Mercédès de Castille/Chapitre 16

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 18p. 240-256).


CHAPITRE XVI.


Ils ne songeaient guère quelle lumière pure, avec le temps, se répandrait sur cette journée, — à quel point l’amour éterniserait leur mémoire, — sur quel vaste empire leurs fils régneraient.
Bryant.



Les sentiments qui occupèrent nos aventuriers la nuit suivante différèrent considérablement entre eux. Dès que Sancho eut reçu sa récompense, il ne se fit plus scrupule de faire part de tout ce qu’il savait à quiconque était disposé à l’écouter, et longtemps avant que Colomb fût de retour à son bord, la nouvelle s’était répandue de bouche en bouche, et toute la petite escadre était informée des desseins des Portugais. Cette rumeur fit naître chez un grand nombre de matelots l’espoir que ceux qui s’étaient mis à la poursuite de la flottille réussiraient à faire avorter l’expédition ; car tout leur semblait préférable au destin dont ils se figuraient qu’un tel voyage les menaçait. Mais tel est l’effet de la rivalité, que la plus grande partie des équipages attendaient avec impatience qu’on mît à la voile, quand ce n’eût été que pour montrer la supériorité de leurs navires.

Colomb était en proie à la plus vive inquiétude, car on eût dit qu’après tant de souffrances et de délais la fortune s’apprêtait à lui arracher la coupe des mains à l’instant où il l’approchait de ses lèvres. Il passa la nuit dans une anxiété cruelle et fut le premier levé le lendemain matin.

Chacun fut sur le qui vive dès le point du jour ; et comme les préparatifs avaient été achevés la nuit précédente, lorsque le soleil fut levé, les trois bâtiments prenaient de l’aire, la Pinta en tête, comme à l’ordinaire. Il faisait peu de vent, et la petite escadre avait à peine un sillage suffisant pour gouverner ; mais chaque instant devenait très-précieux, et l’on mit le cap à l’ouest. Dans le cours de la matinée, une caravelle passa près de la flottille espagnole, après avoir été en vue durant plusieurs heures, et l’amiral la héla. Elle venait de l’île de Fer, l’île du groupe située le plus au sud-ouest, et elle avait suivi à peu près la route que Colomb comptait suivre tant qu’il serait dans les parages connus de l’Atlantique.

— Avez-vous des nouvelles de l’île de Fer ? demanda Colomb tandis que ce bâtiment passait lentement près de la Santa-Maria, chacun des deux navires ne faisant guère plus d’un mille par heure ; — se passe-t-il quelque chose d’intéressant de ce côté ?

— Est-ce à don Christophe Colomb le Génois, à qui Leurs Altesses ont accordé de si grands honneurs, que je vais répondre ? Si j’en étais sûr, je dirais plus volontiers ce que j’ai vu et entendu, Señor.

— C’est moi qui suis don Christophe, nommé par Leurs Altesses amiral et vice-roi des mers et des terres que nous pourrons découvrir, et Génois de naissance, comme vous venez de le dire, quoique Castillan par devoir et par amour pour la reine.

— En ce cas, noble amiral, je puis vous dire que les Portugais déploient de l’activité, car trois de leurs caravelles sont en ce moment à la hauteur de l’île de Fer, dans l’espoir d’intercepter votre expédition.

— Comment le savez-vous ? Quelles raisons puis-je avoir de supposer que les Portugais osent envoyer des caravelles pour molester des marins qui font voile comme officiers d’Isabelle-la-Catholique ?

— Vous savez sans doute que le Saint-Père a conféré ce titre aux deux souverains, en reconnaissance du service qu’ils ont rendu à l’Église en chassant les Maures de la chrétienté ?

— Ce bruit court dans les îles, Señor, mais les Portugais ne s’inquiéteront guère d’une circonstance semblable, s’ils pensent que leur or soit en danger. En partant de l’île de Fer, j’ai parlé à ces caravelles, et j’ai tout lieu de croire qu’on ne leur fait aucune injustice en leur prêtant les intentions dont je viens de vous parler.

— Sont-elles armées ? prétendent-elles avoir le droit de s’opposer à notre voyage ?

— Les Portugais ne nous ont rien dit qui puisse faire croire à cette intention ; ils nous ont seulement demandé en ricanant si nous avions à bord l’illustre don Christoval Colon, le grand vice-roi de l’est. Quant à leurs préparatifs de guerre, ils avaient un grand nombre de bombardes, et d’hommes portant des casques et des cuirasses. Je doute qu’il y ait aujourd’hui autant de soldats aux Açores que lorsqu’ils en sont partis.

— Se tiennent-ils sur les côtes de l’île, ou s’avancent-ils en pleine mer ?

— Ils prennent le large le matin et s’avancent vers l’ouest, Señor ; le soir, ils reviennent vers la terre. Croyez-en un vieux pilote, don Christophe, ces goujats ne sont là pour rien de bon.

À peine entendit-on cette dernière réponse, car pendant ce court entretien les caravelles s’éloignaient l’une de l’autre.

— Croyez-vous, don Christophe, demanda Luis, que le nom castillan soit assez méprisé pour que ces chiens de Portugais osent faire une telle insulte au pavillon de la reine ?

— Je ne crains certainement pas qu’ils emploient la force, si ce n’est pour nous retenir sous quelque faux prétexte, ce qui, en ce moment, serait pour moi aussi cruel que la mort. Mais ce que je crains surtout, c’est que ces caravelles, sous prétexte de protéger les droits de don Juan, n’aient reçu ordre de nous suivre au Cathay, auquel cas le mérite de la découverte nous serait contesté, et l’honneur en serait partagé. Il faut que nous évitions les Portugais, s’il est possible ; et pour y réussir mon dessein est de passer à l’ouest, sans nous approcher de l’île de Fer plus qu’il ne sera absolument indispensable

Malgré l’impatience dont brûlaient alors l’amiral et la plupart des hommes de ses équipages, les éléments semblaient s’opposer à ce qu’il quittât les Canaries pour entrer dans le grand Océan. Le vent tomba peu à peu, un calme s’ensuivit, les voiles furent mises sur les cargues, et les trois bâtiments restèrent immobiles, ballottés par la houle, tantôt les flancs enfoncés dans le creux des lames, tantôt s’élevant sur leur sommet, semblables à des animaux gigantesques se reposant nonchalamment, pendant les chaleurs de l’été, dans une paresse indolente.

Les marins murmurèrent tout bas plus d’un Pater et d’un Ave, et firent bien des vœux de prières futures pour obtenir une brise. De temps en temps la Providence semblait vouloir se montrer favorable, car l’air soufflait sur leurs joues, et ils laissaient tomber les voiles dans l’espérance d’avancer ; mais chaque fois c’était un nouveau désappointement. Enfin l’on reconnut généralement à bord qu’il régnait un calme plat dont il fallait attendre la fin avec patience. Un vent léger s’éleva pourtant à la nuit tombante, et pendant quelques heures on entendit le bruit de l’eau qui glissait le long des bâtiments, quoiqu’ils eussent à peine assez d’aire pour pouvoir gouverner. Mais vers minuit, ce mouvement presque imperceptible cessa tout à fait, et les trois bâtiments furent encore une fois indolemment bercés par la houle que les vents avaient envoyée de la vaste étendue de l’Océan occidental.

Quand le jour reparut, l’amiral se trouva entre Gomère et Ténériffe, dont le pic élevé étendait son ombre, comme celle jetée par une planète, bien loin sur la surface des eaux, qui, par une faible imitation, en réfléchissaient jusqu’à la pointe. Colomb craignit alors que les Portugais n’envoyassent leurs canots, ou ne fissent avancer une felouque légère, à l’aide de ses avirons, pour découvrir sa position, et il ordonna prudemment que toutes les voiles fussent serrées, afin de dérober ses bâtiments autant que possible aux regards de ceux qui seraient à leur recherche. On était au 7 de septembre, et telle était la situation de cette célèbre expédition cinq semaines, jour pour jour, après son départ d’Espagne ; car ce calme malencontreux eut lieu un vendredi, jour de la semaine où elle avait mis à la voile.

La pratique prouve qu’en mer il n’y a d’autre ressource que la patience contre un tel calme. Colomb avait trop d’expérience comme navigateur pour ne pas sentir cette vérité ; et après avoir pris la précaution dont nous venons de parler, lui et les pilotes sous ses ordres prirent toutes les mesures nécessaires pour entretenir la confiance. Le peu d’instruments nautiques connus dans ce siècle furent tirés publiquement de leurs étuis, dans la double vue de s’assurer s’ils étaient en bon état et d’en faire étalage devant les matelots, afin d’augmenter leur respect pour leurs officiers en ajoutant à leur confiance dans l’habileté de ceux-ci. L’amiral avait déjà acquis une haute réputation parmi ses équipages, par ce fait qu’en approchant des Canaries ses calculs sur la situation des bâtiments s’étaient trouvés plus exacts que ceux de tous les pilotes ; lors donc que ses matelots le virent examiner ses boussoles, puis l’instrument dont on se servait alors et qui de nos jours est remplacé par le sextant, ils attachèrent sur tous ses mouvements des regards où se peignaient l’admiration et la vigilance, quelques-uns exprimant ouvertement leur confiance en ses talents et leur croyance qu’il était en état d’aller partout où il voudrait ; d’autres laissant percer ce degré de connaissance critique qui accompagne ordinairement le préjugé, l’ignorance et la méchanceté.

Don Luis n’avait jamais pu comprendre les mystères de la navigation ; sa noble tête semblait repousser la science comme un genre de talent qui ne s’accordait ni avec ses besoins ni avec ses goûts. Il ne manquait pourtant pas d’intelligence, et parmi les seigneurs de son âge aucun ne se faisait plus d’honneur dans les cercles de la cour par le genre de connaissances qui, à cette époque, étaient l’objet des études parmi les hommes du monde. Heureusement il avait la plus parfaite confiance dans les talents de l’amiral ; et comme il était presque étranger à toute crainte personnelle, Colomb n’avait pas, parmi tous ses compagnons, un seul homme qui lui fût plus aveuglément dévoué.

Avec son intelligence, sa raison, et toute sa philosophie si vantée, l’homme est la dupe de son imagination et de son ignorance, aussi bien que des intrigues et de l’astuce des autres. Même quand il croit avoir le plus de vigilance et de circonspection, il se laisse aussi fréquemment égarer par les apparences que guider par les faits et par son jugement ; aussi la moitié de ceux qui contemplaient Colomb livré à ses importants calculs attribuèrent-ils peut-être aux inductions tirées de leur propre science le renouvellement de leur confiance en lui, tandis qu’ils n’en étaient redevables qu’à l’impression que ce spectacle faisait sur leurs sens sans éclairer en rien leur intelligence.

Ainsi se passa la journée du 7 septembre. La nuit trouva encore la petite escadre, ou la flotte, comme on l’appelait dans le langage pompeux de ce temps, immobile au milieu des eaux entre Ténériffe et Gomère. La matinée du lendemain n’amena aucun changement, car un soleil brûlant, dont aucun souffle de vent ne tempérait l’ardeur, dardait ses rayons sur la surface d’une mer qui brillait comme de l’argent fondu. Cependant l’amiral fit monter quelques matelots au haut des mâts ; et quand il eut l’assurance que nul bâtiment portugais n’était en vue, il se sentit fort soulagé, ne doutant pas que ceux qui s’étaient mis à sa poursuite ne fussent arrêtés par le même calme à l’ouest de l’île de Fer.

Après avoir fait sa sieste, Luis monta sur la dunette où Colomb avait passé plusieurs heures à examiner l’horizon et le firmament.

— Par toutes les espérances des marins, don Christophe, dit-il, les démons semblent ligués contre nous. Depuis trois jours que ce calme règne, nous avons devant nous le pic de Ténériffe, semblable à une pierre milliaire que l’on aurait placée pour apprendre aux marsouins et aux dauphins combien ils font de milles à l’heure. Des gens qui auraient foi dans les présages pourraient s’imaginer que les saints ne veulent pas que nous partions, quoique la religion soit un des motifs de notre voyage.

— Nous ne devons pas regarder comme un présage ce qui n’est que la suite des lois de la nature, répondit l’amiral d’un ton grave. Nous verrons bientôt la fin de ce calme, car je vois se rassembler dans l’atmosphère des vapeurs qui nous promettent un vent d’est, et le mouvement de ce bâtiment doit vous dire que les vents n’ont pas été oisifs bien loin à l’ouest. — Maître pilote, ajouta-t-il en s’adressant à l’officier de quart, vous ferez bien de larguer les voiles et de tout préparer pour profiter d’une brise favorable, car nous ne tarderons pas à avoir un bon vent du nord-est.

Cette prédiction s’accomplit au bout d’une heure, ou environ, et les trois bâtiments se remirent en route ; mais la brise contraria la marche encore plus que ne l’avait fait le calme, car prenant la lame debout, et le vent étant faible, ils n’avançaient que très-lentement.

Cependant on continuait à épier l’apparition des caravelles portugaises, quoiqu’on les craignît moins qu’auparavant, car on les supposait à une distance considérable sous le vent. Colomb et ses habiles aides, les frères Pinzons, Martin Alonzo et Vincent Yañez, qui commandaient la Pinta et la Niña, mettaient en usage pour avancer tous les moyens que pouvait leur suggérer une longue expérience. Cependant la marche était non seulement lente, mais pénible, car chaque nouvelle impulsion donnée par la brise faisait plonger l’avant des bâtiments dans le creux des lames avec une violence qui menaçait de devenir funeste aux mâts et à tous les agrès. Dans le fait, on marchait avec une telle lenteur, qu’il fallait tout le jugement de Colomb pour remarquer que le cône formé par le pic de Ténériffe semblait ne s’abaisser que pouce à pouce. La superstition des matelots prenant plus d’activité que jamais, plusieurs d’entre eux commencèrent alors à murmurer tout bas que les éléments se déclaraient contre le voyage, et que, quelque avancé que l’on fût déjà, l’amiral ferait bien de ne pas méconnaître des signes et des présages que la nature ne manifestait pas sans un puissant motif. Ils n’exprimaient pourtant cette opinion qu’avec réserve, car l’air grave et sérieux de Colomb imprimait trop de respect pour que l’on osât élever la voix sur son bord, et les marins des deux autres bâtiments suivaient tous les mouvements de leur amiral avec cette sorte de déférence aveugle qui marque la soumission de l’inférieur envers son supérieur dans de telles circonstances.

Quand Colomb se fut retiré dans sa chambre pour la nuit, et après avoir calculé la route qu’on avait faite pendant cette journée, Luis remarqua que sa physionomie était encore plus grave que de coutume.

— J’espère que tout va au gré de vos désirs, don Christophe, lui dit-il avec gaieté. Nous voici enfin tout de bon en route, et mes yeux croient déjà voir le Cathay.

— Vous avez en vous, don Luis, un enthousiasme qui vous rend distinct ce que vous désirez voir, et qui n’emprunte que des couleurs gaies pour tout ce qui se peint à vos yeux. Quant à moi, mon devoir est de voir les choses telles qu’elles sont ; et quoique le Cathay soit visible aux yeux de mon esprit, ; — toi seul, ô mon Dieu, toi qui, pour accomplir tes vues impénétrables, as fait naître dans mon cœur le désir de voir ce pays éloigné, tu sais jusqu’à quel point mon esprit me le montre ; — cependant je dois tenir compte des obstacles physiques qui peuvent nous empêcher d’y arriver.

— Et ces obstacles deviennent-ils plus sérieux que nous ne le voudrions, Señor ?

— Ma confiance est toujours en Dieu. — Regardez ici, ajouta Colomb en mettant un doigt sur sa carte ; voilà le point d’où nous sommes partis ce matin, et voici celui où nous sommes arrivés après le travail de toute la journée et du commencement de cette nuit. Tout l’espace que nous avons parcouru n’occupe que la largeur d’une ligne sur ce papier, et vous voyez quel vaste désert d’eau il nous reste à traverser avant de parvenir au terme de notre voyage. D’après mes calculs, malgré tous nos efforts, et en ce moment critique, — critique, non seulement en ce qui concerne les Portugais, mais encore relativement aux dispositions de nos équipages, — nous n’avons fait aujourd’hui que neuf lieues, ce qui est bien peu de chose relativement au nombre de celles que nous avons à faire. Si cela dure, nous avons à craindre de manquer d’eau et de vivres.

— Don Christophe, j’ai toute confiance dans les ressources de vos connaissances et de votre expérience.

— Et moi, j’ai toute confiance dans la protection de Dieu, et j’espère qu’il n’abandonnera pas son serviteur dans le moment où il a le plus grand besoin de son appui.

Colomb se prépara à prendre quelques minutes de repos, mais sans quitter ses vêtements, l’inquiétude que lui faisait éprouver la position de ses bâtiments ne lui permettant pas de se déshabiller. Cet homme célèbre vivait dans un siècle où une fausse philosophie et l’exercice d’une insuffisante quoique orgueilleuse raison, n’empêchaient que peu de personnes d’avouer franchement et tout haut leur confiance dans une puissance divine : nous disons tout haut, car nul homme, quelle que soit l’étendue de ses illusions sur ce sujet, ne croit réellement être complètement en état de se protéger lui-même. Une loi de la nature défend cette confiance absolue en soi-même, la conscience de chacun l’avertissant de sa véritable insuffisance, et lui démontrant tous les jours, à toute heure et même à chaque minute, qu’il n’est qu’un faible agent chargé par un pouvoir supérieur d’accomplir ses grands et mystérieux desseins pour les motifs sublimes et bienfaisants qui lui ont fait créer le monde et tout ce qu’il contient. En conformité à l’usage de ce temps, Colomb se mit à genoux et fit une prière fervente avant de se coucher, et Luis de Bobadilla n’hésita pas à suivre son exemple, et à faire également ce que peu de personnes croyaient alors au-dessous de leur intelligence et de leur raison. Si, dans le xve siècle, la religion était entachée de superstition, si l’on se fiait trop à l’efficacité d’impulsions momentanées et passagères, il faut convenir aussi qu’elle avait un caractère de soumission à la volonté divine, et il est permis de se demander si le monde a gagné quelque chose à ce qu’elle ait perdu de cet aimable caractère.

La première lueur du jour amena l’amiral et Luis sur le pont. Ils montèrent sur la dunette, et s’y mirent à genoux pour faire de nouveau leurs prières ; après quoi, cédant à un sentiment bien naturel dans leur position, ils se levèrent avec empressement pour voir ce que leur révélerait la clarté naissante. L’approche de l’aurore et le lever du soleil sur mer ont été si souvent décrits, qu’il serait inutile d’en faire ici une nouvelle description. Cependant nous dirons que Luis admira les brillantes couleurs dont l’horizon se parait à l’orient ; et qu’avec l’enthousiasme d’un amant il s’imagina trouver une ressemblance entre celles qu’appelaient sur les joues ingénues de Mercédès les émotions qui l’agitaient, et les teintes douces et passagères qui précèdent une belle matinée de septembre, surtout dans les basses latitudes. Quant à l’amiral, ses regards étaient fixés dans la direction de l’île de Fer, et il attendait l’accroissement de la lumière pour voir quels changements avaient pu s’opérer pendant qu’il dormait. Plusieurs minutes se passèrent dans une attention profonde, et enfin Colomb appela Luis auprès de lui.

— Voyez-vous, lui dit-il, cette masse noire qui sort des ténèbres au sud-ouest, et qui prend à chaque instant une forme plus distincte, quoiqu’elle soit à huit ou dix lieues ? c’est l’île de Fer ; et, sans aucun doute, les Portugais sont là, attendant avec impatience notre apparition. Pendant ce calme, nous ne pouvons nous approcher les uns des autres, et à cet égard nous sommes en sûreté : toutefois il est nécessaire de savoir si les caravelles lancées à notre poursuite sont ou ne sont pas entre la terre et nous. Dans le dernier cas, nous n’aurons que peu de choses à craindre, n’approchant pas davantage de cette île, et nous pourrons, comme hier, conserver l’avantage du vent. Voyez-vous quelque voile dans cette partie de l’Océan, Luis ?

— Je n’en vois aucune, Señor ; et il fait déjà assez jour pour qu’on aperçoive les voiles blanches d’un bâtiment, s’il s’en trouvait quelqu’un.

Colomb fit une exclamation en actions de grâces, et ordonna sur-le-champ aux hommes qui étaient en vigie au haut des mâts d’examiner tout l’horizon. Leur rapport fut favorable. Les caravelles portugaises si redoutées ne se montraient d’aucun côté. Cependant, au lever du soleil, une brise s’éleva au sud-ouest, plaçant l’île de Fer et tous les bâtiments qui pourraient croiser de ce côté, directement au vent de l’escadre espagnole. On fit route sans perdre un instant, et l’amiral gouverna au nord-ouest, espérant que les caravelles portugaises étaient en ce moment au sud de l’île, car il lui semblait très-probable que, ne connaissant qu’imparfaitement ses desseins, ses rivaux l’attendaient de ce côté. Les lames, venant de l’ouest, avaient alors beaucoup perdu de leur force, et quoique la marche des bâtiments fût loin d’être rapide, elle était régulière, et promettait de durer. Les heures s’écoulèrent lentement ; mais, à mesure que le jour avança, les objets devinrent de moins en moins distincts sur les côtes de l’île de Fer ; toute la surface de cette île prit ensuite l’apparence d’un nuage obscur ; enfin elle commença à disparaître sous l’eau. À l’instant où l’on ne voyait plus que le sommet des montagnes, l’amiral et ses compagnons privilégiés étaient assemblés sur la dunette pour examiner le temps et la mer. L’observateur le moins attentif aurait remarqué en ce moment la différence qui se trouvait dans les sentiments de nos aventuriers, à bord de la Santa-Maria. Sur la dunette, tout était joie et espérance ; le plaisir d’avoir échappé aux Portugais faisant que ceux-là même qui conservaient encore quelque méfiance oubliaient momentanément l’incertitude de l’avenir ; les pilotes étaient à leur occupation ordinaire, soutenus par une espèce de stoïcisme naval ; au contraire, les matelots se montraient atteints d’une mélancolie aussi profonde que s’ils eussent été assemblés autour d’un cercueil. À peine se trouvait-il sur le bâtiment un seul homme qui ne fît partie de quelqu’un des groupes formés sur le pont, et tous les yeux étaient fixés, comme par un charme invincible, sur les hauteurs de l’île de Fer, qui bientôt allaient disparaître. Tandis que les choses étaient dans cet état, Colomb s’approcha de Luis ; il le vit plongé dans une rêverie profonde, dont il le tira en lui appuyant légèrement un doigt sur l’épaule.

— Il est impossible que le señor de Muños éprouve les mêmes sentiments que nos matelots, dit l’amiral d’un ton où se trouvait un léger mélange de surprise et de reproche ; et cela dans un moment où tous ceux qui ont assez d’intelligence pour prévoir les suites glorieuses de notre entreprise remercient le ciel de nous avoir envoyé une brise qui nous conduit à une distance où nous n’aurions rien à craindre des caravelles qu’une basse jalousie a fait mettre à notre poursuite. Pourquoi vos yeux sont-ils fixés ainsi sur les matelots groupés sur le pont ? Vous repentez-vous de vous être embarqué ; ou seulement êtes-vous à réfléchir aux charmes de votre maîtresse ? 1

— Par Saint-Jacques ! don Christophe, votre sagacité, pour cette fois, est en défaut. Je ne me repens de rien, et mes réflexions n’ont pas le but que vous leur supposez. Je regarde ces pauvres diables, parce que leurs craintes me font pitié.

— L’ignorance est une maîtresse impérieuse, señor Pedro, et elle exerce en ce moment son pouvoir tyrannique sur l’imagination de nos matelots. Ils craignent le pire, uniquement parce qu’ils n’ont pas assez de connaissance pour prévoir le mieux. La crainte est une passion plus forte que l’espérance, et toujours l’alliée la plus sûre de l’ignorance. Aux yeux du vulgaire, ce qui n’a pas encore été — ou même ce que l’usage n’a pas encore rendu familier — est jugé impossible ; car les hommes suivent dans leurs raisonnements un cercle que bornent les limites même de leurs connaissances. Ces matelots regardent l’île qui va disparaître, en hommes qui font leurs derniers adieux aux choses de ce monde. L’anxiété qu’ils manifestent va même plus loin que je ne l’aurais cru.

— Elle est profonde, Señor, et elle se manifeste même extérieurement. J’ai vu couler des larmes sur des joues que je n’aurais jamais cru pouvoir être mouillées autrement que par l’eau qui jaillit du haut des lames.

— Voilà nos deux connaissances, Sancho et Pépé. Ils ne semblent pas plongés dans un chagrin bien violent, quoique le second ait l’air un peu mélancolique. Quant au premier, c’est un drôle qui montre toute l’indifférence d’un vrai marin. Il n’est jamais plus heureux que lorsqu’il est le plus loin des dangers que font courir les rochers et les bas-fonds. La disparition d’une île et l’apparition d’une autre sont des choses également indifférentes à un homme comme lui. Il ne voit autour de lui que l’Océan visible, et pour le moment regarde comme rien tout le reste du monde. J’attends de ce Sancho de bons services, quoiqu’un peu intéressés, et je le regarde comme un de mes plus fidèles partisans.

En ce moment, l’amiral fut interrompu par un cri presque général qui partit du pont. Il regarda autour de lui, et d’un œil aussi vif qu’expérimenté reconnut aussitôt que l’horizon, du côté du sud, comme de tous les autres, n’offrait plus rien à la vue que le vaste Océan. L’île de Fer avait entièrement disparu. Quelques matelots opiniâtres prétendaient l’apercevoir encore. Mais quand on ne put plus douter du fait de sa disparition, les lamentations devinrent moins équivoques et plus bruyantes ; les larmes coulèrent sans honte et sans chercher à se cacher, on se tordit les bras avec un désespoir insensé, et il s’ensuivit une scène de clameurs qui menaçait l’expédition d’un nouveau danger. Dans une telle circonstance, Colomb ordonna que tout l’équipage se réunît au bas de la dunette, et avançant sur le pont de manière à pouvoir examiner toutes les physionomies, il chercha à dissiper les craintes. Le ton de gravité et de conviction avec lequel il s’adressait à son équipage ne pouvait permettre de douter que le grand navigateur ne fût pleinement convaincu lui-même de la vérité de ses arguments.

— Lorsque don Ferdinand et doña Isabelle, nos souverains respectés et chéris, m’ont élevé au rang d’amiral et de vice-roi sur ces mers, inconnues jusqu’ici, vers lesquelles nous gouvernons, j’ai regardé cet événement comme le plus glorieux et le plus heureux de toute ma vie, et je considère le moment actuel, qui paraît si pénible à quelques-uns de vous, comme ne le cédant qu’au premier en motifs d’espérances et de félicitations. Dans la disparition de l’île de Fer, je vois aussi la disparition des Portugais ; car à présent que nous sommes dans le grand Océan, et au-delà des limites de toute terre connue, je me flatte que la Providence nous a placés hors de l’atteinte et des manœuvres de nos ennemis. — Soyons fidèles à nous-mêmes et aux grands desseins que nous avons en vue, et nous n’aurons plus aucun motif de crainte. — Si quelqu’un de vous conserve quelque inquiétude relativement à cette entreprise, qu’il parle librement ; nous sommes armés de trop forts arguments pour vouloir employer l’autorité afin de réduire les doutes au silence.

— En ce cas, señor don amirante, dit Sancho, dont la langue était toujours prête à se mouvoir quand il en trouvait l’occasion, ce qui cause tant de joie à Votre Excellence est précisément ce qui rend si chagrins ces braves gens. S’ils pouvaient toujours garder en vue l’île de Fer, ou toute autre terre connue, ils vous suivraient jusqu’au Cathay aussi tranquillement qu’un esquif suit une caravelle sur une belle mer avec une légère brise ; mais laisser en quelque sorte tout derrière eux, la terre, leurs femmes, leurs enfants, c’est là ce qui leur attriste le cœur, et renverse les digues de leurs larmes.

— Quoi ! Sancho, toi, vieux marin, né sur mer…

— Non pas, Votre Excellence, s’écria Sancho, le regardant avec un air de simplicité affectée ; non pas tout à fait sur mer, quoique à portée de sentir l’odeur du goudron ; car, ayant été trouvé à la porte d’un chantier, il n’est pas probable qu’un bâtiment fût entré dans le port pour mettre à terre une si petite partie de sa cargaison.

— Eh bien ! né près de la mer, si tu le veux ; mais j’attends de toi quelque chose de mieux que des lamentations indignes d’un homme parce qu’une île vient de disparaître à l’horizon.

— Et vous avez raison, Votre Excellence. La moitié des îles qui existent pourraient tomber au plus profond de la mer, que Sancho ne s’en inquiéterait guère. Il y a les îles du Cap-Vert, par exemple, que je désire ne revoir de ma vie, et Lampedouse et Stromboli, et beaucoup d’autres dans les mêmes parages, qui, pour le bien qu’elles font à nous autres marins, feraient mieux de disparaître que de rester où elles sont. Mais si Votre Excellence avait la bonté de dire à ces braves gens pour quel port nous sommes frétés, ce que vous comptez y trouver, et surtout quand nous en reviendrons, cela les rassurerait à un degré inexprimable.

— Comme je crois que le devoir des hommes chargés de l’autorité est de faire connaître les motifs de leurs actions, quand il n’en peut résulter aucun mal, je répondrai très-volontiers à toutes ces questions, demandant l’attention de tous ceux qui sont ici, et surtout de ceux qui sont inquiets de notre position présente et de nos mouvements futurs. Notre voyage a pour but d’arriver au Cathay, pays qu’on sait être situé à l’extrémité orientale de l’Asie, et que plus d’un voyageur chrétien a déjà visité. La différence qui se trouve entre notre voyage et ceux qui ont déjà été faits dans ce pays, c’est que nous y allons par l’ouest, au lieu que les voyageurs qui nous ont précédés y ont été par l’est. Mais ce dessein ne peut être exécuté que par des marins courageux, des pilotes habiles, des matelots obéissants et actifs, qui savent traverser les mers sans autres guides que la connaissance des astres, des courants, des vents, et des autres phénomènes de l’Atlantique, et sans autre aide que celle qu’on peut obtenir de la science. La raison d’après laquelle j’agis, c’est d’abord la conviction que la terre est ronde, d’où il suit que l’Atlantique que nous savons être bornée par la terre du côté de l’est, doit l’être aussi du côté de l’ouest ; puis encore par certains calculs qui donnent la presque certitude que ce continent, qui se trouvera, je crois, être l’Inde, ne peut être à une plus grande distance de notre Europe que vingt-cinq à trente journées de traversée. Après vous avoir ainsi appris quand et où je compte trouver le pays que nous cherchons, je vous dirai un mot des avantages que nous pouvons tous espérer retirer de cette découverte. D’après le compte qu’ont rendu de ce pays un certain Marco Polo et ses parents, Vénitiens, hommes dignes de foi et jouissant d’une bonne réputation, le royaume de Cathay est non seulement un des plus grands empires connus, mais celui de tous le plus riche en or, en argent et en pierres précieuses. Vous pouvez juger des avantages que vous procurera la découverte d’un tel pays, par ceux que j’en retire moi-même. Comptant sur le succès de notre entreprise, Leurs Altesses m’ont accordé par anticipation le titre de vice-roi avec celui d’amiral ; par une constante persévérance dans vos efforts, vous pouvez donc tous, jusqu’au dernier, compter sur quelque marque signalée de leur faveur. Vous serez récompensés en proportion des services que vous aurez rendus ; celui qui aura le mieux mérité recevra plus que celui qui aura mérité moins. Mais il y aura de quoi satisfaire tout le monde. Marco Polo et ses parents passèrent dix-sept ans à la cour du Grand-Khan ; ils étaient donc, sous tous les rapports, en état de rendre un compte véritable des richesses et des ressources de cette contrée. Or ces Vénitiens, sans autre moyen de transport que des bêtes de somme, furent bien récompensés de leurs fatigues et de leur courage. Les joyaux qu’ils rapportèrent suffirent seuls pour enrichir leur race et pour établir une famille honorable dans l’état de splendeur dont elle était déchue ; enfin, leur courage et leur véracité leur firent honneur aux yeux des hommes.

Comme on sait que l’Océan, de ce côté du continent de l’Asie et du royaume de Cathay, est couvert d’îles, nous pouvons nous attendre à les rencontrer d’abord, et ce serait faire injure à la nature si nous ne supposions pas que nous y trouverons les épices odoriférantes et les autres denrées précieuses dont on sait que cette partie favorisée de la terre est enrichie. Dans le fait, l’imagination peut à peine se figurer la grandeur des résultats que doit amener le succès de notre entreprise, tandis que nous n’en retirerions que dérision et mépris si nous nous pressions inconsidérément de retourner en Espagne sans l’avoir mise à fin. Arrivant, non comme envahisseurs, mais comme chrétiens et comme amis, nous avons lieu d’attendre l’accueil le plus cordial, et je ne doute pas que les dons et les présents qu’on fera naturellement à des étrangers venant de si loin, et par une route que personne n’avait suivie avant eux, ne vous indemnisent au centuple, beaucoup plus qu’au centuple, de toutes vos peines et de toutes vos fatigues.

Je ne parle pas de l’honneur d’être du nombre de ceux qui ont été les premiers à porter la croix dans un pays païen, continua l’amiral en se découvrant la tête et en regardant autour de lui d’un air grave et solennel, quoique nos pères aient cru que ce n’était pas une faible distinction d’avoir fait partie des armées qui ont disputé aux infidèles la possession du Saint-Sépulcre. Mais ni l’Église ni celui qui en est le chef invisible n’oublient le serviteur qui épouse de si grands intérêts, et nous pouvons être sûrs d’obtenir de lui une récompense dans ce monde et dans l’autre. —

En prononçant ces dernières paroles, Colomb fit le signe de la croix avec dévotion, et se retira avec ses amis à l’autre extrémité de la dunette. Ce discours produisit pour le moment un effet salutaire, et les matelots virent disparaître les nuages amoncelés du côté de la terre, comme la terre elle-même avait disparu, sans montrer la même consternation qu’auparavant. Cependant ils n’en conservèrent pas moins leur tristesse et leur méfiance. La nuit suivante, les uns revirent dans leurs rêves le tableau séduisant que Colomb avait tracé des richesses de l’Orient ; les autres virent des démons qui les entraînaient dans des mers inconnues, sur lesquelles ils étaient condamnés à errer éternellement en punition de leurs péchés ; car dans toutes les situations, et surtout dans les moments d’incertitude et de méfiance, la conscience fait valoir ses droits.

Un peu avant le coucher du soleil, l’amiral ordonna que les trois bâtiments missent en panne, et fit venir sur son bord les deux Pinzons, auxquels il donna ses instructions et ses ordres, dans le cas où ils viendraient à être séparés de lui.

— Vous me comprenez bien, Señores, ajouta-t-il après leur avoir détaillé toutes ses vues. — Votre premier devoir sera de vous maintenir près de l’amiral, par tous les temps et dans toutes les circonstances, aussi longtemps que vous le pourrez ; mais si cela devient impossible, vous gouvernerez directement à l’ouest sur le même parallèle de latitude que nous suivons, jusqu’à ce que vous soyez à sept cents lieues des Canaries ; après quoi, il faudra mettre en panne toutes les nuits, car il est probable que vous vous trouverez alors au milieu des îles de l’Asie, et à compter de ce moment il sera prudent et nécessaire à nos projets d’être sur le qui-vive pour faire des découvertes. Cependant vous continuerez à avancer à l’ouest, et nous nous retrouverons à la cour du Grand-Khan si la Providence ne nous permet pas de nous rejoindre plus tôt.

— Cela est fort bien, señor amirante, répondit Martin Alonzo, dont les yeux avaient été fixés jusqu’alors sur la carte de Colomb ; mais il vaudra beaucoup mieux que nous restions tous ensemble, et surtout pour nous qui ne sommes pas habitués à nous trouver en présence des princes. Il me semble donc plus convenable d’attendre que nous soyons sous l’abri de votre protection avant de nous présenter inconsidérément devant un monarque aussi puissant que le Grand-Khan.

— Vous montrez votre prudence ordinaire, Martin Alonzo, et je vous en félicite. Dans le fait, il vaut mieux que vous m’attendiez, car ce potentat de l’Orient peut se regarder comme traité avec plus d’égards s’il reçoit d’abord la visite, non d’un officier de second rang, mais du vice-roi qui représente les souverains d’Espagne, et qui est porteur des lettres qui lui sont directement adressées par Leurs Altesses. Examinez donc bien les îles et leurs produits, señor Pinzon, si vous les découvrez avant moi, et attendez que j’y sois arrivé avant d’avancer plus loin. — Et comment votre monde s’est-il conduit en prenant congé de la terre ?

— Assez mal, Señor ; — si mal, que j’ai craint une mutinerie. Il se trouve à bord de la Pinta des hommes qui, si ce n’était la crainte salutaire de Leurs Altesses, pourraient en venir à la violence pour retourner de suite à Palos.

— Vous ferez bien de surveiller de près cet esprit, afin de le réprimer. Employez la douceur à l’égard de ces mécontents, aussi longtemps qu’il sera possible ; encouragez-les en leur faisant toutes les promesses qui seront justes et raisonnables ; mais prenez garde que le mal ne devienne plus fort que votre autorité. Et maintenant, Señores, comme la nuit s’approche, retournez à votre bord, afin que nous puissions profiter de la brise.

Colomb rentra dans sa chambre avec Luis, et y resta quelque temps assis, la tête appuyée sur une main, comme un homme abîmé dans ses réflexions.

— Don Luis de Bobadilla, dit-il enfin, laissant voir par cette question le cours que ses pensées avaient pris, vous avez longtemps connu ce Martin Alonzo ?

— Longtemps, Señor, eu égard à la manière dont les jeunes gens comptent le temps ; mais ce ne serait qu’un jour si je calculais comme le font les vieillards.

— Il peut avoir une grande influence sur le résultat de notre voyage. J’espère le trouver homme d’honneur. Jusqu’à présent, il s’est montré libéral, entreprenant et courageux.

— Il est homme, don Christophe, et par conséquent sujet à l’erreur. Mais en prenant les hommes pour ce qu’ils sont, je regarde Martin Alonzo comme bien loin d’être un des plus mauvais échantillons de l’espèce. Il ne s’est point embarqué dans cette expédition par suite d’un vœu chevaleresque, ni par un zèle ardent pour l’Église ; mais donnez-lui la chance d’être bien payé des risques qu’il court, et vous le trouverez aussi fidèle que l’intérêt le permet à un homme quand il se présente une occasion pour mettre à l’épreuve son égoïsme.

— C’est donc à vous seul que je confierai mon secret, Luis. — Regardez ce papier. Vous voyez que j’y ai calculé la route que nous avons faite depuis ce matin, et je trouve qu’elle est de dix-neuf lieues, quoique ce ne soit pas en ligne directe vers l’ouest. Si j’informais, l’équipage du chemin que nous avons véritablement fait, et qu’après avoir parcouru une grande distance nulle terre ne se montrât encore, la crainte s’emparerait des esprits, et l’on ne saurait dire quelles seraient les conséquences. Je n’inscrirai donc que quinze lieues sur la table de loch destinée à tous les yeux, et mes véritables calculs ne seront vus que de vous et de moi. En opérant chaque jour une légère déduction, nous pourrons ainsi faire mille lieues sans causer plus d’alarmes que pour sept à huit cents.

— C’est réduire le courage d’après une échelle à laquelle je ne songeais guère, Señor, répondit Luis en riant. Par Saint-Jacques ! nous penserions mal du chevalier qui trouverait nécessaire de soutenir son courage par un calcul de lieues !

— Tous les dangers inconnus sont redoutés. La distance offre un sujet de terreur à ignorant, et elle peut même en inspirer justement à l’homme instruit, quand elle est mesurée sur un Océan qui n’a encore vu aucun bâtiment ; car ici s’élève une autre question relativement à deux grands besoins de la vie, l’eau et les vivres.

Après avoir adressé ce reproche amical à la légèreté de son jeune compagnon, l’amiral se prépara à se coucher, en se mettant à genoux et en faisant sa prière du soir.