Melchior Grimm (E. Scherer)/02

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Melchior Grimm (E. Scherer)
Revue des Deux Mondes3e période, tome 72 (p. 307-341).
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MELCHIOR GRIMM

II.[1]
LA CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE.

Grimm, ayant pris le parti de demander la fortune aux lettres, cherchait sa voie, travaillant pour les libraires, publiant des brochures, essayant de fonder des journaux. Une lettre à Gottsched nous apprend qu’il avait fourni un article sur le théâtre allemand à un Almanac historique de tous les spectacles. Le Petit Prophète était également né du goût du théâtre, et montrait en même temps un esprit aux aguets, une plume qui épiait l’occasion de placer son mot. Une tentative moins heureuse fut la publication d’un Journal étranger, recueil mensuel qui devait mettre la France au courant des littératures de « l’Europe savante. » Grimm en écrivit la préface et fut chargé un moment de la direction. Il ne trouva malheureusement pas au dehors les collaborateurs dont il avait besoin ; la Correspondance qu’il venait précisément de commencer lui prenait d’ailleurs trop de temps ; il fut donc obligé de renoncer à une tâche qui semblait particulièrement faite pour lui. Sa préface ou prospectus est tout à fait dans le ton des articles du Mercure, une protestation contre la suffisance d’un public à la fois ignorant et dédaigneux. Grimm veut bien reconnaître aux Français le privilège de faire les bons livres, mais il s’indigne contre leurs prétentions exclusives à la philosophie, et « ce mépris offensant pour des nations estimables, qui n’ont qu’un reste des préjugés barbares de l’ancienne ignorance. » Il est certain, en revanche, que Grimm n’avait pas encore appris à écrire. Les fautes de langue qu’on a relevées dans le Petit Prophète sont peu de chose à côté de celles qui déparent l’introduction du Journal étranger[2].

L’époque décisive dans la vie de Grimm est le moment où il commença la correspondance qu’il envoya tous les quinze jours, pendant vingt ans, à diverses cours d’Europe, et dont la publication posthume lui a fait un nom dans les lettres. Rien de nouveau, au surplus, ni d’original dans cette entreprise du jeune Allemand ; il y avait en des prédécesseurs et il y eut des concurrens. La situation intellectuelle de la France et l’état de la presse à cette époque expliquent la curiosité que le journalisme manuscrit était destiné à satisfaire. Paris, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, fut plus qu’à aucun autre moment le foyer des idées propres à agiter le monde. Ce que les lettres avaient perdu en pureté et en charme était compensé par la hardiesse des spéculations. Tout était remis en question ; mœurs, lois, croyances, on s’efforçait de tout ramener à la nature et à la raison, et l’on allait, les uns avec crainte, la plupart avec entraînement, au-devant d’un avenir qui devait être régi par la philosophie. C’était à la fois étrange et divertissant. Aussi avec quel intérêt ne suivait-on pas le travail qui s’accomplissait dans cette capitale où éclatait à chaque instant quelque surprise, un conte de Voltaire ou un discours de Rousseau, un livre de Montesquieu ou un volume de l’Histoire naturelle, les lourds in-folio de l’Encyclopédie et les mille brochures enfantées par les mille controverses. Avec quelle avidité ne recueillait-on pas à Berlin, à Saint-Pétersbourg, et à plus forte raison dans l’ennui des petites cours allemandes, les nouvelles de notre remuante et puissante république des lettres ! Cette curiosité, la presse ne pouvait la satisfaire. Elle était trop peu libre pour dire ce que l’on tenait précisément le plus à savoir. La Gazette de France, qui était officieuse, allait devenir officielle, et le Mercure était un privilège qui se donnait et se retirait. A part, d’ailleurs, les hardiesses de la philosophie, n’y avait-il pas les poésies libertines, les anecdotes grivoises, les scandales personnels, les dessous de cartes mondains de la politique, autant de choses dont on était doublement friand loin de Paris et qui ne se pouvaient imprimer ? C’est à commettre tous ces genres d’indiscrétion que les correspondances secrètes étaient destinées.

L’histoire de ces correspondances serait à faire. On laisserait de côté celles qui conservèrent une destination strictement personnelle, les lettres, par exemple, que les frères et les amis de la marquise de Balleroy lui adressaient pour égayer sa retraite de Normandie. On négligerait également les « nouvelles à la main » qui se rédigeaient dans le salon de Mme Doublet, et d’où sont sortis les Mémoires dits de Bachaumont. La Correspondance de Metra ne rentre pas davantage dans le sujet que je voudrais esquisser, mais plutôt dans la classe des journaux, étant imprimée comme eux et n’en différant que par le caractère anecdotique et par l’enveloppe cachetée sous laquelle les souscripteurs la recevaient. Avec Thiriot, au contraire, nous arrivons à la correspondance littéraire proprement dite, envoyée de Paris à des souverains étrangers, et destinée à les tenir au courant du mouvement intellectuel de la France. Thiriot écrivait pour Frédéric. Celui-ci n’était encore que prince héréditaire lorsque Voltaire lui donna son camarade de jeunesse pour correspondant. On métier peu lucratif ! Thiriot en était réduit aux espérances : « Le prince, lui écrivait Voltaire, doit, par vos lettres, vous aimer et, vous estimer aussi, cela est indubitable, mais ce n’est pas assez. Il faut que vous soyez regardé par lui comme un philosophe indépendant, comme un homme qui s’attache à lui par goût, par estime, sans aucune vue d’intérêt : il faut que vous ayez auprès de lui cette espèce de considération qui vaut mieux que mille écus d’appointemens et qui, à la longue, attire, en effet, des récompenses solides. C’est sur ce pied-là que je vous ai cru tout établi dans son esprit, et c’est de cela que je suis parti toutes les fois qu’il s’est agi de vous. » Frédéric renvoyait au jour où il régnerait la récompense des services qu’on lui rendait ; il fallait donc savoir attendre et chercher à s’assurer l’avenir en se montrant désintéressé dans le présent : — « Je vous répète, poursuit Voltaire, que je suis bien content de la politique habile et noble que vous avez mise dans le refus adroit d’une petite pension… Continuez sur ce ton ; que vos lettres insinuent toujours au prince le prix qu’il doit mettre à votre affection à son service, à vos soins, à votre sagesse, à votre désintéressement, et je vous réponds, moi, que vous vous en trouverez très bien, le vous prédis que vous serez chargé un jour des affaires du prince devenu roi, mais, d’une manière ou d’une autre, soyez sûr d’une fortune. »

La prédiction ne se réalisa pas. Le prince royal une fois arrivé au trône, le chiffre des honoraires de Thiriot avait bien été fixé, mais l’infortuné ne parvenait pas à se les faire payer. Il faut avouer d’ailleurs qu’il s’acquittait médiocrement de son office. Le roi se plaint que son correspondant ne put avoir un rhume sans qu’il en fût informé, lui, Frédéric, par un galimatias de quatre pages. Tant il y eut que le souverain et le scribe se brouillèrent, je ne sais trop à quelle occasion. Voltaire, pour le remplacer, fit agréer au roi un autre de ses protégés, Baculard d’Arnaud, naguère enfant prodige, et qui, encore étudiant au collège d’Harcourt, recevait de son illustre patron de petites sommes et de petits manuscrits à négocier à son profit : « Faites une bonne œuvre, écrivait le philosophe à l’abbé Moussinot : envoyez chercher le jeune d’Arnaud, c’est un jeune homme qu’il faut aider, mais à qui il ne faut pas donner de quoi se débaucher. Donnez-lui cette fois dix-huit francs. » On sait comment ces bienfaits réussirent : d’Arnaud gagna la faveur de Frédéric, fut appelé à Berlin et y devint l’une des causes du misérable éclat que fit Voltaire dans cette ville. Plus tard, lorsque la paix de Paris rendit à Frédéric des loisirs pour la littérature. Thiriot paraît avoir repris ses fonctions de correspondant parisien et les avoir conservées jusqu’à sa mort, en 1772. Voltaire écrit alors à D’Alembert : « J’ai pensé, mon cher ami, qu’il faut un successeur à Thiriot auprès du roi de Prusse. Je suppose que le prophète Grimm est déjà en fonctions, mais si cela n’était pas, si ce grand prophète était employé ailleurs, il me semble que cette petite place conviendrait fort à frère La Harpe, et que le roi de Prusse serait bien content d’avoir un correspondant littéraire aussi rempli de goût et d’esprit. Je crois que personne n’est plus en état que vous de lui procurer cette place, et, si la chose est praticable, vous y avez déjà songé. J’en ai écrit un petit mot au roi. » Mais Frédéric en avait assez de ces gazettes manuscrites : « Le roi de Prusse, reprend Voltaire un mois après, ne veut plus de correspondant littéraire, c’est du moins ce qu’il m’a mandé ; il est trop dégoûté de nos rapsodies et il a raison. Je lui avais proposé Suard avant que La Harpe y eût songé ou que vous y eussiez songé pour lui. » Voltaire, à ce moment-là, était en grande tendresse pour La Harpe et en grande indignation au sujet des traverses qu’essuyaient les hommes de lettres : « La littérature, s’écriait-il, est dans la plus déplorable situation où elle ait jamais été ; je ne saurais y penser sans fiel et presque sans fureur. »

La Harpe, ainsi que nous venons de le voir, s’était présenté pour remplacer Thiriot et avait éprouvé un refus. Quelques semaines plus tard, il trouvait l’équivalent de cette position et adressait au tsarévitch Paul une correspondance littéraire qu’il rédigea jusqu’en 1789 et qu’il était en train de publier lorsque la mort le surprit. Heureusement que l’écrivain, vieilli et converti, s’était abstenu, pour une raison ou pour une autre, de conformer ses anciennes lettres à ses nouvelles opinions et s’était contenté de se réfuter lui-même dans des notes. La Harpe ne s’était pas acquitté de sa correspondance comme d’une tâche ; il y avait mis du soin et de l’agrément. Ses six volumes sont une causerie variée et facile qui n’a ni le tour didactique du Lycée, ni le ton de discussion approfondie que nous rencontrons chez Grimm, Point d’idées, point d’enthousiasme pour ou contre la philosophie, point de jugemens éclairés sur les étrangers ou sur les novateurs, mais, dans les limites de certaines conventions, de l’impartialité et du goût. La Harpe parle très bien de Voltaire mourant, des Confessions de Rousseau : « Ce livre, dit-il, où l’auteur dit du mal de beaucoup de gens et surtout de ceux qui lui ont fait du bien, mais où personne n’est si mal traité que lui-même. » Cette correspondance rappelle tout à fait le genre et le style des critiques du Journal des Débats sous la restauration, les Dussault et les Feletz. Peut-être mériterait-elle d’être réimprimée.

La Harpe, dans la préface qu’il mit en tête de ces volumes, parle du grand nombre de correspondances « fabriquées à Paris pour circuler dans les cours d’Allemagne, qui presque toutes avaient à Paris leurs nouvellistes en titre d’office, depuis que Thiriot avait été celui du roi de Prusse. » Et il ajoute : « J’ai vu quelques-uns de ces papiers, il y en a même d’imprimés : c’étaient le plus souvent des chroniques de scandale et de mensonge, de vrais sottisiers, des nouvelles d’antichambre ou de café. » Je suppose que La Harpe faisait une exception en faveur de l’une au moins de ces correspondances parisiennes. La duchesse de Saxe-Gotha recevait, depuis 1747, des lettres périodiques de Raynal, celles-là même que M. Tourneux vient de publier pour la première fois. Or Raynal n’était nullement le premier venu. Il est, dans tous les cas, l’une des physionomies du XVIIIe siècle. La nature lui avait malheureusement donné, avec la verve et la loquacité du Midi, le goût de la déclamation et de l’emphase ; le besoin fit de lui, en outre, pendant la plus grande partie de sa vie, un compilateur aux gages des libraires. Ce n’est que vers le tard qu’il arriva à la célébrité par l’Histoire des deux Indes, à la fortune par le commerce, ou, selon d’autres, par un intérêt dans la traite des nègres, à la modération des idées, enfin, par l’effroi que lui causa la révolution. Son intimité avec Rousseau. Grimm, Diderot, et tout ce jeune et brillant cercle de 1750 ou environ, doit suffire pour nous convaincre qu’il avait une valeur dont nous sommes devenus mauvais juges. Voltaire lui-même le recommandait en termes très chauds à Berlin au moment où d’Arnaud venait de laisser vacante la place de correspondant. « C’est un homme d’un âge mûr, écrit-il à Darget, très sage, très instruit, d’une probité reconnue, et qui est bien venu partout. Personne dans Paris n’est plus au fait de la littérature, depuis les in-folio des bénédictins jusqu’aux brochures du comte de Caylus ; il est capable de rendre un compte très exact de tout, et vous trouverez souvent ses extraits beaucoup meilleurs que les livres dont il parlera. Je puis vous assurer, monsieur, qu’il est de toute façon digne d’une pareille correspondance. »

Une correspondance qui a bien le droit de trouver sa place ici, puisqu’on l’a trouvée digne d’être publiée, est celle que Favart fournit, de 1760 à 1770, au comte de Durazzo, intendant des spectacles de la cour de Vienne. Favart s’était engagé à envoyer tous les quinze jours un courrier théâtral, auquel il joignait les paroles des nouveaux opéras comiques, des siens en particulier, afin qu’ils pussent être mis en musique et joués à Vienne en-concurrence avec Paris, De fait, le librettiste, dans cette espèce de chronique, ne s’est point borné au théâtre ; on y trouve les nouvelles littéraires, et même des pièces de vers et des anecdotes, absolument comme dans les autres correspondances.

Nous voici enfin arrivés à Grimm. Raynal, au dire de Meister, lui céda sa correspondance avec plusieurs cours du Nord et du Midi de l’Allemagne. Raynal ayant continué d’envoyer ses lettres à Gotha pendant près de deux ans encore lorsque Grimm avait commencé les siennes, j’en conclus que celui-ci marc lia d’abord sur les brisées de son ami et lui fit quelque temps concurrence. Il avait en soin, d’ailleurs, de se préparer le terrain. Je trouve dans une lettre à Gottsched, du 2 mai 1754, la trace d’un voyage qu’il venait de faire en Allemagne ; c’était la première fois qu’il y retournait depuis son arrivée à Paris, et il est naturel de supposer qu’il avait en pour objet d’y nouer des relations utiles à son entreprise. On ne sait trop, cependant, qui furent les premiers souscripteurs de la Correspondance. La duchesse de Saxe-Gotha et la landgrave de Hesse la reçurent dès 1754, la reine de Suède en 1750, et l’impératrice de Russie en 1763. La liste s’étendit peu à peu : on y voit figurer successivement Stanislas-Auguste, le margrave d’Anspach, le grand-duc de Weimar, la princesse de Nassau-Saarbruck. Ce fut Frédéric qui se montra le plus revêche. Grimm fit jouer tous les ressorts pour obtenir la souscription de ce prince : d’Alembert, d’Argens, la duchesse Louise. Frédéric avait d’abord refusé, prétextant les affaires dont il était accablé, il avait ensuite cédé aux instances de la duchesse, mais Grimm n’en fut pas beaucoup plus avancé. Le roi, comme nous le verrons, ne refusait pas seulement à Grimm tout témoignage de satisfaction, il ne payait pas plus sa prose qu’il n’avait payé celle de Thiriot. Le pauvre Melchior dut reconnaître alors combien il s’était trompé, dans sa Lettre sur Omphale, en vantant la générosité du royal joueur de flûte. Il se garda, toutefois, de céder à un mouvement d’humeur, continua d’admirer, de louer, et se crut certainement dédommagé de tous les déboires lorsque Frédéric le reçut à Potsdam en lui citant des vers de Banise.

On a prétendu qu’à côté des souscriptions princières, il y avait des abonnés d’un rang moins élevé. Barbier parle de copies qui circulaient tant en France qu’en pays étrangers, au prix de 300 francs l’abonnement. Cela ne peut guère se rapporter qu’à l’époque où Grimm avait remis l’entreprise en d’autres mains. « Je me suis fait depuis longtemps, écrivait-il en 1766, une loi de ne donner cette Correspondance qu’à des princes, et plusieurs bonnes raisons m’obligent de m’y tenir. On m’a fait quelquefois des offres de 100 pistoles et de 1,200 francs par an, pour l’envoyer à des particuliers très considérables en Angleterre, mais je n’ai jamais voulu. » Pour les souverains eux-mêmes, il paraît que les prix n’étaient pas constans : le roi de Pologne, par exemple, ne payait que 40 ducats par an, ce qui faisait 400 francs de notre monnaie, tandis que l’impératrice de Russie payait 300 roubles, c’est-à-dire environ 1,500 fr. Le journal, dans les dernières années, avait accru sa clientèle. Il en existait, selon Meister, « depuis les bords de l’Arno jusqu’à ceux de la Neva, » quinze ou seize exemplaires. Goethe en parle comme adressé à des princes et à des personnes riches en Allemagne ; cette correspondance coûtait tort cher, dit-il (gegen bedeutende Vergeltung), mais elle satisfaisait « l’intérêt extrême que l’on mettait à savoir ce qui se passait à Paris, justement considéré à cette époque comme le centre du monde cultivé. » Goethe ajoute que, grâce à une haute faveur, — celle de la cour de Weimar, évidemment, — ces feuilles lui étaient communiquées et qu’il les lisait avec une grande attention. Il n’y trouvait pas seulement des nouvelles littéraires, mais les ouvrages les plus remarquables de Diderot, la Religieuse, Jacques le Fataliste et autres, communiqués par morceaux, ce qui servait à entretenir et piquer la curiosité. On reconnaît les procédés du feuilleton moderne ! Le Neveu de Rameau, dont Goethe eut connaissance et qu’il traduisît en allemand alors qu’on n’en savait pas même l’existence en France, n’avait pourtant pas été envoyé aux souscripteurs de la Correspondance ; c’est de Schiller que Goethe en avait reçu le manuscrit, et Schiller, sans s’expliquer davantage, disait le tenir d’un heureux hasard.


La gazette manuscrite de Grimm parvenait aux souscripteurs deux fois par mois. De longueur inégale, chaque numéro remplit de six à dix pages d’impression de l’édition de M. Tournent. Dans les quelques mois de prospectus que l’écrivain mit en tête du premier, il annonce qu’il rendra compte des livres, des théâtres et des arts, et telle est, en effet, la marche qu’il a suivie, sauf que les arts restèrent en souffrance jusqu’au jour où Diderot vint, pour cette partie, au secours de son ami. Dès les premières lettres nous voyons défiler Voltaire avec son Siècle de Louis XIV, Buffon et son discours de réception à l’Académie, Rousseau et sa Lettre sur la musique, Condillac et le Traité des sensations, les tragédies de Crébillon père et les romans de Crébillon fils. La littérature étrangère, la littérature anglaise, du moins, Fielding, Richardson, Hume, reçoivent leur part d’attention. Les pièces nouvelles n’occupent, dans ces lettres, guère moins de place que les livres. Les théâtres de Paris n’étaient-ils pas comme aujourd’hui l’objet d’un intérêt tout particulier à l’étranger ? La Correspondance de Grimm est une mine de renseignemens sur l’art dramatique de l’époque. Elle marque les créations et discute les talens d’une foule d’auteurs, depuis Clairon, dont notre critique ne goûtait point le jeu, jusqu’à Rancourt, dont il raconte les débuts. Le récit, à distance, en est encore émouvant. « Lorsqu’on vit la plus belle créature du monde et la plus noble s’avancer en Didon sur le bord du théâtre ; lorsqu’on entendit la voix la plus belle, la plus flexible, la plus harmonieuse, la plus imposante ; lorsqu’on remarqua un jeu plein de noblesse, d’intelligence et des nuances les plus variées et les plus précieuses, l’enthousiasme du public ne connut plus de bornes. On poussa des cris d’admiration et d’acclamation ; on s’embrassa sans se connaître ; on fut parfaitement ivre. Après la comédie, ceux qui avaient vu la pièce se dispersèrent dans les différens quartiers, arrivèrent comme des fous, parlèrent avec transport de la débutante, communiquèrent leur enthousiasme à ceux qui ne l’avaient pas vue, et les soupers de Paris retentirent du nom de Raucourt. »

Le Théâtre-Français, malheureusement, lorsque la Correspondance commença, était en pleine décadence. Destouches avait déjà donné ses meilleures pièces, Piron la Métromanie. Crébillon Rhadamiste, Voltaire Zaïre, Alzire, Mérope, Mahomet. On était livré aux Marmontel, aux Saurin, aux La Touche, Pour un ouvrage de mérite qui paraissait de loin en loin, il en était une foule qui se traînaient misérablement dans l’imitation des maîtres. Aussi cette partie de la Correspondance est-elle assez fastidieuse. Grimm analyse les pièces, nous explique comment il les aurait conçues, et les refait. L’examen du Cosroès d’un M. Le Fèvre n’occupe pas moins de dix pages. En général, mais cela était inévitable, la Correspondance pèche par le défaut de proportion ; l’importance donnée aux sujets n’y est pas toujours en rapport avec celle qu’ils conservent pour nous. Les ouvrages qui ont fait époque dans l’histoire du siècle passé se perdent dans un océan de plats romans, de poésie insipide, dans un déluge de pamphlets surtout, dont on n’aurait pas l’idée si l’on ne feuilletait justement les catalogues que Grimm en a dressés. Rien ne lui parait indigne de l’attention de ses lecteurs ou plutôt de ses lectrices ; il leur signalera un Abrégé de l’art des accouchemens, des Soins faciles pour la propreté de la bouche, et une brochure sur le Traitement des cors aux pieds.

Grimm est le véritable précurseur de la critique telle qu’elle est comprise de nos jours, de celle qui ne se contente pas d’analyser et de citer, mais qui juge les ouvrages, motive les appréciations, discute les doctrines, rattache aux livres les considérations qu’ils suggèrent et fait parfois d’un article une œuvre originale. Et Grimm possède les qualités du genre, ayant son mot à dire sur tout sujet, unissant en lui le chroniqueur et le penseur, le mondain et l’érudit, le nouvelliste et le philosophe. Avec un penchant à la dissertation, surtout dans les commencemens, et n’attendant pas toujours pour discuter qu’un livre ou une pièce de théâtre lui en fournisse l’occasion, Grimm aime ce qu’on appelle les questions. Il les traite ex professa, en remontant aux principes et en se livrant aux idées générales. Un bon sens qui ne se dément point, mais un bon sens un peu pesant et discoureur, On sourit d’une allure si grave, d’entrées en matière si doctorales. « Il n’y a point, lisons-nous, de spectacle plus agréable pour le sage que celui d’un grand homme ou d’un homme extraordinaire. Il semble que notre existence s’ennoblisse par les vertus de nos semblables, et que l’éclat des grandes actions l’empêche de tomber dans l’engourdissement, état si déplorable pour un être pensant, etc. » Tout cela pour arriver à nous raconter la disgrâce imméritée d’un ministre espagnol, Grimm commence d’ordinaire par de vastes propositions générales : « de tous les arts, le plus ignoré et le plus mal exercé est celui de la dispute. Rien ne serait plus propre à l’établissement et aux progrès de la vérité parmi les hommes que la voie de la discussion, si nous avions un désir constant et sincère de discerner le vrai avec le faux, » et ainsi de suite ; le lieu-commun se poursuit, s’étale avec la paisible allure qui lui est propre. L’écrivain, d’autres fois, divise son sujet comme un sermon : « On peut envisager la question de la liberté de deux manières différentes : la première en se plaçant hors de l’univers, embrassant du même coup d’œil tous les êtres… »

Grimm, à tout prendre, est un bon esprit, et même, nous le verrons, un esprit vigoureux ; il a la solidité, la sagacité, mais il n’a pas le goût et il tombe souvent dans la déclamation. Bien de son siècle, en cela, et de son pays d’adoption ! Il est vrai qu’au contact de Diderot il y était plus exposé qu’un autre. Nous retrouvons dans ses lettres tout le jargon du temps, l’éloge de la nature, l’horreur du fanatisme, l’affectation de la sensibilité ; le cœur se remplit d’émotions délicieuses ; les larmes tombent des yeux à tout propos, pour un trait de vertu, pour une pièce de théâtre, pour un livre de Voltaire. Style et langue à l’avenant. On passerait sur des incorrections, mais le sanctuaire de la vérité et les fantômes de l’erreur, mais les sons célestes de l’Ausonie pour dire la musique italienne ! Je viens de faire allusion à l’influence de Diderot ; Grimm prend les tics de son ami ; comme lui, il apostrophe les personnes et les choses. On sent souvent, dans ces feuilles, le résumé de quelque conversation du Grandval, l’écho de quelque tirade du « philosophe. » Ou mieux encore, Diderot est là, au coude de Grimm, l’inspirant, lui faisant son article en pérorant.

Grimm a une foule de théories ; il en a sur les femmes, sur l’art, sur le goût, sur les langues ; tous les grands sujets de discussion d’une époque éminemment raisonneuse passent devant le lecteur. La royauté est laissée hors du débat, mais nous avons des morceaux sur les finances, sur la tolérance, sur l’éducation, sur l’inoculation, — une grosse et longue controverse, celle-là ; nous en avons sur les jésuites, sur les convulsionnaires, sur les engouemens du jour, les aérostats, la tactique de Guibert, les sciences qui se font mondaines. « Les métaphysiciens et les poètes ont en leur temps, fait remarquer notre chroniqueur : les physiciens systématiques leur ont succédé ; la physique systématique a fait place à la physique expérimentale, celle-ci a la géométrie, la géométrie à l’histoire naturelle et à la chimie, qui ont été en vogue ces derniers temps et qui partagent les esprit avec les affaires de gouvernement, de commerce, de politique, et surtout la manie de l’agriculture, sans qu’on puisse deviner quelle sera la science que la légèreté nationale mettra à la mode par la suite. » Et, à côté de ces amusettes scientifiques, les divertissemens proprement dits. Tout le monde, un jour, s’est mis à jouer des charades ; voici l’éclosion du proverbe ; il y a des séances de ventriloquie. Il n’est pas jusqu’au parfilage et au trou-madame qui ne figurent chez Grimm à leur date.

La Correspondance fait une part aux nouvelles. Les lecteurs sont tenus au courant des causes célèbres, des intrigues académiques. Grimm n’est pas tendre pour l’Académie ; il la représente « partagée entre deux partis ou factions : le parti dévot, qui réunit aux prélats tous les académiciens mincement pourvus de mérite, et d’autant plus empressés, par conséquent, à faire leur cour avec bassesse ; et le parti philosophique, que les dévots appellent encyclopédique, qui est composé de tous les gens de lettres qui pensent avec un peu d’élévation et de hardiesse, et qui préfèrent l’indépendance et une fortune bornée aux faveurs qu’on n’obtient qu’à force de ramper et de mentir. Il y a, au reste, dans ces deux partis, comme entre armées opposées, un fond de déserteurs qui se rangent, suivant la fortune, de l’un ou de l’autre côté, et dont l’un ou l’autre se fortifie en les méprisant également ; il y a aussi de ces âmes fières et libres qui dédaignent d’être d’aucun parti, comme M. de Buffon, par exemple, et que leur neutralité expose à la calomnie des deux factions. » Nous avons vu que Grimm se défendait de rapporter des anecdotes ; il en conte pourtant quelques-unes en courant et il les conte bien. Mais faut-il vraiment croire au récit qu’il nous fait des impiétés de Chanteloup ? La charmante petite duchesse de Choiseul écoutait-elle sans sourciller les couplets dont sa société saluait le saint-esprit en parfilage d’or que la princesse de Beauvau avait envoyé à la duchesse de Grammont ? A considérer le cercle dans lequel ces plaisanteries se produisaient, ce serait certainement une pièce à mettre au dossier du XVIIIe siècle. Les articles nécrologiques donnent lieu parfois à de remarquables portraits. Il y a de la gaîté, et peut-être un peu de caricature, dans celui du chimiste Rouelle ; il y a de la finesse dans celui d’Helvétius, de qui la tolérance venait d’une habitude « de généraliser les idées et d’aller aux derniers résultats qui équivalent généralement à zéro ; u il y a de la verre dans une tirade indignée contre l’avocat-général Séguier, non pas mort celui-là, trop vivant au contraire, et coupable d’un réquisitoire contre le Système de la nature et autres ouvrages philosophiques. « On croit voir arlequin affublé d’une robe de magistrature et se battant contre son ombre. Je puis assurer M. le requérant que remplir un ministère public de ce ton-là, c’est se donner l’air d’un polisson. » La notice sur Croismare, que ses amis appelaient le charmant marquis, est le chef-d’œuvre de cette galerie de portraits : la plume, trop souvent pesante, devient tout à coup délire, aimable. Je ne puis m’empêcher de soupçonner que, ce jour-là, c’est Mme d’Épinay qui la tient[3].

un journal ne va pas sans quelque remplissage, et les feuilles de Grimm ne font pas exception à la règle. Quand les sujets ou le temps lui manquent, il se tire d’affaire avec des citations, et quelles citations ! Ici cinq pages tirées, mot pour mot, d’un médiocre roman, (Histoire de Geneviève, par Mme la comtesse de Revel ; là, de petits vers de société, de fades romances, des madrigaux :


Si tu ne veux jamais aimer que moi,
O ma Délie,
Reçois ma foi.


Grimm, dans les momens de pénurie, fait flèche de tout bois : il accueille le haut-rimé ; il ne recule pas devant le rébus. Ce qui occupait les salons de Paris n’était-il pas assez bon pour Gotha on Weimar ? En général, il importe de le remarquer, la tenue du journal a été se modifiant. Les grands sujets une fois épuisés, Grimm devient davantage nouvelliste. Il passe aussi plus souvent la plume à d’autres, remplit plus volontiers son numéro des lettres qu’il a reçues, des manuscrits qui lui ont été communiqués. C’est l’époque où il s’absente fréquemment, et alors la Correspondance se fabrique comme elle peut ; heureux les lecteurs quand Diderot s’en charge ! On sent fort bien, vers la fin, que Grimm a pris sa tâche en dégoût et qu’il la quittera dès qu’il aura trouvé mieux.

Mais aussi quelle tâche, et pendant vingt années ! « Je suis écrasé d’écritures et d’occupations, écrit-il en 1766 ; mon ami Diderot, au lieu de feuilles, m’a fait un livre sur le Salon ; je n’ai pas eu le courage d’en rien retrancher, mais il faut rédiger ses feuilles à mesure qu’il me les donne, il faut les copier moi-même pour les mettre en état d’une recopiées, et cela demande beaucoup de temps. Je passe sous silence mille autres occupations qui me tiennent cloué à mon bureau du matin au soir. » Grimm employait des secrétaires pour la reproduction de ses lettres à plusieurs exemplaires ; son cabinet était un vrai cabinet de rédaction, une boutique, comme il l’appelait lui-même. Ses amis lui en voulaient d’un travail si continuel qui le leur enlevait ; ils l’avaient baptisé la Chaise de paille. Lorsqu’il devint plus tard diplomate et voyageur, Galiani disait plaisamment que la chaise de paille était devenue chaise de poste.

La Correspondance tire son principal intérêt de la liberté avec laquelle l’écrivain s’y exprimait, et cette liberté avait pour garant le petit nombre de lecteurs auxquels les lettres parvenaient et la discrétion que ces lecteurs s’étaient imposée. Prudent de son naturel, Grimm avait pris ses précautions. « Après tout, pensait-il, il vaut mieux dormir tranquillement et se taire ; et le raisonnement le plus profond et le plus lumineux ne vaut pas une nuit passée à la Bastille, » Ses lettres ne parvenaient aux souverains auxquels elles étaient destinées que par la voie de leurs légations de Paris. Le secret était en outre expressément stipulé. Mme Geoffrin, en enrôlant Stanislas-Auguste parmi les souscripteurs, a soin de lui faire la leçon à ce sujet : « Voici le premier paquet, lui dit-elle ; j’y joins la lettre que Grimm m’a écrite en me l’envoyant. Votre Majesté verra qu’il est très important pour fut que ces feuilles-là ne soient pas copiées. On garde à Grimm une grande fidélité dans les cours d’Allemagne où il les envoie. J’ose même dire à Votre Majesté que cela pourrait me commettre, ayant passé par ma main. »

Grimm, en revanche, s’était engagé à la sincérité. « La sûreté qu’on a bien voulu permettre à ces feuilles, écrivait-il, exige de notre part une franchise sans bornes. » Ces feuilles, aimait-il à répéter, sont consacrées à la vérité, à la confiance et à la franchise. L’amitié qui nous lie à plusieurs gens de lettres, dont nous sommes obligé de parler, n’a aucun droit sur nos jugemens. » Il semble, en effet, qu’on ne puisse refuser l’impartialité à l’écrivain, un mérite que lui facilitaient, d’ailleurs, son caractère un peu dédaigneux et une certaine rudesse de conviction, Diderot, qui avait en plusieurs fois à supporter son humeur, avait donné le houx pour enseigne à l’officine où se fabriquait la Correspondance. Et il ne se plaignait pas seulement de la rudesse, mais aussi, à l’occasion, de l’injustice des sentences de son ami. On connaît la lettre amusante qu’il lui adressa un jour à propos d’une critique superficielle et inexacte : « Monsieur le maître de la boutique du Houx toujours vert, vous rétractez-vous quelquefois ? Eh bien ! en voici une belle occasion. Dites, s’il vous plaît, à toutes vos augustes pratiques que c’est très mal à propos que vous avez attribué l’incognito à la traduction des Nuits d’Young, par M. Le Tourneur. Dites, sur ma parole, que cette traduction, pleine d’harmonie et de la plus grande richesse d’expression, une des plus difficiles à faire en toute langue, est une des mieux faites dans la nôtre… Vous n’ignorez pas que la gloire qu’un auteur tire de son travail est la portion de son honoraire qu’il prise le plus, et voilà que vous en dépouillez M. Le Tourneur ! Et c’est vous qu’on appelle le juste par excellence ! C’est vous qui commettez de pareilles iniquités ! Ah ! monsieur Grimm, monsieur Grimm ! votre conscience s’est chargée d’un pesant fardeau ! Si vous rentriez en vous-même ce soir, lorsque vous serez de retour de la Comédie italienne, où vous vous êtes laissé entraîner par Mme de Forbach, lorsque les sons de Grétry ne retentiront plus dans vos oreilles, lorsque, tout étant en silence autour de vous, vous serez en état d’entendre la voix de votre conscience dans toute sa force, vous sentirez que vous faites un métier diablement scabreux pour une âme timorée. »

Grimm reconnut la justesse du reproche, il inséra la lettre de Diderot dans sa Correspondance, et déclara même qu’il allait la faire graver sur une table d’airain et la suspendre dans sa boutique pour lui rappeler sans cesse les misères de son métier. Il est certain que si le secret de sa Correspondance lui facilitait l’impartialité, l’absence de responsabilité se faisait aussi sentir dans la précipitation de bien des jugemens. Et il en fut de ce défaut comme de quelques autres que j’ai déjà marqués : il s’accrut à mesure que Grimm se lassait de son travail. Sa conscience s’émousse ; il lui arrive de ne plus lire les livres dont il parle et de suppléer à la critique raisonnée par une plaisanterie sur le titre de l’ouvrage ou sur le nom de l’auteur. Aussi est-il le premier à parler avec dédain d’un métier qui consiste à tout juger à tort et à travers ; il n’est, à ses propres yeux, qu’un maître bavard en philosophie et en littérature, un pharmacopole littéraire, un épicier-droguiste ! S’il faut distinguer, dans la Correspondance, la part de Grimm de celle de Meister, il ne faut pas moins distinguer, dans celle de Grimm, l’œuvre des premières et celle des dernières années. Il ne s’étonne que d’une chose, lorsque le critique pose enfin la plume, c’est qu’il ait continué si longtemps à la tenir lorsqu’il avait cessé de trouver aucun intérêt à son travail.

Nous avons vu l’aversion que Grimm professait pour la musique française et la conviction où il était que notre langue n’était pas faite pour être chantée, La vérité est que Grimm la tenait en général pour un instrument ingrat. Il se refusait à lui reconnaître, même en prose, les qualités qu’on s’accorde le plus communément à lui attribuer. La clarté, la précision, l’énergie sont, selon lui, le mérite de nos écrivains plutôt que celui de la langue. Le français, il ne se lasse pas de le répéter, n’a ni simplicité ni grâce : il est sourd, timide, naturellement embarrassé ; exact, mais froidement exact ; sévère en matière de goût, mais compassé. De toutes les langues vivantes, c’est sans contredit celle qui a le moins de génie. La rigueur de ce jugement ne viendrait-elle pas de ce que la langue française se distingue précisément par îles qualités étrangères à la nature de notre tudesque critique ? On s’expliquerait ainsi en même temps l’étonnement qu’il éprouvait en remarquant le cas qu’on faisait du style à Paris. L’Académie donnait des prix d’éloquence : des pièces de théâtre, sans action ni intrigue, se soutenaient parce qu’elles étaient « bien écrites ; » Buffon était là pour l’harmonie et la magnificence de sa phrase. Grimm n’était pas éloigné de considérer tout cela comme des welcheries.

Notre versification ne lui paraissait pas plus favorable à la poésie que notre langue. Il jugeait notre prosodie vague, notre rime tyrannique et noire alexandrin pompeux. « Je crois le vers héroïque, s’échappe-t-il à dire, si diamétralement opposé au genre dramatique que peu s’en faut que je n’aie l’audace d’écrire, en cette année 1767, que la véritable tragédie et la véritable comédie ne sont pas encore trouvées en France ; mais il ne s’agit pas de se faire lapider ; ainsi renfermons nos hérésies au fond de notre cœur. » L’antipathie de Grimm pour la tragédie française tenait, du reste, à tout un ensemble de notions littéraires. Epris de la simplicité et de la grandeur du drame antique, Grimm voulait, en même temps, le naturel au théâtre ; il était à la fois classique dans le sens des Grecs et réaliste selon le sentiment moderne. Au lieu de faire, dans la pièce racinienne, par exemple, la part inévitable du convenu, il la comparait aux produits d’une littérature primitive ou lui appliquait la loi de la vraisemblance absolue. Il manquait de la souplesse d’esprit nécessaire pour se placer, en face d’une œuvre, au point de vue qu’exigent les conditions dans lesquelles cette œuvre a pris naissance.

Aucun des arts de notre pays, au surplus, ne trouve grâce dans la Correspondance. Nous naissons, déclare l’impitoyable auteur, avec des dispositions médiocres pour la peinture. « Ce qu’il y a de plus décrié, à l’entendre, après la musique de la France, ce sont ses tableaux. » On proclame Soufflot le premier architecte du royaume et de l’Europe, ce qui n’empêche pas qu’il n’ait fait à Lyon une salle de comédie où l’on n’entend point, et, à Paris, une salle d’opéra où l’on ne voit point. Le dessin de nos parcs est également médiocre. « Quand nous nous serons défaits de la petite morgue nationale qui ne sied qu’aux enfans, nous conviendrons qu’il faut apprendre des Italiens et des Allemands à faire de la musique, et des Anglais à former des jardins. »

La conclusion serait forcée quand même elle ne se trouverait pas si expressément indiquée : Grimm n’aime point notre pays. Le Français, à ses yeux, n’a d’autre supériorité sur les autres nations que la gaîté du caractère, une vivacité qui touche à la pétulance, mais qui lui donne du ressort dans l’adversité et le tire parfois de l’abîme où elle l’a jeté. Ce qui domine chez nous, c’est la présomption, la vanité, l’enfantillage. « O Athéniens, s’écrie ce barbare égaré dans l’Attique, vous n’êtes que des enfans ! »

Il faut, il est vrai, faire attention à la date des lettres lorsqu’on fit la Correspondance. Bien des Événemens survinrent pendant les vingt années que Grimm tint la plume, bien des changemens s’accomplirent et modifièrent ses jugemens. En particulier, son sentiment sur le temps même où il vivait. Il parle souvent de décadence, surtout au commencement ; il note les progrès du bel esprit, du mauvais goût ; il est des momens où il croit voir l’ignorance, la superstition, la barbarie reprendre le dessus. Quelques années passent et l’impression a changé. La frivolité du Français, qui tient d’ailleurs à ses grâces et à ses agrémens, ne l’empêche pas de s’acheminer vers on caractère de solidité. Le goût de L’instruction et des sujets sérieux s’est répandu. Si les hommes de génie sont rares, l’empressement que leur montre le public témoigne de la considération dont ils jouissent. Bref, ce siècle qu’en 1764 on nous déclarait ingrat et stérile, on reconnaît, en 1770, qu’à tout prendre il en vaut bien un autre. Voilà, du moins, pour la Correspondance littéraire ; vienne la révolution, Grimm, dans ses lettres à Catherine, deviendra naturellement plus hostile qu’il n’avait jamais été.

Grimm n’a pas une philosophie, mais il est philosophe. Il l’est en ce sens qu’il s’est fait un certain nombre de questions sur les origines et les fins du monde, et il ne l’est pas si, pour l’être, il faut avoir trouvé une réponse à ces questions. Il diffère en cela de Diderot. Diderot, avec son ardeur d’esprit et son génie divinatoire, court plus vite aux solutions ; il a l’hypothèse dogmatique ; il s’imagine volontiers être en voie de saisir le mot de l’univers. Grimm, au contraire, reste habituellement préoccupé de la faiblesse de l’esprit humain et du caractère relatif de nos connaissances. Il se rend compte, au reste, de cette différence de tempérament philosophique entre lui et son ami, et il l’a accusée dans une lettre à Mlle Voland, qu’il jugea lui-même assez intéressante pour l’envoyer à ses lecteurs de la Correspondance. Les deux amis étaient à la campagne, probablement à La Chevrette ; ils se promenaient un soir sur les bords de la Seine, conversant, discutant et revenant sans cesse à la même question. « Diderot voit toujours la vérité et la vertu comme deux grandes statues élevées sur la surface de la terre et immobiles au milieu des ravages et des ruines de tout ce qui les environne. Moi, je les vois aussi, ces grandes statues, mais leur piédestal me paraît semé d’erreurs et de préjugés, et je vois se mouvoir autour une troupe de niais dont les yeux ne peuvent s’élever au-dessus du piédestal ; ou, s’il se trouve parmi eux quelques êtres privilégiés qui, avec les yeux pénétrans de l’aigle, percent les nuages dont ces grandes figures sont couvertes, ils sont bientôt l’objet de la haine et de la persécution de cette petite populace hargneuse, remplit de présomption et de sottise. Qu’importe que ces deux statues soient éternelles et immobiles s’il n’existe personne pour les contempler, ou si le sort de celui qui les aperçoit ne diffère point du sort de l’aveugle qui marche dans les ténèbres ? Le philosophe m’assure qu’il vient un moment ou le nuage s’entr’ouvre, et qu’alors les hommes prosternés reconnaissent la vérité et rendent hommage à la vertu. Ce moment, Sophie, ressemblera au moment où le fils de Dieu descendra dans la nuée. Nous vous supplions que celui de votre retour soit moins éloigné. »

Grimm ne conteste donc pas la réalité substantielle du vrai, si j’ose ainsi parler, mais il doute que personne ici-bas arrive à le découvrir, et c’est pourquoi, dans la même lettre, il reproche à la philosophie de prêter à ses idées plus d’évidence qu’elles n’en comportent, de donner pour démontré ce qui est seulement vraisemblable, d’établir, enfin, trop impérieusement ses opinions, il n’aime pas que le penseur abonde dans son propre sens. Il redoute les convictions sûres d’elles-mêmes. « Une vue grande et sublime, dit-il, une idée profonde et lumineuse, négligemment jetée, vous frapperont bien plus sûrement qu’une vérité laborieusement démontrée. » La science au fond n’est point faite pour l’homme : elle sert surtout à délasser l’intelligence et à adoucir les mœurs. Pourquoi des systèmes là où les conjectures seraient seules à leur place ? Pourquoi confondre les degrés de certitude et exiger le respect de la foi pour de simples opinions ? « Quelle folie, quelle faiblesse, quelle pauvreté malheureusement inséparable de la nature de ce petit animal orgueilleux qu’on appelle homme, d’élever sur deux ou trois faits, qu’il peut savoir au bout de plusieurs siècles de recherches, un édifice que le souille d’un enfant peut renverser, et dont la masse informe, appuyée sur des roseaux, fait pitié au vrai philosophe ! »

La circonspection intellectuelle de Grimm était l’une des choses qui l’isolaient dans cette France du XVIIIe siècle, si avide d’affirmations. Mais il ne se dément jamais à cet égard. « En m’arrêtant de bonne foi à ce que je ne peux ni nier, ni comprendre, j’évite une foule d’inconvéniens, d’absurdités et de contradictions. » Grimm veut qu’on sache dire : Je ne sais pas ; et qu’on enseigne à la jeunesse « le grand art de douter. » Chacun ne lit-il pas dans le livre de la nature connue il peut, avec les yeux qu’il a reçus ? Et tout ne change-t-il pas avec les siècles ? » Je crains, suggère notre sceptique, qu’il ne vienne un temps où les termes favoris de la philosophie moderne soient aussi absurdes que le jargon de l’école péripatéticienne. Alors notre gravitation, noire attraction, nos forces centrifuges et centripètes, pourront paraître aussi barbares que les quiddités et les entéléchies de la philosophie scolastique, et le mot d’esprit que nous mettons à toute sauce jouera un aussi beau rôle que les facultés occultes. »

On devine ce que deviennent, avec cette méthode, la religion tant naturelle que révélée, et jusqu’au déisme de Voltaire, « Tout ouvrage démontre un ouvrier, mais qui vous a dit que l’univers est un ouvrage ? » » Le patriarche ne veut pas se départir de son rémunérateur vengeur ; il le croit nécessaire au bon ordre. Il veut bien qu’on détruise le dieu des fripons et des superstitieux, mais il veut qu’on épargne celui des honnêtes gens et des sages. Il raisonne là-dessus comme un enfant, mais comme un joli enfant qu’il est. »

La personnalité humaine ne résiste pas plus à cette analyse que les conceptions théologiques. Grimm permet bien qu’on dise avec Descartes : Je pense, donc je suis ; mais il lui déplaît qu’on dise : Il y a au dedans de moi un être qui pense. « Car qu’est-ce que c’est que cet être ? Il y a en moi moi, voilà tout ce que je sais clairement. Vous me demandez comment je pense ; je n’en sais rien, mais je ne sais pas mieux comment je digère, comment je marche, comment je dors. Pourquoi voulez-vous que je conçoive mieux la pensée que le mouvement ? N’est-il pas plus philosophique de dire : je l’ignore, que d’abuser de son imagination pour inventer des explications incompréhensibles et des mots qui ne signifient rien ? Vous me dites que la matière ne peut penser, mais connaissez-vous assez l’essence de la matière pour me dire quelles sont les propriétés qu’elle peut avoir de celles qu’elle ne saurait avoir ? »

Avec sa défiance de la métaphysique, Grimm est bien près de ce que nous appelons aujourd’hui le positivisme. Il croit au fait comme à la donnée première et dernière hors de laquelle on ne peut faire un pas, et dont il est vain par conséquent de chercher l’explication, Il se refuse à appliquer à la nature nos mesures de grandeur et de petitesse, de dignité et de bassesse, de bien et de mal. Le monde n’a point d’autres lois que celles qu’il tire de sa constitution même. Ce qui est n’a pas à se justifier, il est, cela lui suffit et doit nous suffire. Tel est le sentiment constant de Grimm, et une vue qu’il trouva un jour l’occasion d’exprimer tout à son aise. C’était au sujet de la catastrophe qui fit une si vive impression sur le XVIIIe siècle et qui produisit Candide. Une fois piqué au jeu par ce qui lui semblait les atroces caprices de la Providence, Voltaire avait attaqué l’optimisme en vers comme en prose, et c’est sur son poème de Lisbonne que Grimm le prend à partie. Il n’admet pas qu’avec Leibniz et Pope on dise : Tout est bien, mais il n’admet pas davantage qu’on appelle mal la destruction de quelques milliers de personnes. Un mat, et pourquoi cela ? « Quel est votre orgueil de vous compter pour quelque chose dans l’immensité et d’attaquer l’ordre général sur l’anéantissement de quelques êtres auxquels vous vous intéressez par un retour involontaire sur vous et sur votre faiblesse, parce que vous êtes de leur espèce, ou parce qu’ayant une vie et le sentiment de votre existence cmme eux, vous vous sentez exposé aux mêmes dangers ? Il y a du bonheur et du malheur, mais le bien et le mal sont deux mots vides de sens pour le vrai philosophe. Tout ce qui est doit être par cela même que cela est »

À cette conception de la nature se rattachent des vues que l’on rencontre également chez Diderot, une sorte de darwinisme avant Darwin. Le monde a-t-il proprement commencé ? Savons-nous les formes par lesquelles il a passé et passera encore ? Qui peut assurer qu’il n’y a pas autant d’espèces perdues qu’il en existe actuellement ? La destruction des uns sert à la naissance et à la conservation des autres. La guerre est un fait de nature, et le loup obéit aussi bien à ses lois en déchirant sa proie qu’en nourrissant et défendant ses petits. Tout est si bien force et droit du plus fort sur la terre que, si les hommes se sont réunis en société, c’est pour se tenir réciproquement en échec.

Le déterminisme moral de Grimm appartient au même ordre d’idées. Nos perceptions, selon lui, ne sont ni volontaires ni libres, et nos actions ne le sont pas davantage. Notre conduite est toujours le résultat de modifications de notre être amenées elles-mêmes par les circonstances. Mais, et c’est ici une notion favorite de l’écrivain, loin d’être contraire à Sa morale, la croyance à la fatalité est le fondement de toutes les vertus civiles comme de tout l’ordre humain. « Affranchissez, dit-il, un seul homme sur la terre des liens de la fatalité, enlevez-le à la main invisible du sort, dissipez autour de lui les ténèbres de l’incertitude, et par ce seul acte vous l’aurez rendu le plus injuste, le plus immodéré, le plus exécrable de tous les hommes. »

Nous ne demanderons pas plus à Grimm qu’à aucun autre d’être toujours d’accord avec lui-même. Il lui arrive, comme à tout le monde, de donner à de simples impressions une ferme plus générale, plus affirmative qu’il ne faudrait, quitte à en faire autant une autre fois pour des impressions contraires. Il est des jours, par exemple, où il ne veut pas entendre parler de progrès. Le genre humain lui semble rester toujours le même, « ni meilleur ni plus pervers, malgré le changement perpétuel de ses vices et de ses vertus. » Tout est évolution ou révolution, et « les plus beaux siècles sont précisément le germe des siècles de décadence. » — « Qui osera résoudre ce problème ? Ecrit-il ailleurs. Lorsqu’on voit d’un côté l’influence de la liaison politique et mutuelle de tous les peuples, la prompte communication des lumières d’une extrémité de l’Europe à l’autre, le mouvement prodigieux porté dans toutes les parties par l’industrie et le commerce, l’établissement, des postes et de l’imprimerie, on est tenté de croire que les progrès de la raison ne finiront plus qu’avec notre planète, et que le genre humain, à mesure qu’il vieillira, deviendra de plus en plus éclairé, sage et heureux. Quand on considère, en revanche, combien les bons esprits sont rares, combien il y a de têtes absurdes ; quand on pense que la multitude se paie toujours de mots, que ceux qui parlent le même langage, qui emploient les mêmes expressions, n’ont quelquefois pas une notion commune entre eux, alors on commence à douter que la raison et la vérité soient faites pour l’homme. » Cependant, ces doutes ne sont pas constans et il est d’autres jours, nous l’avons dit, où sa mauvaise humeur habituelle contre le siècle fait place à un sentiment de confiance. Grimm, dans ces rares momens d’optimisme, ne craindra pas d’avancer que nous valons mieux que nos pères et que nos neveux vaudront mieux que nous. Les esprits, en France, lui paraissent devenus plus sérieux, plus portés aux choses utiles : l’Europe tout entière s’achemine vers une époque où les droits de l’humanité seront mieux connus et reposeront sur leur propre force.

Parmi les progrès que la société lui semblait sur le point d’accomplir, Grimm rangeait une révolution qui devait avoir sur toutes les précédentes l’avantage de ne pas coûter de sang. Il était frappé d’une « lassitude » générale du christianisme qui se manifestait de toutes parts et qui lui semblait présager l’avènement du règne de la tolérance. « A moins, dit-il, — et l’on remarquera cette réserve, — qu’il n’arrive quelque grande catastrophe physique ou morale, qui déroute ou dérange la pente générale des esprits, on peut prédire, sans risquer son caractère de prophète,


Que dans l’Europe enfin l’heureux voltairianisme
De tout esprit bien fait sera le cathéchisme. »


Grimm, on le voit, partage, au sujet de la religion, les opinions extrêmes des encyclopédistes. Chez lui comme chez eux, l’horreur du fanatisme a produit un fanatisme à rebours. Il confond tout dans son aversion, les instrumens et leurs abus. Il estime les vertus chrétiennes trop sublimes (lisez : trop extravagantes) pour s’accorder avec les devoirs civiques. L’esprit de l’évangile, d’après lui, n’a jamais pu s’allier avec les principes d’un bon gouvernement ; et si les nations modernes ont dégénéré de la grandeur qui caractérise les peuples anciens, la faute en est à l’établissement du christianisme en Europe. Que voulez-vous, écrira-t-il, que produise une doctrine d’enthousiasme sur les hommes dont le plus grand nombre est déjà porté à l’absurde ? Il n’est pas jusqu’à la charité religieuse que notre philosophe ne maudisse lorsqu’il voit ce que sont devenues ses œuvres les plus vantées. « Ce que je sais, dit-il, c’est que, si j’avais la police d’un état à conserver, tous les hôpitaux seraient démolis, au risque de laisser mourir dans les rues ceux qui n’auraient su se ménager un asile pour leur vieillesse. » Ici encore, toutefois, c’est Grimm lui-même qui mettra le correctif à des opinions excessives. Il a, dans une autre occasion, sur le christianisme primitif, une page qui témoigne d’une véritable impartialité historique ; on croit y surprendre comme un souvenir de Leipzig et des leçons d’Ernesti. Il arrive à Grimm, comme à Diderot, de se prendre d’impatience contre les extravagances du parti. Diderot, en lisant l’écrit posthume d’Helvétius sur l’Homme, n’avait pu s’empêcher de le cribler de ses critiques, de ses sarcasmes même, sans s’apercevoir que plus d’un trait retombait sur ses propres doctrines ; Grimm éprouve également le besoin de protester lorsqu’il lui tombe entre les mains quelqu’une des lourdes productions de la coterie, oubliant alors que cette coterie est la sienne et ne se doutant pas que l’écrivain qui lui remue ainsi la bile est l’un de ses meilleurs amis. Il vient de lire le Système social du cher baron, et il n’y tient plus ; la pédanterie de ces déclamations, la déraison de ces novateurs lui donnent des nausées. « L’auteur est certainement un très honnête homme, embrasé de zèle pour le bien, haïssant le mal et le vice de tout son cœur : il n’y a que des prêtres qui pourraient mettre en doute la pureté de ses intentions ; mais, au fond, tout cela n’est que du bavardage. Il faudrait mieux connaître, mieux approfondir le génie de l’homme quand on veut écrire sur ces matières, Les capucinades sur la vertu, et il y en a beaucoup dans le Système social, ne sont pas plus efficaces que les capucinades sur la pénitence et la macération, Incessamment nous aurons des capucins aînées comme des capucins chrétiens, et ces capucins alliées choisiront l’auteur du Système social pour leur père gardien, il nous faudrait aujourd’hui des têtes neuves ou des gens qui voulussent garder le silence. La vie est si courte pour la passer avec des bavards ! »

Pourquoi faut-il que le même écrivain qui s’exprime si sensément se soit donné le ridicule de tracer le programme d’une religion nouvelle, ou, pour mieux dire, d’une société future dans laquelle la religion serait remplacée par » le respect de soi-même ? » Il ne devait rien manquer à cette église de l’avenir, pas même les cérémonies, car les hommes ont besoin de solennités, voire d’enthousiasme, peut-être même de superstition. Seulement, ces solennités « consisteraient dans des hommages rendus à la vertu, dans la démonstration de respect pour l’homme de bien, dans la joie pure et auguste sur la sainteté des mœurs publiques. » Il est curieux de voir le philosophisme préluder au culte de la raison ! Grimm, pour sa part, y met tant de candeur qu’il a pensé aux enfans et esquissé à leur usage un catéchisme de l’humanité. Ce catéchisme a quinze articles, formulés en résolutions et en exclamations. L’Être suprême n’en est pas tout à fait absent. « O toi, qui règles ma destinée, lisons-nous aux dernières lignes, donne-moi beaucoup de devoirs à remplir afin que mon cœur ait beaucoup de sujets de satisfaction ! »

La Correspondance de Grimm excluait la politique au sens où nous t’entendons aujourd’hui ; on n’y trouvera point de commentaires sur les événemens publics. Il faut qu’ils deviennent bien graves et les préoccupations bien fortes, — au début de la guerre de sept ans, par exemple, — pour que l’écrivain en parle dans ses feuilles, et encore n’est-ce qu’en passant. Dans une autre acception du mot, comme théorie du gouvernement et matière administrative, la politique revient souvent, au contraire, sous la plume de Grimm. N’était-ce pas le thème de prédilection du XVIIIe siècle, le sujet d’une foule de livres et de brochures ? Grimm nous montre dans toute son activité le besoin fiévreux d’innovations qui aboutit à la révolution, le travail de critique qui s’attaquait à toutes les institutions, qui voulait simplifier les lots et l’administration de la justice, qui s’efforçait d’introduire la raison dons l’éducation et l’humanité dans l’assistance publique et dans la pénalité. Il est, en général, du parti des novateurs. Il accueille les idées de Beccaria, qu’il garantit « un des meilleurs esprits qu’il y ait en Europe. » Il réclame l’état civil pour les protestans. L’horreur du fanatisme suffirait pour expliquer l’initiative qu’il prit d’une souscription en faveur de la famille Calas, et l’indignation que lui fit éprouver le supplice de La Barre, mais Grimm va fort au-delà de la liberté de conscience puisqu’il pose en principe l’incompétence de l’état en matière de foi. « La religion, selon lui, est chose absolument indifférente pour le gouvernement. » Et encore : » Aussi longtemps qu’on se bornera à ne point décider dans les querelles de religion, on ne fera que la moitié de ce qu’il faut faire. Il faut encore la liberté plénière de déraisonner tout à son aise. »

On assiste, dans la Correspondance, à la naissance de l’économie politique ; à mesure qu’on avance, les questions de cet ordre, population, agriculture, commerce des grains, industrie, impôts, marine, prennent plus de place. « Ce sujet devient tous les jours plus intéressant, écrit Grimm dès 1755. » en 1757 paraît 'l’Ami des hommes de Mirabeau ; le critique lui consacre cinq ou six lettres, ne se lassant pas de reprendre en sous-œuvre, les unes après les autres, les diverses discussions soulevées par le marquis. Sans préjugé aveugle contre les réformes, mais sans épouser non plus toutes les idées des nouveaux apôtres, et avec ceux-là mêmes dont il partage les vues conservant la liberté de son jugement. Tout en se prononçant pour la liberté et contre les privilèges, tout en demandant que l’état ne se mêle point du commerce de ses sujets, il reste en défiance à l’égard des systèmes. Le vieux Quesnay lui est suspect avec ses allures de chef de secte. Ce Mercier de La Rivière, que Diderot avait si follement vanté à Catherine, n’est, au jugement de Grimm, qu’un homme ivre d’eau. La description des « mardis » de Mirabeau est plaisante. « On commence d’abord par bien dîner ; ensuite on laboure, on bêche, on pioche, on défriche, et on ne hisse pas dans toute la France un pouce de terrain sans valeur ; et quand on a bien labouré ainsi pendant toute une journée, dans un bon salon bien frais en été ou au coin d’un bon feu en hiver, on se sépare le soir bien content et avec la bonne conscience d’avoir rendu le royaume plus florissant. » Et après quelques pages d’un vigoureux bon sens sur les ridicules de la nouvelle église : « En général, le mardi rural, dans sa constitution actuelle, me paraît être dans cet état mitoyen de pauvreté d’esprit, d’idées brouillées, de lueurs, d’abandon, de présomption, de confiance, où étaient les apôtres en attendant le Paraclet après l’ascension de leur patron. Pénétré de cet état de viduité, je m’humilie devant le souverain distributeur de toute lumière, et le prie avec ferveur de répandre son esprit d’entendement sur ces bons laboureurs, et de leur ôter l’esprit d’exagération et l’abondance des mots vides de sens, afin qu’ils apprennent à parler et à écrire intelligiblement, à savoir ce qu’ils disent, à fuir l’emphase ténébreuse servant de passeport aux lieux-communs, à labourer, bûcher, piocher, défricher, fumer, engraisser, dégraisser, dessécher, arroser, améliorer, féconder, fertiliser tous les champs de la terre dans toute sa circonférence, de l’extrémité d’un pèle à l’autre, avec un peu plus de profit, pour l’utilité commune et nu peu plus d’avantage pour leur propre récolte. Amen. »

La tendance essentielle chez Grimm n’est point douteuse. Il porte dans la politique à la fois son esprit critique et son sens rassis. Les abstractions des théoriciens lui sont aussi antipathiques que les déclamations des frondeurs. Il ne croit ni au contrat social, ni au droit monarchique. Celui-ci, « je ne sais quelle émanation divine dont on n’a jamais vu ni patentes ni diplôme ; » celui-là, une idée métaphysique dont « on n’a jamais trouvé trace dans l’histoire de l’homme. » Grimm en politique est un réaliste, croyant au fait plus qu’au droit, et estimant que les lois de l’histoire tiennent de fort près à celles de la nature. « Celui, dit-il, qui regarderait le temps qu’il fit le jour de l’assassinat de César comme une circonstance indifférente à l’événement ne connaîtrait pas la marche de la nature. » — « Voulez-vous savoir ce que c’est qu’une loi naturelle, écrit-il ailleurs, en voici une : Tu ne mettras pas ton doigt dans la mèche d’une chandelle allumée. Et savez-vous pourquoi c’est là une loi naturelle ? C’est que s’il vous prend fantaisie d’y manquer, vous vous brûlerez le doigt et que cela vous fera mal, et que vous n’aimez pas le mal. » Ce n’est pas sans une certaine brutalité que notre écrivain va jusqu’au bout de sa pensée en ces matières. « Je n’entends parler dans les écoles que de principes et de droit ; j’ouvre l’histoire et n’y trouve que pouvoir et fait. Ne vaudrait-il pas mieux partir du principe simple qu’à la vérité tout est force dans la morale comme en physique, que le plus fort a toujours droit sur le plus faible, mais que, tout calcul fait, le plus fort est celui qui est le plus juste, le plus modéré, le plus vertueux ? » Et, enfin, dans une page qui restitue toute la doctrine sociale de Grimm : « Voulez-vous à présent que je vous dise ce que je pense ? Ne soyons pas enfans, et n’ayons pas peur des mots. C’est que, de fait, il n’y a pas d’autre droit dans le monde que le droit du plus fort ; c’est que, puisqu’il faut le dire, il est le seul légitime. Le monde moral est un composé de force comme le monde physique : ne vouloir pas que le plus fort soit le maître, c’est à peu près aussi raisonnable que de ne vouloir pas qu’une pierre de cent livres pesant pèse plus qu’une pierre de vingt livres. C’est la science dit calcul et des différentes forces qui fait les véritables élémens du droit naturel et du droit des gens, que ce soit par la force des armes, ou par celle de la persuasion, ou par celle de l’autorité paternelle, que les hommes aient été subjugués dans le commencement, cela est égal : le fait est qu’ils n’ont pu éviter d’être gouvernés, et qu’ils le seront toujours ; qu’un homme seul ne peut rien contre la masse, et qu’il faut, quelque hypothèse que vous supposiez, qu’il souffre la pression de cette masse ; que l’état des sociétés est un état forcé dont l’action et la réaction sont continuelles, et qu’il est aussi absurde de vouloir assurer aux empires une tranquillité permanente qui consisterait dans la cessation de la réaction, que de certifier à un homme qu’il ne recevra jamais de dommage injuste de la masse générale, ou qu’il peut transiger à volonté avec, elle. »

Quand on a l’esprit aussi libre en politique, on est bien près d’être indiffèrent en ce qui concerne les formes de gouvernement. Il n’en est point de parfaite, pense Grimm, et il est vain d’en chercher une qui convienne à tous les peuples, la meilleure étant pour chacun celle qui va le mieux à son génie. « Celui qui conseillerait aux Turcs de changer leur manière de se gouverner contre un gouvernement républicain ou même monarchique proposerait une chose absurde. » Au fond, et il ne s’en cache guère, les préférences de Grimm sont pour un despotisme éclairé. Les hommes, dira-t-il dans ses momens de désillusionnement, ne sont pas plus faits pour la liberté que pour la vérité, bien qu’ils aient sans cesse ces deux mots à la bouche ; l’idée seule du genre humain en est capable. Après quoi, et ne voulant pas se montrer plus crédule dans un sens que dans l’autre, Grimm reconnaîtra qu’on sommeille facilement sur le trône, que les Titus et les Antonin sont rares, et que le despotisme amène les révolutions.

Si le droit se confond avec le fait et si le pouvoir le plus légitime est celui qui est le mieux exercé, combien ne serait-il pas nécessaire de mieux élever les fils des rois ! Cet excellent Grimm, qui, nous l’avons vu, avec son esprit aiguisé, n’en a pas moins des côtés de naïveté, a rédigé un projet d’éducation pour le trône. Nous connaissons son catéchisme social à l’usage de l’enfance : il en a composé un dans le même style à l’usage des princes. L’apprenti souverain y est instruit à former toute espèce de bonnes résolutions. « Que je suis effrayé de ma vocation ! s’écrie-t-il ; je ne suis qu’un faible mortel et j’ai à remplir les devoirs d’un dieu. » Il s’adresse à ceux qu’il gouvernera un jour : « O vous, mes sujets moins que mes enfans, leur dit-il, soyez tous bons afin que je puisse vous aimer tous et que nous puissions être tous heureux. » On enseigne du reste aussi à ce prince les saines colères : « Le prêtre cruel et atrabilaire, lui fait-on dire, dont le Dieu demande le sang de mon peuple ne sera point mon sujet ; je le chasserai loin de ma vue, car il n’est pas digne de vivre parmi ceux qui sont heureux. »

On est toujours de son temps par quelque côté, mais n’est-il pas vrai que Grimm nous paraissait devoir être le dernier à tomber dans les solennelles niaiseries de son siècle ?


Si la politique et la philosophie trouvent place dans la Correspondance, c’est de la littérature et des arts que Grimm entretient surtout ses lecteurs. Pour les arts, sauf, la musique, il ne paraît pas avoir de compétence particulière. Les comptes-rendus qu’il donnait des Salons avant d’en charger Diderot, sont insignifians. Il parle de la peinture comme de l’architecture, comme de la danse (sur laquelle il a une longue dissertation), avec son sens accoutumé, voilà tout. Mais, bien que manquant du tempérament de l’artiste, il avait de l’art une notion élevée. C’est la poésie, jugeât-il, qui fait le mérite de l’œuvre pittoresque, et de celle qui est empruntée à la vie réelle aussi bien que de celle qui représente une scène héroïque. Il y a un élément d’imagination dans un tableau de Teniers ou de Van Ostade, dans une paysannerie de Sedaine. Le charme, dans les arts, vient toujours d’une secrète communication d’idées tantôt sublimes, tantôt délicates et fines.

Grimm aurait applaudi à cette définition égarée dans un roman de Jean-Paul et qui veut qu’un ouvrage ait le caractère de la nécessité. Une lettre de Diderot nous fait assister à une discussion qu’il eut avec son ami sur la méthode. Grimm la détestait ; il n’y voyait que pédanterie : « Ceux qui ne savent qu’arranger, soutenait-il, feraient aussi bien de rester en repos ; ceux qui ne peuvent être instruits que par des choses arrangées feraient tout aussi bien de rester ignorans. » Il n’excluait pas précisément la critique, on le comprend, puisqu’il en faisait lui-même son métier, mais il ne permettait pas qu’elle se crût capable de former des artistes. L’artiste est l’ouvrage de la nature et il faut que la nature agisse en lui, il faut qu’un pouvoir inconnu le presse, qu’un feu l’embrase, qu’un démon l’agite. Le poète doit être comme le jeune homme qu’une sève de puberté jette dans un trouble inconnu.

Laissons de côté ce qui, dans ces idées, ne concerne évidemment que des genres déterminés de poésie, et il nous restera le sentiment fondamental de Grimm : le besoin du vrai et du naturel, un goût pour la force, même désordonnée. Que le génie soit inculte, il n’y voit pas grand mal ; sa crainte est plutôt que la lecture, c’est-à-dire les idées des autres, n’enlève à l’homme supérieur « l’originalité, et, pour ainsi dire, la virginité. » Plus un peuple est policé, selon lui, moins il est poétique et pittoresque. Grimm ne se lasse pas de vanter Homère et les tragiques grecs ; il reproche à Voltaire de ne pas les sentir. Mais qui les lit ? Qui, en France, est en état de les comprendre ? « Nous sommes ici un petit troupeau de vrais croyans, reconnaissant Homère, Eschyle et Sophocle pour la loi et les prophètes, nous enivrant des dons du génie partout où il se trouve, sans acception de langue ni de nation. » Et, en effet, le voilà qui salue, dès sa première apparition, cet Ossian qui va exercer une si singulière séduction sur la fin du siècle et sur le commencement du suivant : « Cela est beau, dit-il, comme Homère ! » C’était pour le coup aller un peu loin, mais Grimm avait été séduit par l’attrait de la sauvagerie.

En regard des qualités qui font de Grimm l’un des maîtres de la critique littéraire, il n’y a guère à noter que les défauts qui sont le revers de ses mérites. La solidité, par exemple, n’entraîne-t-elle pas le plus souvent un peu de pesanteur ? Notre chroniqueur n’a pas proprement d’esprit (l’esprit français, du moins) : peu de vivacité et d’agrément ; la plaisanterie volontiers massive, rajoute que les jugemens de Grimm ne sont pas tous sans appel. L’humeur, la prévention, y ont quelquefois part. Il est des passages où il s’est décidément, inexplicablement fourvoyé, l’éloge extraordinaire, par exemple, qu’il fait de la Conquête de Naples d’un certain Gudin de La Brunellerie, une épopée badine qu’il est tenté de comparer à l’Arioste. Et que dire d’Auquetil-Duperron, ce noble pionnier de la science, traité de voyageur indigne de confiance et d’écrivain frivole ? De pareilles appréciations font tache dans la Correspondance et nuiraient singulièrement à l’autorité de l’auteur s’il fallait y voir autre chose que la légèreté de l’homme distrait ou pressé.

Là même où le jugement de Grimm ne manque pas d’équité, l’expression risque de manquer de justesse, ou du moins de finesse. Je n’aime pas l’entendre dire que le livre des Maximes est faux quant à la forme et pernicieux quant à l’esprit : c’est de la critique de convention. Je ne voudrais rien rabattre de son enthousiasme pour Montaigne ni pour Molière, mais ce n’est pas rencontrer le mot propre que d’en faire des sublimes. J’en dis autant de Voltaire vanté pour son coloris ! Montaigne, Molière et La Fontaine, dont Grimm ne voudrait pas retrancher une ligne, sont, du reste, les seuls de nos classiques qu’il admire sans réserve. Les beautés de Corneille, à ses yeux, sont « cachées et éparses dans un fumier immense. » Racine a beau être appelé immortel et divin, notre Teuton m’a tout l’air de ne le louer que du bout des lèvres : « C’est un beau défaut, écrit-il, d’être toujours élégant, mais c’est un défaut. » Il ne rencontre qu’une fois le nom de Bossuet, et avec quel dédain ne l’écarte-t-il pas ! Un homme à citer, il le reconnaît, parmi les écrivains qui ont illustré le règne de Louis XIV, mais une gloire qui ne vivra pas ; de la controverse, des sermons et des oraisons funèbres, l’histoire rapidement tracée d’un peuple barbare et malpropre tel que les juifs, on ne va pas à la postérité avec cela. Si Cicéron ne nous avait laissé que de pareils monumens de son génie, qui diable se soucierait aujourd’hui de le lire ?

Les jugemens de Grimm sur son propre siècle offrent également une sagacité mêlée de gaucherie, et parfois même en défaut. Fontenelle est médiocrement caractérisé : « un homme célèbre à qui il ne manquait, pour être grand, qu’une imagination plus vive, échauffée par un cœur sensible. » Grimm avait d’abord été assez touché de l’éloquence de Thomas ; sous une manière trop abondante, trop fastueuse, il avait cru découvrir des qualités de premier ordre. Il est vrai qu’alors même, dans un remarquable passage, il signalait le vice et le vide de ces talons académiques. Il leur manque, selon lui, la connaissance des hommes et des affaires. « C’est cette connaissance qui mûrit l’esprit, qui lui donne cette gravité des anciens inconnue parmi nous, qui le dégoûte de l’abondance fastidieuse de mots qui ne signifient rien, et qui ôte à l’orateur je ne sais quel enfantillage dont les enfans qui l’écoutent sont épris, mais qui déplaît aux hommes de sens et d’un goût véritable. » On remarquera que l’auteur de la Correspondance est constamment rigoureux pour Crébillon fils, qu’il préfère Mme Riccoboni à Marivaux, qu’il ne laisse à Duclos que « de petites tournures et de petites finesses. »

Devant le vrai mérite, au total, Grimm prend rarement le change. Les Mémoires de Mme de Staal l’ont à bon droit enchanté ; à part la prose de Voltaire, il n’en connaît, pas de plus agréable que celle de cette femme. Avec Sedaine également, aucune hésitation. Il y avait dans ce talent naïf, un peu rude, quelque chose qui devait plaire à un esprit novateur. Grimm ne craint pas d’avancer que, si Sedaine eut su écrire, il aurait fait revivre la comédie de Molière. Rapprochement plus inattendu encore, le génie de Sedaine lui paraît analogue à celui de Shakspeare. C’était du reste aussi l’avis de Diderot, qui, plus exubérant encore que son ami, et parlant du Philosophe sans le savoir, s’écriait : « Malheur à ceux qui n’en seront pas fous ! » Sedaine reste un chapitre de notre histoire littéraire à écrire ; Sainte-Beuve, qui a tout su, tout vu, tout dit, a oublié celui-là.

On assiste, dans la Correspondance, à l’éclosion d’une foule de réputations, débuts qui n’ont pas toujours tenu ce qu’ils promettaient, succès terriblement oubliés aujourd’hui : Dorat, Colardeau, Léonard, Saint-Lambert. Ce dernier est du cercle des amis : Grimm se borne à lui reprocher sa sécheresse. Léonard est plus rudement mené : « On dit qu’il est jeune et qu’il doit être encouragé ; moi, au contraire, je trouve qu’il mérite d’être découragé. » Dorat était fécond, aussi son nom revient-il souvent : « C’est un ramage plein de grâce que la poésie de M. Dorat, mais cet aimable serin n’a pas une idée dans son petit cervelet. » On sera plus surpris de voir que ni Ducis, ni Beaumarchais ne trouvent faveur. Il est vrai qu’ils en étaient encore à leurs premiers ouvrages. Ducis débute, avec Amélise, par « une chute des plus rudes et des plus éclatantes ; » il se relèvera plus tard un peu avec Hamlet et Roméo ; mais en résumé il n’a, au jugement de Grimm, ni génie, ni jugement, ni rien qu’une chaleur factice. Sur Beaumarchais, le critique se refuse à ratifier les arrêts du public. Sifflée à la première représentation, Eugénie avait réussi à la seconde, mais la Correspondance reste hostile, et après les Deux Amis, elle déclare que l’auteur est dépourvu de talent, n’entend pas le théâtre, n’a pas l’ombre de naturel et ne sait point écrire. La Harpe, au contraire, finit par triompher des résistances. Grimm, malgré l’éclat du succès, s’était refusé à ratifier la vogue de Warwick : « On dirait, écrit-il, le coup d’essai d’un jeune homme de soixante ans. Je meurs de peur que M. de La Harpe ne reste toute sa vie froid et sage. » Sept ans après, au contraire, il est gagné par Mélanie, qu’il place immédiatement après les pièces de Voltaire ; « depuis cet homme immortel, dit-il, on n’a pas vu sur notre théâtre de vers de cette beauté. » De tous ces débutans, c’est Delille qui s’en tire le mieux. L’obscur professeur du collège de La Marche est d’emblée salué maître ; sa traduction des Géorgiques, au jugement de Grimm, est un travail prodigieux ; il n’y a rien dans la langue qui puisse lui être comparé, et l’Académie française fera bien de tenir sa première place vacante en réserve pour l’auteur de ce chef-d’œuvre.

Grâce à ses nombreux ouvrages de toutes sortes, Marmontel se rencontre souvent sur le chemin de la Correspondance. Il côtoyait trop, d’ailleurs, le mouvement philosophique, il tenait de trop près aux coteries littéraires, pour qu’on le dédaignât tout à fait, Grimm en reste avec lui à la froideur. C’est un homme d’esprit, nous dit-il, un homme de talent, mais qui manque de sentiment, de goût et de délicatesse ; un homme de bois, qui a vécu avec des philosophes, des enthousiastes de belle poésie et qui a appris à parier leur langage ; ses qualités ont un air factice. « Bélisaire n’est qu’un vieux radoteur, débitant des lieux-communs méthodiquement et sans mesure, bavard à l’excès, reprenant chaque jour bien exactement et bien ennuyeusement la conversation où il l’avait laissée la veille. Son ton est bourgeois, sa petite morale est lourde et triviale, sa monotonie est capable d’endormir l’homme le plus éveillé… Il me paraît manquer absolument de sentiment et d’élévation, deux qualités sans lesquelles je ne puis imaginer une bonne morale. »

Dans le portrait de d’Alembert, une sévérité qui étonnerait si l’on ne se rappelait le refroidissement du géomètre avec Diderot au sujet de l’Encyclopédie. Un très bon esprit, lisons-nous, et qui a un air de hardiesse, remplaçant par des raisonnemens et des règles didactiques le tact qui lui fait défaut dans les matières de goût. « Vous ne trouverez rien chez lui qui vous élève, qui vous touche, qui vous embrase. Il a peu d’idées, peu de vues, peu de profondeur de tête. Son style n’a point de caractère. S’il faut absolument assigner un rang à chaque auteur, je mettrais M. d’Alembert à côté de M. de Maupertuis. Sous un coloris chamarré, ou trouve un composé de petites vues fausses auxquelles il a su donner un air philosophique. »

Le meilleur moyen de mettre à l’épreuve l’intégrité littéraire de Grimm est de voir comment il parle de ses amis et de ses ennemis, de Diderot, par exemple, et de Rousseau. De Rousseau surtout, car, pour Diderot, l’amitié qui unissait le critique et le philosophe emportait évidemment beaucoup de favorable prévention. Il n’est pas aisé, cependant, de comprendre l’attrait que ces deux hommes éprouvaient l’un pour l’attire. Les différences de nature allaient, en effet, jusqu’au contraste : l’un, de première impulsion, bouillant, brouillon, brillant, volcan en éruption permanente, flamme et fumeuses vapeurs ; l’autre, au contraire, éminemment réfléchi, maître de lui-même, d’une exigeante raison. Peut-être chacun trouvait-il chez l’autre ce qu’il prisait d’autant plus qu’il en manquait lui-même, Grimm reconnaissant les vues de génie qui se faisaient jour dans les divagations de son ami, et Diderot comprenant le poids des objections qu’un scepticisme raisonné opposait à ses écarts d’imagination. Cette explication paraît, dans tous les cas, plus plausible que celle qu’on va répétant depuis Sainte-Beuve, et d’après laquelle Grimm, le plus français des Allemands, et Diderot, le plus Allemand des Français, se rencontraient à mi-chemin. Antithèse agréable, mais qui boite des deux côtés à la fois, car je ne vois vraiment ni ce qu’il y a de bien français dans le rédacteur de la Correspondance, ni ce qu’il y a de spécifiquement germanique dans l’auteur du Neveu de Rameau.

Est-il certain, au surplus, que Grimm ait surfait Diderot et que, dans le secret de sa pensée, il ne l’ait pas jugé plus posément que dans une Correspondance écrite, pour ainsi dire, à côté de lui ? Je sais bien que Grimm n’a que des éloges pour le Fils naturel, qu’il ne trouve rien à reprendre dans le Père de famille, mais l’exagération même, l’emphase de la louange, me mettent ici on défiance, On croît sentir que l’écrivain n’a pas toute sa liberté. Partout ailleurs, s’il parle de son ami avec admiration, il ne l’admire pourtant pas au hasard. L’éloge tombe au bon endroit. Grimm sait que Diderot ne brille ni par la discrétion et l’usage du monde, ni par la sûreté du jugement. « C’est l’homme, écrit-il, le moins capable de prévoir ce qu’il va faire ou ce qu’il va dire, mais, quoi qu’il dise, il crée et il surprend toujours. La force et la fougue de son imagination seraient quelquefois effrayantes si elles n’étaient tempérées par la douceur des mœurs d’un enfant et par une bonhomie qui donne un caractère singulier et rare à toutes ses autres qualités. » Et ailleurs, avec bien de la justesse, après avoir signalé ce qu’il appelle « le tour de tête » de son ami : « La qualité rare et peut-être unique de M. Diderot consiste à apercevoir des rapports entre les sujets les plus éloignés et à les rapprocher ainsi dans un clin d’œil. J’avoue que ce talent peut quelquefois mener à l’erreur comme à la découverte de la vérité ; mais, jusque dans ses égaremens, il est en droit d’étonner et de séduire. »

Passons maintenant à la contre-épreuve et voyons comment Grimm s’exprime sur le compte d’un écrivain dont il avait en personnellement à se plaindre, qui enveloppait dans d’injurieux soupçons tous ses anciens amis, et qui avait traité Mme d’Epinay avec l’indignité que l’on sait. Grimm soutient honorablement l’épreuve à laquelle on met ici son impartialité. Sa brouille avec Jean-Jacques est de 1757, et Rousseau, dans les premiers volumes de la Correspondance, est naturellement encore le vertueux citoyen de Genève, à l’éloquence mâle et touchante. Toutefois, même à cette époque, rien d’absolument cordial ; on sent que la manière outrée et sophistique du Genevois n’a jamais convenu au robuste sens commun de l’Allemand. Ces dissidences plus tard s’accusent, les réserves se font jour, mais Grimm est alors gardé par un autre sentiment, le soin de sa propre dignité. Et puis, ainsi qu’il le dit lui-même plus d’une fois dans ses lettres privées, il n’a jamais su haïr. Que s’il est amené à rappeler les événemens de la vie de Rousseau et ses anciennes relations avec lui, il le fait sans dénigrement ni récriminations. Depuis leur rupture, il l’affirme, Grimm ne s’est jamais permis de mal parler de la personne de Rousseau : « J’ai cru, dit-il, qu’on devait ce respect et cette pudeur à toute liaison rompue. » Voltaire, qui, à la vérité, n’était pas lié par les mêmes considérations, mais qui ne consultait jamais les convenances dans ses controverses, avait publié un pamphlet injurieux contre la Nouvelle Héloïse ; Grimm ne cache pas le dégoût que lui inspirent ces « personnalités odieuses, » ces « malhonnêtetés. » La biographie qu’il donne de l’auteur de l’Emile, à l’occasion de la publication de ce livre, est en somme d’une honorable équité. Il relève sans amertume les traits d’un caractère qu’il ne connaissait que trop bien, l’orgueil joint à la timidité, l’absence de simplicité, l’excès en tout. Pour ce qui est du talent, il reconnaît sans se faire prier le don d’éloquence, le style simple et mâle, l’art infini. Il y a de la rigueur, du parti-pris, si l’on veut, dans l’appréciation que voici, mais y a-t-il de l’injustice ? » En général, on peut dire que le Traité de l’éducation est un recueil de choses vraies et fausses, de contradictions, de beautés grandes et sublimes et d’impertinences piales et inutiles, de choses touchantes et de choses arides, de systèmes extravagans et absurdes et de vues justes, de choses consolantes pour l’humanité et de satires et de calomnies contre le genre humain. Le grand défaut de M. Rousseau, c’est de manquer de naturel et de vérité : l’autre, plus grand encore, c’est d’être toujours de mauvais loi…On admire son talent, mais on est fâché qu’il n’en puisse faire un meilleur usage. M. Rousseau a toujours raison quand les hommes ont tort, et toujours tort quand les hommes ont raison, car il cherche moins à dire la vérité qu’à dire autrement qu’on ne dit et à prescrire autrement qu’on ne fait. On est étonné de voir, à côté d’une idée pleine d’élévation et de charme, une platitude qui n’a pas le sens commun. »

Bien qu’il reconnaisse, et très sincèrement, la supériorité d’un Montesquieu ou d’un Buffon, ses habitudes d’esprit mettent Grimm en garde contre ces génies systématiques. L’auteur de l’Histoire naturelle sera prononcé une tête saine et sage ; son style, on ne fera pas difficulté de le déclarer, « agrandit pour ainsi dire le lecteur ; » mais, d’un autre côté, ses hypothèses indisposent un esprit défiant : " Philosophe peut-être peu profond, ainsi se résume l’arrêt ; écrivain élevé et magnifique. » Pour Montesquieu de même. C’est un grand homme que Charles de Secondat, baron de Montesquieu : c’est un grand génie et de la vertu ; il a mené une vie irréprochable et il a honoré l’humanité par des écrits admirables ; mais pourquoi toujours chercher les causes des événemens dans les institutions des peuples et les formes de gouvernement ? Pourquoi ne pas faire plus large la part des causes fortuites ? Pourquoi déduire avec tant d’assurance et se montrer si sûr de son fait ?

Il n’est pas aisé de résumer l’opinion de Grimm sur Voltaire. D’abord parce qu’il a en continuellement à parler de cet écrivain pendant les vingt années qu’il a rédigé la Correspondance, de sorte que ses impressions ont pu et dû se modifier bien des fois. Ce n’est, en effet, que peu à peu, à force de tentatives nouvelles, en revenant sans cesse devant le public, en l’étonnant, en l’amusant, en l’intriguant à tout propos, en donnant dans une foule de productions la preuve de ses inépuisables ressources, c’est par la variété et l’immensité de son œuvre que Voltaire arriva à la royauté littéraire de ses dernières années. Il y a cependant une autre cause de l’incertitude dans laquelle la Correspondance littéraire nous laisse sur le sentiment définitif de Grimm au sujet de Voltaire. Grimm n’a de parti pris ni pour ni contre un auteur qu’il connaissait personnellement très peu, qui vivait au loin et n’appartenait pas proprement au monde philosophique. Le critique se laisse donc tout bonnement aller à l’impression du moment, et s’abandonne tour à tour, selon l’occasion, à l’admiration et à l’humeur. Il loue en termes généraux, — et, de plus en plus, à mesure que le temps met l’auréole au front du personnage, — mais quand il en vient au fait et au prendre, quand il a devant lui la dernière tragédie, la dernière histoire, le dernier pamphlet arrivé de Ferney, il use du privilège d’une correspondance secrète et dit franchement ce qu’il en pense. Et, de fait, les deux hommes ne s’allaient guère. Probe, instruit, sérieux, et resté étranger, nous l’avons vu, à quelques-unes des plus vives qualités de l’esprit français, Grimm ne pouvait éprouver une sympathie complète pour un écrivain qui se distinguait surtout par ses grâces indéfinissables, mais à qui manquaient le goût de l’antiquité, la force philosophique, et la droiture du caractère. Diderot, au fond, ne comprenait et ne goûtait pas plus Voltaire que ne faisait Grimm, Avec des exceptions, je le répète, avec des momens dans lesquels l’un et l’autre se laissaient gagner par l’admiration pour la variété des dons, pour l’œuvre totale si considérable, pour l’éclat des services rendus à la cause commune.

Nous voici avertis, et nous ne nous étonnerons plus de trouver sur presque tous les points l’alternative de l’enthousiasme et de l’aigreur ; quelque fois là où l’on attendrait précisément tout l’opposé. La célèbre et charmante épître sur le lac de Genève, par exemple,


O maison d’Aristippe, ô jardins d’Epicure !


est traitée avec le dernier mépris. « C’est un de ces enfans contrefaits et sans ressource, que son père, s’il eût été Spartiate, aurait condamné dès sa naissance. » Il paraît, du reste, que tel fut le sentiment commun au premier moment, car Grimm nous assure, en son médiocre français, que la pièce « n’a encore trouvé aucun partisan contre la censure générale du public de Paris. » Candide n’est pas plus heureux. Il n’y a ni ordonnance, ni plan, ni… sagesse ! « En revanche, beaucoup de choses de mauvais goût, d’autres de mauvais ton, des polissonneries et des ordures qui n’ont point ce voile de gaze qui les rend supportables. » Singulier jugement de la part d’un critique qui, dans la Pucelle, n’avait trouvé à reprendre que le manque d’invention ! Son admiration, Grimm la réserve pour le poème de la Religion naturelle. C’est de l’enthousiasme, c’est de l’attendrissement. Il lance « l’anathème contre celui dont les yeux ne se rempliraient pas de larmes à la lecture d’un ouvrage qui fait tant d’honneur à l’humanité. » Décidément, il y a du philistin dans ce tempérament-là !

Nous n’avons pas à rechercher ce que pense Grimm du théâtre de Voltaire, les principales tragédies de celui-ci étant antérieures à la Correspondance. Il ne marchande pas trop l’éloge à l’Orphelin de la Chine et à Tancrède, mais pour les autres pièces qui se succédaient chaque année, il ne dissimule pas la décadence croissante qu’elles trahissent. La fausseté du ton et de la couleur lui rendent les Scythes insupportables, les Pélopides ne laissent pas même sentir la griffe du lion, et les Lois de Minos ne sont plus qu’un radotage.

Les ouvrages historiques de Voltaire sont, au commencement, traités avec peu de faveur. Le Siècle de Louis XIV est une ébauche légère qui laisse voir la hâte et le manque de soin. Les Annales de l’empire sont un ouvrage négligé et mal fait. L’Histoire de Pierre le Grand manque de caractère : « il semble que le crime dont l’écrivain s’est rendu coupable en déguisant la vérité par des réticences ait rendu sur son propre esprit et lui ait rendu son travail insipide. » Grimm avait donc l’air de penser que Voltaire n’était point fait pour le genre historique, lorsqu’en 1756 parut, sous sa forme avouée et complète, l’Essai sur les mœurs des nations. Aussitôt changement subit et total : l’admiration ne connaît plus de bornes ; on dirait un croyant parlant des livres saints. Voltaire aura la consolation d’avoir « édifié tous les gens de bien, réuni les suffrages de tous les cœurs sensibles, et, en mille endroits, fait venir les larmes aux yeux. » Toujours des larmes, on le voit ; il faut que ces gens aient en les voies lacrymales autrement faites que nous[4].

Grimm, à l’égard de Voltaire, est comme la postérité elle-même ; il reste jusqu’au bout balancé, entre l’admiration et l’éloignement, sans qu’on puisse dire lequel finit par l’emporter. On ouvre la Correspondance et l’on trouve Voltaire représenté comme le plus bel esprit du siècle, le plus redoutable ennemi de la sottise, le premier homme de la nation, celui qui, dans un temps ingrat et stérile, soutient presque seul la réputation de la France en Europe ; nous continuons et, dans les mêmes volumes, aux mêmes dates, nous voyons le même écrivain accusé de toutes les faiblesses, pour ne pas dire de toutes les infamies. « Le grand Tien ou patriarche de Ferney continue toujours à avoir un peu d’humeur contre son siècle ; deux sujets de crainte l’ont indisposé contre nous : il craint que les portes du Système de la nature ne prévalent contre le roc sur lequel il a fondé l’église de Ferney, et il craint que la tragédie en prose de Sedaine, si elle est jouée, ne fasse tort aux tragédies en vers. » Voltaire a été d’une mauvaise foi insigne dans ses attaques contre le théâtre anglais, et Grimm le lui prouvera. Il s’est rendu coupable de personnalités odieuses contre Mousseau. Il a justifié un arrêt inique du parlement, ménageant ce corps afin d’en être ménagé, portant la bassesse jusqu’à s’en faire le panégyriste, se montrant ainsi « atteint et convaincu d’une singulière lâcheté, d’une pusillanimité impardonnable. » — « Allez, monsieur de Voltaire, s’écrie l’auteur de la Correspondance, quoique nous soyons bien dégradés, c’est insulter à notre misère que de dire que de pareils arrêts sont consacrés par le public. »

On me pardonnera l’espèce de collection que j’ai présentée des sentimens de Grimm sur les hommes et les choses. La tâche s’imposait. Il était temps de faire sortir la figure de l’écrivain du demi-jour dans lequel on l’avait entrevue jusqu’ici, de savoir enfin et au juste ce qu’on devait penser de ce correspondant des cours de l’Europe. Seulement il n’en est pas de lui comme des auteurs qui ont fait des ouvrages suivis ; il faut, pour saisir sa physionomie, en rassembler les traits l’un après l’autre à travers les volumes de la Correspondance. Et il me semble, en effet, qu’au bout de l’analyse qu’on vient de lire, notre Franco-Allemand se montre assez bien avec son savoir, sa solidité et sa gaucherie ; avec la sûreté et aussi les caprices de son goût ; une tenue d’opinions passablement conservée au milieu de la succession inévitable des impressions ; de l’impartialité et quelques injustices, de la liberté et quelques préjugés, une étendue d’intelligence qui n’exclut pas des côtés d’étroitesse ; enfin, et comme note philosophique dominante, la résistance aux penchans dogmatiques du siècle, peu ou point d’illusions sur l’humanité dans un temps qui s’en faisait beaucoup. Et tel est l’homme, tel est l’écrivain : plus de solidité que de pureté ; à défaut de finesse le poids, à défaut de grâce ou d’éloquence quelque chose qui va au but. Que si l’on demandait ce qu’a été Grimm, en définitive, et ce qui fait que la Correspondance n’est pas une vieille gazette, mais une œuvre, et même une œuvre derrière laquelle on sent un homme, nous répondrions sans hésiter que c’est la fermeté de l’esprit, la sincérité du jugement, l’incorruptibilité de la raison, et, comme il arrive d’ordinaire à la droiture intellectuelle, un certain honnête bonheur d’expression.


EDMOND SCHERER.

  1. Voyez la Revue du 15 octobre.
  2. On a rapporté à ces premières années du séjour de Grimm à Paris des écrits qui ne lui appartiennent point. Règle générale : se défier quelque peu de l’érudition allemande. Il y a la parfois bien de la légèreté sous le zèle des recherches et sous l’appareil des discutions. M. Daniel commet une double erreur au sujet d’une traduction de la grammaire allemande de Gottsched. il attribue ce travail à Grimm et il le dit dédié à Mme Gottsched, Les deux assertions sont également erronées ; le livre dont il s’agit n’a point de dédicace, et la traducteur M. Quand, qui se fait connaître dans la préface comme un maître d’allemand, est nommé en toutes lettres sur le titre. Ce qui est vrai, c’est que Grimm avait recommandé l’ouvrage à Raynal, qui rédigeait alors le Mercure, et que l’article du Mercure (n° d’avril 1753) fait une allusion amicale à cette recommandation. Je trouve un exemple de la même légèreté dans un autre ouvrage de M. Danzel, sa biographie de Lessing, continuée et terminée par M. Guhrauer. L’auteur attribue à Grimm une brochure intitulée : Petits Discours sur les grands bouquets à la mode, qui parut en 1749, et dont une traduction allemande fut publiée la même année. Le titre de cette traduction indiquait le chevalier G… comme auteur de l’original ; M. Danzel ne paraît pas avoir en d’autre raison que cette initiale pour mettre la brochure su compte de Grimm, et il n’a pas fait attention que celui-ci n’était point chevalier, qu’en 1749 il venait à peine d’arriver à Paris, et qu’il n’était guère alors en position d’écrire sur les modes.
    Ces erreurs sont, du reste, peu de chose en comparaison de celle où est tombé M. Hermann Hettner, dans le volume qu’il a consacré à l’histoire littéraire de la France au XVIIIe siècle. Qui croirait qu’un écrivain, versé d’ailleurs dans la connaissance des lettres françaises, ait pu citer comme authentiques les prétendus Mémoires de Grimm, publiés en 1830, l’une des innombrables fabrications du même genre qui parurent à cette époque. M. Hettner s’appuie sur cette compilation pour représenter Grimm comme un espion politique, en correspondance secrète avec des princes étrangers, et trahissant, pendant la guerre de sept ans, le pays où il avait trouvé un asile. Il va jusqu’à reprocher à Sainte-Beuve de n’avoir pas su ou pas voulu, dans ses articles des Causeries du lundi, toucher à ce fâcheux côté de la vie de l’écrivain. La vécité est que personne, en France, ne songerait, je ne dis pas à réfuter les Mémoires dont il s’agit, mais à en faire seulement mention ; ce n’est qu’à l’étranger qu’on peut se tromper à ce point dans des questions de tact littéraire.
  3. On peut comparer le portrait de Croismare qui a pris place dans les Mémoires de Mme d’Epinay, t. II, chap. VI (édition Boiteau).
  4. Grimm, dans une lettre à la duchesse de Saxe-Gotha, se plaint d’avoir trouvé le Traité sur la tolérance de Voltaire trop amusant ; « c’est là mon grand grief, écrit-il, je l’ai lu d’un œil sec d’un bout à l’autre, et je ne pardonnerai jamais à un auteur de traiter ce sujet sans me faire fondre en larmes. »