Max Havelaar/XI

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Traduction par A. J. Nieuwenhuis et Henri Crisafulli.
Dentu (p. 175-200).

XI.


C’est ce qu’il me fallait prouver ! comme dirait monsieur Prudhomme. Maintenant que Louise Rosemeyer sait à quoi s’en tenir sur monsieur Prudhomme, lecteur, laissez-moi vous dire que, je considère ce chapitre-ci, comme essentiel. Pourquoi ? Tout simplement, parceque, d’après mon humble avis, il vous fera mieux connaître Havelaar. Au point où nous en sommes, il est évident que le héros de cette histoire, c’est lui.

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— Qu’est-ce que c’est que ça, chère femme ? Des cornichons et des concombres ! Au nom du ciel, ma Tine bien-aimée, ne nous donne jamais de l’acide végétal, avec des fruits ! Des concombres salés, de l’ananas salé, du potiron salé, du sel ! Du sel partout ! Du sel avec tout ce qui vient de la terre ! Du vinaigre avec le poisson et la viande… Mais, j’ai vu quelque chose d’approchant dans Liebig !…

— Mon cher Max, répondit Tine en riant, depuis combien de temps, crois-tu donc que nous soyons installés ici ? Tous ces articles-là sortent de chez madame Sloterin.

Havelaar se rappelait à peine, qu’arrivée de la veille, Tine n’avait pu, avec la meilleure volonté du monde, rien arranger ni à la cuisine, ni dans le ménage. Il lui semblait vivre à Rankas-Betoung depuis plus d’un an. N’avait-il point passé la nuit, absorbé dans la lecture des archives ? Et, son âme ne s’était-elle pas déjà assez imprégnée de tout ce qui avait rapport à Lebac, pour qu’il pût réfléchir qu’il ne s’y trouvait que depuis vingt-quatre heures ? Tine comprenait bien cela ! Elle comprenait toujours son Max.

— Ah ! Oui ! C’est vrai ; s’écria-t-il ; c’est égal, il faudra tout de même que tu lises quelque chose de Liebig ? Dipanon, avez-vous lu Liebig ?

— Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda Dipanon.

— C’est un homme qui a beaucoup écrit sur l’art de confire les cornichons. Il a aussi trouvé le moyen de changer l’herbe en laine. Comprenez-vous ?

— Pas du tout ! firent à la fois Dipanon et Declari.

— Le fait par lui-même était déjà connu. Envoyez un mouton dans la prairie… et vous verrez. Seulement il a recherché les causes de cette transformation. Il y en a, qui, de leur côté, prétendent qu’il n’en sait pas le premier mot. À présent on s’occupe de trouver le moyen de se passer du mouton, dans cette opération… Ah ! les savants !… Molière s’y connaissait… J’aime beaucoup Molière. Si vous voulez, le soir, nous aurons des séances de lecture mutuelle. Tine en fera partie aussi, mais quand le petit Max sera au lit.

Declari et Dipanon applaudirent des deux mains. Havelaar ajouta qu’il n’avait pas beaucoup de livres, mais il avait tout de même Lamartine, Thiers, Say, Malthus, Scialoja, Schiller, Gœthe, Henri Heine, Vondel, Smith, Shakspeare, Byron… Dipanon fit observer qu’il ne lisait pas l’anglais.

— Vous avez pourtant plus de trente ans ! À quoi, diantre, avez-vous employé tout votre temps ? Cela a dû bien vous gêner à Padang, où l’on parle tant anglais. Avez-vous connu une anglaise, nommée miss Œil-de-feu ?

— Non… je ne connais même pas son nom.

— Ce n’était pas précisément son nom. Nous la surnommions ainsi, à cause de l’éclat de son regard. Elle doit s’être mariée… Il y a si longtemps de cela ! Jamais, je n’ai rien vu de pareil… Si, pourtant, à Arles. Il faut aller à Arles. C’est ce que j’ai trouvé de plus beau dans tous mes voyages. À mon sens, rien ne représente mieux le beau idéal, le vrai palpable, la pureté immatérielle, qu’une belle femme… Croyez-moi, allez à Arles, et à Nîmes.

Declari, Dipanon et — je dois l’avouer — Tine elle-même ne purent s’empêcher d’éclater de rire à l’idée de faire, ex abrupto, sans dire gare, une enjambée, de l’Ouest de Java, dans le Midi de la France, à Arles ou à Nîmes.

Havelaar, qui, lui se trouvait en ce moment perché sur le sommet dé la tour, bâtie par les Sarrazins, à l’extrémité des arènes, à Arles, eut besoin de faire un violent effort d’imagination, pour comprendre la cause de ce rire intempestif, puis il reprit :

— Oui-dà… riez… riez… Un jour viendra où vous vous rendrez dans ces parages… et alors, vous ne rirez plus si fort. Je n’ai jamais rien vu de pareil, nulle part. J’étais habitué aux désillusions sur tout ce qu’on préconise d’ordinaire. Ainsi, par exemple, ces cascades dont on parle tant, et sur lesquelles on écrit tant de belles phrases, telles que celles de Tondano, de Maros, de Schaffhausen, et du Niagara… Eh bien, je me suis vu obligé de consulter mon guide pour connaître la mesure exacte de mon admiration… chute d’eau, de tant de pieds d’élévation… tant de pieds cubiques d’eau tombant par minute… La belle affaire !… Les trois quarts du temps, quand ces chiffres là sont fort élevés, le voyageur ferme son livre, s’arrête, regarde et s’écrie : Hé ! Hé !… Je ne veux plus jamais voir de cascades, du moins, je ne ferai pas un détour pour en voir une. Ces choses là ne me disent rien. Les monuments me parlent un peu plus haut, surtout quand ils me rappellent une page d’histoire quelconque. Ce sentiment là est de tout autre nature. On ressuscite le passé. On passe la revue des ombres. Parmi les ombres, il en est de hideuses. Aussi, un intérêt poignant s’y mêle-t-il quelquefois. Le sentiment du beau n’y trouve pas toujours satisfaction… mais, au moins, il n’y a pas de mélange. Même, sans invoquer l’histoire, le beau se rencontre dans quelques autres monuments ; seulement, ce beau là m’est gaté par des guides en papier, ou en chair et en os, ce qui revient au même. Ces guides détruisent tout prestige avec leur monotone description ou boniment, exemple : la chapelle que voici fut érigée par l’Évêque de Munster, en 1423… les piliers en ont 63 pieds de hauteur et reposent sur… sur je ne sais quoi, et cela m’est parfaitement égal. Ce bavardage est assommant. On sent qu’il faut avoir alors pour 63 pieds d’admiration, dans sa poche, sinon il faut se résoudre à passer pour un Vandale, ou pour un commis-voyageur. Mieux vaut garder son guide dans son étui, si c’est un guide imprimé, et le laisser à la porte, ou se taire, en cas contraire. Par malheur, on a souvent besoin de renseignements pour porter un jugement plus ou moins juste. Puis, il est difficile, en admettant qu’on puisse se passer de ces renseignements, il est difficile de trouver dans une construction, ancienne ou moderne, quelque chose de durable, quelque chose qui satisfasse notre penchant inné pour le beau, ces constructions ne se mouvant pas. Cette remarque s’applique, je crois, aussi à la sculpture et à la peinture. La nature, c’est le mouvement. La croissance, la faim, l’acte de penser ou de sentir, c’est du mouvement !… L’immobilité, c’est la mort ! Sans le mouvement, pas de douleur, pas de jouissance, pas de sensation. Essayez de vous tenir, là, sans remuer ; vous verrez comme vous ferez vite l’effet d’un fantôme sur toute personne assistant à votre essai, et même sur votre propre imagination. Même devant le tableau vivant le plus sublime, vous désirerez passer au numéro suivant, quelle que soit la force de votre première impression. Si le sentiment que vous avez du beau n’est pas satisfait par une belle chose isolée, et s’il a besoin d’une série de tableaux mouvementés, vous ne serez jamais assouvi par des œuvres artistiques. Je prétends, en conséquence, qu’une belle femme — il est bien entendu que je ne parle pas d’une belle femme immobilisée sur une toile, et plaquée dans un cadre d’or — est ce qui se rapproche le plus de l’idéal divin.

Le besoin de mouvement, dont je fais ici mention, est tellement grand, qu’on peut en juger tant soit peu, par le dégoût que vous cause une danseuse, fût-elle Essler ou Taglioni, lorsque après un pas brillant, elle se pose sur sa jambe gauche, et qu’elle adresse son plus beau ricanement à un public idolâtre.

— Oh ! voilà qui ne compte pas ! fit Dipanon, le rire final de la dite danseuse étant ce qu’il y a de plus absolument laid.

— D’accord ; mais elle ne nous le donne pas moins comme ce qu’elle a de mieux ; et cependant, dans ce qu’elle vient de faire il pouvait se trouver quelque chose de réellement beau. Elle le donne comme la pointe de son épigramme. C’est le : aux armes ! de sa Marseillaise, qu’elle vous chante avec ses pieds ; ou bien encore, c’est le murmure du saule sur la tombe de l’amour qu’elle vient de célébrer, dans ses entrechats et dans ses jetés-battus. En somme, les spectateurs ne prennent-ils pas ce sourire stéréotypé, et ce point d’arrêt pour le point culminant de la soirée, eux, qui — comme nous tous, — basent plus ou moins leur goût et leur approbation sur l’usage et sur l’habitude. La preuve de ce que j’avance là, en est dans leurs applaudissements forcenés, qui éclatent à ce moment, et rien qu’à ce moment. N’ont-ils pas l’air de s’écrier :

» Tout ce qui précédait était bien beau, aussi ; mais à cette pirouette finale, je ne puis plus contenir mon admiration ! » Vous prétendiez, mon bon Dipanon, que cette dernière pose était d’une laideur absolue ! — moi, aussi ; — eh bien ! d’où cela vient-il ? Tout juste, de ce qu’il y a cessation de mouvement : là finit le récit de la danseuse. Croyez-moi ; l’immobilité, c’est la mort !

— Mais, objecta Declari, vous chassez du cercle du beau, les cascades… Pourtant les cascades se meuvent.

— Oui, mais elles manquent d’histoire. Elles se meuvent, comme un cheval de bois, moins le va et le vient, encore ! Elles produisent un son, mais elles ne parlent pas ! Elles crient : hrrroe… hrrroe… hrrroe… et jamais autre chose ! Criez un peu pendant plus de six mille ans : hrrroe… hrrroe, et dites moi le nom de la personne qui vous remerciera du plaisir que vous lui causez ?

— Je ne l’essaierai pas ; répliqua Declari, mais je ne suis pas encore de votre avis. Ce mouvement exigé par vous, est-il donc si nécessaire ? Je vous abandonne les cascades ; mais un bon et beau tableau peut vivre, remuer, et exprimer beaucoup, ce me semble.

— Assurément, mais rien que pour un moment. Je vais essayer de vous expliquer ma pensée, par un exemple. C’est aujourd’hui le 18 février…

— Mais non ! s’écria Dipanon, nous sommes encore en janvier.

— Non… non… c’est aujourd’hui le 18 Février 1587, et vous êtes enfermé au château de Fotheringay…

— Moi ! demanda Declari, qui croyait avoir mal entendu.

— Oui, vous. Vous vous ennuyez et vous cherchez une distraction. Là, dans cette muraille, se trouve une ouverture, mais elle est placée trop haut pour que vous puissiez regarder au dehors. Vous voulez pourtant y arriver. Vous mettez votre table sous la dite ouverture, et sur la table une chaise boiteuse, n’ayant que trois pieds, et encore sur ces trois pieds le troisième n’étant que peu solide. Jadis, il vous en souvient, vous avez vu, dans une kermesse, un acrobate entasser sept chaises l’une sur l’autre, et se poser la tête en bas sur la dernière. L’amour propre et l’ennui vous poussant à faire quelque chose de semblable, vous montez, en chancelant sur votre chaise boiteuse, vous, touchez à votre but, vous jetez un coup d’œil à travers l’ouverture et vous vous écriez : ô mon Dieu !… Cela dit, vous tombez. Pouvez-vous me dire, à présent, pourquoi vous vous êtes écrié : ô mon Dieu !… et pourquoi vous venez de tomber ?

— Probablement parceque le troisième pied venait de se casser !… répondit sentencieusement Dipanon.

— Oui, le pied s’était brisé, sans doute, mais là ne se trouve pas la cause de votre chute. Si ce pied s’est cassé, c’est parce que vous êtes tombé. Devant tout autre ouverture, fenêtre, œil de bœuf ou jour de souffrance vous seriez resté, solide, sur cette chaise, une année durant ; mais, en l’occurrence présente, vous deviez fatalement tomber, même si cette chaise avait été pourvue de treize pieds, vous seriez tombé, oui, tombé, même en ayant vos deux jambes arc-boutées sur le sol !…

— Allons ! Dit gaîment Declari ! J’en prends mon parti. Vous vous êtes mis en tête de me jeter, coûte que coûte, les quatre fers en l’air. Me voilà, donc, par terre, étendu tout de mon long… mais, si je sais pourquoi, par exemple !…

— Mon ami, c’est pourtant bien simple. Une fois grimpé sur votre piédestal, vous avez regardé à travers l’ouverture, et qu’avez-vous vu ? Une femme vêtue de noir, agenouillée devant un billot. Elle courbait la tête ; son cou, blanc comme la neige, se détachait de la draperie de velours noir. Un homme, debout, sa longue et lourde hache à la main, fixait les yeux sur ce cou si blanc… Il cherchait, dans sa pensée, la courbe rapide que sa hache allait décrire pour passer… là… à travers ces vertèbres délicates… pour y passer avec force et précision… et alors… ma foi, alors vous êtes tombé !… Vous êtes tombé, parce que vous avez vu tout cela, et c’est à cause de cela que vous vous êtes écrié : ô mon Dieu ! À cause de cela seulement, et non par ce qu’il manquait un pied à votre chaise.

Et bien longtemps après votre sortie de Fotheringay, une fois libre grâce à l’intercession d’un vôtre cousin, ou grâce à l’ennui que vos persécuteurs ressentaient de vous y nourrir, toute votre vie, comme on nourrit un serin dans sa cage, bien longtemps après, oui, aujourd’hui encore, vous rêvez tout éveillé, de cette femme ; parfois, la nuit, dans votre sommeil, vous vous levez en sursaut, et vous retombez lourdement sur votre matelas, en voulant arrêter le bras du bourreau ! Est-ce vrai, cela ?

— Je veux bien le croire, mais je ne puis l’affirmer, n’ayant jamais regardé par un soupirail, à Fotheringay.

— Très bien ; moi, non plus ; mais je prends maintenant un tableau qui représente le supplice et la mort de Marie Stuart. Supposons que ce soit un chef d’œuvre, un tableau parlant. Le voilà, dans un cadre doré, accroché, à un fort clou, au moyen d’un cordon rouge, si cette couleur-là vous plaît… Je sais ce que vous allez me dire ! Non… vous ne voyez pas le cadre, vous oubliez même que vous avez remis votre canne au vestiaire, vous oubliez votre propre nom, votre enfant, vous oubliez jusqu’au bonnet de police, nouveau modèle, donc, vous oubliez tout !… pour ne voir qu’un tableau !… Vous contemplez, sur cette toile, la même Marie Stuart, dans la même situation qu’à Fotheringay. La pose du bourreau y est conforme à la réalité ; je veux bien aller jusqu’à vous faire étendre le bras pour empêcher la hache de tomber ! Je consens à vous permettre de vous écrier : mais, laissez donc vivre cette femme ! laissez la se repentir ! Vous voyez que je vous fais beau jeu, en vous mettant sous les yeux un tableau exécuté de main de maître.

— Bon !.. alors, où voulez-vous en venir ?

Mon impression, dans ce cas là, est tout aussi frappante que si je me trouvais à Fotheringay !

— Pas le moins du monde, parceque vous n’êtes pas grimpé sur une chaise à trois pieds. Là, vous prenez un siège à quatre pieds, un fauteuil, si mieux vous aimez, vous vous installez commodément devant le tableau pour en jouir, à votre aise et tout votre soûl : — oui, on jouit à la vue de ces horreurs là ! — Voyons, répondez-moi, quelle est votre impression ?

— Mais une impression de frayeur, d’angoisse, d’émotion, de pitié, tout comme lorsque je regardais à travers le trou de ma prison. Vous supposez le tableau parfait.. Il faut donc qu’il me produise le même effet que la réalité.

— Non. Je ne vous donne pas deux minutes pour ressentir une violente douleur à votre bras droit. Et cette douleur n’aura pas d’autre cause que votre sympathie pour ce malheureux bourreau, forcé de se tenir si longtemps, immobile, ce lourd morceau d’acier au poing…

— De la sympathie pour le bourreau !

— Oui, la même sympathie, la même compassion que pour la condamnée, pour cette pauvre femme, qui se tient là, accroupie devant le billot, depuis si longtemps, dans une pose incommode, et dans une disposition d’esprit insoutenable ! Vous vous sentez bien encore de la pitié pour elle, non parce qu’on la décapite, mais parce qu’on fait tant durer le plaisir avant de la décapiter ! Et, si vous étiez à même de parler en sa faveur, en supposant que vous voulussiez vous mêler de l’affaire, vous ne pousseriez qu’une seule exclamation : » pour Dieu, bourreau, frappe donc ! elle attend ! » Puis, plus tard, si vous revoyez cette peinture, et si vous êtes destiné à la revoir souvent, votre première impression sera : » ah ! ça ! cette histoire n’est pas encore finie ! comment ? ils sont encore là ! lui, toujours debout ! et elle, toujours à genoux !

— Mais, enfin, quel mouvement rencontrez-vous donc dans la beauté des Arlésiennes ? demanda Dipanon.

— Oh ! c’est bien autre chose ! ça ! dans leurs traits il y a la fin d’une histoire. Sur leurs fronts, Carthage me réapparaît florissante, et lançant ses navires sur toutes les mers… écoutez le serment d’Annibal… les voilà, qui, à l’aide de leurs longs cheveux, tressent des cordes pour les arcs de leurs frères, et de leurs époux… regardez la ville en flammes !…

— Max ! Max ! Je crois que tu as laissé ton cœur à Arles ! lui dit Tine, qui le taquinait de temps à autre.

— Oui… pour un moment… Mais je l’ai rattrapé, et rapporté sur moi. Comprenez-moi bien. Je ne dis pas : j’ai vu là-bas telle ou telle femme d’une beauté rare, non. Elles étaient toutes belles ; il était donc impossible de s’en éprendre pour tout de bon. La seconde distançait la première dans mon admiration ; en ces moments là, je pensais vraiment à Caligula ou à Tibère, — je ne sais plus lequel des deux — qui, au dire des reporters de ce temps là, souhaitait une seule tête au genre humain. Moi aussi, je désirais, qu’à Arles, toutes les femmes…

— Ne possédassent qu’une tête ?

— Oui.

— Pour la couper.

— Non, pour la baiser… sur le front !… sur le front, grand Dieu ! et encore ! non ? ce n’est pas cela… pour la regarder nuit et jour, pour en rêver et pour… être bon !

Declari et Dipanon cherchaient à comprendre cette conclusion aussi étrange que nouvelle. Max ne s’aperçut pas de leur ébahissement, et il continua :

— Leurs traits étaient d’une telle noblesse qu’on ressentait une sorte de honte de n’être qu’un homme !.. et non une étincelle… un rayon !… non, ce serait encore de la matière… une pensée oui… une pensée ! — Mais, tout à-coup un frère ou un père surgissait, et se plaçait à leurs côtés… Oui, ces femmes avaient des frères et des pères… et Dieu me pardonne… il me semble bien en avoir vu une qui se mouchait !…

— Je savais bien que tu finirais par tirer une ligne noire sur ce joli dessin ! fit Tine.

— Est-ce ma faute ? Moi, j’aurais préféré la voir tomber raide-morte ! Une pareille profanation ? Est-ce permis ? Est-ce acceptable ?

— Mais, Monsieur Havelaar, si la fille, dont vous parlez, était enrhumée… il fallait pourtant bien… s’écria Dipanon.

— Il ne fallait pas qu’elle fût enrhumée avec un nez comme le sien !

— Oui, mais…

Le diable s’en mêla. Tine se mit à éternuer… et avant même d’y penser, instinctivement elle se moucha.

— Cher Max, tu ne m’en veux pas ? fit-elle, se retenant de toutes ses forces pour ne pas rire aux éclats.

Il ne répondit rien ; et folie ou non, il n’était pas content le moins du monde. Ce qu’il y eut de plus étrange en cela, c’est que Tine se réjouit fort de sa mauvaise humeur. Elle était ravie de voir qu’il se montrât plus exigeant avec elle, qu’avec les belles Phocéennes d’Arles ; et pourtant elle n’avait pas tant de raisons que cela, d’être fière de son nez.

Declari pensait de plus en plus que Havelaar était, pour le moins, toqué… et franchement on n’avait pas trop le droit de lui reprocher cette opinion, en réfléchissant à l’irritation momentanée qui se lisait sur les traits de Havelaar, après cet éternuement. Aurait-il donc voulu que Tine ne se mouchât point ! — Non, mais Havelaar revenait de Carthage, et il lisait, avec sa rapidité ordinaire, qui était réellement extraordinaire quand son esprit ne courait pas la prétantaine, il lisait sur la physionomie de ses hôtes les deux axiomes suivants :

1°. Ne pas vouloir que sa femme se mouche est l’acte d’un fou.

2°. On peut à la rigueur exiger qu’un nez grec ne se mouche pas ; mais il est absurde d’en demander tout autant au nez de madame Havelaar qui ressemble à une pomme de terre, comme une goutte d’eau ressemble à une autre goutte d’eau.

Havelaar ne daigna pas faire attention à l’axiome n°. 1… mais, le numéro 2, quoique ses hôtes se fussent bien gardés d’en exprimer la première syllabe, le fit s’écrier :

— Je vais vous expliquer cela, moi. Tine est…

— Mon cher Max ! fit Tine d’un air suppliant, qui signifiait : ne va pas raconter à ces messieurs pourquoi tu n’admets pas que je puisse m’enrhumer !…

Havelaar comprit sa Tine à demi-mot, car il répondit immédiatement :

— Bon, mon enfant, Bon ! Mais je vous parie ce que vous voudrez, messieurs, que vous vous trompez, tous les deux, dans votre façon de juger les gens qui prétendent arriver à l’imperfection matérielle !

Pour le coup, ses hôtes n’avaient jamais, au grand jamais, entendu parler de ce genre de prétention là ! Il continua :

— J’ai connu à Sumatra une jeune fille, l’enfant d’un chef de tribu… Eh bien, à mon sens, elle n’avait pas le droit de prétendre à cette imperfection. Je l’ai vue tomber à l’eau, dans un naufrage.. Étant aussi humain que n’importe qui, j’ai fait mon possible pour l’en retirer, et pour la ramener à terre.

— Ah ! ça ! fallait-il donc qu’elle volât, comme une mouette !

— Certes, oui… non… Ce n’est pas ce que je veux dire !.. Enfin, elle n’aurait pas dû avoir un corps, comme vous et moi ! Voulez-vous que je vous raconte comment j’ai fait sa connaissance ? C’était en 1842 ; j’étais contrôleur, à Natal. Êtes-vous allé par là, Dipanon ?

— Oui.

— Vous savez alors, mon cher, que dans la contrée de Natal on cultive le poivre. Les plantations de poivriers se trouvent à Taloh-Baleh, au nord de Natal, sur les bords de la mer. Je devais les inspecter, et comme je ne me connaissais pas en poivre, je pris, dans ma pirogue, un chef de tribu, fort expert en ce genre de denrées. Sa fille, une enfant de treize ans, nous accompagnait. Nous faisions voile le long des côtes.. et c’était ennuyeux, oh ! mais ennuyeux au possible !

— Et c’est alors que vous avez fait naufrage !

— Mais non ; il faisait beau.. trop beau ! Le naufrage en question n’eut lieu que beaucoup plus tard… autrement, je ne me serais pas ennuyé. Ainsi, nous faisions voile le long des côtes, et la chaleur était étouffante. Une promenade comme celle là n’offre que peu de distractions. En outre, je me trouvais dans une disposition d’esprit assez triste, à laquelle plus d’une cause contribuait. D’abord j’avais un amour malheureux au cœur… à cette époque, c’était mon pain quotidien ! — puis, j’étais en proie à une crise d’ambition ! Je me faisais roi et l’on me détrônait ! Je montais sur une tour, et j’en tombais la tête la première ! Vous dire la cause de ces rêveries, est inutile ! Passons ! Somme toute, je voyageais dans cette pirogue, en proie à une humeur de dogue, et faisant une mine rien moins que gracieuse. Comme disent les Allemands, il valait mieux me laisser que me prendre ! Entre autres choses, je me disais à part moi qu’il n’y avait aucune raison de me faire inspecter des plantations de poivriers, et que depuis longtemps j’aurais dû être nommé gouverneur d’un système solaire.

Ensuite, mettre un esprit comme le mien, dans une pirogue, avec ce chef stupide et sa progéniture, me semblait un assassinat moral.

Je dois vous dire, néanmoins, que d’ordinaire j’aimais assez les chefs malais, et je m’entendais avec eux. Ils ont assez de qualités pour que je les préfère aux grands de Java. Je sais bien, mon cher Dipanon, que, là dessus, vous ne tombez pas d’accord avec moi… du reste, vous n’êtes pas le seul… Il y en a peu qui m’accordent ce point là… Mais, pour le moment, nous le laisserons de côté… et je reprends :

Si j’avais entrepris ce voyage un autre jour, un jour où je ne me serais pas mis martel en tête, il est probable que j’aurais immédiatement entamé une conversation avec ce chef ; peut-être même me fussé-je dit qu’il en valait bien la peine. Dans ce cas là, je me serais aussi adressé à la jeune fille, et cela m’eut, sans doute, occupé, distrait, amusé… les enfants ont toujours quelque chose d’original dans leur manière de parler… quoique, après tout, je fusse encore trop enfant, moi-même, pour m’intéresser à l’originalité d’un être quelconque !… Aujourd’hui, il n’en est plus ainsi. J’étudie, à présent, chaque fille de treize ans, comme j’étudierais un manuscrit, écrit sans, ou avec très peu de ratures. Surprendre un auteur, dans son négligé du matin, c’est souvent curieux et plaisant.

La jeune fille faisait un collier, au moyen de perles qu’elle enfilait les unes après les autres. Elle prêtait toute son attention à cette grave affaire. Vous comprenez… trois perles rouges, puis une noire !… trois autres rouges… une autre noire !… et ainsi de suite. C’était superbe ! Elle s’appelait : Si Oepi Keteh. À Sumatra, cela signifie : la petite demoiselle. Vous, Dipanon, vous le savez.. mais Declari a toujours servi, à Java, lui. Elle s’appelait donc Si Oepi Keteh, mais dans mon for-intérieur je la nommais : pauvre petite bête !… ou pauvre chatte ! tant je la croyais d’une essence inférieure à la mienne ! Le jour s’enfuit ; la nuit tomba ; adieu, les perles ! La terre glissa et disparut peu à peu, à notre droite ; et le géant des montagnes, l’Ophir, se rapetissa de plus en plus, derrière nous. À notre gauche, au dessus de l’immense et vaste mer qui s’étend jusqu’à Madagascar, et qui mouille les côtes de l’Afrique, le soleil descendit, et rafraîchit ses rayons dans ses eaux profondes.

— Diantre ! la belle chose !

— Quelle chose ? le soleil ?

— Non pas.

— Ah ! oui… j’oubliais… il faut me pardonner… dans ce temps là, j’étais poëte à mes heures… je faisais des vers… c’était sublime… écoutez plutôt :


» Vous demandez pourquoi l’Océan,
Qui mouille les côtes de Natal,
Ailleurs est engageant et doux,
Tandis que dans la rade de Natal il mugit,
Écume et s’agite sans cesse !…

Vous interrogez le jeune pêcheur :
Sans se soucier de vos questions,
Son œil foncé, se tourne
Vers l’horizon, sans fin,
Vers l’Ouest, fort éloigné.

Son regard devient sombre ;
Il regarde l’Ouest en face…
Il signale et montre, autour de vous,
De l’eau, de l’eau, dans le lointain,
La mer, rien que la mer !

Voilà pourquoi l’Océan
Y bat la plage impétueusement
Rien que la mer devant vous !
De l’eau, de l’eau, rien que de l’eau,
Jusqu’au rivage de Madagascar !…

Oui, mainte offrande fut
Sacrifiée à l’Océan !
Plus d’un cri poussé par le naufragé,
Dernier adieu jeté à la femme ou à l’enfant,
Ne monta que vers Dieu !

Bien des fois, un bras crispé
Sortit de la mer
Cherchant une épave,
Et à défaut d’appui,
S’enfonça et disparut, pour toujours !

— J’ai oublié le reste !… ajouta Havelaar.

— Vous pourriez le retrouver en le demandant à Soldier, votre clerc ; à Natal, il l’a, dit Dipanon.

— D’où peut-il l’avoir, lui ? demanda Havelaar.

— Il l’aura ramassé dans votre panier. Mais, pour sûr, il l’a. Cela ne continue-t-il pas la légende du premier péché qui fit couler bas l’île derrière laquelle s’abritait la rade de Natal ? L’histoire de Djiwa et de ses deux frères ?

— Oui, vous avez raison. Pourtant, cette légende n’était pas une légende. C’était une parabole de mon invention… cela deviendra une légende, peut-être, — mais pas avant une centaine d’années — si Soldier le récite, le raconte et le chante partout. C’est ainsi que toutes les mythologies ont commencé. Djiwa, c’est l’âme, comme vous savez. Moi, de cette âme, de cet esprit, de ce quelque chose d’insubstantiel, je fis une femme, Ève, c’est-à dire, la matière indispensable et nuisible.

— Eh bien ! Max, où en est notre petite demoiselle, avec ses perles ? demanda Tine.

— Les perles étaient serrées. Six heures venaient de sonner à ma montre, et là, sous la ligne équinoxiale — vous le savez, Natal est situé à quelques minutes du Nord, quand je me rendais, par terre, à Ayer-Bangie, je passais la ligne, à cheval ; et ce n’était pas commode, vraiment ! — là, six heures ouvraient la porte aux pensées nocturnes. La nuit, le soir même, un homme est toujours meilleur, ou moins méchant, que le matin. J’ai remarqué cela, et c’est tout naturel. Le matin, on se tient serré, comme disent les Allemands ; on est huissier, contrôleur, ou… non, en voilà assez… cela suffit ! Un huissier se tient donc serré pour faire rigidement son devoir, pendant toute la journée… Et quel devoir, Grand Dieu ! Que de douleurs, que de colères, que de malédictions sa vue fait surgir !… Un contrôleur, — et cela soit dit sans comparaison aucune, mon cher Dipanon, — un contrôleur se frotte les yeux, il a peur de rencontrer le nouveau sous-préfet qui sans doute cherche à s’attribuer une supériorité ridicule, étant son ancien dans le service, de deux ou trois laides années. Il en a entendu dire tant de singularités de ce prétentieux sous-préfet, lors de son administration à Sumatra, n’est-il pas vrai ? Ou bien encore, ce jour là, il est chargé de mesurer des terrains, et il se tâte, il chancelle entre son honnêteté… — mon cher Declari, vous êtes militaire, et par conséquent vous n’êtes pas obligé de savoir qu’il existe des contrôleurs honnêtes ; — il balance donc entre cette honnêteté et la crainte que tel ou tel chef lui reprenne son cheval gris pommelé, le meillenr trotteur du pays ! Ce jour là, encore, peut-être, lui faut-il répondre catégoriquement : oui ou non, à une missive numérotée.

En un mot, le matin, au réveil, le monde vous tombe sur le cœur… et c’est un poids bien lourd pour un cœur, quelque solide qu’il soit.

Le soir, il y a trève. On se repose.

Il y a dix heures pleines, entières, entre le moment présent et le moment où vous remettrez votre habit. Dix heures ! Trente six mille secondes, pendant lesquelles vous avez le droit de vivre et d’être un homme. Cela sourit à tout le monde. C’est le moment où j’espère mourir… De la sorte j’arriverai là-bas, la bouche en cœur, et l’air gracieux. C’est le moment où ma femme retrouvera dans mes traits un souvenir de ce qui me la gagna, le jour où elle me jeta… non… pardon… où elle me laissa ce mouchoir, marqué à son chiffre E… et brodé de ses armes.

— Oui, le jour, où elle n’avait pas encore conquis le droit de s’enrhumer à son aise ! fit Tine malicieusement.

— Tine, ne me taquine pas, je t’en supplie. Je veux dire seulement que le soir on est plus sentimental.

Donc, le soleil disparaissant, j’étais devenu meilleur ; et comme première preuve de cette amélioration, je me mis à dire à la petite demoiselle :

— Il va faire très frais, tout à l’heure !

— Oui, monsieur ! me répondit-elle. J’abaissai encore plus ma grandeur, et j’entrai sérieusement en conversation avec cette pauvre petite créature. J’avais d’autant plus de mérite qu’elle ne me répondait que par monosyllabes. J’avais donc toujours raison. À la longue c’est peu drôle, et peu amusant, fût-on le cuistre le plus pédant, parmi les cuistres et les pédants.

— Cela te plairait-il de retourner à Taloh-Baleh : lui demandai-je.

— Comme monsieur l’ordonnera.

— Non, je te demande si un voyage comme celui-là te ferait plaisir, te serait agréable ?

— Si mon père le désire ! répondit-elle. Voyons, messieurs, franchement, n’y avait-il pas de quoi devenir enragé ? Le soleil venait de se coucher, et je me sentais assez bien disposé pour ne pas me laisser rebuter par tant de stupidité.

Je crois, plutôt, que je commençais à prendre plaisir à entendre ma voix. Entre nous, il n’y a pas d’homme qui ne s’écoute parler volontiers. Puis, en tenant compte de mon mutisme absolu de toute la journée, maintenant que je me décidais à parler, je me croyais en droit d’exiger mieux que les sottes réponses de Si Oepi Keteh.

Il me vint une idée.

Je vais lui raconter quelque chose, me dis-je. J’écouterai en même temps qu’elle, et je n’aurai pas besoin qu’elle me réponde. Vous savez, n’est ce pas, que lorsqu’on décharge un navire, le ballot de sucre, embarqué le dernier, en sort le premier. Eh bien ! nous autres aussi, nous déchargerons le conte ou l’histoire que nous avons embarquée, en dernier lieu.. Je venais de lire, dans la Revue des Indes Hollandaises, un conte de Jeronimus, intitulé : Le tailleur de pierres javanais. Ce Jeronimus, croyez moi, a écrit des choses charmantes. Avez-vous lu sa Vente publique dans une maison mortuaire ? Et ses Tombes ? et surtout : La charrette de Java ? Je vous donnerai tout cela.

Donc, je venais de lire : Le tailleur de pierres javanais… Ah ! tenez, maintenant je me rappelle comment je me suis lancé à corps perdu dans ce petit poëme où je laissais errer, assez follement du reste, l’œil inquiet de mon jeune pêcheur. Enchaînement d’idées, pas autre chose qu’un enchaînement d’idées ! Mon énervement, mon exaspération provenaient, ce jour là, du danger qu’on court dans la rade de Natal… Vous savez, mon ami, que pas un vaisseau de guerre n’ose y mouiller, surtout au mois de juillet… Oui, Declari, le vent d’ouest y fait rage en juillet, précisément en sens inverse de nos parages. Eh bien, le danger qu’on courait dans cette rade maudite s’enchaînait aux froissements de mon ambition, et cette ambition se reliait à son tour au poëme de Djiwa. À plusieurs reprises j’avais proposé, au préfet, de construire une digue, à Natal. Je voulais tout au moins y établir un port de refuge, à l’embouchure du fleuve pour aider, pour créer le commerce dans le district de Natal. Ce n’était ni du temps, ni de l’argent perdu, Natal reliant l’importante contrée de Battah à la mer. Un million et demi d’habitants ne savaient véritablement pas quel chemin faire prendre à leurs produits, la rade de Natal étant — et à juste titre — aussi mal famée. Ces propositions ne furent pas approuvées par le préfet, ou tout au moins, il prétendit que le Gouvernement ne les approuverait pas. Vous savez, mes amis, que les préfets ne proposent jamais que ce qui, d’après eux, doit plaire au Gouvernement. La construction d’un port à Natal était, en principe, contraire au système de fermeture adopté par le Gouverneur. Loin d’y attirer la navigation, on défendait d’admettre en rade, même des navires de long cours, à moins cependant qu’il ne se présentât un cas de force majeure.

Si, par hasard on faisait exception pour un navire, c’était pour un baleinier américain, ou pour des Français portant cargaison de poivre, et ramenant leurs chargements de petits empires, plus ou moins indépendants, situés dans la région septentrionale. En ces cas là, je me faisais toujours adresser, par le capitaine, une lettre dans laquelle il demandait la permission de renouveler sa provision d’eau douce.

L’irritation que je ressentais en voyant échouer tous mes efforts, au sujet de ce port, si utile à Natal, ou, si vous voulez, mon orgueil froissé à l’idée qu’il ne m’était pas possible de réaliser ce projet, tout cela se joignant au rejet de ma candidature, concernant l’organisation d’un système solaire, tout cela me rendait ce jour là particulièrement désagréable. Je repris mes sens et mon sang-froid au coucher du soleil, en un mot, je me rétablis ; le mécontentement n’est-il pas une vraie maladie. Or, cette maladie m’avait remis en tête l’histoire du tailleur de pierres javanais ; et il se peut bien qu’alors je me sois mis à penser cette histoire tout haut, en me persuadant que je le faisais uniquement par bienveillance pour cette enfant. En somme, c’était la dernière goutte d’une potion nécessaire, et bienfaisante que j’avalais là. Cette enfant me guérissait, sans s’en douter, du moins pour quelques jours. Voici, ce que je lui racontai :

— Oepi, il y avait un homme, qui cassait des pierres, ou plutôt, qui les taillait dans un rocher. Son travail était plus que rude, et il travaillait beaucoup ; mais il gagnait peu, et il n’était ni content, ni heureux.

Il soupirait à cause de la fatigue que lui causait ce dur labeur, et de temps à autre, il s’écriait : Ah ! si j’étais riche je me reposerais sur un beau lit avec une couverture de soie rouge.

Et un ange descendit du ciel, qui lui dit :

— Qu’il soit fait selon votre désir.

Et il fut riche, et il se reposa sur un divan aux tentures de soie rouge.

Mais le roi du pays passa. Il était dans un superbe carrosse de gala, précédé de nombreux cavaliers. Derrière lui venait une autre troupe de gens à cheval, et l’on tenait le dais d’or au-dessus de sa tête.

L’homme riche, en voyant cela, se mit à se désespérer de ce qu’il n’avait pas le droit de se faire tenir un dais d’or au-dessus de sa tête ; et il n’était ni content, ni heureux.

Il soupirait sans cesse, s’écriant :

Je voudrais être roi !

Et l’ange redescendit du ciel, lui disant :

— Qu’il soit fait selon votre désir !

Et il fut roi. Devant et derrière son carrosse chevaucha une nuée de cavaliers, et il se pavana sous le dais d’or.

Mais le soleil rayonnait, brûlant la terre, et desséchant l’herbe des prés.

Le roi se plaignit de ce que le soleil lui brûlait le visage, et de ce qu’il avait une plus grande puissance que la sienne. Et il n’était ni plus content, ni plus heureux.

Il soupira de nouveau, s’écriant :

— Je voudrais être le soleil !

Et l’ange redescendit sur la terre lui disant :

— Qu’il soit fait selon votre désir !

Le roi devint soleil. Il lança ses rayons en haut, en bas, à droite, à gauche, partout. Il dessécha l’herbe des prairies, il brûla le visage des rois. Mais, un nuage intercepta sa lumière, et ses rayons rebondirent sur le nuage.

Alors, il entra en fureur, en face de cette résistance, et il maudit le nuage qui était plus fort que lui. Il n’était, derechef, ni content, ni heureux. Il voulait avoir la puissance, et la force de ce nuage.

l’Ange redescendit, et lui dit encore :

— Qu’il soit fait selon votre désir.

Il devint nuage, et se plaça entre le soleil et la terre ; il intercepta les rayons du soleil, et l’herbe reverdit.

Mais, le nuage se fondit, il devint goutte, il devint pluie, et ses eaux firent enfler les rivières, et ses tourbillons enlevèrent les troupeaux, et sa masse liquide dévasta les champs ; puis il tomba sur un rocher, mais le rocher ne recula, ni ne céda, d’un pouce.

Alors il entra en fureur de nouveau, parce que le rocher ne lui cédait pas, et qu’il arrêtait la force de son courant. Et il n’était ni content, ni heureux.

Il s’écria :

— Ce rocher est plus fort que moi ; je voudrais être rocher.

Et l’ange redescendit, lui disant :

— Qu’il soit fait selon votre désir.

Il devint rocher, et ne broncha plus, bravant les rayons du soleil, et les torrents de pluie.

Mais, un homme vint, muni d’un pic, et d’un ciseau pointu, ainsi que d’un lourd marteau, et il se mit à tailler les pierres du rocher.

Et le rocher s’écria :

— Quoi ! Cet homme est plus puissant que moi ! Il arrache, il taille, il brise tout en moi, et autour de moi, il met mon corps en morceaux !

Et il n’était ni content, ni heureux ! Enfin, il s’écria :

— Je suis plus faible que cet homme… je voudrais être lui.

L’ange redescendit du ciel, et lui répondit :

— Qu’il soit fait selon votre désir ? Et il redevint tailleur de pierres.

Et il tailla la pierre du rocher, à l’aide d’un rude travail, et il ne reçut qu’un mince salaire pour prix de ses efforts.

Et il fut content et heureux !

— C’est très gentil ce conte là, dit Declari, mais, cela n’empêche pas qu’il faut nous prouver que cette petite Oepi était impondérable.

— Non. je ne vous dois pas cette preuve. Je ne vous l’ai pas promise. J’ai seulement voulu vous raconter de quelle manière j’avais fait sa connaissance. — Mon conte terminé, je lui demandai : Et toi, Oepi, que choisirais-tu, si un ange du ciel venait te demander ce que tu désires ?

— Moi, Monsieur, je le prierais de me mener vers Dieu.

— N’est-ce pas ravissant ? demanda Tine à ses hôtes, qui trouvaient peut-être ce conte insensé.

Havelaar se leva de table, et s’essuya le front.


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