Mensonges/XX

La bibliothèque libre.
Alphonse Lemerre, éditeur (p. 475-498).


XX


L’ABBÉ TACONET


Deux jours après cette scène terrible, et comme le ciel du mois de mai s’était de nouveau fait pimpant, bleu et tiède, Claude Larcher se trouvait, vers les deux heures de l’après-midi, accoudé au balcon de l’appartement de Colette qui donnait sur le jardin des Tuileries. Il venait de passer plusieurs nuits à la suite chez sa maîtresse. Les deux amants s’étaient repris d’un de ces caprices qui sont d’autant plus fougueux dans les liaisons de ce genre et plus avides, que le souvenir des querelles de la veille s’y mélange à la certitude de la brouille du lendemain. L’homme et la femme se donnent alors sans réserve. Il semble que la longue suite des plaisirs, jadis goûtés en commun, ait comme façonné leurs corps l’un pour l’autre, et auprès de ces renouveaux de possession ardente, presque frénétique, toute autre volupté perd sa saveur. Claude réfléchissait à cette loi singulière des habitudes amoureuses, en achevant un cigare dont la vapeur s’azurait au gai soleil. Il regardait les voitures se croiser dans la rue, et, sous les feuillages légers du jardin, le défilé des promeneurs. Il s’étonnait lui-même de la parfaite béatitude où ces quelques jours d’assouvissement l’avaient plongé. Ses jalousies douloureuses, ses trop légitimes fureurs, le juste sentiment de sa dégradation, tout s’abolissait parce que Colette avait fait ses volontés et consigné à la porte Aline aussi bien que Salvaney. Cela ne durerait pas, il le savait trop ; mais la présence de cette femme lui procurait une félicité si entière qu’elle détruisait ses craintes pour l’avenir, comme ses rancunes pour le passé. Il fumait son cigare avec une lenteur paisible, et par instant il se retournait pour la voir, elle, à travers la fenêtre ouverte, qui, vêtue d’une robe chinoise toute rose et brodée de fleurs d’or, — la sœur de celle de la loge, — se balançait sur un fauteuil canné à bascule. Au bout de ses pieds chaussés de bas d’une soie rose comme celle de la robe, elle remuait, en se balançant, des mules marocaines, garnies, elles aussi, de broderies. Le fumoir, celui-là même où avait eu lieu la scène de la lettre, était rempli de fleurs. Aux murs se voyaient toutes sortes de souvenirs qui se rapportaient à la carrière de l’artiste : des aquarelles représentant des intérieurs de loges, des tambourins de cotillon, des photographies et des couronnes. Un chat très petit, un angora blanc, dont un œil était bleu, l’autre noir, jouait avec une balle, renversé sur le dos, tandis que Colette continuait de se balancer, tantôt souriant à Claude à travers les bouffées d’une cigarette russe, tantôt lisant un journal qu’elle tenait à la main, et elle fredonnait une adorable romance de Richepin, récemment mise en musique par un étrange compositeur du nom de Cabaner :

« Un mois s’ensauve, un autre arrive.
Le temps court comme un lévrier… »

— « Mon Dieu ! » songeait l’écrivain en écoutant ces couplets du seul poète de notre âge qui ait su rivaliser de grâce avec les divines chansons populaires, « ces vers sont bien beaux, le ciel est bien bleu, ma maîtresse est bien jolie… Au diable l’analyse ! … »

La jeune femme interrompit cette calme rêverie d’amant heureux, en jetant un léger cri. Elle s’était levée de son fauteuil, tenant le journal dans sa main qui tremblait. Après avoir examiné, suivant son habitude, la troisième page, celle où se trouvent les nouvelles de théâtre, elle avait passé à la seconde, puis à la première, et ce qu’elle venait d’y lire l’avait bouleversée, car elle balbutiait, en tendant la feuille à Claude :

— « C’est trop horrible ! … »

Claude, épouvanté lui-même par cette agitation fébrile et soudaine, saisit le journal, et il y lut, sous la rubrique : Échos de Paris :

« On nous apporte, au moment de mettre sous presse, une nouvelle qui affectera profondément le monde littéraire. M. René Vincy, l’auteur applaudi du Sigisbée, vient d’attenter à ses jours dans son appartement de la rue Coëtlogon. M. René Vincy s’est tiré un coup de pistolet dans la région du cœur. Hâtons-nous de dire, pour rassurer les nombreux admirateurs du jeune poète, que cette tentative n’aura pas de suites fatales. Notre sympathique confrère s’est en effet grièvement blessé, mais la balle a pu être extraite, et les nouvelles sont des plus rassurantes.

« On se perd en conjectures sur le mobile de cet acte de désespoir. »

— « Ah ! Colette, » s’écria Claude, « c’est toi qui l’as tué ! »

— « Non, » gémit l’actrice, hors d’elle-même, « ce n’est pas possible… Il ne mourra pas… Tu vois, le journal assure qu’il va mieux… Ne dis pas cela ! Je ne m’en consolerais pas… Est-ce que je savais, moi ? Je t’en voulais si fort… Tu avais été si dur… J’aurais tout fait pour me venger… Mais vas-y, cours-y… Tiens, ton chapeau, tes gants, ta canne.— Pauvre petit René, je lui enverrai des fleurs. Il les aimait tant… Et tu crois que c’est à cause de cette femme ? … »

Tout en parlant, avec cette incohérence où se trahissait à la fois son émotion de bonne fille malgré tout, et son enfantillage de comédienne, elle avait achevé d’habiller son amant, et elle le poussait vers la porte.

— « Et où te retrouverai-je ? » demanda-t-il.

— « Hé bien ! à six heures ici pour aller dîner au Bois… Mon Dieu ! » ajouta-t-elle, « si je n’avais pas ces deux rendez-vous chez la modiste et chez la couturière, j’irais avec toi. Mais je ne peux pas les manquer… »

— « Tu y tiens donc encore, à ce dîner au Bois ? … » reprit Claude.

— « Ne sois pas méchant, » répondit-elle dans un baiser, « il fait si joli et j’ai trop envie de t’aimer à la campagne… »

Sur cette phrase qui finissait de la peindre tout entière, avec ses passages subits des attendrissements les plus sincères au goût passionné du plaisir, Larcher rendit son baiser à sa maîtresse, saisi d’un vague mépris pour lui-même, tant il se trouvait faible devant ses moindres caprices, même à cette heure où il venait d’apprendre une catastrophe qui le touchait d’aussi près. Il s’élança dans l’escalier ; il descendit les trois étages, quatre marches par quatre marches ; il se jeta dans une voiture, et un quart d’heure plus tard il en ouvrait la portière devant cette grille de la rue Coëtlogon qu’il avait franchie, de même, quelques mois plus tôt, lorsqu’il venait chercher René pour le conduire à la soirée de l’hôtel Komof… Brusquement, toutes les pensées qu’il avait eues à cette place lui revinrent à la mémoire, et le ciel sinistre de ce soir-là, et la froide lune qui courait parmi les nuages mobiles, et l’étrange pressentiment qui lui avait serré le cœur. Maintenant le jour délicieux de mai remplissait le ciel de lumière, les feuilles verdoyaient dans la bande étroite du jardinet, devant les fenêtres du rez-de-chaussée des Fresneau. Ce printanier décor d’une vie si paisible représentait trop bien ce qu’avait été longtemps le destin de René ; ce qu’il fût demeuré s’il n’avait jamais rencontré Suzanne. Et cette fatale rencontre, qui en avait été l’auteur indirect ? Claude essaya vainement de secouer ce remords en se disant ! « Pouvais-je prévoir ce malheur ? … » Il l’avait prévu, cependant. Il ne pouvait résulter que du mal de cette transplantation subite du poète dans un milieu de luxe, où sa vanité et sa sensualité s’étaient épanouies aussitôt. Le pire était arrivé. Par un affreux hasard, soit. Mais qui avait provoqué ce hasard ? La réponse à cette question était cruelle pour un ami véritable, et ce fut le cœur serré que Claude sonna à la porte de cette maison où régnaient jadis la simplicité, le noble et pur amour, avec le travail. Que de mortels miasmes y avaient pénétré à sa suite et que de tristesses ! Il put le constater une fois de plus au visage décomposé de Françoise, qui vint lui ouvrir, et qui fut prise, à sa vue, d’une crise de sanglots. Elle essuyait ses yeux avec le coin de son tablier bleu, tout en disant dans son langage mêlé de mots de patois :

— « Ah ! I’la faut-i ! … Mon bon monsieur. Vouloir se périr ainsi, un enfant que j’ai connu tout cheti et minaud comme une fille ! … Jésus, Marie, Joseph ! — Entrez, monsieur Claude, vous trouverez madame Fresneau et mademoiselle Rosalie… M. l’abbé Taconet est avec lui qui le console… »

Émilie se tenait avec la petite Offarel dans cette salle à manger où Claude avait été accueilli si souvent par un bienfaisant tableau d’intimité. Le docteur venait sans doute de sortir, car une odeur d’acide phénique remplissait la chambre, comme après un pansement. Une fiole de cette substance, marquée d’une étiquette rouge, traînait sur la table à côté d’une potion, près d’une soucoupe, et parmi des morceaux de coton coupés en carré. Des bandes de linge enroulées, du taffetas, un pot de pommade, étiqueté de rouge comme la fiole et couvert d’un papier métallique, des épingles de nourrice, une ordonnance timbrée achevaient de donner à cette pièce une physionomie de chambre d’hôpital. La pâleur d’Émilie révélait assez les émotions qu’elle avait traversées depuis quarante-huit heures. La vue de l’écrivain produisit sur elle le même effet que sur Françoise. Il lui rappelait trop, par sa seule présence, les journées anciennes où elle avait été si orgueilleuse de son René. Elle fondit en larmes, et, en lui tendant la main, elle lui dit :

— « Comme vous aviez raison ! … »

Rosalie, elle, avait jeté au visiteur un regard aussi explicite que si elle l’eût accusé de vive voix du suicide de René. Il y avait dans ces yeux de jeune fille une telle rancune, l’arrêt exprimé par eux s’accordait si bien avec les secrets remords de Claude, qu’il détourna ses yeux, à lui, et après un silence, il demanda :

— « Est-ce que je peux le voir ? … »

— « Pas aujourd’hui, » répondit Émilie, « il est si faible. Le docteur craint pour lui les émotions. » Et elle ajouta : « Mon oncle va vous dire comment il se trouve… »

— « Et quand est arrivé ce malheur ? Je n’ai rien su que par les journaux. »

— « Les journaux en ont parlé, » fit Émilie, « moi qui avais pris tant de précautions ! »

— « Une petite note de rien… » repartit Claude qui devina la vérité à la subite rougeur de Rosalie. Le vieil Offarel avait, sous ses ordres dans son bureau, à la Guerre, un jeune homme qui s’occupait de littérature et que l’écrivain connaissait un peu. Le sous-chef avait dû parler, et sa fille le savait déjà. Il tenta de s’attirer un regard plus aimable, en égarant les soupçons de madame Fresneau : « Les reporters furètent partout, » disait-il ; « pour peu qu’on soit connu, on ne leur échappe pas… » Et il continua : « Mais les détails ? »

— « Il est rentré avant-hier, » dit Émilie, « vers les quatre heures, et tout de suite j’ai deviné à sa figure qu’il avait quelque chose… Mais quoi ! J’étais si habituée à le voir triste depuis quelque temps ! … Il m’avait annoncé un grand voyage en Italie. Je l’ai interrogé : — Tu pars toujours demain ? …— Non, m’a-t-il dit, et il m’a prise contre lui et il m’a embrassée longtemps, longtemps avec des sanglots. Je lui ai demandé : — Qu’as-tu ? …— Rien, m’a-t-il répondu, où est Constant ? — Cette question m’a étonnée. Il savait bien que le petit ne revient pas de la pension avant six heures.— Et Fresneau ? a-t-il dit encore. Puis il a poussé un grand soupir et il a passé dans sa chambre. Je suis restée cinq minutes à me tâter : je ne devais peut-être pas le laisser seul. Puis j’avais peur. Dans ses passages de désespoir, il est si facile à s’emporter… Et voilà que j’entends une détonation.— Ah ! je l’entendrai toute ma vie ! … »

Elle s’arrêta, trop émue pour continuer, et après une nouvelle crise de larmes :

— « Et que dit le docteur ? » reprit Claude.

— « Qu’il est hors de danger, sauf une complication impossible à prévoir ; » répondit Émilie, « il nous a expliqué que ce malheureux pistolet— c’est moi qui le lui ai donné ! — était un peu dur de détente. L’effort par lequel il a dû presser sur la gâchette a fait dévier la balle… Elle a traversé le poumon sans toucher le cœur, et elle est ressortie de l’autre côté… À vingt-cinq ans ! … Mon Dieu ! mon Dieu ! quelle misère ! Non ! il ne nous aime pas, il ne nous a jamais aimés ! … »

Comme elle se lamentait ainsi, montrant à nu la plaie de son âme, cette souffrance de la tendresse prodiguée en vain que connaissent surtout les mères, l’abbé Taconet parut sur le seuil de la porte de la chambre du malade. Il serra la main à Claude, auquel il avait pardonné d’avoir jadis quitté l’école Saint-André sans crier gare, et il répondit au double regard inquisiteur de sa nièce et de Rosalie :

— « Il va reposer, et moi, il faut que je regagne mon école. »

— « Me permettez-vous de vous accompagner ? » fit Claude.

— « J’allais vous le demander, » dit le prêtre.

Les premières minutes durant lesquelles les deux hommes marchèrent ensemble furent silencieuses. L’abbé Taconet en avait toujours imposé à Larcher par un de ces caractères irréprochables qui contrastent trop avec la bassesse des mœurs courante pour que leur seule existence ne constitue pas un blâme constant au regard d’un enfant du siècle, comme était l’écrivain, perdu de vices et affamé d’idéal. Encore maintenant et tandis que l’abbé allait auprès de lui de son pas un peu lourd, il le regardait, en songeant aux abîmes moraux qui le séparaient de ce prêtre. Le directeur de l’école Saint-André était un homme grand et fort, de cinquante ans environ. À première vue, rien, dans sa robuste corpulence, n’annonçait l’ascétisme de sa vie. La grosseur de ses joues et la coloration de son teint lui auraient même donné un air poupin, si le pli sérieux de sa bouche et surtout la beauté de son regard n’eussent corrigé cette première apparence. La sorte d’imagination propre aux artistes, qui, élaborée par l’hérédité, avait produit la mélancolie morbide de la mère de René, le talent du poète et son attrait pour toutes les choses brillantes, comme la tendresse désordonnée d’Émilie à l’égard de son frère ; cette imagination qui empêche l’esprit de s’arrêter au fait présent et positif, mais qui teinte sans cesse les objets de couleurs trop brillantes ou trop sombres ; cette dangereuse, cette toute puissante faculté allumait aussi ses éclairs dans les yeux bleus du prêtre. Seulement la discipline catholique en avait corrigé l’excès, comme la foi profonde en avait sanctifié l’emploi. Il y avait une sérénité dans cet ardent regard, celle de l’homme qui s’est endormi chaque soir et réveillé chaque matin, durant des années, sur une idée de dévouement. Cette idée à laquelle la conversation avec l’abbé Taconet revenait toujours, Claude en connaissait la formule si précise et si définie : reconstituer l’âme française par le Christianisme. Telle était, d’après ce robuste ouvrier de la vie morale, la tâche réservée dans notre époque à tous les hommes de bonne volonté. Claude n’ignorait pas non plus quelles espérances ce prêtre, vraiment supérieur, avait placées sur son neveu. Que de fois il l’avait entendu qui disait : « La France a besoin de talents chrétiens ! … » Aussi le regardait-il avec une curiosité singulière, étudiant sur ce visage si calme d’habitude un passage d’anxiété, — il aurait presque voulu de doute. Ils marchaient sur le trottoir de la rue d’Assas, et ils allaient franchir la rue de Rennes, quand l’abbé s’arrêta pour interroger son compagnon :

— « Ma nièce m’a dit que vous connaissiez cette femme qui a poussé mon neveu à cet acte de désespoir. Dieu n’a pas permis que ce pauvre enfant disparût ainsi. Le corps guérira, mais il ne faut pas que l’esprit retombe… Qui est-elle ? »

— « Ce que sont toutes les femmes, » répondit l’écrivain qui ne put résister au plaisir d’étaler devant le prêtre sa prétendue connaissance du cœur humain.

— « Si vous aviez confessé, vous ne diriez pas toutes les femmes, » interrompit le prêtre. « Vous ne savez pas ce que c’est que la Chrétienne et jusqu’où elle peut aller dans le sacrifice… »

— « Ce que sont presque toutes les femmes, soit, » reprit Claude avec une nuance d’ironie, et il commença de raconter ce qu’il savait de l’histoire de René, puis il esquissa de Suzanne un portrait assez exact, à grand renfort d’expressions psychologiques, parlant de la multiplicité de sa personne, d’une condition première de son moi et d’une condition seconde : « Il y a en elle », disait-il, « une femme qui veut jouir du luxe, et elle garde un amant qui la paie ; il y a une femme qui veut jouir de l’amour, et elle a pris un amant tout jeune ; une femme assoiffée de considération, et elle vit avec un mari qu’elle ménage. Et l’amant d’argent, l’amant d’amour, le mari de décor, je parierais qu’elle les aime tous les trois, — d’une manière différente. Certaines natures sont ainsi, comme ces boîtes chinoises qui en contiennent six ou sept autres… C’est un animal très compliqué ! … »

— « Compliqué ? » fit l’abbé en hochant la tête. « Je sais : vous avez de ces mots, pour n’en pas prononcer d’autres bien simples. C’est tout simplement une malheureuse qui vit à la merci de ses sensations… Tout cela, c’est de grandes saletés. » Son noble visage exprima un dégoût profond, tandis qu’il prononçait cette phrase brutale. Il était visible que l’idée des choses de la chair lui causait l’espèce de répugnance irritée qu’elle donne aux prêtres qui ont dû lutter contre l’énergie d’un tempérament fait pour l’amour. Ce dégoût céda aussitôt la place à une tristesse profonde et l’abbé continua : « Ce qui m’épouvante pour René, ce n’est pas cette femme. D’après ce que vous m’en dites, son caprice assouvi, elle l’aurait laissé. Malade, elle n’y pensera plus. C’est l’état moral dont cette aventure témoigne chez ce pauvre garçon… Avoir vingt-cinq ans, avoir été élevé comme il l’a été, se sentir si nécessaire à la meilleure des sœurs, posséder en soi ce don incomparable que l’on appelle le talent, ce qui peut, mis au service de convictions fortes, produire de si grandes choses, l’avoir reçu, ce don divin, à un moment tragique de l’histoire de son pays, savoir que demain ce pays peut sombrer à jamais dans une tempête nouvelle, oui, savoir que son salut, c’est notre œuvre à tous, à vous, à lui, à moi, à ces passants… » il montrait devant eux quelques gens sur le trottoir, « et que tout cela ne pèse pas dans la balance contre le chagrin d’être trompé pas une coquine ! Mais… » et il insista, comme si son discours s’adressait à Claude autant qu’au blessé qu’il venait de quitter « qu’espérez-vous donc rencontrer dans cette redoutable région des sens où vous vous engagez, sous prétexte d’aimer, sinon le péché avec son infinie tristesse ? … Vous parlez de complication. Elle est bien simple la vie humaine. Elle tient tout entière dans les dix commandements de Dieu. Trouvez-moi un cas, je dis un seul, auquel ils n’aient pas répondu d’avance ? … Y a-t-il donc un aveuglement sur les hommes de cet âge, qu’un enfant, que j’ai connu si pur, en soit arrivé là en si peu de temps, pour avoir seulement respiré la vapeur du siècle ? … Ah ! monsieur, » ajouta-t-il avec l’accent déchirant d’un père trahi par son fils, « j’étais si fier de lui ! J’en espérais tant ! … »

— « Vous en parlez comme s’il était mort, » interrompit Claude, qui se sentait tout ensemble attendri et irrité à l’égard de son interlocuteur. D’une part, il le plaignait de sa visible souffrance, de l’autre, il ne pouvait supporter les idées que venait d’énoncer le prêtre, quoiqu’elles fussent aussi les siennes dans ses crises de remords. Comme beaucoup de sceptiques de nos jours, il soupirait sans cesse vers la simplicité de la foi, seul principe de la suite dans le vouloir, et sans cesse le goût des complexités intellectuelles ou sentimentales lui montrait dans une foi, quelle qu’elle fût, une mutilation, il n’osait ajouter : une bêtise. Il éprouva subitement le besoin irrésistible de contredire l’abbé Taconet et de défendre ce René sur lequel, en arrivant rue Coëtlogon, il se lamentait lui-même : « Et pensez-vous, » continua-t-il, « que cet enfant ne sortira pas de cette épreuve plus fort, plus capable d’exercer et de développer ce talent d’écrire auquel vous croyez, vous, du moins, monsieur l’abbé ? … Ah ! écrire, si ce n’était que découvrir des idées en chambre, comme un géomètre devant son tableau noir, pour les énoncer, là, posément, tranquillement, en termes bien choisis, bien nets, mais le premier venu pourrait s’établir écrivain, comme on s’établit ingénieur ou notaire. Il n’y faudrait que de la patience, de la méthode et du loisir ! … Écrire, c’est bien autre chose… » Et, s’exaltant à mesure qu’il parlait : « C’est vivre d’abord, et avoir de la vie un goût à soi, une saveur unique, une sensation, là, dans la gorge… C’est se transformer soi-même en champ d’expériences, en sujet auquel inoculer la passion. Ce que Claude Bernard faisait avec ses chiens, ce que Pasteur fait avec ses lapins, nous devons le faire, nous, avec notre cœur, et lui injecter tous les virus de l’âme humaine. Nous devons avoir éprouvé, ne fût-ce qu’une heure, les mille émotions dont peut vibrer l’homme, notre semblable, — et tout cela pour qu’un inconnu, dans dix ans, dans cent ans, dans deux cents, lise de nous un livre, un chapitre, une phrase peut-être, qu’il s’arrête et qu’il dise : Voilà qui est vrai, et qu’il reconnaisse le mal dont il souffre… Oui, c’est un jeu terrible que celui-là, et l’on court le risque d’y rester. Avec cela que le médecin qui dissèque ne court pas le risque de se couper avec son scalpel, et, quand il visite un hôpital de cholériques, de tomber foudroyé… C’est vrai, René a failli disparaître, mais quand il écrira sur l’amour maintenant, sur la jalousie, sur la trahison de la femme, il y aura un peu de son sang sur ses phrases, du sang rouge et qui a battu dans une artère, et non pas de l’encre prise dans l’encrier des autres. Et voilà une belle page de plus à joindre au patrimoine littéraire de cette France que vous nous accusez d’oublier. Nous la servons à notre manière. Ce n’est pas la vôtre, mais elle a sa grandeur. Savez-vous que c’est un martyre aussi que de souffrir ce qu’il faut souffrir pour s’arracher des entrailles Adolphe ou Manon ? … »

— « Beati pauperes spiritu… » répondit le prêtre, « je crois bien avoir entendu soutenir quelque chose d’approchant à l’École normale, il y a quelque trente ans, quand je me promenais dans le préau avec des camarades qui ont fait du bruit dans le monde. Ils avaient moins de métaphores et plus d’abstraction que vous, ils appelaient cela l’antinomie de l’art et de la morale… Les mots sont des mots, et les faits sont des faits… Puisque vous parlez de science, que diriez-vous d’un médecin qui, sous le prétexte d’étudier sur lui-même une maladie contagieuse, se la donnerait et avec lui à toute une ville ? Ces grands écrivains que vous enviez, songez-vous quelquefois à la tragique responsabilité qu’ils ont prise en propageant leur misère intime ? Je n’ai pas lu ces deux romans que vous avez nommés, mais le Werther de Gœthe, mais le Rolla de Musset, je me les rappelle. Croyez-vous que dans le coup de pistolet que vient de se tirer René, il n’y ait pas un peu de l’influence de ces deux apologies du suicide ? Savez-vous que c’est une chose effrayante de penser que Gœthe est mort, que Musset est mort, et que leur œuvre peut encore mettre une arme à la main d’un enfant qui souffre ? … Non ! les maladies de l’âme veulent qu’on ne les touche que pour les soulager, et cette espèce de dilettantisme de la misère humaine, sans pitié, sans bienfaisance, que je connais bien, me fait horreur… Croyez-moi, » conclut-il en montrant à l’écrivain la croix dressée au-dessus de la porte de l’église du couvent des Carmes, « personne n’en dira plus que celui-là sur la souffrance et sur les passions, et vous ne trouverez pas le remède ailleurs. »

— « Il trompe comme le reste, » dit Claude, que la certitude du prêtre achevait d’irriter : « c’est en son nom que vous avez élevé René, et vous avouez vous-même que votre espérance a été déçue. »

— « Les voies de Dieu sont impénétrables, » répondit l’abbé Taconet, dans le regard duquel passa un muet reproche qui fit rougir Claude. Il avait cédé à un vilain mouvement, dont il eut honte, en cherchant à toucher l’oncle de René à une place douloureuse, parce que la discussion tournait contre lui. Les deux hommes dépassèrent sans parler le coin de la rue de Vaugirard et de la rue Cassette, et ils arrivèrent devant la porte de l’école Saint-André au moment où une division d’enfants y rentrait, venant du lycée. C’étaient des garçons de quinze à seize ans, au nombre de quarante environ, tous bien tenus, tous l’air heureux, avec cette physionomie franche et pure de l’adolescence que de précoces désordres ne flétrissent pas. Leur salut, lorsqu’ils passèrent devant le directeur, trahissait une telle déférence, une telle affection personnelle, que l’influence profonde de ce rare éducateur aurait été reconnaissable à ce seul signe ; mais Claude savait, par expérience, avec quelle minutie l’abbé Taconet s’acquittait de sa noble tâche ; il savait que tous ces enfants étaient suivis, par ces yeux vigilants et doux, de journées en journées, presque d’heure en heure, et, prenant la main du prêtre avec une soudaine émotion, il lui dit :

— « Vous êtes un juste, monsieur l’abbé, c’est encore là le plus beau talent et le plus sûr ! … »

— « Il sauvera René… » songeait-il après avoir vu la soutane du grand Chrétien disparaître derrière la porte du collège, qu’il avait si souvent franchie lui-même autrefois, dans les années mauvaises. Sa rêverie devint alors singulièrement sérieuse et mélancolique. Il marchait, presque machinalement, du côté de sa maison de la rue de Varenne, où il n’avait pas reparu depuis ces quelques jours, et il laissait son esprit flotter autour des idées que la conversation, et plus encore la seule existence du prêtre, avaient éveillées en lui. C’en était fini de la félicité physique éprouvée deux heures auparavant sur le balcon de Colette. Toutes les misères de la vie sans dignité qu’il menait depuis deux ans refluaient à la fois dans sa mémoire, rendues plus misérables par la comparaison avec les magnificences cachées de la vie du devoir dont il venait de contempler un exemplaire accompli. Cette impression amère du mépris de soi augmenta, quand il se retrouva, dans son appartement, rempli du souvenir de tant d’heures coupables et douloureuses. Vingt images se présentèrent dans lesquelles se résumait tout le drame dont il avait été un des acteurs : René lui lisant le manuscrit de Sigisbée, la première représentation aux Français, la soirée chez madame Komof et l’apparition de Suzanne en robe rouge, Colette chez lui au lendemain de cette soirée, puis René de nouveau lui racontant sa visite chez madame Moraines, son départ à lui pour Venise, son retour, les scènes qui avaient suivi, les deux passions parallèles qui s’étaient développées dans son cœur et dans celui de son ami pour finir par le suicide de l’un et l’avilissement de l’autre. « L’abbé a raison, » songea-t-il, « tout cela, c’est de grandes saletés… » Il se dit ensuite : « Oui, l’abbé sauvera René, il le forcera de partir, une fois guéri, de voyager six mois, un an ; il reviendra, délivré de cette horrible histoire. Il est jeune… Une âme de vingt-cinq ans, c’est une plante si vigoureuse, si verte ! Qui sait ? Il se laissera peut-être toucher par Rosalie, il l’épousera… Enfin, il triomphera. Il a souffert, il ne s’est pas avili… Mais moi ? » En quelques minutes, il dressa le tableau de sa situation actuelle : trente-cinq ans bien passés, pas une raison sérieuse de vivre, désordre en dedans et désordre au dehors, dans sa santé et dans sa pensée, dans ses affaires d’argent et dans ses affaires de cœur, un sentiment définitif du néant de la littérature et des hontes de la passion, avec une incapacité absolue d’abdiquer le métier d’homme de lettres et de quitter le libertinage… « Est-il vraiment trop tard ? … » se demanda-t-il en marchant dans sa chambre de long en large. Il aperçut, comme un port lointain, la maison de sa vieille parente, de cette sœur de son père, isolée en province, à laquelle il écrivait deux ou trois fois chaque hiver, et presque toujours, depuis des années, pour lui demander de l’argent. La petite chambre qui l’attendait se peignit dans sa pensée, avec sa fenêtre ouverte sur une prairie. Un coteau fermait cette prairie, que traversait une rivière bordée de saules. Pourquoi ne pas faire là une retraite, où il essaierait de se reprendre ? Pourquoi ne pas tenter une dernière fois de s’arracher aux vilenies d’une existence sur laquelle il n’avait plus une illusion ? Que ne partait-il tout de suite, et sans même revoir cette femme qui lui avait été plus funeste que Suzanne à René ? … L’agitation où le jeta cette vue subite d’un salut encore possible le chassa de son appartement, non sans qu’il eût dit à Ferdinand de préparer sa malle. Il sortit, et il se laissa conduire au hasard de ses pas jusqu’à l’entrée des Champs-Élysées. Par cette claire soirée de la fin de mai, les équipages passaient, passaient, innombrables. L’antithèse entre ce décor mouvant du Paris des fêtes, tant aimé autrefois, et le décor immobile qu’il rêvait maintenant à une conversion suprême séduisit l’artiste. Il s’assit sur une chaise, et il regarda ce défilé, reconnaissant celui-ci, celle-là, et se rappelant les histoires, ou vraies ou fausses, qu’il savait sur chacun ou chacune… Une voiture tout à coup attira son attention parmi les autres. Il ne se trompait pas… Un élégant vis-à-vis approchait, emportant madame Moraines avec Desforges assis à son côté et Paul Moraines en face. Suzanne souriait au baron qui, évidemment, emmenait sa maîtresse et le mari au bois, — sans doute pour y dîner. Elle n’aperçut pas l’ami de René qui, après avoir suivi des yeux longtemps la jolie tête blonde tournée à demi vers le protecteur, se mit à rire et dit tout haut :

— « Quelle comédie que la vie et quelle sottise d’en faire un drame ! » puis il tira sa montre et se leva précipitamment :

— « Six heures et demie, je serai en retard chez Colette… »

Et il héla un fiacre qui passait à vide, pour arriver rue de Rivoli— cinq minutes plus tôt !

Février-Octobre 1887.