Mensonges/X

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Alphonse Lemerre, éditeur (p. 200-220).


X


DANS LE PIÈGE


Suzanne se croyait très fine, et elle l’était, mais la finesse trop savante tourne parfois contre son but. Habituée à confondre les choses de l’amour et celles de la galanterie, elle ignorait les générosités et les expansions du sentiment chez un être aussi jeune que celui dont s’était épris son caprice mi-romanesque, mi-sensuel. D’après son calcul, la perfide phrase lancée contre Claude mettrait René en défiance. Elle eut pour résultat, au contraire, de donner au poète un irrésistible besoin de causer avec Larcher. Ce lui fut une douleur que ce dernier nourrît sur madame Moraines une opinion injuste. Ce désir que l’ami le plus cher fasse dans son estime une place à part à la femme que nous aimons, lequel de nous ne l’a connu à vingt-cinq ans ? Il est aussi fort que l’est à quarante le sage désir de nous cacher d’abord de ce même ami. La première action de René, à l’instant même où il quitta Suzanne, fut de se diriger vers la rue de Varenne. Il n’était pas retourné chez Claude Larcher depuis le jour où il y avait rencontré Colette, et, en poussant la lourde porte cochère, puis en traversant la vaste cour de l’hôtel Saint-Euverte, il ne put s’empêcher d’établir une comparaison entre ces deux visites. Bien peu d’heures les séparaient cependant, et quel abîme ! Le jeune homme était en proie à cette délicieuse fièvre qui rend impossible tout raisonnement. Il ne se dit pas que sa madone avait été bien experte à le mener très loin, très vite. L’effrayante rapidité des progrès de son amour lui fut seulement douce à constater. Elle lui en démontrait mieux la force. Il se sentait si léger, si heureux, qu’il gravit deux par deux les marches du vieil escalier, comme il faisait tout enfant, lorsqu’il rentrait de la pension, le samedi, ayant obtenu la première place. Le domestique, cette fois, l’introduisit sans la moindre difficulté, mais avec une si longue physionomie de sacristain attristé, que René lui en demanda la cause.

— « Si c’est raisonnable, Monsieur, » gémit Ferdinand, en hochant la tête, « Monsieur est là depuis quarante-huit heures, qui n’en a pas dormi six, et il écrit, il écrit ! … Ah ! Monsieur devrait bien dire à Monsieur qu’il finira de s’user le tempérament… Est-ce qu’il ne pourrait pas travailler un peu tous les jours, là, gentiment, comme nous tous, et se faire un bon petit train de vie ? »

Cette lamentation du sage valet de chambre préparait René à un spectacle qu’il connaissait bien : celui de la cellule où trônait Colette transformée en un laboratoire de copie. Il entra. Sur le divan de cuir, au lieu de la gracieuse et perverse actrice, des feuilles traînaient, jetées au hasard et couvertes d’une grande écriture irrégulière d’improvisateur. Des morceaux d’un papier semblable, tout froissés, déshonoraient le tapis. Des épreuves déployées encombraient la cheminée ; et, à sa table, Larcher besognait, vêtu à la diable, avec une jaquette tachée où manquaient des boutons, les pieds dans des pantoufles éculées, un foulard noué en corde autour du cou, ses cheveux en broussaille et une barbe de trois jours. Le bohème plus que négligé, de sa première jeunesse, reparaissait dans le faux mondain à pré tentions d’élégance, chaque fois qu’un coup de collier à donner le rendait à sa vraie nature. Et ces coups de collier revenaient souvent. Comme tous les ouvriers de lettres dont le temps est le seul capital, et qui n’organisent pas leur vie en conséquence, Claude était sans cesse en retard d’œuvres et d’argent, surtout depuis que sa liaison avec Colette le précipitait dans la plus ruineuse des dépenses, celle que font les jeunes gens avec les maîtresses qu’ils n’entretiennent pas. L’actrice avait bien, outre ses appointements du théâtre, vingt mille francs de rente viagère légués par un ancien amant, un grand seigneur russe, tué sous Plewna ; mais les voitures, les bouquets, les dîners, les cadeaux se succédaient, exigeant des billets de banque et encore des billets de banque. Le produit des deux comédies était loin, et Claude les gagnait, ces malheureux billets bleus, dans l’entre-deux de ses énervantes débauches, en surchauffant son cerveau.

— « Vous voyez, » dit-il en relevant sa face pâlie, et serrant les doigts de René d’une main fiévreuse, « encore à la tâche ! … Quinze feuilletons à fournir tout de suite… Une affaire superbe avec la Chronique Parisienne, le nouveau journal à huit pages, dont Audry fait les fonds ! Ils sont venus, l’autre jour, me demander un roman. Un franc la ligne. Je leur ai dit que je n’avais qu’à recopier… Mon cher, pas un mot d’écrit, pas ça… Mais une idée ! Refaire Adolphe à la moderne, avec notre notation, notre couleur, notre sens des milieux… Ce sera bâclé, gâché ! Ah ! si ce n’était que cela ! Mais savez-vous ce que c’est que d’écrire avec toutes les vipères de la jalousie dans le cœur ? … Je suis à ma table, en train de griffonner une phrase ; une idée s’est levée, je vais la tenir… Allons donc ! Une voix me dit tout d’un coup : — Que fait Colette ? …— Et je pose ma plume, et j’ai mal, j’ai mal… Ah ! que j’ai mal ! … Balzac prétendait avoir pesé ce que l’on dépense de substance cérébrale dans une nuit d’amour… Un demi-volume… et il ajoutait : — Il n’y a pas de femme qui vaille deux volumes par an…— Quelle sottise ! Ce n’est pas l’amour physique qui use un artiste ; mais ce souci, mais cette idée fixe, mais ce battement continu du cœur ! … Est-ce qu’on peut penser et sentir à la fois ? … Il faut choisir. Hugo n’a rien senti, jamais ; ni ce même Balzac. S’il avait aimé sa Mme Hanska, il lui aurait couru après à travers toute l’Europe, en se souciant de la Comédie humaine comme moi de cette ordure… » Et il ramassa les feuilles éparses sur son bureau. « Ah ! mon cher René, » continua-t-il d’un air accablé, « gardez votre vie simple. J’espère que vous ne vous êtes pas laissé embobiner d’invitations et de visites par toutes ces grimpettes que vous avez rencontrées chez la comtesse. »

— « Je n’ai fait qu’une visite, » répondit René. « Devinez chez qui ? … Chez madame Moraines. » Il était tout ému en prononçant ce nom. Puis, avec l’involontaire élan d’un amoureux qui, venu pour parler de sa maîtresse, recule devant cette conversation et détourne la critique, comme il écarterait avec la main la pointe menaçante d’un fer, il ajouta : « N’est-ce pas qu’elle est adorablement jolie et gracieuse, et avec des idées si élevées ! … Est-ce que vous pensez aussi du mal de celle-là ? … »

— « Bah ! » dit Claude, qui, préoccupé de sa propre souffrance avait écouté René d’une oreille indifférente, « si on cherchait dans son passé ou son présent, on y trouverait bien quelque turpitude. Le crapaud que la princesse des contes de fée laisse tomber de sa bouche, toutes les femmes l’ont dans le cœur. »

— « Alors vous savez quelque chose sur elle ? » interrogea le poète.

— « Moi ! » fit Claude que la voix de son ami étonna par son accent altéré. Il regarda le jeune homme, et il comprit. Lancé comme il était dans le monde parisien, il connaissait depuis longtemps les bruits qui couraient sur les relations de Suzanne avec le baron Desforges, et il y avait cru, avec cette naïveté, particulière aux misanthropes, qui leur fait d’abord admettre l’infamie comme probable. Cela trompe, quelquefois. Une seconde, il eut la tentation d’avertir au moins René de ces on-dit. Il se tut. Par prudence et pour ne pas se faire un ennemi de Desforges, au cas où Suzanne saurait qu’il avait parlé et le redirait au baron ? Par pitié pour le chagrin que son discours causerait à René ? Par cruel délice de se voir un compagnon de bagne, — car entre Suzanne et Colette, qui valait le moins ? Par curiosité d’analyste et désir d’assister à la passion d’un autre ? Qui établira le départ des motifs infiniment complexes dont une volonté soudaine est le résultat ? Toujours est-il que Claude, après une demi-minute, et comme cherchant dans sa mémoire, termina ainsi sa phrase : « Si je sais quelque chose sur elle ? … Pas le moins du monde. Je suis un professional woman-hater, comme disent les Anglais.— Je ne connais celle-là que pour l’avoir rencontrée un peu partout ; et trouvée d’ailleurs moins sotte que la plupart… C’est vrai qu’elle est bien jolie… » Et par malice, ou pour jeter un coup de sonde dans le cœur de René, il ajouta : « Mes compliments ! … »

— « Vous parlez comme si j’en étais amoureux, » répliqua René dont le visage s’empourpra de honte. Il était entré avec l’intention de célébrer les louanges de Suzanne à son ami, et voici que le ton narquois de Claude avait tranché cette confidence, à même ses lèvres, comme avec une lame aiguisée et froide.

— « Ah ! vous n’en êtes pas amoureux ! … » reprit l’autre en ricanant d’un rire détestable. Puis, tout d’un coup, par un joli mouvement d’âme, comme il en avait, lorsque sa vraie et première nature reprenait le dessus, il dit : « Pardon ! » et il serra la main du jeune homme. Il lut dans les yeux de ce dernier que ce mot et ce geste allaient provoquer une effusion ; il l’arrêta : « Ne me racontez rien… Vous m’en voudriez ensuite… Je vous écouterais si mal aujourd’hui ! … Je souffre trop et cela rend méchant… »

Ainsi, même la fausse manœuvre de Suzanne tournait en faveur de son plan d’ensorcellement. Le seul homme dont elle eût à craindre l’hostilité venait de se condamner lui-même à ne point parler. Comme René avait besoin de déverser dans un confident le trop-plein de ses émotions, ce fut vers Émilie qu’il se tourna, et la pauvre Émilie, par une naïve vanité de sœur, se trouvait d’avance être la complice de l’inconnue qu’elle entrevoyait, par les yeux de son frère, comme auréolée d’un nimbe d’aristocratie ! Dès le lendemain de la fête donnée chez la comtesse, elle avait bien compris, au récit du jeune homme, que madame Moraines était la seule de toutes les femmes rencontrées la veille à lui plaire véritablement, et elle avait deviné que c’était aussi la seule sur qui le poète eût produit une impression personnelle et vive. Les mères et les sœurs possèdent comme un sens particulier pour reconnaître ces nuances-là. Il ne lui avait pas fallu beaucoup d’efforts pour s’apercevoir des troubles de René, durant les jours suivants. Liée à lui par le double lien de la ressemblance morale et de l’affection, aucun sentiment ne pouvait traverser ce cœur fraternel sans qu’elle en éprouvât le contre-coup. Elle avait vu que René aimait, aussi clairement que si elle eût assisté, cachée, aux deux causeries de la rue Murillo. Et cet amour l’avait ravie sans qu’elle en fût jalouse, au lieu qu’elle avait été jalouse autrefois, autant qu’inquiète, de la liaison de son frère avec Rosalie. Avec la logique spéciale aux femmes, elle trouvait tout naturel que le poète eût un commencement d’intrigue avec une personne qui n’était pas libre. Elle admettait qu’aux hommes exceptionnels il faut une vie et une morale exceptionnelles, comme eux, et cet amour pour une grande dame, en même temps qu’il satisfaisait les rêves d’orgueil formés pour son idole, ne lui prendrait jamais rien, elle le sentait. La passion pour Rosalie, au contraire, lui était apparue comme un vol fait à sa tendresse. C’est que Rosalie lui ressemblait, qu’elle était de son monde, que René, enfin, ne pouvait s’attacher à elle que pour l’épouser et se faire une nouvelle vie de famille. Elle avait donc eu un accès de joie silencieuse à constater l’amour naissant de son frère. Et elle aurait bien voulu que de nouvelles confidences vinssent aussitôt compléter les premières, celles qu’il lui avait faites à son réveil, quelques heures seulement après la soirée de madame Komof. Ces confidences n’étaient pas venues, et elle ne les avait pas provoquées. Sa tendre finesse pressentait que l’ouverture du cœur de René n’en serait que plus complète, spontanée. Elle attendait donc, épiant au fond de ces yeux, dont elle connaissait si bien chaque regard, les signes de cette joie exaltée qui est comme la fièvre du bonheur. Elle se taisait d’autant plus qu’elle ne voyait guère René qu’en présence de Fresneau. Avec la lâcheté trop naturelle dans certaines situations fausses, le poète s’en allait de la maison, aussitôt levé, pour n’y rentrer qu’à l’heure du déjeuner. Il s’échappait de nouveau jusqu’au dîner et il sortait encore après afin d’éviter toute rencontre avec Rosalie. Le professeur, lui, ne remarquait même pas ce changement d’habitudes, tant sa distraction était profonde. Il n’en allait pas de même de madame Offarel qui, venue deux soirs de suite avec ses deux filles et n’ayant pas rencontré celui qu’elle considérait de droit comme son gendre, ne craignit pas de souligner cette absence insolite :

— « Monsieur Larcher, » dit-elle, « présente donc M. René à une nouvelle comtesse tous les soirs, que nous ne le voyons plus jamais ici, ni chez nous d’ailleurs ? »

— « C’est vrai, » insista Fresneau, « on ne le voit plus. Où est-il allé ? »

— « Il s’est remis à son Savonarole, » répondit Émilie, « et il passe ses soirées à la bibliothèque. »

Le lendemain du jour où cette conversation avait été tenue, qui se trouvait être aussi le lendemain de la seconde visite chez Suzanne, la sœur fidèle entra chez son frère, dès le matin, pour tout lui rapporter. Elle le trouva qui préparait plusieurs feuilles d’un papier du Japon, dont elle lui avait fait présent autrefois. Il se proposait d’y copier, de son écriture la plus soignée, ceux de ses vers qu’il lirait à madame Moraines. La table était couverte de pages, noircies de lignes inégales. C’étaient ses poèmes, dont il avait déjà feuilleté la série. Émilie lui raconta son innocent mensonge, et il l’embrassa, tout joyeux, en disant :

— « Comme tu es fine ! »

— « Je suis ta sœur et je t’aime, » répondit-elle ; « c’est trop simple. » Et prenant quelques-uns des papiers épars : « Est-ce que vraiment tu te décides à préparer ton volume ? … »

— « Non, » fit-il, « mais je dois lire un choix de mes vers à une dame… »

— « À madame Moraines, » dit Émilie vivement.

— « Tu l’as deviné, » répondit le jeune homme avec un peu de trouble. « Ah ! si tu savais ! … »

Et ce fut alors le débordement du flot amassé des confidences. Il fallut qu’Émilie écoutât un éloge enthousiaste de Suzanne et de ses moindres façons. René lui parlait dans la même phrase de l’admirable noblesse d’idées de cette femme et de la forme de ses petits souliers, de sa merveilleuse intelligence et du velours frappé de son buvard. Cet ébahissement puéril devant les minuties du luxe qui s’unissait à l’exaltation la plus poétique pour composer son amour, n’était pas fait pour étonner Émilie. Elle-même, n’avait-elle pas toujours associé dans sa tendresse pour son frère les plus grandes ambitions aux plus petits désirs ? Elle aurait souhaité, par exemple, presque avec la même ardeur, qu’il eût du génie et des chevaux, qu’il écrivît Childe Harold et qu’il possédât réellement les quatre mille livres de revenu de lord Byron. Elle était sur ce point aussi naïvement plébéienne que lui, de cette race, excusable, après tout, de confondre l’aristocratie réelle des sentiments avec l’autre, l’apparente aristocratie des formes extérieures de la vie. Quand on appartient à une famille qui a connu les dépressions morales du métier, la seconde de ces aristocraties apparaît si aisément comme la condition de la première ! Aussi les détails qui eussent fait croire à un observateur malveillant que René aimait Suzanne pour son décor, et non pour elle-même, charmèrent Émilie au lieu de la choquer, et elle avait si bien épousé la passion de son frère qu’elle lui dit en le quittant :

— « Tu n’y es pour personne… Va, je saurai défendre ta porte… Mais tu me montreras les vers que tu lui liras… Choisis-les bien. »

Ce travail de classement et de copie trompa l’ardeur du jeune homme, et lui permit d’attendre, sans trop se ronger, le jour de sa nouvelle visite au paradis de la rue Murillo. Les heures de solitude, coupées seulement de conversations avec Émilie, s’en allaient dans une douceur tour à tour et dans une mélancolie singulières. Tantôt l’image de Suzanne s’évoquait devant lui, délicieuse. Il posait sa plume, et les objets qui servaient de cadre à ses séances de labeur s’évanouissaient, comme par magie. Au lieu des parois rouges de sa chambre, c’était le petit salon de madame Moraines qu’il avait sous les yeux. Il ne voyait plus ses chers Albert Durer, ses Gustave Moreau, ses Goya, son intime bibliothèque où l'Imitation coudoyait Madame Bovary, les deux arbres défeuillés du jardinet se profilant en noir sur le bleu du ciel… Mais Suzanne était près de lui, avec ses gestes menus et souples, son port de tête, certaine nuance de lumière sur l’or de ses cheveux, l’éclat de son teint et sa transparence rose. Cette apparition, qui n’avait rien d’un pâle et immatériel fantôme, parlait aux sens de René, d’une manière qui eût dû lui faire comprendre combien les attitudes de madame Moraines masquaient en elle la vraie femme, la courtisane voluptueuse et raffinée. Il ne s’en rendait pas compte, et, tout en la désirant physiquement jusqu’au délire, il croyait n’avoir pour elle que le culte le plus éthéré. C’est là un phénomène de mirage sentimental assez fréquent chez les hommes chastes, et qui les livre comme une proie sans défense aux plus grossières duperies. Cette incapacité de juger leurs propres sensations les rend plus incapables encore de juger les manœuvres des femmes qui remuent en eux tous les trésors accumulés de la vie. Le poète, en revanche, devenait parfaitement lucide, quand l’image de Suzanne cédait la place à celle de Rosalie. En feuilletant au hasard ses papiers, il rencontrait sans cesse quelque page en tête de laquelle il avait écrit enfantinement : « Pour la fleur, » c’était Rosalie qu’il désignait ainsi aux temps déjà lointains où il l’aimait ; alors il lui composait un petit poème presque chaque jour.

Ô Rose de candeur et de sincérité,

lui disait-il à la fin d’un de ces poèmes. Lorsque des vers pareils à celui-là tombaient sous ses regards, il devait encore poser la plume, et les choses autour de lui s’évanouissaient de nouveau, mais cette fois pour céder la place à une vision torturante… Le rez-de-chaussée des Offarel s’évoquait, froid et silencieux. La vieille mère allait et venait parmi ses chats. Angélique feuilletait son dictionnaire anglais, et Rosalie le regardait, lui, René. Oui, elle le regardait à travers l’espace, avec des yeux sans un reproche, mais où il lisait l’infinie détresse. Il savait, comme s’il eût été auprès d’elle, là-bas, et la douleur de sa jalousie, et qu’elle avait deviné son secret. Sans cela eût-il eu cette épouvante d’affronter ces yeux de jeune fille ? Ah ! s’il pouvait aller lui dire : « Ne soyons plus qu’amis ! … » C’était son devoir d’agir de la sorte. La loyauté absolue est le seul moyen que l’on conserve de s’estimer soi-même dans ces tarissements d’amour qui sont comme les banqueroutes frauduleuses du cœur. Puis il repoussait cette loyauté par cette sorte de faiblesse où l’égoïsme a sa part autant que la pitié. Il reprenait la plume, il se disait, comme il avait fait dès le premier jour : « Gagnons du temps, » et il essayait de travailler. Il lui fallait s’interrompre de rechef, il sentait Rosalie souffrir. Il songeait aux nuits qu’elle passait à pleurer. Car, de cet être naïf et qui lui avait donné tout son cœur, il connaissait chaque habitude. Elle lui avait raconté bien souvent qu’elle n’avait que la nuit pour se livrer à ses peines, quand elles étaient trop fortes… Alors il appuyait sa tête dans ses mains, et il se disait : « Est-ce ma faute ? … » jusqu’à ce que la vision passât.

Une loi de notre nature veut que nos passions soient d’autant plus fortes qu’elles ont eu plus d’obstacles à vaincre, en sorte que le remords de sa trahison envers la pauvre Rosalie eut surtout pour résultat d’aviver l’émotion de René tandis qu’il allait au rendez-vous fixé par madame Moraines. Cette dernière l’attendait de son côté avec une impatience presque fébrile, dont elle s’étonnait elle-même. Elle avait guetté le jeune homme à ses diverses sorties, puis à l’Opéra, quand le vendredi était revenu. Si elle avait rencontré ses yeux fixés sur elle avec cette naïve adoration, compromettante comme un aveu, elle aurait dit : « Quel imprudent ! … » Ne pas le voir lui donna un petit accès de doute qui porta son caprice à son comble. Elle était d’autant plus profondément remuée par cette visite, qu’elle la considérait comme décisive. C’était la troisième fois qu’elle recevait René, et, sur ces trois fois, deux à l’insu de son mari. Elle ne pouvait, vis-à-vis de ses gens, aller au delà. Paul, qui n’y entendait pas malice, lui avait dit à dîner, deux jours auparavant :

— « Nous avons causé de René Vincy, Desforges et moi. Il ne lui a pas fait bonne impression. Décidément, il vaut mieux ne pas voir de près les auteurs dont on admire les œuvres… »

Si le domestique qui avait introduit le poète s’était trouvé dans la salle à manger, au moment où son mari prononçait cette phrase, Suzanne aurait dû parler. Le même hasard pouvait se reproduire, demain, après-demain. Aussi s’était-elle juré qu’elle trouverait, dans la conversation, un moyen de fixer à René un rendez-vous ailleurs que chez elle. Tout de suite l’idée lui était venue de quelque course avec le jeune homme, sous prétexte de curiosité : une rencontre à Notre-Dame, par exemple, ou dans quelque vieille église assez éloignée du Paris mondain pour qu’elle fût presque sûre de ne courir aucun danger. Elle avait compté, pour provoquer ce rendez-vous sans en avoir l’air, sur quelques vers à relever parmi ceux que René lui lirait. Elle était donc là, de nouveau en toilette de ville, car, ayant dû assister le matin à une messe de mariage, elle n’avait pas quitté sa robe mauve un peu parée, qui lui seyait comme une robe du soir, tant elle mettait en valeur les rondeurs de son buste, celles de ses épaules et la sveltesse de sa taille. Ainsi vêtue, assise sur un fauteuil bas qui lui permettait de montrer, en s’abandonnant un peu, la ligne adorable de son corps, elle pria le jeune homme, après les banalités forcées de tout début de causerie, de commencer sa lecture. Elle l’écoutait réciter sa poésie sans s’étonner de cet accent spécial, un peu chantant, un peu traînant, dont les cénacles actuels ont l’habitude. Son immobile visage et ses grands yeux intelligents semblaient indiquer la plus profonde attention. Quelquefois seulement, elle hasardait, — on eût dit malgré elle, — un : « Comme c’est beau ! … » ou bien un : « Voulez-vous répéter ces vers-ci, je les aime tant ! … » En réalité les vers du poète lui étaient aussi indifférents qu’inintelligibles. Il faut, pour pénétrer même superficiellement l’œuvre d’un artiste moderne, — lequel se double toujours d’un critique et d’un érudit, — un développement d’esprit qui ne se rencontre que chez un petit nombre de femmes du monde, assez amoureuses des choses de l’esprit pour continuer de lire et de penser, au milieu de la vie la plus contraire à toute étude et à toute réflexion. Ce qui tendait le joli visage de Suzanne et fixait ses yeux bleus, c’était le désir de ne pas laisser passer le mot inévitable auquel accrocher son projet. Mais les vers succédaient aux vers, les stances aux sonnets, sans qu’elle eût pu saisir de quoi justifier d’une manière vraisemblable le tour qu’elle voulait donner à l’entretien. Et quel dommage ! Car les yeux de René, eux, qui se détachaient sans cesse de la page, sa voix qui se faisait voilée par instants, le tremblement de ses mains en tournant les feuilles, tout révélait que la comédie d’admiration achevait d’enivrer en lui le Trissotin qui veille chez tout auteur. Et il ne restait plus qu’une pièce ! … Mais celle-là, que le poète avait gardée pour la fin, comme sa préférée, avait un titre qui fut pour Suzanne une révélation : les Yeux de la Joconde. C’était un assez long morceau, à demi métaphysique, à demi descriptif, dans lequel l’écrivain s’était cru original en rédigeant en vers sonores tous les lieux communs que notre âge a multipliés autour de ce chef-d’œuvre. Peut-être faut-il voir simplement, dans ce portrait d’une Italienne, une étude du plus franc naturalisme et du plus technique, une de ces luttes contre le métier qui paraissent avoir été la principale préoccupation de Léonard. N’aurait-il pas voulu saisir cette chose insaisissable, une physionomie en mouvement, et peindre ce qui n’est qu’une nuance aussitôt disparue, le passage de la bouche sérieuse au sourire ? Toujours est-il que René, enfantinement fier que son nom ressemblât au nom du village qui sert à désigner le plus subtil des maîtres de la Renaissance, avait condensé là en trente strophes une philosophie entière de la nature et de l’histoire. Il aurait donné, pour ce pot-pourri symbolique, toutes les scènes du Sigisbée, qui n’étaient que naturelles et passionnées, — deux qualités bonnes pour les badauds ! Quel fut donc son ravissement d’entendre la voix de madame Moraines lui dire :

— « Si je me permettais d’avoir une préférence, je crois que c’est la pièce qui me plairait davantage… Comme vous sentez les arts ! C’est avec vous qu’il faudrait voir les chefs-d’œuvre des grands peintres. Je suis sûre que si j’allais au Musée en votre compagnie, vous me montreriez dans les tableaux tant de choses que je devine, sans les comprendre… J’ai fait souvent de longues séances au Louvre, mais toute seule. »

Elle attendit. Depuis que René avait commencé la lecture de cette dernière pièce, elle se disait : « Que je suis sotte de ne pas y avoir pensé plus tôt, » tout en clignant ses paupières comme pour mieux retenir un rêve de beauté. Elle avait prononcé sa phrase avec l’idée qu’il ne laisserait certainement point passer cette occasion de la revoir. Il lui proposerait une expédition ensemble au Louvre, qu’elle accepterait, après s’être savamment et suffisamment défendue. Elle vit la demande sur sa bouche, et aussi qu’il n’oserait pas la formuler. Ce fut donc elle qui continua :

— « Si je n’avais pas peur de vous voler votre temps ? … »

Puis, avec un soupir :

— « D’ailleurs nous nous connaissons trop peu. »

— « Ah ! Madame, » fit le jeune homme, « il me semble que je suis votre ami depuis si longtemps ! »

— « C’est que vous sentez combien peu je suis coquette, » répondit-elle avec un bon et simple sourire. « Et je vais vous le prouver une fois de plus. Voulez-vous me montrer le Louvre un des jours de la semaine qui vient ? »