Mensonges/XIX

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Alphonse Lemerre, éditeur (p. 437-474).


XIX


TOUT OU RIEN


Quand le commissionnaire avait apporté la lettre de Suzanne rue Coëtlogon, la famille Fresneau était à table. Françoise entra, tenant l’enveloppe élégante entre ses gros doigts rouges, et, rien qu’au visage de René au moment où il déchira cette enveloppe, Émilie devina de qui venait le message. Elle trembla. Elle avait bien eu, poussée par la vue du farouche désespoir de son frère, le courage de refuser la porte à l’inconnue dans laquelle son instinct avait deviné la dangereuse femme, cause certaine de ce désespoir, celle dont Claude Larcher lui avait parlé, lors de sa visite, comme de la plus perverse créature. Mais de dire au jeune homme ce qu’elle avait fait, elle le remettait d’heure en heure, incapable maintenant de braver sa colère. Le regard que René jeta sur elle, après la lecture de cette lettre, lui fit baisser les yeux, toute rougissante. Fresneau, qui était en train de démembrer un poulet avec une habileté rare, — il devait cette science, invraisemblable chez lui, à son rôle de découpeur, durant sa jeunesse, chez son père, le chef d’institution, — en demeura immobile, avec une aile piquée au bout de sa fourchette. Puis il eut peur d’avoir été lui-même remarqué par sa femme, et il se justifia de la stupeur peinte sur sa figure, en disant avec un gros rire :

— « Voilà un couteau qui coupe comme le talon de ma grand’mère. »

Sa plaisanterie se perdit dans un silence qui dura jusqu’à la fin du dîner, silence menaçant pour Émilie, inexplicable pour Fresneau, inaperçu pour René qui avait la gorge serrée et ne toucha pas à un seul plat. Françoise avait à peine fini d’enlever la nappe, et de poser, sur la toile cirée à personnages, le pot à tabac près du carafon de liqueur, que déjà le poète avait passé dans sa chambre, après avoir demandé à la bonne une lampe pour écrire.

— « Il a l’air fâché ? … » interrogea le professeur.

— « Fâché ? … » répondit Émilie. « Ce sera sans doute quelque idée pour son drame qui lui sera venue à l’esprit, et qu’il aura voulu noter tout de suite… Mais c’est si mauvais de travailler aussitôt après le dîner… Je vais le lui dire… »

Tout heureuse d’avoir imaginé ce prétexte, la jeune femme passa, elle aussi, dans la chambre de son frère. Elle le trouva qui commençait de griffonner une réponse au billet de Suzanne, sans même attendre la lumière, dans le crépuscule. Il comptait sans aucun doute sur cette venue de sa sœur, car il lui dit brusquement, et d’une voix où grondait sa sourde colère :

— « Te voilà ! … Il est venu quelqu’un me voir aujourd’hui à qui tu as refusé la porte, en racontant que j’étais en voyage ? … »

— « René, » dit Émilie en joignant les mains, « pardonne-moi, j’ai cru bien faire… C’est vrai, dans l’état où je te voyais, j’ai eu peur pour toi de la présence de cette femme. » Et, trouvant dans l’ardeur de sa tendresse la force de dire toute sa pensée : « Cette femme, » répéta-t-elle, « c’est ton mauvais génie… »

— « Il paraît, » reprit le poète avec une rage concentrée, « que tu me prends toujours pour un enfant de quinze ans… Oui ou non ? suis-je chez moi ici ? » continua-t-il en éclatant. « Si je ne suis pas chez moi, dis-le, et je vais habiter ailleurs. J’en ai assez, entends-tu, de cette tutelle… Occupe-toi de ton fils et de ton mari, et laisse-moi vivre à ma guise… »

Il vit sa sœur rester devant lui, toute pâle, comme écrasée par la dureté de l’accent avec lequel il lui avait parlé. Il eut honte lui-même de son emportement. C’était une telle injustice que de faire expier à la pauvre Émilie la douleur qui le rongeait ! Mais il n’était pas à une de ces minutes où l’on revient sur un tort semblable, et, au lieu de se jeter dans les bras de celle qu’il avait si cruellement frappée à sa place la plus sensible, il quitta la pièce, fermant la porte avec violence ; il prit son chapeau dans l’antichambre ; et, de la place où elle était demeurée, les jambes brisées, Émilie put l’entendre qui sortait de l’appartement. Le brave Fresneau, qui, après avoir été surpris par l’éclat de la voix de René, avait entendu, lui aussi, le bruit de sa sortie, entra dans la chambre à son tour, afin d’apprendre ce qui se passait. Il aperçut sa femme, dans la pénombre, comme morte. Et il lui saisit les mains en lui disant : « Qu’arrive-t-il ? … » d’une façon si affectueuse qu’elle se tapit contre sa poitrine, en sanglotant :

— « Ah ! mon ami, je n’ai que toi au monde ! … »

Elle pleurait, la tête sur l’épaule de l’excellent homme, qui ne savait plus s’il devait maudire ou bénir son beau-frère, tant il était à la fois désespéré de la douleur de sa femme et touché du mouvement qui l’avait précipitée vers lui :

— « Voyons, » disait-il, « sois raisonnable. Raconte-moi ce qu’il y a eu entre vous. »

— « Il n’a pas de cœur, il n’a pas de cœur, » fut la seule réponse qu’il put obtenir.

— « Mais si ! mais si ! … » répondait-il, et il ajouta cette parole profonde, avec la lucidité que les sentiments vrais donnent aux moins perspicaces : « Il sait trop combien tu l’aimes, voilà tout, et il en abuse… »

Tandis que Fresneau consolait Émilie de son mieux, sans lui arracher pourtant le secret de sa discussion avec le poète, ce dernier marchait à travers les rues, en proie à une nouvelle attaque du chagrin qui, depuis la veille, lui dévorait l’âme. Suzanne avait eu raison de penser qu’une voix plaiderait en lui contre ce qu’il savait, contre ce qu’il avait vu. Qui donc a pu aimer et être trahi, sans l’entendre, cette voix qui raisonne contre toute raison, qui nous dit d’espérer contre toute espérance ? C’en est fini de croire et pour toujours. Comme on voudrait douter au moins ! Comme on regrette, à l’égal d’une époque heureuse, les jours, si cruels pourtant, où l’on n’en était encore qu’au soupçon, mais pas à l’atroce, à l’intolérable certitude ! Hélas ! René aurait payé de son sang l’ombre de l’ombre d’un doute, et plus il reprenait tous les détails qui l’avaient mené à l’évidence, plus cette évidence s’enfonçait dans son cœur. « Mais si elle avait fait une visite innocente ? … » hasardait la voix de l’amour… Innocente ? Et se serait-elle cachée de sa voiture pour entrer ? Serait-elle partie par l’autre porte, voilée, marchant de ce pas et fouillant la rue de ce regard qu’elle avait pour s’en aller de ses rendez-vous avec lui ? Et puis l’apparition de Desforges presque aussitôt, à l’autre sortie ! … Et toutes les preuves fournies par Claude s’accumulaient : l’opinion du monde, la ruine des Moraines à une époque, la place procurée au mari, l’offre que Suzanne lui avait adressée à lui-même de lui faire gagner de l’argent, et ses mensonges avérés. « Quelles preuves puis-je avoir plus fortes, » se disait-il, « à moins de les surprendre couchés dans le même lit ? … » Cette formule ravivait en lui l’affreuse image des caresses séniles promenées sur ce beau corps, et il fermait les yeux de douleur. Puis il pensait à la visite de sa maîtresse rue Coëtlogon, au billet qu’il avait là, dans sa poche : « Et elle ose me demander de me voir ! … Que peut-elle vouloir me dire ? … Oui, j’irai à ce rendez-vous, et ce sera là ma vengeance, de l’insulter comme Claude insulte Colette ! … Non, » continuait-il, « ce serait m’abaisser jusqu’à elle ; la vraie vengeance, c’est de l’ignorer. Je n’irai pas… » Il était ballotté de l’une à l’autre de ces deux idées, et il se sentait impuissant à choisir, tant son appétit de revoir Suzanne était profond, et tant était sincère sa résolution de ne pas retomber dans le piège de ses mensonges. Son anxiété devint si grande qu’il voulut demander conseil à Claude. Alors seulement il s’étonna que cet ami fidèle n’eût pas envoyé prendre des nouvelles dès le matin, comme il l’avait annoncé.

— « Allons-y, mais, si tard, ce sera une visite inutile, » se disait René en gagnant la rue de Varenne et l’hôtel Saint-Euverte. Il était environ dix heures et demie du soir quand il sonna à la grande porte. Il vit de la lumière, à une des fenêtres de l’appartement occupé par l’écrivain. Claude était chez lui en effet, contre toute probabilité. René le trouva qui se tenait, cette fois, dans la première des trois pièces du haut, le fumoir. Une lampe à globe rose éclairait d’un joli jour cette pièce étroite, qu’un grand morceau de tapisserie décorait, et une photographie représentant le Triomphe de la mort, attribué à Orcagna. Dans un coin la flamme bleuâtre de l’esprit-de-vin brûlait sous une bouilloire. La théière avec ses deux tasses à thé, un flacon de vin d’Espagne et des bouchées au foie gras, sur un plateau de porcelaine, témoignaient que l’hôte de ce tranquille logis attendait quelqu’un. De petites cigarettes russes à long bout de papier dans une coupe, les favorites de Colette, indiquèrent assez à René qui était ce quelqu’un. Il n’aurait pas osé y croire cependant sans le visible embarras de son ami, qui finit par lui dire, avec un sourire un peu honteux :

— « Ma foi, j’aime mieux que vous le sachiez : canis reversus ad vomitum suum.— Oui, j’attends Colette. Elle doit venir après le théâtre. Vous serait-il désagréable de la rencontrer ? … »

— « Franchement, » fit René, « j’aime mieux ne pas la voir. »

— « Et vous, » interrogea Claude, « où en êtes-vous ? … » Et, quand le poète lui eut raconté, en quelques mots, sa situation actuelle, la scène à l’Opéra, la visite de Suzanne, puis la demande de rendez-vous par lettre, il reprit : « Que vous répondre ? Avec ma faiblesse actuelle, est-ce que j’ai qualité pour vous parler ? Qu’importe ? J’y vois bien juste pour moi, tout en me laissant choir à chaque pas, comme un aveugle. Pourquoi n’y verrais-je pas juste pour vous, qui aurez peut-être plus d’énergie que je n’en ai ? Vous êtes plus jeune, et surtout vous n’êtes pas tombé encore… Voici. Êtes-vous décidé à devenir, comme moi, un maniaque d’érotisme, un insensé qui va dans la vie où le conduit son sexe, un avili lucide, — c’est la pire espèce ? … Alors courez à ce rendez-vous. Suzanne ne vous donnera pas une raison, pas une… Mais, malheureux, après ce que vous lui avez dit, si elle était innocente, vous lui feriez horreur et elle ne voudrait plus vous voir ! … Elle est venue chez vous. Pourquoi ? Pour vous tenir là, dans votre chambre et vous mettre sa beauté sur les sens. Elle vous appelle, où ? Précisément dans l’endroit où vous pourrez le moins résister à cette beauté… Elle vous dira ce que disent les femmes, dans ces circonstances… Des mots… Des mots et encore des mots… Mais vous la verrez, vous entendrez le frisson de sa jupe… Et puis quelle poudre de cantharides que la trahison ! Vous le saurez, quand vous vous jetterez sur elle, comme une bête… et, adieu les reproches ! … Tout sera effacé, — pour dix minutes. Mais après ? … Vous avez vu mon courage d’hier. Regardez bien mes lâchetés d’aujourd’hui, et dites-vous, comme l’autre devant l’ivrogne en train de vomir au coin de la borne : Voilà pourtant où j’en serai dimanche ! … Après tout, si vous ne vous sentez pas capable de vous passer d’elle, s’il vous faut de ce vin-là, comme à cet ivrogne, dussiez-vous être malade à en mourir, cette lâcheté est une solution. Moi, je l’ai prise. Saoulez-vous de cette femme. Votre amour ou vous, vous y resterez. Nous allons bien au mauvais lieu quand la luxure nous démange. Suzanne sera votre mauvais lieu, comme Colette est le mien… Seulement, rappelez-vous ce que je vous aurai dit ce soir : c’est la fin de tout… Du talent ? je n’en ai plus… De l’honneur ? où le placerais-je maintenant que j’ai pardonné ce que j’ai pardonné ? … Ah ! » conclut-il avec un accent déchirant, « vous êtes encore à temps de vous sauver. Vous êtes en haut de l’escalier qui mène à l’égoût, entendez le cri d’un malheureux qui est en bas et qui en a jusqu’aux épaules… Et maintenant, adieu, si vous voulez ne pas voir Colette… Pourquoi vous a-t-elle dit ce qu’elle vous a dit ? … Vous ne saviez rien, et quand on ne sait rien, c’est comme si ce n’était pas… Encore adieu, aimez-moi, René, et plaignez-moi. »

— « Non, » se disait le poète en rentrant chez lui, « je ne descendrai pas dans cette fange… » Pour la première fois peut-être, depuis qu’il assistait, en témoin attristé, aux douloureuses amours de Claude, il comprenait vraiment de quel mal son misérable ami était atteint. Il venait de découvrir, chez lui même, la monstruosité sentimentale qui dégradait l’amant de Colette : l’union du plus entier mépris et du plus passionné désir physique pour une femme, définitivement jugée et condamnée. Oui, après tout ce qu’il savait, il désirait encore Suzanne, il désirait cette gorge palpée par Desforges, cette bouche baisée par Desforges, toute cette beauté que la débauche du viveur vieillissant n’avait pu que souiller, sans la détruire. C’était cette chair blonde et blanche qui troublait son sang, plus rien que cette chair ! Voilà où en était descendu son noble amour, son culte pour celle qu’il avait d’abord appelée sa Madone. S’il cédait à cet immonde désir, une première fois, Claude avait raison, tout était fini. La nausée devant les abîmes de corruption où se débattait son ami avait été si forte qu’elle lui rendit l’énergie de se dire : « Je me donne ma parole d’honneur de ne pas aller rue des Dames lundi, » et, cette parole, il sut la tenir. À l’heure même où Suzanne l’attendait dans le petit salon bleu, frémissante de désir et désespérée, il frémissait, lui aussi, mais enfermé dans sa chambre, et se répétant : « Je n’irai pas, je n’irai pas… » Il songeait à son ami, et il reprenait : « Pauvre Claude ! » sentant à plein cœur toute la détresse de ce vaincu de la luxure, vaincu dans la lutte qu’il engageait à son tour. Il se plaignait en plaignant la victime de Colette, et cette pitié aidait son courage, comme aussi les habitudes religieuses prolongées si tard dans sa vie. Il avait cessé de pratiquer, depuis qu’il avait cessé d’être pur ; et il s’était laissé gagner par cette atmosphère de doute que tout artiste moderne traverse plus ou moins, avant d’en revenir au christianisme, comme à la seule source de vie spirituelle. Mais, au moment même du doute, le muscle moral développé par la gymnastique de l’enfance et de l’adolescence continue à déployer sa force : dans cette résistance au plus pressant appel du désir physique, le neveu et l’élève de l’abbé Taconet retrouvait cette énergie à son service. Quand les douze tintements de midi eurent sonné à la pendule de la rue Coëtlogon, en même temps qu’ils sonnaient à la pendule de la rue des Dames, il se dit : « Suzanne est rentrée chez elle… Je suis sauvé. »

Il ne l’était pas, et son impuissance à suivre dans sa pleine rigueur le conseil donné par Claude aurait dû lui en être la preuve. Ni ce lundi, ni les jours qui suivirent, il ne se décida nettement, bravement, à quitter cette ville où respirait cette femme, dont il se croyait, dont il se voulait délivré. Il se donnait, pour rester à Paris, toutes sortes de prétextes spécieux : « Je suis aussi loin d’elle, dans cette chambre, que je le serais à Venise ou à Rome, puisque je n’irai pas chez elle et qu’elle ne viendra pas ici… » En réalité il attendait, — il n’aurait su dire quoi. Mais il sentait que cette passion était trop ardente pour s’éteindre de la sorte. Une rencontre aurait lieu entre Suzanne et lui. Comment ? Où ? Qu’importait, elle aurait lieu. Il ne s’avouait pas cette lâche et secrète espérance. Mais elle était si bien en lui qu’il ne quittait plus son logement de la rue Coëtlogon, toujours prêt à recevoir une nouvelle lettre, à se voir l’occasion d’une démarche suprême. La lettre n’arrivait pas. Aucune démarche n’était tentée, et il se mangeait le cœur. Quelquefois ce désir de se retrouver en face de Suzanne, qu’il subissait sans l’admettre, s’exaspérait au point de le jeter subitement à sa table, et là, il écrivait à l’adresse de cette infâme des pages de l’amour le plus effréné. Sa rage intérieure se donnait carrière en des lignes folles où il l’insultait et l’idolâtrait, où il entremêlait les mots de tendresse aux paroles de haine. C’est alors que les lamentations de Claude retentissaient de nouveau dans son souvenir, et il lacérait ce papier, confident de la plainte insensée qu’il étouffait en lui. Il se couchait sur des idées de désespoir, pensant à la mort comme au seul bienfait qu’il pût désirer maintenant. Il se levait sur des idées pareilles. L’éclat du jour, si radieux dans ce renouveau de toute la nature, lui était intolérable, et le poète qui survivait en lui, malgré tout, aspirait vers cette heure du crépuscule, où la détresse de la lumière s’accorde trop bien avec la détresse intime. Car, dans les ténèbres commençantes, il pouvait goûter la douceur des larmes. C’était l’heure aussi que sa pauvre sœur redoutait pour lui davantage. Ils s’étaient réconciliés dès le lendemain de leur dispute :

— « Tu es fâché contre moi, toujours ? » était-elle venue lui demander, avec cette grâce dans le retour, propre à la véritable tendresse.

— « Non, » avait-il répondu, « tous les torts étaient à moi ; mais je t’en conjure, si tu ne veux pas me revoir injuste et mauvais comme l’autre jour, ne me parle plus jamais de ce dont tu m’as parlé… »

— « Plus jamais, » avait-elle dit, et elle tenait sa promesse. Cependant elle voyait son frère dépérir, ses joues se creuser encore, et surtout un feu sombre brûler au fond de ses yeux, qui lui faisait peur ; et c’est pour cela qu’à cette heure dangereuse de la fin du jour, elle venait s’asseoir auprès de lui. Fresneau était au Luxembourg qui promenait Constant. Elle avait trouvé un prétexte pour rester à la maison. Elle prenait la main de ce frère adoré, et cette muette caresse attendrissait l’infortuné, démesurément. Il répondait à cette étreinte, sans parler non plus. Cette détente dans une émotion plus douce durait jusqu’à la minute où l’idée de Desforges ressuscitait en lui, soudaine. Il le voyait possédant Suzanne. Il disait à Émilie : « Laisse-moi… » Elle lui obéissait dans l’espérance de l’apaiser. Elle partie, il se jetait sur le lit où Suzanne lui avait appartenu, et la jalousie lui tordait le cœur dans sa tenaille brûlante. Ah ! Quelle agonie !

Combien de jours s’étaient écoulés ainsi ? À peine sept, mais qui lui avaient paru infinis, comme sa souffrance. En regardant le calendrier, vers le matin du huitième, il vit que la fin du mois de mai approchait. Les habitudes de régularité bourgeoise qui avaient toujours présidé à sa vie le décidèrent, bien que la démarche lui fît horreur, à se rendre jusqu’à l’appartement de la rue des Dames. Il voulait régler le compte de la propriétaire et donner congé. Il choisit l’après-midi pour cette visite, afin d’être bien sûr qu’il ne rencontrerait pas Suzanne. « Comme si elle ne m’avait pas déjà oublié… » se disait-il. Que devint-il, en trouvant, sur la table du petit salon, non seulement le mouchoir et les gants, mais un billet plié, avec cette suscription : « Pour M. d’Albert, » qu’elle avait laissé là, au cours d’une seconde visite ? Il l’ouvrit, ce billet, avec des mains si tremblantes qu’il lui fallut cinq minutes pour en lire les quelques phrases, dont plusieurs mots avaient été à demi effacés par les larmes.

      • * *

Je suis revenue ici, mon aimé ! C’est dans notre asile et au nom des souvenirs qui doivent s’y trouver, pour toi comme pour moi, que je te supplie encore une fois de me revoir. Dis, ne songeras-tu pas à moi, dans ce cher asile, sans ces horribles passages de haine que j’ai vus dans tes yeux ? Souviens-toi de la tendresse que je t’ai montrée ici, là où tu es en lisant ces lignes. Non ! je ne peux pas vivre si tu doutes de ce qui est la seule vérité, la seule de ma vie. Je te le répète, je ne suis ni indignée, ni froissée, je suis désespérée ; et si tu ne le sens pas, c’est que je ne peux plus rien te faire sentir, parce qu’à cette minute il n’y a dans mon âme que mon amour et ma douleur. Adieu, mon aimé ! … Que de fois je t’ai dit ces mots sur le pas de cette porte ! Et puis j’ajoutais : Au revoir… Et, maintenant, il faudrait que ce fût adieu vraiment, sur mes lèvres et dans mon cœur. Mais se peut-il que ce soit à jamais et ainsi ? …

      • * *

— « Adieu, mon aimé ! » se répéta le jeune homme. Il eut beau se raidir là contre : ces mots si simplement tendres, la vue de ces murs, l’idée que Suzanne était venue là, sans espérance de l’y revoir, comme en pèlerinage vers les heures passées, tout contribuait à le jeter dans un état de sensibilité folle, qu’il combattait vainement. « Son aimé ! » se redit-il soudain avec fureur, « et elle se donnait à l’autre pour de l’argent ! … Que je suis lâche ! … » Pour échapper au frisson de regret qui l’envahissait dans cette solitude, il sortit de la pièce brusquement, et il alla sonner à la porte de madame Raulet. Le mielleux visage de la logeuse d’amour apparut dans l’entre-bâillement de cette porte. Elle fit entrer le jeune homme dans son petit salon à elle, garni avec le reste des meubles qu’elle n’avait pu disposer dans l’autre. Quand il lui annonça qu’il quittait l’appartement pour toujours, sa physionomie trahit une contrariété non jouée :

— « Mais la petite note n’est pas prête… » répondit-elle.

— « J’ai tout le temps, » reprit René. Il ajouta, craignant de subir dans la chambre d’où il sortait un nouvel assaut de désespoir : « Si je ne vous dérange pas, j’attendrai ici… »

Quoiqu’il ne fût guère en humeur d’observation, il ne put s’empêcher de remarquer que, durant les vingt minutes qu’il passa ainsi à l’attendre, madame Raulet avait trouvé le temps de changer de toilette. Au lieu du peignoir de chambre en cotonnade rayée dans lequel elle l’avait reçu, elle revenait, vêtue d’une jolie robe de grenadine noire, taillée pour la soirée ; — dans le haut du corsage, les bandes d’étoffe alternaient avec des bandes de guipure à travers lesquelles se devinait la blanche peau de la coquette veuve. Elle avait dans les yeux un éclat plus vif, aux joues une couleur plus rouge que d’habitude, et, après avoir déployé sur la table cette note demandée, dont l’écriture témoignait que la prudente personne y avait pensé d’avance, elle dit :

— « Vous m’excuserez d’avoir tardé. Je ne me sentais pas bien. J’ai de telles palpitations au cœur ! … Tenez ! … » Elle prit la main du jeune homme qu’elle posa sur sa gorge, avec un demi-sourire, sur lequel la pire naïveté ne se serait pas trompée. Elle avait deviné la rupture entre le faux d’Albert et sa maîtresse, rien qu’aux deux visites solitaires de la jeune femme. Le congé significatif de René avait fini de l’éclairer, et elle avait eu l’idée d’en profiter, soit qu’il lui plût réellement avec sa beauté mâle et fine, soit qu’elle entrevît des avantages analogues à ceux que lui rapportaient déjà l’étudiant et le commis. Elle était encore fraîche et se croyait très séduisante. Mais, lorsqu’elle eut fait le geste de porter à sa poitrine la main de son locataire et qu’elle le regarda, elle vit dans ses yeux à lui une si méprisante froideur, mélangée d’un tel dégoût, qu’elle lâcha cette main. Elle reprit la note, et tâcha de couvrir sa confusion par un flot de paroles, expliquant tel ou tel détail d’un compte augmenté fantastiquement, que le poète ne daigna pas vérifier. Il lui remit la somme qu’il lui devait, par moitié en papier, par moitié en or. L’échec humiliant de sa tentative amoureuse n’avait pas aboli chez elle la force du calcul, car elle vérifia les billets bleus en les regardant à contre-jour, et, comme elle comptait les louis d’or, elle les examina l’un après l’autre. Une pièce ne lui ayant pas semblé de poids, elle la fit tinter, puis, après quelque hésitation :

— « Je vais être obligée de vous en demander une autre… » dit-elle.

Cette double impression d’éhontée luxure et de basse cupidité s’accordait si bien avec les pensées de René, qu’il éprouva, pendant le quart d’heure qu’il mit à porter de l’appartement dans son fiacre les quelques objets intimes épars dans les trois pièces, cette gaieté terrible, appelée si âprement et si justement par un humoriste la « gaieté d’un croque-mort qui s’enterre lui-même. » Quand la voiture roula, cette voiture de place cahoteuse, au drap taché, où il faisait comme le déménagement lamentable de ce qui avait été son bonheur, cette cruelle gaieté tomba pour laisser la place à la mélancolie la plus navrée. Il reconnaissait chaque détour du chemin qu’il avait accompli tant de fois dans l’extase du désir, qu’il n’accomplirait plus jamais. Le ciel pesait gris et bas, sur la ville. C’était, depuis la veille, une de ces reprises inattendues de l’hiver comme il s’en produit souvent à Paris vers le milieu du printemps, et qui donnent des frissons de froid à la jeune verdure. Quand le fiacre traversa la Seine qui coulait, si morne, si verte, le malheureux la regarda et il songea :

— « Il est pourtant facile d’en finir… »

Il chercha dans sa poche le billet de Suzanne, après ce mouvement de désespoir, comme pour se convaincre lui-même de la réalité de son malheur. Il prit aussi le mouchoir et le respira— longtemps ; — il mania les gants, et il y retrouva la forme des doigts qu’il avait tant aimés. Il sentit qu’il était allé, dans sa résistance à la tentation, jusqu’aux dernières limites de sa force, et, quand il fut tout seul dans sa chambre, après cette nouvelle crise aiguë de sa peine, il dit tout haut :

— « Je ne peux plus… »

Tranquillement, presque automatiquement, il ouvrit un tiroir de son bureau, et il y prit, enveloppé dans sa gaine de peau de daim, un revolver de poche que sa sœur lui avait donné, pour les soirs où il rentrait du théâtre. Il fit jouer la batterie à vide. Il chercha le paquet des cartouches, et il en soupesa une.— Pauvre machine humaine, qu’il faut peu de chose pour tout endormir ! — Il chargea le pistolet, défit sa chemise, trouva de sa main gauche la place où battait son cœur et il appuya le canon sur sa poitrine.

— « Non, » dit-il tout haut encore, « pas avant d’avoir essayé. »

Cette parole correspondait à une pensée qui l’avait assiégé à plusieurs reprises, qu’il avait toujours repoussée comme folle, et qui, maintenant, avec la netteté propre aux idées dans les minutes de délibération suprême, prenait forme et corps devant lui. Il remit le pistolet dans le tiroir, s’assit dans son fauteuil, — le fauteuil de Suzanne, — et il se laissa rouler dans cet abîme de la rêverie tragique où les images se dessinent avec un relief extraordinaire, où les raisonnements se font rapides comme dans la fièvre, où s’élaborent les résolutions désespérées. « Mon aimé… » se répétait-il, en se ressouvenant de ce que Suzanne lui avait écrit dans le billet. Oui, malgré ses mensonges, malgré la comédie qu’elle lui avait jouée, et dont il repassait en esprit les innombrables scènes, malgré cette abjection de son intrigue avec Desforges, elle l’avait vraiment, elle l’avait passionnément aimé. Sans la sincérité de cet amour, leur histoire commune était-elle intelligible une minute ? Quel autre mobile avait pu la jeter à lui ? Ce n’était pas l’intérêt ? René était si pauvre, si humble, si au-dessous d’elle. Ni la gloriole de séduire un auteur à la mode ? Elle-même avait exigé que leur liaison demeurât secrète. Ni la coquetterie ? Elle ne l’avait pris à aucune rivale, elle ne s’était pas disputée, jour par jour, semaine par semaine. Oui, si monstrueux que fût cet amour, mélangé à cette corruption, à cette fourberie, elle l’avait aimé, elle l’aimait encore. Cette âme, dont la lèpre morale l’avait consterné d’horreur, demeurait pourtant capable d’une sincérité. Quelque chose s’agitait en elle, qui valait mieux que sa vie, mieux que ses actions. René consentait enfin à écouter la voix qui plaidait pour sa maîtresse, et il regardait bien en face cette vénalité dont la découverte l’avait terrassé. Son entrée à l’hôtel Komof, et ses premières impressions puériles d’aristocratie, la possession de Suzanne et la grâce des moindres détails de sa parure, en lui révélant le décor du grand luxe et sa minutie raffinée, l’avaient initié à bien des mystères. Le mirage de haute vie évoqué par ses premiers rêves naïfs de poète et de bourgeois, s’était dissipé à ses yeux pour lui laisser une vision presque juste des effrayantes prodigalités que comporte une opulente existence à Paris. À l’heure présente, et tandis que son amour, qui voulait vivre, s’appliquait à justifier Suzanne, à la comprendre du moins, à découvrir en elle de quoi ne pas la mépriser entièrement, il entrevoyait, grâce à cette connaissance plus vraie du monde, le drame intime qui s’était joué dans sa maîtresse… Claude le lui avait dit en propres termes : « Il y a sept ans, les Moraines étaient ruinés… » Ruinés ! Ces trois syllabes se traduisaient maintenant pour le jeune homme par l’exacte image de ce qu’elles comportent de renoncements et d’abaissements. Suzanne avait grandi dans le luxe et pour le luxe. C’était son atmosphère, c’était sa vie. Son mari, ce Marneffe en habit noir, — le poète continuait à juger ainsi le pauvre Paul, — avait dû, le premier, la pousser dans la voie funeste. Desforges s’était présenté. Elle avait cédé. Elle n’aimait pas… Et quand elle avait aimé, pouvait-elle briser sa chaîne ? … Oui, elle le pouvait, en lui proposant, à lui, René, de tout quitter, tous les deux, pour vivre ensemble, à jamais ! …

— « Tout quitter ? … Tous les deux ? … Pour vivre ensemble ? … » Il se surprit à prononcer ces mots, comme dans un songe. Mais était-ce trop tard ? Cette offre de tout sacrifier à leur amour, de tout abolir du passé, sinon cet amour, d’y enfermer, d’y emprisonner leur être entier, tout le présent et tout l’avenir, s’il allait la faire, à Suzanne, lui, maintenant ? S’il allait lui dire : « Tu me jures que tu m’aimes, que cet amour est la seule vérité de ton cœur, la seule. Prouve-le-moi. Tu n’as pas d’enfants, tu es libre. Prends ma vie et donne-moi la tienne. Pars avec moi et je te pardonne, et je crois en ton cœur ? … » — « Je deviens fou, » fit-il en rejetant toute son âme en arrière, lorsque ce projet se présenta devant lui, si précis qu’il voyait Suzanne, là, qui l’écoutait… Fou ? mais pourquoi ? … Les phrases lues dans sa jeunesse sur le rachat des prostituées par l’amour, idée si profondément humaine qu’elle a tenté les plus grands artistes, lui remuèrent dans la pensée. La plus divine figure de courtisane amoureuse qui ait jamais été peinte, l’Esther de Balzac, avait tant séduit ses rêves d’autrefois, et chez les natures comme la sienne, en qui les impressions littéraires précèdent les autres, celles de la vie, des rêves pareils ne s’en vont pas tout à fait du cœur… Il aimait Suzanne, et Suzanne l’aimait. Pourquoi n’essaierait-il pas, au nom de ce sentiment sublime, de l’arracher, elle, à l’infamie où elle gisait, de s’arracher, lui, à ce gouffre noir de la mort vers lequel il se sentait attiré ? Pourquoi ne lui apporterait-il pas cette occasion unique de réparer les hideuses misères de sa destinée ? … Mais elle, que répondrait-elle ? … « Je saurai enfin si elle m’aime, » reprenait René.— « Oui, si elle m’aime, avec quelle ardeur elle saisira ce moyen d’échapper au bagne de luxe où elle est enchaînée ! Et si elle dit non ? … » Un frémissement d’épouvante le secoua tout entier à cette pensée… « Il sera temps d’agir alors, » conclut-il. La tempête déchaînée par la subite invasion de ce projet dura près de trois heures. Le jeune homme s’y abandonnait sans comprendre que son parti était pris d’avance, et que ces allées et venues de ses idées ne faisaient que déguiser à ses propres yeux le sentiment qui dominait en lui par-dessus tout : l’appétit, le besoin furieux de ravoir sa maîtresse. Quand ce plan d’une fuite en commun eût été plus insensé, plus impraticable, plus contraire à toute espérance de succès, il s’y serait livré comme au plus raisonnable, au plus facile, au plus assuré, parce que c’était en effet le seul qui conciliât l’ardeur irrésistible de son amour et les exigences de dignité sur lesquelles son honneur encore vierge ne transigerait du moins jamais.

— « À l’action… » se dit-il enfin. Il s’assit à sa table, pour écrire à Suzanne un billet, dans lequel il lui demandait d’être chez elle le lendemain, à deux heures de l’après-midi. Il courut lui-même jeter cette lettre à la boîte, et il éprouva, en rentrant, cette détente qui suit les résolutions définitives. Lui qui s’était, durant la semaine et après son premier, son sauvage accès de violence, senti incapable de la plus faible énergie, jusqu’à n’avoir pu rouvrir le manuscrit de son Savonarole, il se mit sur-le-champ à tout préparer, comme si la réponse de Suzanne ne pouvait pas être douteuse. Il compta la somme d’argent enfermée dans son tiroir : un peu plus de cinq mille francs. C’était de quoi suffire aux premiers embarras. Et ensuite ? … Il calcula de quel capital il avait le droit de disposer dans la fortune de la famille, restée indivise entre sa sœur et lui. La grande affaire était de passer les deux premières années, durant lesquelles il terminerait son drame et le ferait jouer. Il publierait, aussitôt après, son roman, que le succès de sa pièce pousserait, comme une vague pousse une vague, puis son recueil de vers. Un horizon de travaux et de triomphes se développait devant lui. De quel effort ne serait-il pas capable, soutenu par cet élixir divin : le bonheur, et par la volonté de rendre à Suzanne ce luxe qu’elle lui aurait sacrifié ? Sa sœur le surprit, quand elle rentra, qui rangeait des papiers, classait des livres, mettait à part des gravures.

— « Que fais-tu là ? … » demanda-t-elle.

— « Tu vois, » répondit-il, « je me dispose à partir. »

— « À partir ? … »

— « Oui, » reprit-il, « je compte aller en Italie. »

— « Et quand cela ? » fit Émilie stupéfaite.

— « Mais sans doute après-demain. »

Il était de bonne foi dans sa réponse. Il avait calculé qu’il faudrait à Suzanne environ vingt-quatre heures pour ses préparatifs à elle, si elle se décidait. Si elle se décidait ? Ce seul doute sur l’issue de sa démarche lui faisait maintenant tant de mal qu’il ne le discutait même pas. Depuis la scène de l’Opéra, où il l’avait laissée pâle et comme foudroyée dans l’ombre de l’arrière-loge, il s’était imposé la plus surhumaine contrainte, en endiguant le flot de ses désirs passionnés. Son espérance soudaine était comme une brèche ouverte, par laquelle ce flot se précipitait, furieux, effréné, d’un jet si violent qu’il renversait, emportait tout. Sa folie alla, par cette matinée qui précéda l’entrevue, jusqu’à passer chez deux ou trois marchands d’objets de voyage de l’avenue de l’Opéra, pour y examiner des malles. Depuis le départ de Vouziers, personne, dans la famille Vincy, n’avait quitté Paris, même pour vingt-quatre heures. Il n’y avait, rue Coëtlogon, comme instruments d’emballage, que deux vieux coffres mangés aux vers, et trois valises de cuir délabrées de vétusté. Ces soins matériels, qui donnaient comme une réalité concrète aux chimères du jeune homme, trompèrent la fièvre de son attente jusqu’à l’heure du rendez-vous. L’hallucination du désir avait été si forte que la vue des circonstances réelles ne se produisit en lui qu’au moment où il entra dans le petit salon de la rue Murillo. Tout restait à faire.

— « Madame va venir… » avait dit le domestique, en le laissant seul dans cette pièce. Il n’y était pas revenu depuis le jour où il lisait ses vers les plus choisis à celle qu’il considérait alors comme une madone. Était-ce, de la part de cette dernière, une suprême ruse que ces cinq minutes d’abandon, avant leur entretien, dans cet endroit, si rempli pour lui de souvenirs ? Ils se dressèrent en effet devant lui, ces souvenirs, mais pour le remuer d’une tout autre émotion que celle dont se flattait Suzanne. Ce cadre d’élégance, tant admiré jadis, lui faisait horreur maintenant. Il lui semblait qu’une vapeur d’infamie flottait autour de ces objets, dont beaucoup avaient dû être payés par Desforges. Cette horreur accrut encore en lui la volonté d’arracher celle qu’il aimait à ce passé de honte, et, quand elle apparut sur le seuil de la porte, ce n’est pas la tendresse qu’elle rencontra dans ses yeux, mais le fixe, l’implacable éclat de la résolution prise. Quelle résolution ? De tous deux elle était la plus émue à présent, la plus incapable de se maîtriser. La blancheur de sa longue robe de dentelle faisant ressortir les teintes jaunies de son visage, épuisé par l’anxiété de ces derniers jours. Elle n’avait pas eu besoin d’avoir recours au crayon noir pour cerner ses yeux, comme il arrive aux comédiennes du monde aussi bien qu’aux autres ; ni d’étudier le geste par lequel, à la vue du jeune homme, elle mit la main sur son cœur, en s’appuyant au mur, afin de ne pas tomber. Au premier regard, elle avait compris qu’il lui faudrait livrer une rude bataille pour le reconquérir, et tout son être tremblait. Il y eut entre les deux amants un de ces passages de silence où il semble que l’on entende frémir le vol de la destinée, tant ils sont redoutables et solennels. La durée de celui-ci fut intolérable pour la malheureuse, qui le rompit la première en disant d’une voix très basse :

— « Mon René, que tu m’as fait souffrir ! … » Et, s’avançant vers lui, folle d’émotion, elle lui prit les deux mains et s’abattit sur sa poitrine, cherchant ses lèvres pour un baiser. Il eut l’énergie de la repousser.

— « Non, » disait-il, « je ne veux pas… »

— « Ah ! » gémit-elle en se tordant les bras, « tu y crois donc toujours, à ces abominables soupçons ! … Et tu n’es pas venu, et tu m’as condamnée ainsi sans m’entendre ! … Et quelles preuves avais-tu pourtant ? … De m’avoir vue sortir d’une maison ! … Et pas un doute en ma faveur, pas une seule des vingt hypothèses qui pouvaient plaider pour moi ! … Si je te disais pourtant que dans cette maison habite une amie malade, que j’étais allée voir ce jour-là ? … Si je te disais que la présence de l’autre personne, dont la vue t’a rendu fou, avait la même cause ? Si je te le jurais sur ce que j’ai au monde de plus sacré, sur… »

— « Ne jurez pas, » interrompit René durement, « je ne vous croirais pas, je ne vous crois pas… »

— « Il ne me croit pas, même maintenant ; mon Dieu ! Que faire ? » Elle marchait, à travers la chambre, en répétant : « Que faire ? Que faire ? » Durant toute cette semaine, elle avait tourné et retourné cette idée qu’il pouvait cependant être assez irrité contre elle pour ne pas la croire. Qu’il lui restât un soupçon, un seul, et elle était perdue. Il la suivrait de nouveau ou la ferait suivre. Il saurait qu’à chaque visite à la maison de la prétendue amie, elle se rencontrait avec Desforges, et ce serait à recommencer ? À quoi bon continuer de mentir, alors ? Et puis, elle en avait assez de tant de tromperies. Maintenant que la plus sincère des passions grondait dans son cœur, elle éprouvait le besoin de dire à son amant la vérité, toute la vérité, mais, en la lui disant, de lui crier aussi cette passion, et, cette fois, il faudrait bien qu’il entendît ce cri suprême, et qu’il y crût. Et, comme hors d’elle : « C’est vrai, » dit-elle, « je te mentais… tu veux tout savoir, tu sauras tout… » Elle s’arrêta une minute, et passa les mains sur son visage, avec égarement… Hé bien ! Non ! Elle se sentait incapable de se confesser ainsi… Il la mépriserait trop, et, imaginant, à mesure qu’elle parlait, une espèce de compromis incohérent entre son besoin de sincérité et l’épouvante que René la prît en dégoût, elle continuait : « C’est une affreuse histoire, vois-tu… Mon père mort… Des lettres à racheter avec lesquelles des misérables pouvaient salir sa mémoire… Il fallait de l’argent, beaucoup… Je n’avais rien… Mon mari me repoussait… Alors, cet homme… J’ai perdu la tête, et puis il m’a tenue, il me tient par ce secret ! … Ah ! ne sens-tu pas que je ne t’ai menti que pour t’avoir, que pour te garder ? … »

Tandis que ces mots se pressaient au hasard sur sa bouche, René la contemplait. Cette histoire de l’honneur de son père ainsi sauvé n’était qu’un nouveau mensonge ; il le comprenait, il le voyait. Mais ce dernier cri, poussé avec une ardeur presque sauvage, n’en était pas un. Et que lui importait le reste ? Il allait savoir si cet amour, la seule sincérité dont elle se réclamât maintenant, aurait la force de triompher de tout ce qui n’était pas lui.

— « Tant mieux ! » répondit-il. « Oui, tant mieux si vous êtes l’esclave d’un infâme passé qui vous accable ! Tant mieux, si cette dépendance à l’égard de cet homme vous fait cette horreur ! … Vous me dites que vous m’avez aimé, que vous m’aimez, que vous ne m’avez menti que pour me garder ? … Cet amour, je vous apporte l’occasion de m’en donner une preuve après laquelle je n’aurai plus le droit de douter. Ce passé, je viens vous offrir de l’effacer à jamais, tout entier, d’un coup… Moi aussi, je vous aime, Suzanne, ah ! profondément ! Ce que j’ai ressenti quand j’ai dû apprendre ce que j’ai appris, voir, ce que j’ai vu, ne me le demandez pas. Si je n’en suis pas mort, c’est que l’on ne meurt pas de désespoir. Je suis prêt cependant à tout oublier, à tout pardonner, pourvu que je sache, pourvu que je sente que vraiment vous m’aimez. Je suis libre et vous êtes libre aussi, puisque vous n’avez pas d’enfants. Je suis prêt, moi, à tout quitter pour vous, et je viens vous demander si vous êtes prête à en faire autant. Nous irons ensemble où vous voudrez : en Italie, en Angleterre, dans un pays où nous soyons sûrs de ne rien retrouver de ce qui fut votre vie d’autrefois. Et cet autrefois, je l’abolirai. J’en trouverai la force dans ma croyance en votre cœur, après ce que vous aurez fait. Je me dirai : — Elle ne me connaissait pas, et, du jour où elle m’a connu, rien n’a plus existé pour elle que son amour.— Mais d’accepter cet abject partage, que vous m’arriviez au sortir des bras de cet homme et salie par ses baisers ; ou bien, si vous rompez avec lui, d’être là, misérable, à me défier de cette rupture, à jouer auprès de vous ce rôle avilissant d’espion que j’ai joué une fois déjà ? … Non, Suzanne, ne me le demandez pas. Nous en sommes venus au point où nous devons être l’un pour l’autre ou tout ou rien, des amants qui trouvent dans leur amour de quoi se faire une famille, une patrie, un monde, ou des étrangers qui ne se connaissent plus.— À vous de choisir… »

Il avait parlé avec l’énergie concentrée d’un homme qui s’est pris la main et qui s’est fait le serment d’aller jusqu’au bout de sa volonté. Si insensée que fût cette proposition au regard d’une Parisienne habituée à ne rencontrer la passion que sous une forme conciliable avec les exigences et les commodités de la vie sociale, Suzanne n’eut pas une minute de doute. René s’exprimait dans la pleine vérité de son cœur, mais cette vérité comportait un tel excès d’amour qu’elle ne douta pas non plus de son triomphe final sur les révoltes et sur les folies du jeune homme.

— « Ah ! » répondit-elle toute frémissante, « que tu es bon de me parler ainsi ! Que tu m’aimes ! Que tu m’aimes ! Oui, que tu m’aimes ! … » Elle frissonnait en prononçant ces mots, et penchait un peu sa tête, comme si le bonheur de cette évidence eût été presque impossible à soutenir. « Dieu ! que c’est doux ! … » dit-elle encore. Puis, s’avançant vers lui, et lui prenant la main, presque avec timidité cette fois, pour la lui serrer d’une pression lente : « Enfant que tu es, que viens-tu m’offrir ? … S’il ne s’agissait que de moi, comme je te dirais : Prends toute ma vie, et tu ne sais pas comme j’y aurais peu de mérite ! … Mais la tienne, est-ce que je peux l’accepter ? Tu as vingt-cinq ans et j’en ai plus de trente. Ferme les yeux et vois-nous dans dix ans… Je suis une vieille femme et tu es encore un jeune homme… Et alors ? … Et puis ton travail, cet art auquel tu es si attaché que j’en ai été jalouse ? — Pourquoi te le cacher maintenant ? — Il te faut Paris pour écrire… Je te verrais triste auprès de moi… Je te verrais m’aimant par devoir, par pitié, malheureux, esclave ! … Non, je ne le supporterais pas ! … Mon amour, quitte ce projet insensé, dis que tu me pardonnes sans cela, dis-le, mon René, dis-le ! … »

Elle s’était rapprochée du jeune homme à mesure qu’elle parlait, appuyant sa gorge contre lui, cherchant sa bouche. Il sentit, avec un tressaillement de désir à la fois, et une nausée contre le plan de séduction attesté par ce détail, qu’elle n’avait pas de corset. Il la prit par le poignet, et le lui tordit en la rejetant loin de lui, durement :

— « Ainsi tu ne veux pas, » dit-il avec exaltation, « répète-moi que tu ne veux pas… »

— « Je t’en supplie, mon René, » reprit-elle avec des larmes dans sa voix et dans ses yeux, « ne me repousse pas… Mais puisque nous nous aimons, ah ! soyons heureux ! … Prends-moi comme je suis, avec toutes les misères de ma vie… C’est vrai… J’aime le luxe, j’aime le monde, j’aime ce Paris que tu hais… Non, je n’aurai pas le courage de tout quitter, de tout briser… Prends-moi ainsi, puisque tu sais bien, puisque tu sens que je te dis vrai quand je te jure que je t’aime, comme je n’ai jamais aimé… Ah ! Garde-moi ! … Je serai ton esclave, ta chose. Tu m’appelleras, je viendrai. Tu me chasseras, je m’en irai… Ne me regarde pas avec ces yeux, je t’en conjure, laisse fondre ton cœur ! … Quand tu es venu à moi, est-ce que je t’ai demandé si tu avais une autre maîtresse ? Non, je n’ai eu qu’une idée : te rendre heureux. Si je t’ai tout caché des tristesses de mon existence, dis ! comment peux-tu m’en vouloir ? Vois, je suis par terre devant toi, et je te supplie… » Elle s’était jetée à ses pieds, en effet. Que lui importait la prudence maintenant, et la possibilité de l’entrée d’un domestique ? Et elle s’attachait à ses vêtements, en se traînant sur les genoux. Elle était admirable de beauté, les yeux fous, son ardent visage éclairé par tous les feux de la passion, et montrant à plein la sublime courtisane qu’elle avait toujours été, mais voilée. Les sens de René étaient bouleversés, mais un souvenir cruel lui revint tout d’un coup, et il lui jeta, comme une insulte, avec un ricanement :

— « Et Desforges ? … »

— « N’en parle pas, » gémit-elle, « n’y pense pas ! Si je pouvais le renvoyer, le mettre à la porte, est-ce que tu crois que j’hésiterais ? Ne sens-tu pas que je suis prise ? Mon Dieu ! mon Dieu ! on ne torture pas une femme ainsi… non, » ajouta-t-elle d’un air sombre, toujours à genoux, mais immobile et baissant la tête : « Non, je ne peux pas… »

— « Alors, accepte ce que je t’ai offert, » dit René, « il en est temps encore… Fuyons ensemble… »

— « Non, » reprit-elle d’un air plus sombre. « Non, je ne peux pas non plus… Vois, il me serait si facile de te promettre et de ne pas tenir ! … Mais j’ai trop menti… » Elle s’était levée. La crise de nerfs qu’elle venait de traverser avait sa réaction, et elle répéta d’une voix épuisée : « Je ne peux pas non plus… Je ne peux pas… »

— « Et que voulais-tu donc de moi ? » s’écria-t-il avec un accent furieux, « Pourquoi te traînais-tu à mes pieds tout à l’heure ? Un laquais de plaisir, voilà ce que je serais pour toi ? … Un jeune homme chez qui tu irais te débarbouiller des caresses du vieux ! … Ah ! … » et, la colère l’emportant, à la brutalité du langage il joignit celle du geste, et il marcha sur elle, le poing levé, avec un visage si terrible qu’elle crut qu’il allait la tuer. Elle reculait, livide d’épouvante, les mains tendues.

— « Pardon, pardon, » disait-elle éperdue. « Ne me fais pas mal, ne me fais pas mal ! »

Elle s’abrita ainsi derrière une table sur laquelle se trouvait, parmi d’autres menus objets, une photographie du baron dans un cadre de velours. Les yeux de René s’étaient détournés de Suzanne, il luttait contre la tentation monstrueuse de frapper cette femme sans défense. Il n’eut pas plutôt vu le portrait qu’il eut un rire d’insensé. Il le saisit, et la prenant, elle, par les cheveux, il lui frotta ce portrait sur la bouche, cruellement, au risque de l’ensanglanter, et, continuant de rire comme un fou, il répétait :

— « Tiens, voilà ton amant ! voilà ton amant, ton amant, ton amant ! … »

Puis il jeta le cadre à terre et il le piétina. Il ne se fut pas plutôt livré à cette action de démence qu’il eut honte de lui-même. Il regarda Suzanne, une dernière fois, les cheveux épars, les yeux fixes, écrasée de terreur dans le coin de la chambre. Il ne prononça pas un mot, et il sortit, sans qu’elle eût eu, elle, la force d’articuler une parole.