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Mensonges/IX

La bibliothèque libre.
Alphonse Lemerre, éditeur (p. 175-199).


IX


UNE COMÉDIENNE DE BONNE FOI


Chaque matin, un peu avant neuf heures, Paul Moraines entrait dans la chambre de sa femme. Elle avait déjà pris son bain, et vaquait à de menues occupations. Ses pieds blancs et veinés de bleu jouaient librement dans ses mules, sa taille mince ondulait dans une robe souple que nouait une cordelière, et la grosse natte d’or de ses cheveux flottait sur ses belles épaules. La chambre à coucher, dont un vaste lit de milieu remplissait la plus grande partie, était toute rafraîchie, toute parfumée, et c’était pour Paul le meilleur instant de sa journée que ces trois quarts d’heure qu’il passait ainsi à prendre le thé du matin avec Suzanne, sur une petite table mobile, au coin de la fenêtre. À dix heures il devait être à son bureau, et il ne lui restait même pas le loisir de rentrer pour le déjeuner. Il était l’homme qui s’assied vers midi et demi dans un restaurant élégant, demande en hâte le plat du jour, une demi-bouteille de vin, une tasse de café, et s’en va, ayant dépensé la plus petite somme qui se puisse dans un cabaret à la mode. Il lui était si doux de rivaliser ainsi d’économies avec sa femme ! Mais le thé du matin, c’était la récompense anticipée de sa journée, des six ou sept heures de présence qu’il devait à sa Compagnie. « Il y a des jours, » lui disait-il avec sa bonhomie naïve, « où je ne saurais rien de toi, sans ce bienheureux thé… » et c’était lui qui la servait ; il beurrait pour elle avec un soin d’amoureux la rôtie qui allait craquer sous ses fines dents ; il s’inquiétait, lorsqu’il la trouvait, comme le lendemain du jour où elle avait aperçu René à l’Opéra, les yeux un peu battus, le teint lassé, n’ayant visiblement pas assez dormi. Toute la nuit elle avait été tourmentée par la pensée du jeune homme, et par le caprice qu’il avait fait naître dans ce qui lui restait de sensibilité. Comme son esprit était par-dessus tout positif et précis, — un véritable esprit d’homme d’affaires au service des fantaisies d’une jolie femme, — elle avait supputé les moyens de satisfaire ce caprice passionné. La première condition était de revoir le jeune homme et de le revoir souvent ; or, c’était impossible chez elle. Son mari lui en donna la preuve, dès ce matin même, en lui demandant, après les premiers mots de sollicitude sur sa santé :

— « Est-ce que tu as eu beaucoup de monde hier à tes cinq heures ? »

— « Mais personne, » répondit-elle, et, comme son procédé habituel était de ne jamais faire de mensonges inutiles, elle ajouta : « Seulement Desforges et ce petit jeune homme, l’auteur de la comédie que l’on jouait avant-hier chez la comtesse… »

— « René Vincy, » s’écria Moraines, « Ah ! comme je regrette de l’avoir manqué ! J’aime tant ses vers ! … Comment est-il ? … Est-ce qu’on peut le recevoir ? »

— « Ni bien ni mal, » fit Suzanne, « insignifiant. »

— « Il s’est rencontré avec Desforges ? »

— « Oui, pourquoi ? »

— « J’en parlerai au baron. Il doit l’avoir jugé du premier coup d’œil…. C’est qu’il s’y connaît en hommes ! … »

— « Et le voilà bien, » se disait Suzanne quand Moraines fut parti, après l’avoir mangée de baisers, « il a pris l’habitude de tout raconter au baron ! … » Et elle entrevoyait que la première personne à instruire Desforges de la présence assidue de René rue Murillo, si elle y attirait le poète, serait Paul lui-même…. « Il est vraiment trop bête… » pensa-t-elle encore, et elle lui en voulait de cette confiance absolue dans le baron, dont elle avait été la principale ouvrière. C’est qu’elle venait d’apercevoir nettement une première contrainte. Cette idée la poursuivit durant toute sa matinée qui fût remplie par des vérifications de comptes, et par la visite de sa manicure, madame Leroux, une personne d’âge mûr, toute confite en dévotion, avec un air béat et discret, qui soignait les mains et les pieds les plus aristocratiques de Paris. D’ordinaire Suzanne, qui considérait avec raison les inférieurs comme la source principale de toutes les anecdotes mondaines, causait longuement avec madame Leroux, en partie pour la ménager, en partie pour savoir d’elle une infinie quantité de petits détails sur les maisons que la digne artiste honorait de ses services. Aussi madame Leroux ne tarissait-elle pas d’éloges sur cette charmante madame Moraines, « et si simple, et si bonne. En voilà une qui adore son mari… » Ce jour-là aucune des flatteries de la manicure ne put arracher une parole à sa belle cliente. Le désir dont la jeune femme avait été mordue s’enfonçait davantage en elle, en même temps que la vision des obstacles matériels se dressait, plus nette, plus inévitable. Pour se faire aimer, il faut et du temps et des endroits où se rencontrer. René n’allait pas dans le monde, et s’il y était allé, c’eût été pire. D’autres femmes le lui auraient disputé. Ici, dans cet appartement de la rue Murillo, elle saurait si bien achever de se graver dans ce cœur tout neuf— et la surveillance de Desforges le lui interdisait ! Pour la première fois depuis des années, elle se sentit prisonnière, et elle eut un mouvement de colère contre celui à qui elle devait tout. Elle déjeuna, travaillée par ces idées, toute seule, comme elle déjeunait d’habitude, et très sobrement. Même avec l’aide généreuse de son protecteur, elle n’atteignait l’équilibre parfait de son budget qu’avec des économies sur ce qui ne se voit pas, comme la table. Elle eut, dans cette solitude, un moment si mélancolique, une si totale perception de son impuissance, qu’elle laissa tomber, en se levant, un mot découragé qu’elle ne prononçait guère : « À quoi bon ? »

Oui, à quoi bon ? Sa vie la tenait. Non seulement elle ne pouvait pas avoir René chez elle comme elle voulait, mais cette après-midi même, malgré le sentiment nouveau qui commençait de lui remplir le cœur, n’avait-elle pas un rendez-vous avec Desforges ? « À quoi bon ? » se répétait-elle tandis qu’elle s’habillait en conséquence, mettant, au lieu de bottines, les petits souliers qui s’enlèvent plus vite ; au lieu de corset, la brassière qui se déboucle par devant, la robe aisée à retirer, le chapeau sombre, et, dans sa poche, une double voilette. Elle avait commandé sa voiture à deux heures, le coupé de la Compagnie attelé de deux chevaux qu’elle louait au mois, pour l’après-midi et la soirée. Quand elle y monta, elle était si écrasée sous l’impression de son esclavage qu’elle aurait pleuré. Que devint-elle, lorsqu’au tournant de la rue Murillo, elle vit René planté là debout, et qui guettait évidemment son passage ? Leurs yeux se croisèrent. Il la salua en rougissant, et elle dut rougir de son côté dans l’angle de sa voiture, tant fut vive, au sortir de son abattement, l’émotion de plaisir que lui donna cette rencontre, et surtout cette idée : « Mais lui aussi, il m’aime… » Elle tomba, elle, la créature de calcul et d’artifice, dans une de ces taciturnes rêveries où les femmes qui deviennent amoureuses escomptent à l’avance les innombrables voluptés du sentiment qu’elles éprouvent et de celui qu’elles inspirent. Dans ces minutes-là, elles se donnent en pensée tout entières à celui qu’elles ne connaissaient pas l’autre semaine. Si elles osaient, elles se donneraient en fait, là, tout de suite, ce qui ne les empêchera pas de persuader à l’homme qui a ainsi parlé dès le premier jour au plus intime de leur être, qu’elles ont hésité, qu’il a dû les conquérir peu à peu, moment par moment. Elles ont raison, car la sotte vanité du mâle trouve son compte aux difficultés de cette conquête, et peu d’hommes ont assez de bon sens pour comprendre la divine douceur de l’amour spontané, naturel, irrésistible. Tandis que le poète s’en allait, en se disant : « Je suis perdu, jamais elle ne me pardonnera mon indiscrétion… » Suzanne se sentait, avec délices, en proie à ce frémissement intérieur devant lequel ploient toutes les prudences, et elle entrevoyait, passant par-dessus ses craintes de la matinée, un plan d’intrigue, un de ces plans très simples comme l’esprit profondément réaliste des femmes leur en fait découvrir. Il s’agissait de tromper la défiance d’un homme très fin, très au fait de sa nature. Le plus habile était de se conduire exactement au rebours de ce que cet homme devait et pouvait prévoir. Brusquer les choses ; amener, en deux ou trois visites, René à lui faire une déclaration ; y répondre elle-même et devenir sa maîtresse avant qu’il n’eût eu le temps de la courtiser ; — jamais Desforges ne la soupçonnerait d’une aventure pareille, lui qui la savait si mesurée, si avisée, si adroite. Mais si René allait la mépriser de s’abandonner trop vite ? Elle eut un hochement de sa jolie tête quand elle se formula cette objection. C’était, cela, une affaire de tact, une finesse de femme à déployer, et, sur ce terrain, elle était sûre d’elle !

La joie d’avoir ébauché ce projet dans sa pensée, et aussi la joie de tromper le subtil Desforges, se mélangeaient en elle si étrangement, qu’elle vit approcher, non seulement sans regrets, mais avec un plaisir malicieux, l’heure de son rendez-vous. Elle renvoya sa voiture, comme elle faisait toujours, sous prétexte de marcher, et elle s’engagea sous les arcades de la rue de Rivoli. La maison dans laquelle le baron avait loué l’appartement de leurs rencontres offrait cette particularité d’une double entrée, assez rare à Paris pour que ces bâtisses-là soient comptées et cotées dans le monde des adultères élégants. Frédéric était trop au fait des plus intimes dessous de la vie parisienne pour ne pas avoir évité avec le plus grand soin les endroits déjà connus. Celui qu’il avait découvert, un peu par hasard, avait dû échapper aux investigations des chercheurs de ce genre d’asile, par le caractère solennel et triste qu’offrait la façade de la maison sur la rue du Mont-Thabor. Il y avait meublé un entresol, composé d’une antichambre et de trois autres pièces, dont l’une servait de salon pour y goûter ou y dîner au besoin, l’autre de chambre à coucher, la dernière de cabinet de toilette. La plus savante entente de ce qu’il faut bien appeler le confortable du plaisir avait présidé à l’installation de cet appartement, où les tentures et les rideaux étouffaient les bruits, où les peaux de bête jetées sur les tapis appelaient les pieds nus, où les glaces de l’alcôve mettaient comme un coin de mauvais lieu, tandis que les fauteuils bas et les divans invitaient aux longues causeries abandonnées après les caresses. L’infini détail de cette installation aurait à lui seul dénoncé la minutie du sensualisme du baron. Il faisait tenir ce logis clandestin par son valet de chambre, un homme sûr, d’une fidélité garantie par de savantes combinaisons de gages. Suzanne était venue tant de fois, depuis des années, dans cette espèce de petite maison, elle avait tant de fois noué sa double voilette dans l’ombre de la porte de la rue de Rivoli, tant de fois croisé la loge du concierge, qu’elle accomplissait presque machinalement ces rites de l’adultère, d’une si cuisante saveur pour les chercheuses d’émotion. Cette fois, et tandis qu’elle s’engageait sur l’escalier, elle ne put se retenir d’une comparaison, elle se dit qu’elle serait, en effet, autrement émue, si elle devait rencontrer dans cette retraite isolée René Vincy au lieu du baron ! Elle savait si bien à l’avance comment tout allait se passer, et qu’elle trouverait Desforges ayant préparé les moindres choses pour la recevoir, depuis les fleurs des vases jusqu’aux petites tartines du goûter, et qu’à un moment elle passerait dans le cabinet de toilette, et qu’elle en reviendrait les cheveux défaits, ses pieds nus dans des mules pareilles à celles de sa matinée, enveloppée d’un peignoir de dentelle, prête au plaisir, — un plaisir qui n’était qu’à demi partagé, d’ordinaire. Mais le baron savait si bien se montrer reconnaissant de ce qu’elle lui donnait, il avait une si charmante manière de la remercier, il déployait une telle grâce d’esprit, et si affectueuse, durant la causerie d’après, que le plus souvent c’était à lui de rappeler l’heure à sa maîtresse et de lui dire :

— « Allons, Suzette, il faut t’habiller. »

Cette fois, et dans la disposition d’esprit et de sens où elle était, ce fut Suzanne elle-même qui, à peine entrée, dit à son amant :

— « Mon pauvre Frédéric, je devrai te quitter de bonne heure aujourd’hui. »

— « Veux-tu que nous soyons sages ? » lui répondit le baron en la débarrassant de son manteau. « Pourquoi ne m’as-tu pas envoyé un petit mot qui décommandât notre rendez-vous ? »

— « Il est vraiment trop aimable, » se dit la jeune femme qui eut comme un remords de sa phrase inutile. Elle ôtait son chapeau devant la glace : les diamants de ses boucles d’oreilles brillèrent. Tous les bienfaits dont elle était redevable à cet homme si peu exigeant lui revinrent à la fois, et ce fut par un mouvement d’honnêteté, — les situations fausses comportent de ces paradoxes de conscience, — qu’elle vint s’asseoir sur le bras du fauteuil de Desforges et qu’elle lui soupira :

— « Mais je me serais par trop désappointée moi-même. Vous ne croirez donc jamais que j’ai une vraie joie à venir ici… » — « Je lui dois bien cela, » songeait-elle, et par une continuation de ce même sentiment de bizarre équité, elle se montra, durant tout ce rendez-vous, une maîtresse encore plus complaisante et plus enivrante qu’à l’ordinaire, si bien qu’une heure et demie après son entrée, et tandis qu’elle était comme ensevelie dans un des grands fauteuils, en train de déguster de petits pains au caviar arrosés de deux doigts d’un incomparable vin d’Espagne, Desforges, qui la regardait manger coquettement, ne put s’empêcher de lui dire :

— « Ah ! Suzon ! à mon âge ! … Et que dirait Noirot ? »

Ce Noirot, dont l’image traversait soudain l’esprit du baron, était un docteur qui venait, chaque matin, le masser soigneusement et surveiller son hygiène quotidienne. Tout, dans cette existence de voluptueux systématique, était calculé de la sorte, depuis la quantité d’exercice à se donner chaque jour, jusqu’aux soins de sa décadence prévue. Il avait recueilli chez lui une parente pauvre et pieuse, aux bonnes œuvres de laquelle il contribuait tous les ans pour une forte somme. Quand on le complimentait sur sa générosité, il répondait avec ce cynisme à demi moqueur qui lui était propre : « Que voulez-vous ? Il faut se préparer pour ses vieux jours une sœur de charité dont on soit le gaga… Je serai le gaga de ma cousine, et le mieux soigné de Paris… » D’habitude ces boutades d’égoïsme affiché divertissaient la jeune femme. Elle y trouvait, au fond, une conception de la vie dont le matérialisme absolu n’était pas pour lui déplaire. Par cette fin de rendez-vous, lorsqu’il prononça le nom de son docteur, elle jeta les yeux sur lui ; il lui apparut, à la lueur de l’unique lampe et dans cette seconde de lassitude, presque cassé, avec une révélation de son âge sur le masque ridé de sa physionomie, la moustache tombante, les paupières bouffies ; et elle eut, involontairement, la notion vraie de la laideur de sa vie. C’est une chose horrible qu’une femme jeune et belle subisse les caresses d’un homme qu’elle n’aime pas, même quand cet homme est jeune, quand il est ardent, quand il est épris. Mais quand il est sur le bord de la vieillesse, quand il a payé le droit de salir ce beau corps qu’il est incapable d’enivrer, — c’est une prostitution si navrante que la tristesse y noie le dégoût. Desforges venait de paraître vieux au regard de Suzanne, pour la première fois peut-être, et, par une irrésistible réaction de toute son âme, elle évoqua, par contraste, la bouche fraîche, le visage intact de celui dont le souvenir la poursuivait depuis deux jours. Ah ! les baisers avec ce jeune homme, des baisers donnés sans compter, sans cet arrière-fond glacé d’hygiène et de calcul ! … Allons ! elle était trop niaise d’avoir hésité une minute, et comme elle était une personne de décision, elle commença d’agir aussitôt. Elle s’était rhabillée, et, son chapeau mis, ses gants boutonnés, elle dit à Desforges avant de nouer sa voilette :

— « Quand viendrez-vous déjeuner avec moi ? Vous vous invitiez sans cesse autrefois… C’était si gentil… »

— « Demain, je ne peux pas, » fit-il, « ni après-demain, mais le jour d’après… »

— « Mardi, alors ? C’est convenu. Et à ce soir, chez madame de Sermoises, n’est-ce pas ? »

— « La charmante femme ! » songeait le baron demeuré seul. « Elle pourrait avoir tant d’aventures ! et elle ne pense qu’à me plaire. »

— « Après-demain donc, » se disait Suzanne en longeant le trottoir de la rue du Mont-Thabor, et jetant avec précaution ses regards de l’un et de l’autre côté, avec tant d’art qu’elle paraissait ne pas remuer ses yeux, « je suis bien sûre d’être seule… Mais quel prétexte donner à René (elle l’appelait déjà de ce nom dans sa pensée) pour le faire venir ? … Bon ! quelques vers à copier pour une dame sur un exemplaire du Sigisbée. » Elle passait rue Castiglione, devant une boutique de libraire. Elle entra pour acheter la brochure. Elle était dans un de ces instants où l’exécution suit le projet avec une rapidité presque mécanique : « Pourvu qu’il ne commette pas d’imprudences jusque-là ? Pourvu qu’il continue de m’aimer et que personne ne lui dise du mal de moi ? » Elle se représentait de nouveau Claude : « Ah ! c’est là encore un danger, » pensa-t-elle, et elle aperçut aussi le moyen de l’éviter, pourvu qu’elle vît René auparavant. Elle réfléchit qu’elle ne savait pas l’adresse du jeune homme. Elle n’avait qu’à rendre visite à madame Komof : « Elle est justement chez elle après six heures. » Elle avisa un fiacre et se fit conduire rue du Bel-Respiro. Elle eut la chance de trouver la comtesse seule et n’eut pas de peine à obtenir le renseignement qu’elle désirait. L’excellente femme, dont la soirée avait réussi, ne tarissait pas sur son poète :

— « Idéal ! » disait-elle avec ses grands gestes, « Ravissant ! … Et modeste ! … Ce sera votre Pouschkine de la fin du siècle… »

— « Savez-vous où il habite ? » insinua Suzanne. « Il est venu me voir et il a laissé son nom simplement. »

Quand son billet fut écrit et envoyé, elle vécut dans cette incertitude dont l’amour naissant se nourrit si bien que les professeurs en séduction recommandaient d’abord de provoquer cette fièvre, du temps que ce vice étrange et tout intellectuel était à la mode. René viendrait-il ? Ne viendrait-il pas ? S’il venait, comment entrerait-il ? Elle verrait bien au premier regard si aucun nuage n’avait terni le clair souvenir qu’elle était sûre de lui avoir laissé d’elle à leur entrevue de l’autre jour. Enfin, l’heure qu’elle avait fixée dans son billet arriva, et quand le domestique introduisit le jeune homme, son cœur à elle battait peut-être plus vite que celui de son naïf amoureux. Elle le regarda et elle lut jusqu’au fond de son être. Oui, elle était toujours pour lui la madone qu’elle s’était improvisée dès le premier jour, avec cette souplesse dans la métamorphose qui distingue ces Protées en jupons. Il avait, dans ses prunelles d’un bleu sombre et tendre, le plus touchant mélange de joie et de timidité : joie de la revoir si vite, appelé par elle, dans ce même petit salon ; timidité de comparaître devant cet ange de pureté après s’être permis de la chercher à l’Opéra et de l’attendre au coin de sa rue. La gracieuse comédienne avait, cette fois, arrangé à sa beauté un autre décor. Elle était assise auprès de la fenêtre, et elle travaillait à un ouvrage, une espèce de frange qui se parfile avec de la soie et des épingles piquées sur un tambour de drap vert. Derrière elle, les rideaux de guipure, relevés par leur embrasse, laissaient apercevoir, à travers la vitre, le fond de paysage du parc Monceau, l’azur pâle du ciel, les arbres gris, le gazon jaune, et, du côté des ruines, la noire verdure des lierres. Un soleil de février éclairait ce paysage frileux, et ses rayons caressaient les cheveux de Suzanne avec de doux reflets d’or. Une robe faite pour la chambre, blanche avec des broderies violettes, d’une forme fantaisiste, et garnie de larges manches ouvertes, lui donnait une physionomie de châtelaine du moyen âge. Ses pieds chaussés de bas de soie de la même nuance que les broderies de la robe, se croisaient modestement sur un tabouret… Si on lui eût rappelé que, moins de quarante-huit heures auparavant, ces mêmes pieds modestes erraient sur le tapis d’un entresol infâme, que ces mêmes cheveux étaient maniés par un amant âgé qui la payait, qu’elle était enfin la maîtresse vénale de Desforges, peut-être eût-elle répondu « non » à ce souvenir— et avec sincérité, tant le désir de plaire à René la faisait entrer dans le vrai et dans le vif de son rôle actuel. Le poète n’y voyait pas si loin. Il avait passé trois jours dans une exaltation continue, sentant son désir s’exalter d’heure en heure, et si joyeux de le sentir ! À vingt-cinq ans, l’approche de la passion attire autant qu’elle effraye à trente-cinq. Le billet de Suzanne lui avait mis aux mains une preuve palpable que les petites imprudences dont il se faisait un crime n’avaient pas déplu ; toutefois, quand il s’agit de ce qui nous tient au cœur très profondément, nous trouvons toujours de nouveaux motifs pour douter, et ce grand enfant avait eu la naïveté de trembler sur l’accueil qui lui était réservé. Aussi, quel délice de rencontrer le geste de simple familiarité, les yeux clairs, la douceur du sourire de cette femme qu’il compara aussitôt, dans son esprit, assise au premier plan de ce paysage d’hiver, à ces saintes derrière lesquelles les peintres primitifs développent un horizon d’eaux et de verdures ! Mais c’était une sainte à qui le premier couturier de Paris avait taillé cette robe, une sainte qui secouait à chaque mouvement le même parfum d’héliotrope qui avait déjà tant troublé le jeune homme ; et cette sainte laissait voir, à travers l’échancrure de sa longue manche ouverte, un bras autour duquel tremblaient deux anneaux d’or et dont le duvet fauve brillait dans le soleil, comme ses cheveux, délicieusement !

Ce que René avait tant appréhendé n’eut pas lieu. Madame Moraines ne prononça pas un mot qui fit allusion ni à l’Opéra ni à leur rencontre au tournant de la rue. Durant ce début de visite, elle continua de travailler, assise devant son ouvrage, ayant amené la conversation tout naturellement, à propos de l’enthousiasme de madame Komof sur les projets d’avenir du jeune homme. Elle parlait, elle qui n’aurait pas su distinguer Béranger de Hugo, ou Voltaire de Lamartine, comme une personne occupée uniquement de choses littéraires. Elle avait rencontré Théophile Gautier deux ou trois fois sous l’Empire, et, d’ailleurs, à peine regardé, tant elle le trouvait dépourvu d’élégance britannique, ce qui ne l’empêcha pas, ayant deviné l’enthousiasme de René, de lui décrire le grand écrivain en détail. Il l’avait tant intéressée ! Elle devait même avoir des lettres de lui.

— « Je vous les chercherai, » dit-elle, puis, prenant texte de ce mensonge : « Je me suis reproché de vous déranger pour vous demander un autographe. Mais mon amie part demain pour la Russie. »

— « Que dois-je écrire ? » fit le jeune homme.

— « Ce que vous voudrez, » dit-elle en se levant. Elle alla chercher la brochure, puis elle l’installa au mignon bureau encadré de lierre. Elle préparait toutes choses pour lui rendre la tâche plus commode, elle ouvrait l’encrier à fermoir d’argent, elle assurait la plume dans le porte-plume d’écaille et d’or ; ce faisant, elle frôlait René, elle l’enveloppait du frisson de ses manches, du parfum de toute sa personne, si bien que la main du poète tremblait un peu en copiant, sur la feuille de garde de l’exemplaire, la chanson en deux strophes que la bonne madame Éthorel avait qualifiée de sonnet :

Le spectre d’une ancienne année
M’est apparu, tenant aux doigts
Une blanche rose fanée,
Et murmurant à demi-voix :
« Où donc est ton cœur d’autrefois ?

Où donc est l’espérance, éclose
Comme cette rose, en ton cœur ?
Douce espérance et douce rose,
Ah ! quel parfum était le leur,
Quand toutes deux étaient en fleur ! … »

Lorsqu’il eut fini de tracer ces lignes, madame Moraines lui prit des mains le livre, et, debout derrière lui, comme se parlant à elle-même, elle récita les deux strophes d’une voix adoucie, presque insaisissable. Elle ne prononça ni un mot d’éloge, ni un mot de critique. Elle resta silencieuse, après avoir soupiré ces vers, comme si leur musique caressait dans sa rêverie une place infiniment douce. René la regardait avec une émotion presque folle. Comment eût-il résisté à cette suprême, à cette adorable flatterie qu’elle venait d’imaginer pour séduire le jeune homme, et qui s’adressait d’une part à sa secrète vanité d’artiste, de l’autre à sa plus fine sensation de beauté ? Car elle avait su si bien se poser, pour cette lecture ! Elle connaissait trop le charme de son visage ainsi aperçu de trois quarts, les yeux perdus. Ils se rabaissèrent vers le poète, ces beaux yeux que venaient d’émouvoir ses vers. Pour un peu, ils auraient demandé pardon du songe où ils s’étaient égarés. Elle sembla écarter, pour ne pas les profaner, ces visions de poésie, et, avec une curiosité, aussi réelle cette fois que cette émotion d’art avait été apparente :

— « Je gagerais, » dit-elle, « que vous n’avez pas écrit ces vers pour la comédie ? »

— « C’est vrai, » dit René qui se sentit de nouveau rougir. Il se serait fait un scrupule de mentir à cette femme, même pour lui plaire. Mais comment lui raconter l’indigne histoire dont il avait, avec ce pouvoir de transposition dans l’Idéal propre aux poètes, résumé la mélancolie dans cette romance ?

— « Ah ! vous autres hommes, » reprit-elle sans insister, « comme vous allez et venez dans la vie, comme vous êtes libres ! … Du moins ne prenez pas cela pour une plainte… Nous autres, épouses chrétiennes, notre rôle est d’obéir, c’est le plus beau. » Puis, après un silence : « Hélas ! Nous ne choisissons pas toujours notre maître… » Elle ajouta, avec une intonation de voix résignée et fière qui autorisait et interdisait à la fois toutes les réflexions : « Je regrette tant de n’avoir pu encore vous présenter à M. Moraines. Vous verrez, c’est un homme charmant… Il ne s’occupe pas beaucoup d’art, mais il a de grandes capacités pour les affaires… Malheureusement nous vivons à une époque où il faut être d’Israël pour monter très haut… » L’antisémitisme était, comme on peut croire, très étranger à Suzanne qui comptait, parmi ses bons jours, ceux où elle dînait dans deux ou trois maisons juives, princièrement hospitalières, mais elle avait pensé que cette phrase compléterait bien la nuance de religiosité qu’elle voulait se donner au regard du jeune homme… « Vous trouverez mon mari un peu froid au premier abord, » continua-t-elle, « mon rêve était d’avoir un salon d’écrivains et d’artistes… Mais vous savez, ces messieurs sont un peu jaloux de vous tous, et puis M. Moraines n’aime guère le monde. Il n’était pas là l’autre soir. Il ne se plaît que dans la plus stricte intimité, parmi des visages connus… »

Elle parlait ainsi, avec un air de contrainte qui semblait dire à René : « Pardonnez-moi si je ne peux vous prier chez moi comme je voudrais… » Il signifiait aussi, cet air de contrainte, que la gracieuse femme avait dû— oh ! sans se plaindre ! — être sacrifiée, dans son mariage, à ces froides considérations sociales qui ne tiennent aucun compte du sentiment. Déjà, dans l’imagination de René, l’aimable, le jovial Paul Moraines se dessinait comme un mari quinteux et difficile à vivre, auquel cette créature de race supérieure était liée par la chaîne meurtrissante du devoir. Il éprouva pour elle, par-dessus la passion qui le possédait, un de ces mouvements de pitié que les femmes aiment d’autant plus à inspirer qu’elles les méritent moins. Il osa dire, sauvant par la généralité de l’idée ce que sa réponse avait de trop direct :

— « Si vous saviez, Madame, combien de fois je me suis pris, lorsque le hasard de mes promenades m’amenait aux Champs-Élysées, à souhaiter d’être dans la confidence des mélancolies que je croyais surprendre sur certains visages ? … J’ai toujours pensé que les chagrins dans le luxe, les détresses morales au milieu de la félicité matérielle devaient être les plus à plaindre… »

Elle le regarda, comme si elle eût été surprise par ce discours. Elle avait dans les yeux cet étonnement ravi et involontaire de la femme, quand elle rencontre soudain chez un homme l’expression inattendue d’une nuance sentimentale qu’elle croyait réservée à son sexe.

— « Je pense que nous deviendrons vite amis, » dit-elle, « car nous avons des coins de cœur bien semblables… Êtes-vous comme moi ? Je crois aux sympathies et aux antipathies de premier instinct, et je crois sentir aussi quand on ne m’aime pas… Ainsi, — j’ai peut-être tort de vous dire cela, — mais je vous parle en confiance, comme si je vous connaissais depuis toujours— votre ami M. Larcher, je suis sûre que je ne lui suis pas sympathique… »

Elle était vraiment émue en prononçant cette parole. Elle allait savoir, d’une manière certaine, non pas si Claude avait mal parlé d’elle, — elle avait deviné que non dès l’entrée, — mais si René était discret. Elle n’ignorait pas que, dans un amour, les moments dangereux pour les imprudentes confidences sont les heures du début et celles de la fin. Il n’y a de sûrs que les hommes capables de se taire quand l’espérance ou l’amertume leur déborde du cœur. Par la réponse de René, elle allait juger toute une portion de son caractère, et, dans le projet d’intrigue follement rapide qu’elle caressait déjà, c’était un facteur capital que cette sûreté du jeune homme ! Il était trop naturel qu’il eût, dès le premier jour, entretenu Claude de sa passion naissante, — et il l’aurait fait sans la présence de Colette. Pour Suzanne, qui ne pouvait pas tenir compte de ce détail, le silence était une promesse de discrétion qui lui fit chaud à recevoir.

— « Nous n’avons pas parlé de vous ensemble, » fit le jeune homme ; « mais, comme vous le disiez trop justement l’autre soir, il a toujours eu la spécialité des tristes amours, et il apporte dans le monde les mélancolies de cette sorte d’existence. Si vous le voyiez avec celle qu’il a le malheur d’aimer aujourd’hui ! … »

— « Ce n’est pas une raison, » dit Suzanne, « pour se venger des autres en leur faisant la cour au hasard. J’ai presque dû me fâcher, un jour que je me trouvais à table à côté de lui… J’ai su qu’il avait dit du mal de moi, mais je lui ai pardonné. »

— « Et maintenant Claude peut parler, » songeait-elle, quand René se fut en allé sur la promesse de revenir dans trois jours, à la même heure, avec le recueil de ses vers inédits. Et elle se regarda dans une glace avec un entier contentement d’elle-même. Cette entrevue avait réussi : elle avait fait comprendre à René qu’il ne pourrait guère être reçu chez elle ; elle l’avait mis en défiance contre son meilleur ami ; elle avait achevé de l’affoler. « Il est à moi, » se dit-elle, et, cette fois, elle était sincère dans sa joie profonde.