Melænis/Chant 5

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Melænis : conte romain
Michel Lévy frères, libraires-éditeurs (p. 177-205).


CHANT CINQUIÈME


Ô frère de l’amour, Hyménée ! Hyménée !
Dieu couronné de fleurs, jeune homme aux blonds cheveux,
Toi dont la main secoue un flambeau résineux !
Toi qui conduis l’amant à la vierge étonnée,
Quand aux sons du crotale et de la flûte aimée,
L’étoile de Vénus palpite dans les cieux !


Pour toi la jeune fille, en respirant à peine,
Va cueillir dans les champs son chapeau de verveine ;
Elle tremble, elle hésite, elle écoute en chemin,
Les bois, les prés, les flots au murmure incertain,
Et regarde en rêvant, la ceinture de laine
Que l’époux, sur ses pieds, fera tomber demain.

Elle ne viendra plus dans les campagnes blondes
Jouer avec ses sœurs, aux rayons du soleil !
Car les temps sont passés des courses vagabondes,
Des plaisirs enfantins ; demain, à son réveil,
Elle sera l’épouse aux angoisses profondes,
Par qui vit la famille et le foyer vermeil.

Elle sera mêlée aux mères sérieuses,
Chaste, grave, et parfois guidant avec fierté
Un beau groupe d’enfants qui saute à son côté,

Tandis que, contemplant leurs têtes gracieuses,
Le père, à ses cils noirs sent des larmes joyeuses
Glisser, comme la pluie, après un jour d’été.

Oh ! qui dira la paix, et le bonheur tranquille !
Muse, qui chantera, dans des vers assez doux,
La maison reluisante, et les baisers d’époux !
Les pénates, au feu, séchant leur corps d’argile !
Et l’essaim des valets, et le cercle immobile
Des aïeux, sur le seuil, rongés du temps jaloux !

Elles vivaient ainsi, les mères d’Étrurie,
Celles du Latium et du pays sabin,
Gardant comme un trésor, loin du tumulte humain,
Le travail, la pudeur, les dieux et la patrie !
Elles n’attendaient pas qu’un préteur d’Illyrie
Vînt tenter leur vertu des colliers à la main !


Laissons l’amant rôder près des murs de sa belle,
Et, les cheveux mouillés par les pleurs de la nuit,
Faire, sous le ciel noir, hurler le chien fidèle,
Comme un voleur furtif que la crainte poursuit.
J’aime mieux pour entrer, la porte que l’échelle,
J’aime mieux pour sortir, le calme que le bruit.

L’amant, c’est le chasseur qui marche par la plaine,
Hâve et noir de poussière, avec son lévrier ;
L’époux majestueux ressemble au cuisinier
Qui, sans battre les bois, a sa marmite pleine ;
Tous deux, filet en main, vont cherchant leur aubaine :
L’amant pêche à la mer et l’époux au vivier.

Quand les temps sont partis de la jeunesse folle,
Quand il n’a plus de jour à jeter au destin,
L’homme, essoufflé, s’assoit sur le bord du chemin,

Entre l’avenir sombre et le passé frivole,
Alors l’épouse vient, l’épouse qui console
Et relève son âme en lui tendant la main !…

« Des perles ! » dit Bacca, courant par les cuisines,
Plus ardent que Vulcain au bord de ses fourneaux :
« J’aime dans les pois gris l’éclat des perles fines !
» Arrosez la polente avec le vin de Cos ;
» Ces huîtres seraient mieux sous des herbes marines.
» Pressez le feu ; Chrysale, a-t-on vu mes turbots ?…

» — Non, maître ! — Par Bacchus ! C’est une raillerie !
» Fiez-vous pour souper au vaisseau d’un préteur !
» Jamais gabarre à flot n’eut pareille lenteur !
» Herclé !… pas de turbots !… le jour qu’on se marie ! »
Et le bon cuisinier tordait avec furie
Ses cheveux grisonnants, sur son front en sueur.


C’était un homme osseux et maigre de figure,
Bien que tout cuisinier classique soit orné
D’un ventre respectable et d’un chef bourgeonné ;
Mais lui ne rôtissait que pour la gloire pure.
Tel bâtit des palais qui couche sur la dure,
Tel barde des faisans qui n’a pas déjeuné !…

Et les broches tournaient, de bécasses chargées,
Et la cigogne blanche aux ailes allongées
Couvait des œufs de paon, dans des corbeilles d’or ;
De grands poissons d’azur qui semblaient vivre encor
Nageaient dans le safran, tandis que deux rangées
D’huîtres et d’escargots se pressaient sur le bord.

Une rumeur montait, incessante et profonde,
De valets affairés que la sueur inonde,
De vaisselle sonore et de poêlons d’airain,

Frémissant sur le feu comme le flot marin :
« Allons ! criait Bacca pour exciter son monde,
» Vous boirez, à la noce, un tonneau de bon vin !

» A-t-on vu mes turbots ?… — Pas encor, dit Chrysale.
» — Bombax !… » C’était le mot terrible et redouté ;
Les marmitons tremblaient et Bacca devint pâle :
« S’ils arrivent trop tard, c’est une indignité !
» Au Tibre !… il en est temps ! Courez sans intervalle !…
» J’ai vécu cinquante ans par mon nom respecté ;

» J’ai fait de grands repas et des fêtes splendides,
» Où, couronnés de fleurs et la coupe à la main,
» Cent convives joyeux mangeaient jusqu’au matin !
» De la Bretagne froide aux régions torrides,
» Quand nous avions soupé, trois mondes étaient vides !
» Et les dieux, à Bacca devaient une autre fin !…


» — Les turbots ! » dit Chrysale en enfonçant la porte
Plutôt qu’il ne l’ouvrit, tant sa joie était forte ;
Puis, auprès du vieux maître arrivant en deux bonds :
« Je les ai vus moi-même ! Ils sont dodus et ronds !
» Mais le préteur est mort en voyage ! — Qu’importe !
» Dit Bacca radieux, si les turbots sont bons !… »

La villa de Tibur avait un air de fête,
Les murs de marbre blanc semblaient frémir d’amour ;
S’il n’était pas si tard nous en ferions le tour ;
Mais voici Marcia qui passe sa toilette :
Dans les miroirs d’argent, sa beauté se reflète,
Et l’ambre et les parfums voltigent alentour !

Avez-vous vu parfois, sur une coupe antique,
Entre deux beaux festons d’acanthe sinueux,
Diane chasseresse avec ses longs cheveux,

Quand elle sort de l’onde, et, baigneuse pudique,
Livre aux nymphes des bois sa gorge magnifique,
Et ses pieds nus, mouillés par les flots amoureux !

Telle et plus jeune encor près d’une eau qui murmure,
Dans un bassin de marbre aux contours ciselés,
Frémissante, et les yeux par ses grands cils voilés,
Marcia souriait ; sous sa blanche parure,
Une esclave, avec art attachait la ceinture,
L’autre, les brodequins de perles étoilés.

Ses longs cheveux tombaient comme ceux des vestales,
Séparés par le fer en six tresses égales,
L’anneau serrait son doigt, et du coffre odorant,
Les matrones tiraient le voile de safran,
Avec la pièce d’or des fêtes nuptiales,
Et le fuseau qui dit : « Travaillez en aimant ! »


Ainsi qu’un arc tendu, sur son œil qui pétille,
Son sourcil se courbait par le pinceau tracé ;
Entre ses dents d’émail un souffle cadencé
Glissait comme la brise au bord d’une coquille ;
Un petit serpent vert dont la tête frétille
Entourait son bras nu, d’un bracelet glacé.

Des toiles de Milet, des tuniques traînantes,
Parmi les beaux colliers sur les tables épars,
Déroulaient à longs plis leurs teintes chatoyantes ;
Les couronnes de fleurs riaient de toutes parts,
C’était un bruit confus d’étoffes ondoyantes,
Et mille reflets d’or à troubler les regards.

« Salut ! » dit le bouffon en entrant dans la salle,
Avec une façon de tête triomphale,
Et portant, comme Amour, la torche et le carquois :

« Je me marie aussi, je viens faire mon choix ;
» Celle-ci me plairait, mais elle est un peu pâle ;
» Cette autre serait mieux plus haute de deux doigts ! »

Et Coracoïdès, comme un patron sans gêne,
Devant chaque suivante agitait son flambeau ;
Puis, saisissant le bras d’une esclave africaine :
« Par Castor ! cria-t-il, c’est le meilleur morceau !
» Je préfère aux seins blancs les poitrines d’ébène,
» C’est le cœur, après tout, qui leur monte à la peau !

» J’aime ces yeux d’argent, ce nez dont les deux ailes
» S’étalent, cette bouche, aux bords gonflés et ronds,
» Qui semble avoir mangé des mûres. Nous verrons
» Des contrastes charmants et des choses nouvelles ;
» Ensemble, ce sera superbe : nous ferons
» Des enfants blancs et noirs, comme les hirondelles. »


Et vers sa sombre épouse il tendait, en parlant,
Une poire de coing, d’après l’antique usage :
« Dans neuf mois la grenade !… ajouta le galant,
» Je tente la fortune, et me voue au ménage ;
» Tous les maris trompés ne font pas le tapage
» De Ménélas. Pour moi, je suis moins pétulant !… »

La suivante, immobile, écoutait cette histoire,
Sans montrer au dehors la moindre émotion ;
La pudeur libyenne est une fiction,
On ne saurait rougir, quand on a la peau noire
« Hélas ! dit Marcia, joignant ses mains d’ivoire,
» Quel malheur de quitter un si gentil bouffon !

» Quand je t’aurai perdu, qui donc me fera rire ?
» Mon pauvre petit nain, je ne te verrai plus
» Imiter, en dansant, le faune ou le satyre !…

» Mais, pourquoi, reprit-elle, abandonner Paulus ?
» Viens avec nous !… » Le nain se tenait, sans mot dire,
Et roulait au hasard, des yeux irrésolus.

Enfin, la tête basse, et d’une voix câline,
« Bacca vient-il aussi ? — Non, dit-elle en riant.
» — C’est que… fit le bouffon, pâle et balbutiant,
» J’aime le vieux Bacca ! C’est une âme divine !… »
Et Coracoïdès, qu’un double instinct domine,
Sentait sourdre en lui-même, un combat effrayant.

Le cœur et l’estomac luttaient de violence :
Il adorait Paulus, et la bécasse au vin,
Et voyait s’échapper, ainsi qu’un songe vain,
Les ragoûts safranés, l’ivresse et la bombance !…
On l’eût pris volontiers pour un chien qui balance
Entre la voix du maître et l’odeur du festin.


Cependant sur les monts la nuit tendait ses voiles,
L’astre cher aux époux se levait dans les cieux ;
On entendait, au loin, les jeunes gens heureux
Qui jetaient, tous en chœur, leurs chansons aux étoiles.
« Il vient !… » dit Marcia, baissant les riches toiles
Dont le mince tissu voltigeait sur ses yeux.

C’était le chant d’hymen, la flûte, les cymbales,
Et le pétillement des torches dans la nuit ;
Le cortège amoureux s’avançait… et le bruit
Montait, comme la mer, en bruyantes rafales.
Déjà sonnent les pieds sur le pavé des salles ;
Hyménée ! Hyménée !… On approche… c’est lui !

C’est lui, dans son manteau de pourpre tyrienne !
Beau, jeune, ivre d’espoir, et défiant les pleurs.
Sous leur toge de fête aux riantes couleurs,

Ses amis, alentour, effeuillaient la verveine,
Et tout frottés d’onguents, selon la mode ancienne,
Cinq enfants secouaient des flambeaux et des fleurs.

« Caia !… Thalassius !… Hyménée !… Hyménée !… »
Ainsi chantaient cent voix montant à l’unisson ;
Des esclaves portaient la quenouille ordonnée,
Le coffret odorant, l’eau sainte, la toison,
Et la graisse de loup, dont l’épouse bien née
Doit frotter, en entrant, le seuil de sa maison.

Les matrones à part, sous leur voile pudique,
Pour le dernier conseil se réservaient encor.
Ce jour-là, jusqu’au bout, l’édile fut très fort,
La lèvre souriante et d’un air pacifique,
Il tenait, pour signer, le sigillum antique,
Ancus avec Numa, l’aqueduc et le port !


Ce fut lui qui, prenant le rôle de la mère,
Étreignit au départ la belle sur son cœur,
Et laissant échapper la larme de rigueur,
La retint dans ses bras comme il convient de faire ;
Car déjà deux enfants, ceints de myrte et de lierre,
Entraînaient par la main, l’épouse du rhéteur.

C’est alors qu’au milieu des pompes érotiques
On entendit des cris dans l’ombre du jardin,
Et la voix des valets courant sous les portiques :
« Elle est folle !… arrêtez !… » Mais sur ses gonds d’airain
La porte tressaillit, et, cessant les cantiques,
La foule, comme un flot, se replia soudain…

Calme plein de terreur qui couve la tempête !
Melænis, en silence, apparut sur le seuil ;
On eût dit une morte échappée au cercueil ;

Entre les rangs pressés, sans retourner la tête,
Elle allait à pas lents et tachait de son deuil
L’or et la pourpre en feu sur les robes de fête :

« Éteignez ces flambeaux ! Cessez vos chants joyeux !
» Avant d’unir ici l’inceste à l’adultère,
» Souvenez-vous des morts, et respectez les dieux ! »
Sa voix sur tous les fronts roulait comme un tonnerre :
« Arrêtez ! » et du bras les séparant tous deux :
« Paulus, voici ta sœur ! Marcia, c’est ton frère !

» — Son frère !… dit la foule, étrange événement !
» Qui l’eût cru ? qui l’eût dit ? est-ce un fourbe ? est-ce un traître ?
» — C’est faux ! hurla Paulus, cette danseuse ment !
» J’arracherai son masque et la ferai connaître !… »
Melænis, de la main, l’écarta gravement :
« Ici, chez Marcius, je n’écoute qu’un maître !


» Vois tous tes conviés, ils pâlissent d’effroi !
» C’est que ta mère est morte ! et la vieille sibylle
» N’a pas de tombe encor sur son cadavre froid !…
» — Staphyla ! fit Paulus. — Ta mère ! » Mais l’édile :
« Ai-je bien entendu ! Qui parle de Staphyle ?…
» — Vieillard, dit Melænis en s’avançant, c’est moi !

» Moi, qui seule ai reçu sa parole dernière,
» Moi, qui seule en mes bras soutins son front glacé,
» Moi, dont les yeux ont vu comme au bord d’un cratère,
» Les abîmes d’un cœur où l’amour a passé !…
» Et je m’étonne encor que le fils et le père
» N’aient pas frémi, dans l’âme, au cri qu’elle a poussé !

» Donc, s’il te reste au cœur quelque trace incertaine,
» Quelque écho du passé qui murmure tout bas,
» Souviens-toi, Marcius, de cette Campanienne,

» Qui partit en serrant son fils entre ses bras.
» — Dieux ! fit l’édile en pleurs, ma jeunesse lointaine
» Accourt comme un fantôme au-devant de mes pas !

» Je comprends maintenant ma haine et ma tendresse ;
» Mon fils, embrasse-moi ! cette femme a raison :
» Quel que soit le transport dont l’aiguillon nous presse,
» Le sang ne connaît pas de modération,
» Et je fus, tour à tour, pardonne à ma faiblesse,
» Ton père par l’amour et par l’aversion !… »

Les gens qui soupent bien ont l’âme épanouie,
Rien n’est tendre et naïf comme un buveur joyeux ;
Ce fut, sur ma parole, un tableau curieux
De voir le gros coupable, à la face élargie,
Ainsi qu’un jouvenceau tomber dans l’élégie
Et se meurtrir le sein pour un crime amoureux.


Il riait, il pleurait, et tournant par la salle,
De sa fille à son fils courait incessamment ;
— Melænis avait fui pendant cet intervalle, —
Et Marcia, sans voix comme sans mouvement,
Égalait en pâleur sa robe nuptiale :
« Ô ma sœur ! adieu donc !… » dit Paulus tristement.

Il avait ce visage, à peindre difficile,
Qu’il est fin de cacher sous un pan du manteau.
Marcia, Melænis, la sorcière, l’édile,
Tout s’agitait ensemble au fond de son cerveau,
Et chaque souvenir, fugitif et mobile,
Lui passait sur le front comme une ombre sur l’eau.

Hélas ! le vide aux mains et le doute dans l’âme,
Il voyait tout à coup, formidable réveil,
Pâlir son Eurydice au seuil du jour vermeil !

Devant ses longs regards, sans larmes et sans flamme,
La sœur se dessinait gravement, et la femme
Fondait, comme la neige aux rayons du soleil !

Il partit, il quitta la salle et les convives ;
Ces fronts parés de fleurs lui faisaient mal à voir ;
Il voulait l’air, l’espace, et, comme aux ondes vives,
Tremper sa tête en feu dans les brises du soir.
Mais la fête obstinée, en notes fugitives,
Courait autour de lui ; là-bas, sous le ciel noir,

Les pâtres, suspendus au versant des collines,
Chantaient pour son hymen les strophes fescennines ;
Les villages dansaient, et Paulus aux abois,
Sous ses pieds, en passant faisait craquer les noix
Dont on avait semé les routes Tiburtines :
« Ô Vénus !… cria-t-il, d’une tremblante voix,


» À quoi bon dans les cieux, comme une raillerie,
» Sur mon front abattu secouer ton fanal ?
» Ne pouvais-tu du moins, refusant le signal,
» Cacher pour cette nuit ta lumière chérie ?…
» Hélas ! j’irai tout seul dans ma chambre fleurie,
» M’étendre, en sanglotant, sur le lit nuptial !

» Les gais musiciens, parmi les feux sans nombre,
» Attendent le cortège et les époux nouveaux.
» Les flûtes se tairont et la nuit sera sombre.
» Marcia ! Marcia ! devant les cinq flambeaux
» Je ne déferai pas ta ceinture !… et dans l’ombre
» Je ne sentirai pas, de tes cheveux si beaux,

» Rouler les flots épars !… Mon seul bien sur la terre,
» Quoi ! mort ! évanoui ! disparu sans retour !
» Que faire maintenant de ce cœur plein d’amour ?

» De mon sang ? de ma vie ? Ô misère ! misère !
» Un autre sur son sein l’étreindra quelque jour ;
» un autre quelque jour ne sera pas son frère !…

» — Paulus ! dit une voix, quelqu’un te reste encore !… »
Le jeune homme effaré fit un pas en arrière :
« Oh ! je le sais trop bien !… dit-il avec effort,
» C’est mon mauvais génie envoyé sur la terre !
» Parle ! que te faut-il à cette heure dernière ?
» Je suis tombé si bas, que je me ris du sort !…

» — Paulus, dit Melænis, je t’aime avec démence !
» Je t’aime avec fureur ! Ma haine et ma vengeance,
» Tu n’as donc pas compris que c’était de l’amour ?
» Hélas ! courbant le front sous mon fardeau trop lourd,
» J’ai baisé tes pieds nus, et tu fus sans clémence !
» J’ai frappé ta poitrine, et ton cœur était sourd !…


» Tu connais maintenant cette longue torture
» Qui fait le jour sans joie et la nuit sans sommeil ;
» Tu sais le sang qui bout, à la lave pareil,
» La bouche qui frémit, la tempe qui murmure ;
» Oh ! tu peux mesurer mon mal à ta blessure,
» Et dire ce qu’on souffre au moment du réveil ! »

Elle avait dans la voix une musique étrange ;
Et Paulus l’écoutait, comme les matelots
La sirène qui chante, assise au bord des flots.
Depuis quelques instants, dans le ciel sans mélange,
Des nuages flottaient ainsi que des îlots,
Et parfois, un éclair glissait comme une frange

À l’horizon plus noir. Ce que sentait Paulus,
Ce n’était pas l’amour ni l’ivresse insensée,
Mais l’engourdissement de toute la pensée,

Mais la froide sueur sur ses membres perclus.
Comme en un songe affreux, sa poitrine oppressée
S’épuisait pour crier en spasmes superflus !

Une puissance occulte envahissait son âme,
Des tonnerres lointains roulaient au fond des cieux :
« Qu’es-tu donc ? lui dit-il en ouvrant de grands yeux,
» Où prends-tu cette voix qui charme et cette flamme
» Qui, dans tes longs regards, brille comme une lame ?
» Quel effrayant destin nous enchaîna tous deux ?…

» — Que t’importe, ô Paulus ! s’écria la danseuse,
» Aimons-nous ! aimons-nous ! cela seul est réel !
» Viens cacher nos baisers dans la nuit orageuse !
» Notre torche d’hymen, c’est la tempête au ciel !
» Nous fuirons ; nous aurons quelque retraite ombreuse
» Pour y faire, à nos cœurs, un exil éternel !…


» Viens ! qu’attends-tu ? partons ! Pour nos désirs immenses,
» Paulus, la vie est courte, et le monde est étroit.
» C’est un souffle fatal qui me pousse vers toi.
» Notre bonheur est fait de pleurs et de vengeances,
» Et cet amour terrible aura des violences
» Pleines de volupté, de délire et d’effroi ! »

Sa voix tomba ; le vent soulevait la poussière,
La tempête grondait, et je ne sais comment,
Mais leurs bouches en feu s’unirent lentement ;
Tour à tour voilés d’ombre, ou baignés de lumière,
Ils se tenaient debout, sous le ciel écumant,
Et s’embrassaient tous deux aux éclats du tonnerre !

Mais tout à coup, le bruit d’un pas retentissant
Frappa l’ombre, un fer nu brilla près d’un visage.
« À moi ! Je suis blessé !… » dit Paulus frémissant.

Puis il tomba d’un bloc, sans parler davantage,
Et la danseuse vit, aux lueurs de l’orage,
Un soldat qui fuyait, avec son glaive en sang !







Ce que fit Melænis, après cette aventure,
Je l’ignore ! ô lecteur ! Vint-elle au cabaret
Trouver Pantabolus et payer la blessure ?
Dansa-t-on cette nuit aux bouges de Suburre ?
J’ai cherché vainement ; l’hôtelier, fort discret,
N’a pas, même à prix d’or, dévoilé le secret.


Commode, l’empereur, eut une fin tragique ;
Trahi par ses amis, malgré son nom divin,
Hercule rendit l’âme, étranglé dans son bain.
Quant à Pantabolus, il partit pour l’Afrique,
Fut fait centurion, tomba d’un coup de pique,
Et regretta surtout les filles et le vin.

Aux festins du patron, s’arrondissant la panse,
Stellio vécut vieux et devint gras à lard.
Le muletier prit femme et se pendit plus tard.
Le bon Polydamas, le maître d’éloquence,
Comme il se promenait un jour sans méfiance,
Mourut d’un barbarisme entendu par hasard.

Bacca fut l’inventeur de la sauce troyenne,
Ou la poussa, du moins, à sa perfection.
Le bouffon se noya dans la marmite pleine,


Un soir qu’à la cuisine il volait un bouillon.
Marcia ? — le bruit court qu’elle se fit chrétienne.
Marcius ? — il creva d’une indigestion.


FIN