Max Havelaar/XX

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Traduction par A. J. Nieuwenhuis et Henri Crisafulli.
Dentu (p. 181-203).


XX


La nuit tombait.

Tine lisait, assise dans la galerie intérieure, et Havelaar dessinait un patron de broderie ; le petit Max arrangeait un jeu de patience, et se mit à crier, comme un beau diable, parcequ’il ne parvenait pas à trouver le corsage rouge de la dame qu’il reconstruisait.

— Est-ce bien ainsi, Tine ? demanda Havelaar ; regardez, j’ai fait cette palme un peu plus grande… n’est-ce pas là ce qu’on appelle la ligne de beauté, de Hogarth ?

— Oui, Max, mais, les œillets sont trop rapprochés les uns des autres.

— Comment ? Et ceux-ci, alors ?… Max, fais-moi voir ton pantalon. Tiens ! pourquoi as-tu mis celui-là ? Ah ! je me rappelle où tu as commencé cette broderie, Tine…

— Moi, non. Où cela, donc ?

— C’était à la Haye, à l’époque où Max était malade. Nous étions si effrayés ! Le médecin prétendait que notre enfant avait la tête d’une forme si singulière que nous devions prendre les plus grands soins pour lui éviter une congestion cérébrale. C’est alors que tu t’es mise à faire cette broderie.

Tine se leva, et embrassa le petit.

— J’ai son ventre… j’ai son ventre ! se mit à crier celui-ci tout en sautant gaîment, et voilà ma dame rouge, qui est complète !..

— Qui est-ce qui entend sonner l’heure ? fit la mère, en ce moment.

— Moi ! répondit le petit Max.

— Et qu’est-ce que ça signifie, s’il vous plaît ?

— Ça signifie qu’il est l’heure d’aller me coucher… mais, c’est que je n’ai pas encore mangé.

— Oh ! on va te donner à manger… sois tranquille.

Elle se leva, elle sortit, et lui rapporta le souper, frugal et simple, qu’elle venait d’aller chercher dans sa chambre.

Ce souper devait être bien serré dans une armoire ; dieu sait le nombre de serrures que Tine venait d’ouvrir, et de fermer !

— Que lui donnes-tu là ? demanda Havelaar.

— Oh ! ne crains rien… c’est du biscuit que nous avons rapporté de Batavia, dans une boîte en fer blanc… le biscuit, et le sucre sont toujours sous clef.

La pensée de Havelaar retourna vers le point d’où elle avait pris son essor.

— Sais-tu bien, continua-t-il, que nous n’avons pas encore payé la note de ce médecin… ah ! les temps sont très durs !

— Mon cher Max, nous vivons ici avec tant d’économie, qu’avant peu nous pourrons tout payer. Puis, tu seras préfet un de ces jours, et alors tout sera réglé facilement.

— C’est justement cela, qui me rend si triste ! répondit Havelaar. Je quitterai Lebac à contre-cœur. Je vais te dire pourquoi. Ne penses-tu pas que nous sommes bien plus attachés à notre Max depuis qu’il a été malade ? Eh bien ! il en est de même pour Lebac ; j’aimerai bien mieux ce pauvre pays quand je l’aurai guéri du cancer dont il souffre depuis tant d’années. L’idée de mon avancement m’effraie. On ne peut se passer de moi, ici. Pourtant, d’autre part, quand je songe que nous avons des dettes…

— Tout s’arrangera, va ! Et puis, Max, quand tu partirais aujourd’hui d’ici, un jour ou l’autre, tu seras à même de venir en aide à Lebac… le jour où tu seras Gouverneur-général. Havelaar dessinait toujours, il dessinait nerveusement, et des lignes bizarres, des traits violemment superposés s’échappaient de sa main ; il y avait de la colère dans son dessin ; les œillets tracés par son crayon étaient anguleux et menaçants, ils s’entremordaient…

Tine comprit qu’elle s’était mal exprimée.

— Cher Max, reprit-elle avec une grande douceur…

— Sacré mille noms de !… Faut-il que tous ces malheureux crèvent de faim !… Est-ce que tu manges du sable ? Est-ce que tu bois tes larmes, toi ?

— Mon cher Max…

Mais, il bondit sur ses pieds, il repoussa le siège sur lequel il était assis, et, ce soir-là, il ne fut plus question de dessiner.

Il fit cent tours de promenade dans la galerie intérieure, puis, revenant sur ses pas, il dit à Tine sur un ton qui eût paru âpre et dur à tout autre qu’à elle : maudite soit cette tiédeur, cette lâche tiédeur ! voilà un mois que je crie, et que je demande justice ! voilà un mois que j’attends, et pendant ce temps-là ce pauvre peuple souffre cruellement ! le Prince-Régent est convaincu que personne n’osera se mesurer avec lui !… regarde… tiens !… regarde…

Il courut à son bureau, et revint vers sa femme, une lettre à la main ; cette lettre je l’ai devant moi, lecteur !

— Regarde ! s’écria-t-il, dans cette lettre il ose me faire des propositions, au sujet du genre de travail qu’il veut imposer aux hommes qu’il a convoqués illégalement ! N’est-ce pas une impudence, qui passe toutes les bornes ! Et sais-tu de qui il s’agit, là ? Il y a là-dedans un tas de femmes, et de petits enfants, de mères avec leurs nourrissons, de femmes enceintes, qui sont amenées de Parang-Koudjang au chef-lieu pour travailler à son profit ! Des hommes, il n’y en a plus ! Et elles n’ont rien à manger, et elles dorment sur la dure, et elles se nourrissent de sable !… Va donc manger du sable avec elles !… Faut-il qu’elles vivent ainsi jusqu’au moment où l’on voudra bien me nommer Gouverneur-général ! Sacré mille noms de noms !…

Tine savait parfaitement à qui Max en avait en lui parlant si durement, à elle qu’il aimait tant !

— Et, continua Havelaar, tout cela est mon affaire ! Cela me regarde personnellement ! Il y a, en ce moment, de pauvres êtres, qui rôdent, là, dehors, et qui se disent, en voyant la lumière de nos lampes : » Là réside le misérable qui devrait nous protéger ! Il est assis, là, bien tranquillement, près de sa femme, et de son enfant ! Il dessine des patrons de broderie ! Et nous sommes couchés dans un fossé comme des chiens sauvages ! Et nous dormons sur la route avec nos enfants ! » Oui ! oui ! je l’entends ! je l’entends distinctement ce cri de vengeance, et de malédiction poussé contre moi !… Viens, Max, viens !

Et saisissant l’enfant entre ses bras, il le pressa sur sa poitrine, et l’embrassa avec une violence, qui l’effraya.

— Mon fils, s’écria-t-il, quand on te dira que ton père était un misérable, n’ayant pas le courage de faire justice… quand on te dira que tant de mères sont mortes par sa faute… quand on te dira que sa négligence a enlevé la bénédiction de ta tête chérie… ô mon fils… ô Max… mon cher petit Max, tu seras là pour rendre témoignage de ce que je souffrais, de ce que j’ai souffert, et de ce que je souffre en ce moment…

Et il éclata en sanglots que les baisers de Tine eurent de la peine à sécher.

Cela fait, elle porta le petit Max dans son lit, qui n’était autre qu’une natte de paille.

À son retour elle trouva Havelaar causant avec Dipanon et Declari, qui venaient d’arriver.

On parlait de la réponse que Max attendait du Gouvernement.

— Je comprends très bien que le préfet se trouve dans une situation difficile !… disait Declari. Il ne peut conseiller au Gouvernement de donner suite à vos propositions. La lumière se ferait trop grande pour tous, et pour tout. Il y a déjà long-temps que je vis dans le pays de Bantam, et j’en sais long, bien plus long que vous-même, monsieur Havelaar ! J’étais déjà dans le pays à l’époque où je n’étais que simple sergent, et, vous comprenez, dans cette position-là on vient à apprendre des choses que l’indigène n’ose guère dire aux fonctionnaires. Mais, si, aujourd’hui, après une enquête publique, tous ces abus sont étalés au grand jour, le Gouverneur-général se verra obligé de citer le préfet, pour se justifier, et de lui demander raison de ce qu’il n’a pas découvert en deux ans ce qui vous a sauté aux yeux, en un clin d’œil ! Il n’est pas difficile de conclure qu’il fera tout au monde pour éviter pareille enquête !…

— D’accord ! J’ai compris tout cela, repartit Havelaar ; voyant qu’il a excité le Prince-Régent à m’attribuer un tort quelconque, ce qui semblait démontrer qu’il essayait de changer la question, en m’accusant de… je ne sais quoi, je me suis couvert contre cette perfidie par l’envoi direct de la copie de mes lettres adressées au Gouvernement.

Dans une de ces lettres je demande à être cité pour rendre compte de ma gestion, et pour me justifier du délit qui pourrait m’être imputé. Maintenant, si le préfet de Bantam m’attaque, il ne peut être pris nulle décision à mon sujet — à moins que l’on ne transgresse toutes les règles de l’équité — sans m’avoir préalablement entendu. C’est la justice qu’on doit même à un criminel, et, comme je n’ai commis aucun crime….

— Voilà la poste qui arrive ! s’écria Dipanon. Oui, c’était bien le courrier !

Le courrier, qui apportait la dépêche suivante du Gouverneur-général des Indes Hollandaises à l’ex-sous-préfet de Lebac, Havelaar.


Cabinet.

N°. 54.
Buitenzorg, le 23 mars 1856.

La manière dont vous avez agi, sur une présomption ou sur un soupçon de malversation provenant des chefs, dans la division de Lebac, et l’attitude que vous avez prise, à cette occasion, vis-à-vis de votre chef direct le préfet de Bantam, ont excité à un haut degré mon mécontentement.

Vos faits et gestes manquent à la fois de réflexion calme, de prudence, et de prévoyance, toutes qualités si nécessaires à un fonctionnaire investi du pouvoir exécutif dans l’intérieur du pays ; ils manquent aussi de toutes notions de subordination envers votre supérieur immédiat.

Peu de jours après votre entrée en fonctions, il vous avait déjà convenu, sans délibération préalable avec le préfet, de faire du chef du Gouvernement indigène à Lebac le point de mire d’enquêtes aggravantes.

Dans ces enquêtes vous avez trouvé matière, sans même appuyer vos accusations sur des faits, et encore moins sur des preuves, à faire des propositions ayant pour but de soumettre à un traitement déshonorant un fonctionnaire indigène de la valeur du Prince-Régent de Lebac.

Le Prince-Régent de Lebac est un vieillard, un ancien serviteur, un serviteur zélé de l’état, apparenté aux premières familles des contrées circonvoisines, sur lequel nous ont toujours été faits les rapports les plus favorables.

Outre cela, lorsque le préfet ne s’est pas montré disposé à donner immédiatement suite à vos propositions, vous avez refusé de satisfaire au désir équitable de votre chef, pour donner pleine ouverture de ce qui vous était connu des actes du Gouvernement indigène, à Lebac.

De telles façons méritent notre désapprobation pleine et entière ; elles nous font croire facilement que vous êtes incapable de remplir une fonction aussi importante que la vôtre, auprès du Gouvernement de l’intérieur du pays.

Je me vois obligé de vous retirer les fonctions de sous-préfet de Lebac.

Pourtant, en considération des rapports favorables reçus précédemment sur vous, je ne veux pas trouver dans ce qui vient de se passer une raison pour vous ôter l’espérance d’être réemployé, auprès d’un autre Gouvernement, sis dans l’intérieur du pays.

Pour ce motif je vous charge provisoirement de remplir les fonctions de sous-préfet de Ngawi.

Vos actes ultérieurs, et la conduite que vous tiendrez dans vos nouvelles fonctions nous feront voir si vous êtes à même de rester placé auprès du Gouvernement, dans l’intérieur.

Cela dépendra entièrement de vous. »

Et là-dessous, au bas de tout ce fatras se trouvait le nom de l’homme sur le zèle, la capacité et la bonne foi duquel, le Roi disait pouvoir compter, en signant sa nomination de Gouverneur-général des Indes Hollandaises.

— Nous partons d’ici, chère Tine ! dit Havelaar, avec résignation ; et il remit la dépêche du cabinet à Dipanon, qui la parcourut en même temps que Declari.

Dipanon avait les larmes aux yeux, mais, il ne soufflait pas mot.

Declari, homme parfaitement civilisé, éclata, et poussa un juron formidable.

— Sacré tonnerre ! J’ai vu ici, dans l’administration, un tas de coquins et de voleurs !… Ces gredins-là sont partis, avec les honneurs de la guerre !… et c’est à vous qu’on écrit une lettre semblable !…

— Bah ! Ce n’est rien ! fit Havelaar ; le Gouverneur-général est un honnête homme… on s’est arrangé pour le tromper. Il est vrai qu’il eût bien pu ne pas commettre cette méprise en se donnant la peine de m’écouter dès le principe ; mais, il est tombé dans les pièges de la bureaucratie, qui règne à Buitenzorg ; je me rendrai chez lui, et je lui exposerai comment les choses se passent ici. Il fera justice, j’en suis sûr.

— Mais, si vous partez pour Ngawi.

— Oui… je sais ! à Ngawi, le Régent est apparenté à la cour de Djoksa. Je connais Ngawi. Deux ans de suite j’ai résidé à Baglen, qui se trouve dans le voisinage. Je me verrais forcé de faire à Ngawi exactement ce que je viens de faire ici. Ce serait un vice-versa inutile ; bonnet-blanc, blanc-bonnet ! D’autre part, il m’est impossible de servir à l’essai, comme si je m’étais mal conduit… Et, en dernier lieu, je m’aperçois que pour mettre un terme à toute cette pasquinade, à cette tartufferie, je ne dois pas être fonctionnaire. Comme fonctionnaire, je rencontrerais entre le Gouvernement, et moi, trop de gens ayant intérêt à nier la misère des populations. Une autre raison, qui m’empêchera de me rendre à Ngawi, c’est que cette place n’était pas vacante ; elle vient d’être ouverte, et rendue libre pour moi seul !… regardez !

Et, leur présentant le Journal de Java, arrivé par le même courrier, il leur montra que réellement par le décret du Gouvernement, qui le nommait sous-préfet de Ngawi, le dernier sous-préfet de cette contrée venait d’être appelé à remplir les mêmes fonctions dans une autre division, qui, celle-là, était bien vacante !

— Savez-vous pourquoi il faut que j’aille précisément à Ngawi, et non à la division vacante ! Je vais vous le dire : le préfet de Madioun, dont Ngawi dépend, est le beau-frère du précédent préfet de Bantam. J’ai avancé qu’ici on avait toujours gouverné d’une façon indigne, que le Prince-Régent avait eu autrefois sous les yeux des exemples si détestables…

— Ah ! s’écrièrent à la fois Dipanon, et Declari. Ce n’était pas difficile de comprendre pourquoi,

Havelaar était nommé précisément à Ngawi.

On le faisait servir à l’essai… et par cet essai, par cette épreuve impossible à subir pour lui, on comptait voir s’il était capable de venir à résipiscence.

— Il y a encore une raison pour que je n’y aille pas ! ajouta-t-il. Le Gouverneur-général actuel résignera bientôt ses fonctions. Je connais son successeur, et je sais qu’il n’y a rien à attendre de lui. Donc, pour faire encore à temps quelque chose pour cette malheureuse population, il faut que je parle au Gouverneur-général d’aujourd’hui, avant son départ. Si je vais en ce moment à Ngawi, ce sera chose impossible… Tine, écoute !

— Cher Max ?

— Tu as du courage, n’est-ce pas ?

— Max, tu sais que j’en ai toujours quand je suis près de toi.

— Eh bien !

Il se leva, et il écrivit la lettre suivante, qui, selon moi, est un modèle d’éloquence.


Rangkas-Beloung, le 29 Mars 1856.
Au Gouverneur-Général des Indes Hollandaises.

J’ai eu l’honneur de recevoir la dépêche de cabinet, du 23 courant, N°. 54, qui m’a été expédiée par ordre de votre Excellence.

En réponse à cette pièce, je me vois dans la nécessité de prier votre Excellence de vouloir bien accepter ma démission, et de me permettre de quitter honorablement le service de l’État.

Max Havelaar.

Il ne fallut pas autant de jours, à Buitenzorg, pour accorder la démission demandée, qu’il en avait fallu pour décider de quelle manière on s’y prendrait pour écarter l’accusation portée par Havelaar.

Cela n’avait exigé qu’un mois… et la démission sollicitée par lui arriva peu de jours après, à Lebac.

— Dieu soit loué ! s’écria Tine… enfin tu t’appartiens… tu peux être toi !

Havelaar, ne recevant pas l’ordre de remettre provisoirement le gouvernement du district entre les mains de Dipanon, crut de son devoir d’attendre l’arrivée de son successeur.

Celui-ci tardait fort, devant venir d’une des parties les plus lointaines de Java.

Après une attente d’environ trois semaines, le ci-devant sous-préfet de Lebac, qui, malgré sa démission, avait toujours fonctionné en cette qualité, écrivit la lettre suivante au contrôleur Dipanon :


N°. 153.

Rangkas-Betoung, le 15 avril 1856.
Au contrôleur de Lebac,

Vous savez que par décret du gouvernement du 4 courant, n°. 4, je viens de recevoir, sur ma demande, l’acte qui m’autorise honorablement à me démettre de mes fonctions de sous-préfet, au service de l’État.

Peut-être, immédiatement après la réception de cette pièce, aurais-je été en droit de résigner ces fonctions, puisque c’est une véritable anomalie de remplir une fonction quand on n’est plus fonctionnaire.

Ne recevant néanmoins à cet effet aucun ordre écrit, et en partie me sentant l’obligation de ne pas quitter mon poste sans être convenablement relevé, en partie aussi par des raisons d’un intérêt secondaire j’ai attendu l’arrivée de mon successeur.

J’espérais que ce fonctionnaire arriverait promptement, ou tout au moins, ce mois-ci.

Je viens d’apprendre par vous que mon remplaçant ne pouvait arriver aussi vite ; — vous avez, je crois, entendu dire cela à Serang, — et, en même temps, que le préfet s’étonnait, dans la position exceptionnelle où je me trouve, de ne pas me voir remettre mon administration entre vos mains.

Rien ne pouvait m’être plus agréable que cette nouvelle.

Je n’ai pas besoin de vous assurer, n’est-ce pas, que moi, qui ai déclaré ne pouvoir servir autrement que je ne l’ai fait jusqu’ici, moi, qui pour cette façon d’entendre mon service me vois blamé, frappé d’un déplacement ruineux et déshonorant, forcé de trahir les pauvres gens qui se fiaient à ma loyauté, réduit à choisir ainsi entre le déshonneur et le manque de pain, je ne pouvais pas voir sans peine, et sans ennui une affaire quelconque se présenter sous ma juridiction.

Oui, l’affaire la plus simple me pesait, placé comme je l’étais entre ma conscience et les principes d’un Gouvernement auquel je dois fidélité, aussi longtemps que je ne me serai pas fait relever de mes fonctions.

Ma situation était surtout difficile en présence des plaignants, qui venaient me demander une réponse.

N’y avait-il pas eu un jour où je m’étais engagé à faire en sorte que nul indigène n’eût à redouter la rancune de ses chefs ?

N’y avait-il pas eu un jour où, assez imprudemment, j’avais donné ma parole d’honneur, comme garantie de la justice du Gouvernement.

La malheureuse population ne pouvait savoir que cette promesse, et cette garantie étaient désavouées elle ignorait que, pauvre et impuissant, je me trouvais en ce moment, à cette même place, isolé, abandonné, n’ayant pour toute arme que ma soif de justice et mon amour pour l’humanité.

Et l’on continuait à se plaindre !

C’était bien douloureux pour moi, après la dépêche de cabinet du 23 Mars, d’être, là, assis comme une statue menteuse de la protection, comme un faux dieu de l’asile et du refuge.

Cela me déchirait le cœur, de recevoir les plaintes de ces misérables, qui mettaient à nu devant moi leurs souffrances, leur pauvreté et leur faim, quand moi-même, chargé d’une femme et d’un enfant, j’allais au-devant de la misère et de la faim !

D’autre part, je n’osais pas non plus trahir le Gouvernement !

Je n’osais pas dire à ces malheureux : « Allez-vous en, et souffrez ; car le Gouvernement veut que vous soyez volés, maltraités, assassinés. »

Je n’osais pas étaler sous leurs yeux mon impuissance, qui ne faisait qu’un avec l’ignominie et le cynisme des conseillers du Gouverneur-général.

Voici ce que je répondais :

— Je ne puis vous aider tout de suite ; mais j’irai à Batavia ; je parlerai au grand seigneur de vos misères. Il est juste, et il vous assistera. Pour le moment rentrez tranquillement chez vous… ne faites pas de résistance… ne quittez pas encore le pays… attendez avec patience… je crois… j’espère… que l’heure de la justice viendra !

Tout en me sentant honteux de ne pas tenir ma promesse d’assistance et de secours, je croyais ainsi mettre d’accord mes idées et mon devoir envers le Gouvernement, qui me paie encore ce mois-ci.

J’aurais continué de la sorte jusqu’à l’arrivée de mon successeur, si un événement imprévu, un cas particulier ne me mettait aujourd’hui dans la nécessité d’en finir avec cette situation insoutenable, avec ce compromis de mauvaise foi.

Sept personnes sont venues porter plainte.

Je leur ai fait la réponse ci-dessus mentionnée.

Elles sont retournées à leurs domiciles ; malheureusement, un chef communal les rencontra en chemin. Il leur fit défense expresse de sortir une seconde fois de leur village, et, d’après ce qu’on m’a rapporté, pour les forcer à rester chez elles, il leur fit enlever leurs vêtements !

L’un de ces malheureux se sauva quand même, et, revenant chez moi, il déclara qu’il n’osait plus retourner à son village.

Que dois-je répondre à cet homme ? Voulez-vous me le dire ? moi, je l’ignore.

Je ne puis le protéger.

Il ne m’est pas permis de lui avouer mon impuissance.

Je ne veux pas poursuivre le chef communal inculpé ; cet acte d’autorité et de justice ferait croire que je me suis plu à entamer cette affaire pour le besoin de ma cause !

Je ne sais vraiment que faire !…

Donc, sous l’approbation ultérieure du préfet de Bantam, à partir de demain matin, je vous charge de l’administration du district de Lebac.

Le sous-préfet de Lebac
Max Havelaar.


Cette lettre envoyée, Havelaar quitta Rangkas-Betoung, emmenant sa femme, et son enfant.

Il refusa toute escorte.

Dipanon, et Declari étaient profondément émus en lui adressant leurs adieux.

Max aussi contenait difficilement son émotion.

Il n’y résista pas, surtout, lorsqu’à la première halte de poste, il se trouva au milieu d’une foule d’indigènes, qui s’étaient esquivés de Rangkas-Betoung pour venir le saluer une dernière fois, à cet endroit-là.

À Serang, la famille Havelaar descendit chez le sieur Filandré, qui lui offrit l’hospitalité commune aux Indes.

Le soir, il y eut réception chez le préfet. Il y vint beaucoup de monde, et presque tous les invités firent entendre le plus explicitement possible qu’ils étaient venus pour saluer Havelaar.

Max reçut mainte poignée de main parlante…

Mais, il lui fallait partir pour Batavia, afin d’avoir une entrevue avec le Gouverneur-général.

Arrivé dans cette ville, il fit demander une audience.

On la lui refusa sous prétexte que son Excellence avait un panaris au pied droit.

Havelaar attendit la guérison de ce panaris.

Il fit une seconde demande d’audience.

Son Excellence avait tant à faire qu’elle venait d’en refuser une au Directeur-général des Finances, lui-même ; elle ne pouvait donc pas recevoir Havelaar.

Havelaar attendit que son Excellence fut venue à bout de toute cette besogne. Il en était arrivé à envier les employés chargés de ce travail par Son Excellence ; il travaillait volontiers vite et beaucoup, et d’ordinaire ces affaires-là se fondaient sous ses doigts.

Il n’était naturellement pas question de cela. Le labeur de Havelaar était bien autrement lourd que ce travail de bureaux.

Il attendait !

Il attendait ; en fin de compte, il fit une dernière demande d’audience.

On lui répondit cette fois que Son Excellence ne pouvait la lui accorder, en étant empêchée par les apprêts de son prochain départ, besogne bien plus importante que les autres.

Max supplia Son Excellence de lui donner une demi-heure, dès qu’elle aurait une éclaircie entre deux affaires.

Bref, il apprit que Son Excellence, partait le lendemain même.

Ce fut un coup de foudre pour lui ? Il se raccrochait convulsivement à la croyance que le Gouverneur-général démissionnaire était un honnête homme… et un honnête homme trompé.

Un quart d’heure lui eût suffi pour prouver la justice de sa cause, et on n’avait pas l’air de vouloir lui donner ce quart d’heure !

Parmi les papiers de Havelaar, j’ai lu une copie ou plutôt la minute d’une lettre écrite par lui au Gouverneur-général, la veille du départ, de ce dernier pour la mère-patrie.

Sur la marge se trouvent ces deux mots, au crayon :

Pas exactement.

D’où je conclus qu’en copiant son brouillon, Havelaar a dû y changer quelques phrases.

Je prie le lecteur de ne pas laisser passer ce détail, afin qu’en se basant sur l’absence du mot-à-mot textuel de cette pièce, on n’en vienne pas à douter de l’authenticité des autres pièces, qui, toutes, sont écrites et signées d’une main étrangère, avec ces trois mots : pour copie conforme.

La personne à qui cette lettre fut adressée pourrait avoir envie d’en publier le texte exact.

On verra, en la comparant avec la lettre suivante, jusqu’à quel point Havelaar s’est écarté de sa minute.


Batavia, le 23 Mai 1856.
Excellence,

Ma demande officielle, faite par dépêche du 28 février, tendant à être entendu relativement aux affaires de Lebac est restée sans réponse.

Votre Excellence n’a même pas daigné satisfaire à mes demandes réitérées pour obtenir une audience.

Votre Excellence a donc fait descendre au-dessous d’un criminel ordinaire, un fonctionnaire connu favorablement auprès du Gouvernement, — ce sont les propres paroles de votre Excellence, — un homme, qui servait depuis dix sept ans son pays dans ces contrées, un homme, qui non seulement n’a jamais rien fait de mal, mais, qui visait au bien avec une abnégation inconnue aux Indes, et qui sacrifiait tout à son honneur, et à son devoir !

Cet homme a été rejeté par votre Excellence au-dessous d’un criminel, car le criminel, lui, du moins, est entendu !

Que l’on ait trompé votre Excellence à mon sujet, je le comprends ; mais, que votre Excellence n’ait pas saisi l’occasion d’échapper à cette tromperie, voilà ce que je ne comprends pas.

Demain, votre Excellence part d’ici, et je ne puis la laisser partir sans avoir dit une dernière fois que j’ai fait mon devoir, mon devoir plein et entier, avec modération, avec humanité, avec douceur et avec courage.

Les arguments sur lesquels est basé le blâme contenu dans la dépêche de cabinet de votre Excellence, du 23 Mars, sont de tous points, fictifs, inventés et mensongers.

Je puis le prouver, et ce serait chose faite si votre Excellence avait voulu m’accorder trente minutes d’audience, si votre Excellence avait pu trouver ces trente minutes-là pour faire justice.

Il n’en a pas été ainsi.

À la suite de ce refus une famille honorable est tombée dans la misère !

Ce n’est pourtant pas de cela que je me plains.

Mais, votre Excellence a sanctionné le système d’abus de pouvoir, de rapt, et d’assassinat, sous lequel se courbe, le malheureux Javanais !… C’est de cela que je me plains.

Cela crie vengeance au ciel !

Il y a du sang sur l’or et les billets de banque, qui constituent le traitement indien de votre Excellence, et qui entrent dans la poche de votre Excellence.

Une fois encore, je demande quelques instants d’audience, soit cette nuit, soit demain, de bonne heure.

Et, je le répète, cette audience, je ne la demande pas pour moi, mais pour la cause que je défends, pour la cause de la justice et de l’humanité, qui est en même temps la cause de la politique bien comprise.

Si votre Excellence peut concilier sa conscience, et son départ, sans m’avoir écouté, ma conscience, à moi, sera tranquille aussi.

J’ai la conviction d’avoir fait tout au monde pour empêcher les événements tristes, et sanglants, qui seront, avant peu, la conséquence de l’ignorance volontaire dans laquelle le Gouvernement est laissé sur ce qui se passe dans la population indigène.

Max Havelaar.

Havelaar attendit ce soir-là. Il attendit toute la nuit.

Il espéra un moment que le ton de sa lettre lui ferait obtenir l’audience qu’il avait sollicitée vainement par les voies de la douceur et de la patience.

Son espoir fut déçu.

Le Gouverneur-général s’embarqua sans avoir entendu Havelaar…

Encore une fois, une Excellence venait de se retirer pour vivre, en repos et en paix, dans la mère-patrie !

Et Havelaar errait pauvre, délaissé !

Il cherchait

Assez ! mon bon Stern ! Moi, Multatuli, je prends la plume.

Vous n’êtes pas appelé à écrire la biographie de Havelaar.

Je vous ai mis le pied dans la vie… je vous ai fait venir de Hambourg… je vous ai appris le hollandais en peu de temps, et passablement… je vous ai laissé embrasser Louise Rosemeyer, qui fait dans les sucres.

C’est assez, Stern ! vous pouvez vous en aller !…

Cet Homme-au-châle… avec sa femme !…

— Oui ! en voilà assez ! halte là !

Misérable mélange de basse avarice, et de cagoterie sacrilège, je vous ai créé ; vous êtes poussé, et devenu monstre sous ma plume ! Ma propre création me dégoûte ! Disparaissez dans le café d’où je vous ai tiré !

Oui, moi, Multatuli — qui ai supporté tant de choses, — je prends la plume.

Je ne demande pas pardon pour la forme de mon livre.

Cette forme est la mienne, elle m’a paru propre au but que je me proposais.

Ce but est double.

D’abord, j’ai voulu donner la vie à quelque chose, qui puisse être conservé comme un héritage sacré par le petit Max et sa petite sœur, quand leurs parents seront morts dans la misère !

J’ai voulu donner, de ma main, des titres de noblesse à ces enfants.

Ensuite : je veux être lu. Oui, je veux qu’on me lise !

Je veux être lu par les hommes d’État, qui sont obligés d’étudier les signes de leur temps… par les hommes de lettres dont le devoir est de jeter les yeux sur un livre dont on dit tant de mal… par les commerçants, qui sont intéressés dans les ventes de cafés… par les femmes de chambre, qui me loueront pour deux ou trois sous… par les Gouverneurs-généraux en retraite… par les ministres en activité… par les valets de chambre de ces Excellences… par les missionnaires, qui selon l’antique usage, diront que j’attaque le Dieu tout puissant, là où je me révolte et me soulève contre un dieu, fait à leur image… par les membres de la représentation nationale, qui doivent savoir ce qui se passe dans le grand empire, qui, au-delà des mers, appartient au Royaume de Hollande.

Oui, je serai lu !

Si ce but est atteint, je serai content.

Je me soucie peu de bien écrire !

J’ai voulu tout simplement m’exprimer de façon à être compris, comme un homme, qui criant : au voleur ! se moque bien de le crier en bon français, et ne cherche pas les mots qu’il jette au public.

À moi aussi il est parfaitement égal de savoir ce qu’on dira de ma façon de crier : au voleur !

Ce livre est bizarre… il n’a ni queue ni tête… il vise à l’effet… le style en est mauvais… l’auteur ne sait rien de rien… pas de talent… pas de méthode !…

Bien… très bien… parfait !… tout cela est à merveille, mais cela n’empêche pas que les pauvres Javanais soient maltraités !

car,

la réfutation de la tendance principale de mon œuvre est impossible !

Du reste, plus la critique de mon livre se répandra, plus cela me sera agréable !

Je n’en aurai que plus de chance d’être écouté.

Et c’est cela que j’ambitionne !

Mais, vous, que je trouble dans votre besogne ou dans votre repos, Ministres et Gouverneurs-généraux ne comptez pas trop sur l’inexpérience de ma plume.

Elle pourrait s’exercer !

Avec quelques efforts, qui sait ? elle atteindra peut-être à une puissance, qui lui donnera créance près le peuple.

Alors, à ce peuple dont j’aurai ouvert les yeux je demanderai une place dans la représentation nationale… oui, je la demanderai… quand ce ne serait que pour protester contre les certificats de probité délivrés par des spécialités indiennes à d’autres spécialités indiennes, peut-être même pour montrer toute la vanité de la valeur qu’on attache à ces certificats !

Je la demanderai pour protester contre les expéditions héroïques, et les victoires remportées sur de pauvres et misérables créatures poussées à la révolte et à l’insurrection, par les souffrances et les mauvais traitements !…

Pour protester contre la lâcheté ignoble de circulaires avilissant l’honneur de la nation, circulaires invoquant la bienfaisance publique au profit des victimes de la piraterie chronique !…

C’est vrai !… ces insurgés étaient des squelettes affamés, et ces pirates sont des hommes capables de prendre et de porter des armes !…

Et, si l’on me refusait cette place ; si, pour continuer comme on a commencé, on ne voulait pas me croire, je traduirais mon livre dans les deux ou trois langues que je connais, et dans toutes celles que je pourrai apprendre, pour demander à l’Europe ce que j’ai vainement cherché en Hollande.

Et dans toutes les capitales seraient chantées des chansons ayant un refrain comme celui-ci :


Il est un État
Où vivent des corsaires !
Il est situé sur la mer,
Entre la Frise, et l’Escaut !


Et si cela ne servait à rien… je traduirais mon livre en malais, en javanais, en soundah, en alfour, en bougi, en batta…

Et je lancerais des chants de guerre, qui retentiraient dans les cœurs de ces pauvres martyrs… et feraient aiguiser leurs sabres !…

Je leur ai promis aide et protection, moi, Multatuli !…

Je leur ai promis secours et délivrance, légalement… cela se peut !…

Légitimement… cela se doit.

Et voilà, qui certes n’aiderait pas beaucoup les ventes de cafés de la société hollandaise de commerce !

Non ! Je ne suis pas un poëte, qui regarde voler les mouches, et qui leur porte secours… je ne suis pas un doux rêveur comme ce Havelaar, qui s’est fait chasser à coups de pied pour avoir rempli son devoir avec un courage de lion, et qui souffre de la faim avec la patience d’une marmotte au cœur de l’hiver.

Ce livre n’est qu’une introduction.

Quand il le faudra, je croîtrai en force et en violence.

J’aurai bec et ongles !

Dieu fasse que cela ne soit pas nécessaire !

Non, ce ne sera pas nécessaire, car, c’est à vous que je dédie mon livre, Guillaume III, Roi, Grand-Duc, Prince… plus que Prince, Grand-Duc et Roi… Empereur du magnifique Empire d’Insulinde, de cet Empire, qui se déroule autour de l’Équateur, comme une ceinture d’émeraudes…

C’est à vous que je demande avec confiance :

Est-ce par votre volonté impériale,

que les Havelaar sont traînés dans la boue par les Filandré et les Duchaume ?

Est-ce par votre volonté impériale,

que là-bas vos trente millions de sujets sont maltraités, et pressurés en votre nom ?


F I N.