Et est-ce que je n’insisterai pas sur le travail, moi, qui pense aux affaires du matin au soir ? Ce livre même que Stern me rend si désagréable, n’est-il pas une preuve, que j’ai à cœur la prospérité du pays, et que je sacrifie tout à cela. Et quand il faut que je travaille tant, moi, qui suis baptisé, — à l’église sur l’Amstel — ne sera-t-il pas permis, d’exiger du Javanais, que lui, qui doit gagner encore sa béatitude, mette sa propre main à la pâte, ou à la charrue.

Si l’association, mentionnée dans le n°. 5, se fonde, j’y entrerai ; et je tâcherai d’y faire entrer les Rosemeyer. Ils sont raffineurs, et c’est leur intérêt aussi, quoiqu’à tout prendre, je les croie légèrement hérétiques.

Ainsi, ils ont une servante qui n’est pas de leur église.

Quoi qu’il en soit, moi, je ferai mon devoir. Je me le suis promis, en rentrant chez moi avec Frédéric, à la fin de la prière publique.

Dans ma maison, chacun servira le Seigneur.

J’en réponds et je m’en charge, moi !

Et cela, avec d’autant plus de zèle, que je m’en aperçois bien : tout est sagement ordonné, dans le giron de l’Église ! Et comme nous devons admirer la douceur des voies qui nous conduisent aux pieds du Seigneur ! Il nous sauve pour la vie éternelle… sans oublier la vie temporelle, puisque enfin, à Lebac, la terre, toute raide qu’elle soit aux efforts du travailleur, finira toujours bien, un jour ou l’autre, par s’approprier à la culture du café.


_______