Max Havelaar/XII

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Traduction par A. J. Nieuwenhuis et Henri Crisafulli.
Dentu (p. 201-217).


XII.


Cher Max, dit Tine, notre dessert est si maigre !… Est-ce que tu ne pourrais pas… tu sais bien… comme madame Scarron…

— Raconter encore quelque chose qui tienne lieu de pâtisserie. Ma foi, non, je suis enroué. Je passe la main à Dipanon.

— Oui, monsieur Dipanon, fit madame Havelaar, à votre tour, soyez aimable, et relevez Max de sa faction.

Dipanon réfléchit un moment et {{|commenca|commença}} :

— Il y avait une fois un homme qui vola un dindon…

— Ô coquin ! s’écria Havelaar en riant ; voilà qui vient en droite ligne de Padang !… Allons, continuez… après ?

— C’est tout. Je ne sais pas la fin de l’histoire.

— Mais, moi, je la sais. J’ai mangé le dindon en compagnie… d’une autre personne. Connaissez-vous la cause de ma suspension à Padang ?

— Dame ! On prétendait qu’il y avait un déficit dans votre caisse, à Natal ; répondit Dipanon.

— Ce n’était pas complètement faux, mais ce n’était pas tout-à-fait vrai, non plus. Par beaucoup de raisons, que vous connaissez comme moi, il y avait bien des négligences dans ma comptabilité de Natal, et l’on était en droit de crier après mes comptes rendus. Mais, à cette époque, c’était partout et presque toujours ainsi ! Peu de temps après la prise de Barous, de Capous et de Singkel, la situation était si tendue, il régnait une telle agitation, dans le Nord de Sumatra, qu’on eût été bien mal venu à chercher des puces à un jeune homme, qui aimait mieux monter à cheval que compter de l’argent ou mettre à jour son livre de caisse. Rien ne marchait régulièrement, et, vrai, on ne pouvait exiger de ma part l’assiduité et l’ordre d’un teneur de livres d’Amsterdam au mois, qui n’aurait pas eu autre chose à faire. Le pays de Battah était soulevé, et vous le savez, Dipanon, tout ce qui se passe à Battah retombe sur Natal, et y a son écho. La nuit, je dormais tout habillé, pour être prêt, en cas de besoin ; et ce cas-là se présentait souvent. Outre cela, j’avais une épée de Damoclès suspendue sur ma tête ; peu de temps avant mon arrivée, un complot imminent venait d’être découvert. On voulait tout simplement assassiner mon prédécesseur, et faire une petite révolution. Le danger a toujours son attrait, surtout pour une jeune tête de vingt-deux ans ; et cet attrait vous rend peu apte au travail des bureaux, ou vous détourne facilement de la rigoureuse, et régulière gestion des affaires financières. De plus, j’avais dans la cervelle toute sorte de folies…

— Il n’y en a plus besoin… cria Madame Havelaar à l’un des domestiques, qui venait de lui parler tout bas.

— On n’a plus besoin de quoi ?

— J’avais donné l’ordre, à la cuisine, d’apprêter encore quelque chose… une omelette ou un plat quelconque !…

— Ah !… Et il n’y en a plus besoin parce que je parle de mes folies ? Tine, vous n’êtes qu’une méchante !… Cela m’est bien égal à moi, mais ces messieurs ont aussi voix au chapitre… Dipanon, que choisissez-vous, votre part d’omelette, ou la fin de mon récit ?

— Vous me mettez dans une position délicate, répliqua Dipanon, et je suis trop poli pour vous répondre.

— Moi, je préférerais ne pas choisir, non plus, ajouta Declari. Somme toute, il s’agit ici de choisir entre monsieur et madame, et, vous le savez, entre l’arbre et l’écorce il ne faut pas mettre le doigt.

— Je vais vous aider, Messieurs, l’omelette est…

— Madame, interrompit Declari avec une exquise politesse, à coup sûr, l’omelette doit valoir tout autant que…

— Que l’histoire !… d’accord, pour peu qu’elle ait l’ombre de valeur. Mais, il y a une difficulté…

— Je parie qu’il n’y a pas encore de sucre, dans la maison ! s’écria Dipanon ; envoyez donc chercher chez moi, tout ce dont vous pouvez avoir besoin.

— Il y a du sucre… le sucre de madame Sloterin. Non, ce n’est pas cela. D’ailleurs, si l’omelette était bonne cela lèverait toute difficulté, mais…

— Mais.. quoi donc, Madame ? Est-ce qu’elle serait tombée dans le feu !…

— Je le voudrais presque. Non, elle n’est pas tombée dans le feu !… Elle est…

— Mais, Tine, qu’est-ce qu’elle est donc, enfin ? demanda Havelaar.

— Mon cher Max, elle est impondérable, comme tes Artésiennes… devraient l’être ! Je n’ai pas d’omelette ! Je n’ai plus rien à vous donner !

— Alors, au nom de ciel ! soupira burlesquement Declari, continuez votre narration.

— Mais nous avons du café ! dit Tine.

— Parfait ! Eh bien ! allons prendre le café dans la première galerie. Nous inviterons madame Sloterin, et ses jeunes filles à se joindre à nous.

Cela dit, Havelaar et sa petite société quittèrent la salle à manger.

— Max, je pense qu’elle déclinera notre invitation. Tu sais qu’elle préfère ne pas dîner avec nous ; et je ne puis pas lui donner tort.

— Oh ! si elle sait que je suis en train de raconter mes histoires, fit Havelaar en riant, je ne doute pas que ça ne l’épouvante.

— Non, Max, non, ce n’est pas cela, qui la gênerait. Elle ne comprend pas le hollandais. Non. Elle m’a dit qu’elle désirait continuer à vivre, à son à part ; et en cela, je l’approuve complètement. Tu te rappelles comment tu as traduit ou décomposé mon nom : E. H. V. W.

— Etre Heureux Vaut double V… ie !

— C’est cela. Elle a donc raison. Puis elle m’a l’air un peu sauvage. Elle fuit le monde. Figure-toi qu’elle fait éloigner, renvoyer, par ses domestiques, tous les étrangers qui mettent le pied sur l’esplanade.

— Je demande l’histoire ou l’omelette ! recommença Declari.

— Moi, itou ! fit Dipanon. Plus de fins de non recevoir. Nous avons droit à un dîner complet ; c’est pourquoi je demande l’histoire du dindon.

— Je vous l’ai déjà racontée, celle-là ! répondit Havelaar. Je l’ai volé au général Vandamme et je l’ai mangé… avec une autre personne.

— Avant que cette autre personne montât au ciel ! fit malicieusement observer Tine.

— Bah ! ça, c’est tricher ! s’écria Declari. Nous voulons savoir pourquoi vous avez volé ce dindon.

— Eh ! bien ! mais… parceque j’avais faim !… et cela par la faute du Général Vandamme qui m’avait suspendu.

— Si je n’en apprends pas davantage, la prochaine fois j’apporterai moi-même une omelette ! s’écria Dipanon d’un ton lugubre.

— Croyez-moi, il n’y avait pas autre chose là dessous. Il avait beaucoup de dindons, et moi, je n’en avais pas un seul ! On faisait passer ses bêtes devant ma porte, j’en empoignai une et je dis au gardien, ou du moins à l’individu qui était chargé de les garder : mon ami, dites, je vous prie, au Général, que, moi, Max Havelaar, je vole ce dindon parceque je veux le manger.

— Et l’épigramme que vous fîtes contre lui ?

— Dipanon vous en a donc parlé ?

— Oui.

— Elle n’avait rien de commun avec le dindon. Je n’agis de la sorte envers le général que parce qu’il venait de suspendre un tas de fonctionnaires. Rien qu’à Padang, il en avait suspendu sept ou huit, avec tout autant de justice. Plusieurs d’entr’eux le méritaient bien moins que moi. Le sous-préfet de Padang y avait passé aussi, et par une tout autre raison que celle mentionnée dans le décret. Je veux bien vous raconter la chose, sans vous la garantir le moins du monde. Je n’en sais absolument que ce que l’on se racontait dans le pays ; c’étaient les cancans de l’endroit, les propos tenus à l’église chinoise, le tout Paris de Padang. Mais, ma foi, vue prise des faits et gestes, des qualités et habitudes connues du général, cela pouvait être vrai de point en point.

Il s’était marié pour gagner un pari de cinquante bouteilles de Champagne. Ce qui était bon à savoir, il sortait presque tous les soirs, et s’en allait rôder à droite et à gauche. On dit même, qu’une nuit, le surnuméraire Walckenaar, respectant strictement son incognito, lui appliqua une volée de coups de bâton ; il l’avait rencontré dans une ruelle borgne, près l’orphelinat des jeunes filles, et ne s’était pas gêné pour le traiter en perturbateur de l’ordre public. Non loin de là, demeurait Miss***. Le bruit courait que cette jeune anglaise venait de mettre au monde un enfant dont on n’avait plus la moindre nouvelle.

Le sous-préfet, en sa qualité de chef de la police, témoigna le désir de s’occuper de cette affaire. On prétend qu’il dévoila ses intentions et son plan, dans une partie de whist qui se faisait chez le général. Il n’en fallait pas davantage pour le perdre. Le lendemain même, il reçut l’ordre de se rendre dans certain district, dont le contrôleur, chargé, par intérim, de l’administration, venait d’être suspendu dans ses fonctions. L’était-il injustement ou à juste titre ? Le sous-préfet fut chargé de faire une enquête, in loco, d’examiner les faits, et d’adresser son rapport à qui de droit. Quelque étonné qu’il fût de se voir donner une mission, qui ne regardait en rien ses attributions et son district, à la rigueur il pouvait la prendre pour une distinction honorable. Il l’accepta, donc, ne songeant qu’à son intimité avec le général, ne soupçonnant pas le piège, et il se rendit à… ! Vous me permettrez de vous taire le nom de la localité que je tiens à oublier. Il exécuta les ordres qu’il venait de recevoir.

Peu de temps après, il revint et présenta un rapport favorable au contrôleur. Mais voilà qu’à Padang, le public, — c’est-à-dire : tout le monde et personne — s’aperçut qu’on avait suspendu ce contrôleur tout simplement pour éloigner le sous-préfet. De la sorte, on évitait ses recherches, on l’empêchait de faire n’importe quelle instruction criminelle sur la disparition de l’enfant, ou tout au moins on les ajournait indéfiniment. Plus elle était retardée, plus l’affaire devenait difficile à instruire, à éclairer. Était-ce vrai ? n’était-ce qu’un cancan ? Je l’ignore, je vous le répète ; mais, connaissance prise par moi-même de la moralité et des habitudes du général Vandarame, cette version me semble digne de foi.

À Padang, nul ne doutait, qu’il ne fût parfaitement capable d’un tel procédé. Son immoralité était notoire. La plupart de ses administrés lui reconnaissaient néanmoins une qualité, une seule, le courage en face du danger. Si j’avais partagé cette opinion, moi, qui l’ai vu en face de ce même danger, si j’avais été convaincu, qu’après et malgré tout, c’était un brave à trois poils, je ne sais pas si je me serais décidé à vous raconter la présente histoire.

Il est vrai qu’à Sumatra il avait fait sabrer un tas de pauvres diables ; mais il aurait fallu voir cela de près, pour apprécier tant soit peu cet acte de bravoure.

Si étrange que la chose puisse vous paraître, je crois que le général devait en grande partie sa gloire militaire à la loi des contrastes, à la manie de l’antithèse qui nous possède tous, plus ou moins.

On dit volontiers : Pierre ou Paul est ceci, ceci, ou ceci… mais il est cela ! Et cela, il faut le lui laisser ! Vous pouvez tenir pour certain qu’on vous écrasera sous la louange, si vous avez le bonheur de posséder un défaut bien net, bien apparent. Vous, par exemple, Dipanon, vous vous soûlez tous les jours…

— Moi ! s’écria Dipanon, qui pouvait passer pour un modèle de sobriété.

— Oui, mon cher, vous êtes un ivrogne, et cela de par mon autorité privée. Vous êtes un ivrogne, et un ivrogne tellement indécrottable que le soir vous ne vous tenez plus sur vos jambes, et que ce pauvre Declari, traversant la première galerie, se heurte contre la masse de votre corps étendue à terre, et roule sur vous, tête bêche. À coup sûr cette chute lui sera désagréable, il pestera après vous, mais, à l’instant même il lui passera par l’esprit, qu’après tout, vous possédez telle bonne qualité, telle vertu, dont jusqu’à ce moment-là il n’avait jamais fait grand cas. Alors, si moi, je surviens, et que je vous trouve dans une position pleinement horizontale, il me mettra la main sur l’épaule et s’écriera : n’oubliez pas, mon cher Havelaar, que ce bon Dipanon, tout en n’étant qu’un affreux soulard est le meilleur homme du monde, et le plus honnête garçon que je connaisse !…

— Mais, fit Declari, je dis cela de Dipanon, quoiqu’il se tienne le plus verticalement possible.

— Vous ne le dites pas avec la même assurance, et avec une aussi forte conviction ! Souvenez-vous : que de fois n’avez-vous pas entendu dire d’un de vos amis : » ah ! si cet homme voulait faire attention à ses affaires, ce serait quelqu’un ! mais… » Et alors suit l’éreintement. On prouve que le malheureux, ne se donnant pas la peine de faire attention à ses affaires, n’est personne, n’est rien du tout ! — Et, c’est bien facile à comprendre. Ainsi, les morts, par exemple, ne les traite-t-on pas de la même façon. Dès qu’un homme est mort, on le regrette, on le pleure, on vante ses grandes vertus, vertus que nul ne lui soupçonnait de son vivant. La raison de ces regrets, et de cette admiration se trouve tout simplement en ceci : il ne peut plus barrer la route à personne. Tous les hommes sont plus ou moins rivaux, ou concurrents. Nous avons tous une marotte, primer et rabaisser quiconque peut nous gêner. Il ne serait ni adroit, ni de bon goût de s’y prendre autrement, et d’énoncer franchement sa pensée ; et même, quand nous ne dirions que la vérité pure et simple, on finirait par ne plus ajouter foi à nos paroles. Il faut donc chercher un biais, et voir à s’y prendre finement. Ainsi, Declari, quand vous dîtes : le lieutenant Guêtre est un bon soldat ; sur ma foi, c’est un bon soldat ; je ne pourrai jamais assez répéter que le lieutenant Guêtre est un bon soldat !… vous ajoutez :

Mais, c’est un mauvais théoricien !…

Est-ce vrai, Declari ?

— Moi ! Mais jamais de la vie je n’ai vu, ni connu un lieutenant, portant le nom de Guêtre !…

— Eh bien ! Inventez-en un.. et dites cela de lui.

— Allons ! Soit ! Je l’invente, je le crée, et je dis cela de lui.

— Parfait. Cela posé, savez-vous ce que vous avez fait là ? Vous vous êtes tout simplement mis sur un piédestal, mon cher Declari ; c’est comme si vous aviez dit : moi, je suis à cheval sur la théorie. Croyez-moi, mes amis, nous ne valons pas mieux les uns que les autres. Je parle de moi, comme de vous. Oui, certes, nous n’avons guère le droit de nous insurger contre un homme méchant, les meilleurs d’entre nous ayant toujours un pied dans le mal !

Supposons la perfection, à zéro ; et descendons le mal au centième degré ; oui, supposons le mal à cent. Sommes-nous logiques, nous qui flottons entre le quatre vingt dix huitième, et le quatre vingt dix neuvième degré, en criant : haro ! sur un malheureux, qui touche au cent-unième degré !… Et, je crois, Dieu me pardonne, que bien peu atteignent le numéro cent, faute des qualités nécessaires pour y arriver, la faiblesse humaine n’étant jamais entièrement ce qu’elle doit être, dans le mal comme dans le bien.

— À quel degré suis-je, moi, Max ?

— Tine, il me faudrait une loupe pour subdiviser les catégories.

— Tout cela est bel et bon ! s’écria Dipanon ; mais, moi, je réclame… non pas, madame, contre votre proximité du zéro… Non, certes ; mais, il y a des fonctionnaires suspendus ; il y a un enfant perdu ; il y a un général en état d’accusation ; je demande la fin de l’histoire.

— Ma chère Tine, une autre fois, tu voudras bien avoir soin qu’il ne manque plus rien ici ! Non, mon ami, vous n’aurez pas la fin de mon histoire, avant de m’avoir laissé enfourcher tout à mon aise mon dada sur les antithèses. Je soutenais donc que tout homme voit un concurrent dans son prochain. On ne peut pas toujours le blâmer et le décrier ! Cela sauterait aux yeux de tout le monde ! C’est pourquoi nous exaltons une qualité, et nous l’exaltons de la façon la plus exagérée, dans le but de faire ressortir clairement un défaut qui nous tient au cœur ; et nous faisons cette perfidie, sans avoir l’air d’y toucher. Un individu me reproche-t-il d’avoir dit : » Sa fille est très jolie, mais, lui, c’est un voleur ! » Je lui réponds : » Comment, diantre, vous fâchez-vous ! N’ai-je pas crié partout que votre fille était très jolie ! » Vous le voyez, j’y gagne doublement. Tous les deux, nous sommes épiciers ; je lui enlève ses clients, qui se gardent bien d’aller acheter leurs raisins secs chez un voleur, et… en même temps, j’ai la réputation d’un homme juste et bon, qui loue et apprécie la fille de son concurrent.

— Allons ! Allons ! fit Declari ; vous poussez le trait trop avant… c’est de l’exagération.

— Cela vous paraît ainsi, parce que la comparaison est un peu nue. Emmaillotez-moi ce : » lui, c’est un voleur ! » Et vous ne crierez plus ; je maintiens donc ma comparaison. Quand nous sommes forcés de reconnaître chez un de nos semblables, des qualités méritant l’estime, la déférence ou le respect, il nous est agréable de découvrir à côté de ces qualités-là, un point noir qui nous dispense, en tout ou en partie, de ce tribut d’admiration. » On s’inclinerait volontiers devant ce grand poëte !… Mais ce poëte bat sa femme ! » Voyez-vous, mes amis ? Nous sautons tout de suite sur les taches, sur les marques bleues, qui marbrent le bras de cette femme, et nous en arguons pour lever la tête, et marcher de front avec le grand poëte !… En fin de compte, nous sommes très contents qu’il la batte, cette pauvre femme ! Et pourtant, c’est une brutalité bien méprisable ! Méprisable aussi, notre satisfaction !

Dès que nous sommes obligés de reconnaître chez un être humain des qualités exceptionnelles qui le rendent digne d’un piédestal… dès que, sans risquer de passer pour des ânes, des sans cœur, ou des envieux, il nous est impossible de récuser la légitimité de ses prétentions et de ses droits, nous nous écrions : » Eh bien ! soit ! dressez lui une statue ! » Mais, rien que pendant le court espace de temps nécessaire à la pose de la statue sur le piédestal, au moment même où il se figure que nous sommes en extase devant ses mérites, à genoux devant son image, nous préparons déjà le lasso, nous faisons le nœud coulant, qui doit servir à le renverser, le cas échéant, à la première occasion favorable. Plus on renverse de statues, plus on a de chance, soi-même, de devenir statue à son tour. On peut toujours occuper un piédestal vide ; impossible de s’y nicher, si la place est prise. C’est une éternelle vérité ; et, pareils à ces chasseurs qui partent pour la chasse aux corbeaux, sans en avoir jamais vu un seul, nous faisons descendre ces statues de leur piédestal, espérant un jour monter sur ce piédestal, où nous ne monterons jamais. Prenons un exemple : Soiffard, Jules Soiffard, qui vit de choucroute et de petite bière, tâche de s’élever en abaissant tout ce qui est plus haut que lui. Pour lui, Alexandre n’était pas grand… Alexandre n’était qu’un ivrogne ! Et pourtant le sieur Jules Soiffard n’avait pas la moindre chance de disputer à Alexandre la conquête du monde.

De toutes façons, je tiens pour certain, que personne n’aurait eu l’idée de prendre le général Vandamme, pour le type de la bravoure, si cette même bravoure n’avait pas dû servir de véhicule à l’inévitable : mais… sa moralité !

En même temps, nul n’aurait tant appuyé sur cette immoralité flagrante, — la plupart de ses accusateurs n’étant pas eux-mêmes irréprochables, de ce chef, — s’ils n’avaient éprouvé le besoin de contrebalancer cette assommante réputation de bravoure, qui les empêchait de dormir.

En fait, il possédait au plus haut degré une vraie qualité, la fermeté de caractère.

Ce qu’il voulait, il le voulait bien, et il fallait que ce fût. Mais, voyez, l’antithèse surgit ici à l’instant, et d’elle-même. Dans le choix des moyens d’exécution, il était un tant soit peu… libre ! Et comme on l’a dit de Napoléon, — injustement, selon moi ; — » il se souciait peu de la moralité, quand il y voyait un obstacle à ses projets. »

À coup sûr, il est plus facile, de la sorte, d’atteindre son but, qu’en ayant des scrupules, et en se liant pieds et poings par des remords de conscience.

Le sous-préfet de Padang avait fait un rapport favorable au contrôleur en question. La suspension de ce contrôleur avait donc l’air d’une parfaite injustice.

La rumeur publique allait toujours, grossissant, à Padang ; on parlait, de plus en plus, de l’enfant disparu. Le sous-préfet se vit donc forcé de reprendre cette affaire ; mais… avant qu’il pût tirer la chose au clair, il recevait un décret, en vertu duquel, le Gouverneur du côté Sud de Sumatra le suspendait, lui aussi, pour cause de forfaiture. Il avait, disait-on, par pitié ou par amitié, exposé sous un faux jour, — et cela, de mauvaise foi, — l’affaire du dit contrôleur.

Je n’ai pas lu les pièces du procès, mais je sais que le sous-préfet ne connaissait le contrôleur, ni d’Ève ni d’Adam. C’était précisément pour ce motif qu’on lui avait donné la direction de cette affaire. Je sais, de plus, que c’était un homme parfaitement honorable ; et le Gouvernement n’en jugea pas d’autre façon que moi, puisque, peu de temps après, on annula la suspension, examen fait de l’affaire dans un autre district que celui du Sud de Sumatra. Le contrôleur lui-même fut réhabilité plus tard entièrement, et remis en place. Ce fut leur suspension, qui m’inspira l’épigramme suivante ; cette épigramme je la fis mettre sous la serviette du général, à l’heure de son déjeuner, par un de ses serviteurs, qui, précédemment, avait fait partie de ma maison.

Voici cette épigramme :

 » Le décret vivant de suspension, qui nous gouverne, en nous suspendant, Jean Suspend-tout, le Gouverneur Loup-garou,

Aurait volontiers suspendu sa propre conscience,

Si, depuis long-temps déjà, elle n’avait donné sa démission !

— Hé ! hé ! Monsieur Havelaar, fit Declari, voilà qui me paraît être un procédé un peu léger !

— Cela me fait cet effet, à moi aussi ! mais, il fallait pourtant bien que je fîsse quelque chose. Figurez-vous, cher ami, que je me trouvais sans un sou, que je ne recevais rien, et que je me voyais sur le point de mourir de faim, littéralement ; littéralement aussi, je l’ai échappée belle ! Je n’avais pas l’ombre d’une relation à Padang ; et, outre cela, je venais d’écrire au général, que si je crevais de misère, c’était lui que je rendais responsable de ma mort. Je lui déclarais, en post-scriptum, que je n’accepterais de secours de personne !

Il y eut plusieurs personnes habitant l’intérieur du pays, qui, apprenant la manière dont j’étais traité, m’invitèrent, à me retirer chez elles ; mais le général défendit de me donner un passeport pour aller les rejoindre. Partir pour Java m’était également défendu. J’aurais pu me sauver partout ailleurs ; et là aussi sans doute ; mais on avait une telle frayeur du redoutable et puissant général !… Ce gredin-là paraissait n’avoir qu’un seul désir : me faire crever de faim…

Cet état de choses a duré neuf mois !

— Et comment vous êtes-vous tiré de là ? Le général avait donc un troupeau de dindons ?

— Oui, mais cela ne me servit à rien… vous comprenez ?… On ne fait ces charges-là, qu’une fois. Vous me demandez ce que je faisais entre-temps ?

Eh bien ! mais, je faisais des vers ; j’écrivais des comédies… et autres choses du même tonneau.

— À Padang, on achetait donc du riz, avec ça !

— Non, mais, je n’ai pas demandé qu’on m’en vendit à ce prix là. Je… Je… Je préfère ne pas vous dire comment j’ai fait pour vivre, et comment j’ai vécu !….

Tine lui poussa le bras. Elle le savait, elle !

— Ah ! Je me rappelle, fit Dipanon ; j’ai eu quelques lignes, écrites de votre main, dans ce temps là, sur le dos de certaine quittance…

— Je sais ce que vous voulez dire. Ces lignes vous dépeignent clairement la position dans laquelle je me trouvais. À cette époque, paraissait une Revue, à laquelle je m’étais abonné. Cette Revue avait pour nom : Le Copiste. Elle était patronnée par le Gouvernement. Le rédacteur en chef était employé au secrétariat général, et à cause de cela les abonnements se versaient dans la caisse publique.

On me présenta une quittance de vingt écus ; sachant qu’on devait rendre compte de cette petite somme aux bureaux du Gouverneur, étant certain que cette quittance, impayée, devait repasser par ces mêmes bureaux, pour être, de là, retournée à Batavia, je profitai de l’occasion, et j’endossai cette pièce, d’un protêt contre ma pauvreté. Ci : le protêt en vers, rimes tant bien que mal :


» Vingt écus ! quel trésor ! Adieu, littérature !
Adieu, Copiste, adieu ! Trop malheureux destin !
Je meurs de faim, de froid, de soif, et de chagrin…
Vingt écus font, pour moi, deux mois de nourriture.
Si j’avais vingt écus… je serais mieux botté,
Mieux nourri, mieux logé ; j’en ferais bonne chère…
Il faut vivre, avant tout, soit même de misère :
Le crime fait la honte, et non la pauvreté ! »


Lorsque plus tard je vins apporter mes vingt écus à la rédaction du Copiste ; je ne devais plus rien. Il paraît que le général avait payé, lui même, ma petite dette, pour ne pas avoir d’ennui de renvoyer cette quittance illustrée, à Batavia.

Mais, que fit-il à la suite du rapt de son dindon ? c’était pourtant bien un vol !… Et de l’épigramme, qu’en advint-il ?

— Il me punit terriblement !… S’il m’avait fait comparaître devant la justice, comme coupable de manque de respect au Gouverneur du côté Sud de Sumatra, ce qui, à cette époque, avec un peu de bonne volonté eut pu être interprêté, comme un attentat contre le Gouvernement Hollandais, comme une excitation à la révolte, ou qualifié de vol sur la voie publique, il aurait montré une bonne nature. Mais non… il me punit férocement… mieux ! Il fit donner l’ordre au gardien des dindons de ne plus prendre le même chemin !… Et, quant à mon épigramme… ce fut encore bien pis ! Il n’en dit rien à personne, et n’en fit rien paraître. Voyez-vous, c’était vraiment de la cruauté !… Il m’enviait jusqu’à la plus petite apparence de martyre ; en cachant la persécution, il empêchait qu’on ne s’intéressat à mon malheureux sort ; je ne pouvais plus même mettre l’exubérance de mon esprit au service de mon infortune. Ô Declari ! Ô Dipanon ! il y avait de quoi vous dégoûter à tout jamais des dindons, et des épigrammes ! L’absence d’encouragement éteint jusqu’à la dernière étincelle du génie !…

Je n’ai plus recommencé !