Mercédès de Castille/Chapitre 17

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 18p. 256-270).


CHAPITRE XVII.


Au milieu de la rosée qui tombe, et tandis que les derniers pas du jour font briller les cieux, où te conduit ton chemin solitaire à travers leurs profondeurs vermeilles ?
Bryant.



Le sommeil de Colomb fut de courte durée. Ce sommeil était profond comme celui d’un homme qui a assez d’empire sur sa volonté pour forcer les fonctions animales à obéir à ses ordres ; cependant il en sortait régulièrement à courts intervalles, afin d’examiner le temps et la position de ses bâtiments. En cette occasion, l’amiral était sur le pont un peu après une heure du matin, et tout y semblait plongé dans ce calme complet qui sur mer caractérise le quart de nuit par un beau temps. La plupart des hommes qui étaient sur le pont sommeillaient ; la tête du pilote tombait sur sa poitrine ; le timonier et une couple de vigies étaient seuls debout et éveillés. Le vent avait fraîchi, et la caravelle avançait rapidement, laissant de plus en plus loin derrière elle l’île de Fer et ses dangers. Ou n’entendait d’autre bruit que celui du vent qui soupirait entre les cordages, de l’eau qui battait les flancs du navire, et de temps à autre le craquement d’une vergue, à mesure que le vent, qui prenait plus d’intensité, sifflait avec plus de force dans le gréement.

La nuit était obscure, et il fallut un moment pour que l’œil de l’amiral pût distinguer les objets à une lueur si douteuse. La première chose qu’il remarqua ensuite fut que son bâtiment n’était pas au plus près du vent, comme il l’avait ordonné. S’étant approché du gouvernail, il s’aperçut qu’on s’était tellement écarté de la route, qu’on portait le cap au nord-est, ce qui était, dans le fait, la direction de l’Espagne.

— Vous êtes un marin, et c’est ainsi que vous gouvernez à la route qui vous a été donnée ? s’écria l’amiral d’un ton sévère, en s’adressant au timonier. N’es-tu donc qu’un muletier qui s’imagine suivre un sentier circulant dans les montagnes ? Ton cœur est en Espagne et tu t’imagines, par ce sot artifice, donner quelque pâture à ton vain désir d’y retourner.

— Hélas ! señor amirauté, Votre Excellence ne se trompe pas en croyant que mon cœur est en Espagne, et il doit y être puisque j’ai laissé derrière moi, à Moguer, sept enfants qui n’ont plus de mère.

— Ne sais-tu pas, drôle, que moi aussi je suis père, et que moi aussi j’ai laissé derrière moi le plus cher objet des espérances d’un père ? En quoi donc diffères-tu de moi, puisque mon fils se trouve également privé des soins d’une mère ?

— Il est fils d’un amiral, Votre Excellence, au lieu que mes enfants n’ont pour père qu’un timonier.

— Et qu’importe à don Diego, dit Colomb, qui aimait à appuyer sur les honneurs qu’il avait reçus des deux souverains, quoiqu’il s’y trouvât une petite irrégularité ; qu’importe à don Diego que son père ait eu le titre d’amiral, si son père vient à périr ? y gagnera-t-il quelque chose de plus que tes enfants, puisqu’il se trouvera orphelin tout aussi bien que les tiens ?

— Señor, il gagnera d’être protégé par le roi et la reine ; d’être honoré comme votre fils, d’être nourri et élevé comme fils d’un vice-roi, au lieu d’être laissé à l’abandon comme l’enfant d’un marin inconnu.

— L’ami, il y a quelque raison en cela, et à cet égard je respecte tes sentiments, répondit Colomb, qui, comme Washington, paraît avoir toujours cédé à un sentiment pur et élevé de justice ; mais tu ferais bien de songer à l’influence que ta bonne conduite, dans tout le cours de ce voyage, peut avoir sur le sort futur de tes enfants, au lieu de t’abandonner à la faiblesse de prévoir des malheurs qui probablement n’arriveront pas. Aucun de nous n’a beaucoup à attendre, si nous échouons dans notre entreprise de découvertes, au lieu que nous avons tout à espérer si nous y réussissons. — À présent, puis-je me fier à toi pour maintenir ce bâtiment en sa route, ou faut-il que j’appelle un autre marin pour prendre la barre ?

— Il peut être plus à propos, noble amiral, de prendre le dernier parti. Je songerai à vos conseils, et je combattrai mon désir de me retrouver auprès de mes enfants : mais il serait plus sûr de charger un autre de ce devoir, tant que nous serons si près de l’Espagne.

— Connais-tu un nommé Sancho Mundo, qui fait partie de l’équipage ?

— Tout le monde le connaît, Señor ; il passe pour le meilleur marin de Moguer.

— Est-il de ton quart, ou de celui qui est couché ?

— Il est de notre quart, Señor, et il ne dort jamais en bas, attendu qu’il se couche toujours sur le pont. Nulle inquiétude, nul danger ne peuvent ébranler la confiance des Sancho ; la vue de la terre lui déplaît à un tel point que je doute qu’il se réjouisse si nous arrivons jamais à ces pays éloignés que Votre Excellence semble espérer de trouver.

— Va chercher ce Sancho, et dis-lui de venir ici. En attendant je remplirai moi-même tes fonctions.

Colomb saisit le gouvernail, et après avoir fait jouer la barre un instant, il ramena le bâtiment au plus près possible du vent. L’effet s’en fit promptement sentir par des tangages plus vifs et plus prolongés, la dérive fut plus forte, et un nouveau craquement des vergues et du gréement indiqua que la nouvelle route se rapprochait du lit du vent. Au bout de quelques minutes, Sancho arriva, se frottant les yeux et bâillant.

— Charge-toi de cette fonction, lui dit l’amiral dès qu’il le vit près de lui, et songe à t’en acquitter fidèlement ; ceux qui en ont été chargés avant toi ont manqué à leur devoir en laissant arriver le bâtiment dans la direction des côtes d’Espagne. J’attends mieux de toi, ami Sancho, car je crois pouvoir compter sur toi comme sur un fidèle et véritable marin, même dans un moment de crise.

Sancho prit la barre et la fit jouer un instant pour s’assurer si le bâtiment y obéissait, comme un cocher habile s’assure de la soumission de son attelage en prenant les rênes.

— Señor don amirante, répondit-il en même temps, je suis un serviteur de la couronne, votre inférieur et votre subordonné, et prêt à remplir toutes les fonctions dont je suis capable.

— Ce voyage ne t’épouvante point, — tu n’éprouves point ce pressentiment puéril d’être destiné à errer perpétuellement sur une mer inconnue, sans espoir de revoir jamais ni femme ni enfants ?

— Señor, vous semblez connaître nos cœurs aussi bien que si Votre Excellence les avait pétris de ses propres mains, et placés ensuite dans nos misérables corps.

— Tu n’as donc aucune de ces craintes si indignes d’un marin ?

— Non, Señor, pas même ce qu’il en faudrait pour obtenir un Ave d’un prêtre de paroisse, ou arracher un soupir à une vieille femme. Je puis avoir mes pressentiments fâcheux, car nous avons tous nos faiblesses ; mais ils n’ont rapport ni à aucune crainte de faire voile sur l’Océan, puisque c’est tout mon bonheur, ni à aucun regret d’avoir quitté ma famille, puisque je n’ai jamais eu de femme, et que j’aime à penser que je n’ai point d’enfants.

— Si tu as de fâcheux pressentiments, dis-moi en quoi ils consistent ; je voudrais me faire un ami sûr d’un homme aussi ferme que toi.

— Je ne doute pas, Señor, que nous n’arrivions au Cathay, ou dans tel pays qu’il peut plaire à Votre Excellence de chercher. Je ne doute pas non plus que vous ne soyez en état de tirer le Grand-Khan par la barbe, et même d’arracher les joyaux de son turban, car il doit porter un turban, puisque c’est un infidèle ; — je ne doute pas non plus de la grandeur et de la richesse de nos découvertes et de nos profits ; car je crois, señor don amirante, que vous êtes assez habile pour prendre les caravelles à un bout du monde et les ramener à l’antre avec une cargaison d’escarboucles à défaut de diamants.

— Si tu as tant de confiance en ton commandant, quelle crainte peux-tu donc avoir ?

— J’ai de fâcheux pressentiments sur la valeur de la part, soit d’honneur, soit de profit, qui sera accordée à un certain Sancho Mundo, pauvre marin, inconnu et presque sans chemise, qui a plus besoin de l’un et de l’autre que n’ont jamais pu s’en douter notre gracieuse souveraine doña Isabelle et le roi son époux.

— Sancho, tu es une preuve que nul homme n’est sans défauts, et je crains que tu n’aies un esprit mercenaire. On dit que tout homme à son prix, il me paraît clair que tu as le tien.

— Ce n’est pas tout à fait par désintéressement que Votre Excellence a fait voile sur toutes les mers, sans quoi vous ne pourriez dire si aisément à chacun quelles sont ses faiblesses. J’ai toujours soupçonné que j’avais l’esprit mercenaire, et pour vaincre ce penchant j’ai accepté tous les présents qu’on m’a faits ; rien ne calme une telle disposition comme les dons et les récompenses. Quant au prix, j’ai fait tous mes efforts pour tenir le mien le plus haut possible, de peur de n’attirer le mépris et de passer pour un homme bas et ignoble. Donnez-moi un bon prix et force présents, et je serai aussi désintéressé qu’un frère mendiant.

— Je te comprends, Sancho, tu es un homme que rien ne peut effrayer, mais qu’on peut acheter. Tu penses qu’un doublon était trop peu pour être partagé entre toi et ton ami le Portugais. Eh bien ! je ferai un marché avec toi d’après les propres conditions. Voici une autre pièce d’or ; songe à m’être fidèle pendant tout le voyage.

— Je suis à vous sans scrupule, señor don amirante, et même avec scrupule, s’il m’en survenait quelqu’un. Votre Excellence n’a pas dans toute sa flotte un ami plus désintéressé que moi ; j’espère seulement que lorsqu’on fera la liste des parts du profit, le nom de Sancho Mundo y aura une place honorable, comme cela conviendra à sa fidélité. À présent, Señor, vous pouvez aller dormir en paix ; soyez sûr que la Santa-Maria fera route vers le Cathay, autant que le permettra cette brise du sud-ouest.

Colomb retourna se coucher, mais il se leva encore une ou deux fois pendant la nuit pour voir quel temps il faisait et s’assurer si ses hommes faisaient leur devoir. Tant que Sancho fut au gouvernail, il fut fidèle à sa parole ; mais quand son quart fut fini, ceux qui lui succédèrent imitèrent la trahison du timonier qu’il avait remplacé. Quand Luis se leva, Colomb était déjà à l’ouvrage, calculant la distance qui avait été parcourue pendant la nuit. Ses yeux rencontrant ceux de Luis, qui semblaient le questionner, il lui dit d’un ton grave et même un peu mélancolique :

— Nous avons fait une bonne route, mais plus au nord que je ne l’aurais voulu ; je trouve que nos bâtiments sont à trente lieues plus loin de l’île de Fer que lorsque le soleil s’est couché, et vous voyez que je n’en ai marqué que vingt-quatre sur la table de loch destinée à tous les yeux ; Mais il y a eu cette nuit parmi les timoniers beaucoup de négligence, sinon de la trahison ; ils ont gouverné, pendant une partie du temps, de manière à faire suivre an bâtiment une route presque parallèle aux côtes de l’Europe, de sorte qu’ils ont travaillé à me tromper sur le pont, tandis que je croyais nécessaire de chercher à les tromper dans cette chambre. Il est pénible, don Luis, de voir recourir à de pareilles ruses, ou de trouver nécessaire d’y avoir recours soi-même, quand on est occupé d’une entreprise qui surpasse toutes celles que l’homme ait jamais tentées, et cela dans la vue de la gloire de Dieu, de l’avantage de la race humaine, et de l’intérêt spécial de l’Espagne.

— Les saints ecclésiastiques eux-mêmes, don Christophe, sont obligés de se soumettre à ce mal, répondit Luis avec un ton de légèreté ; et, puisqu’ils l’endurent, il ne convient pas à des laïques d’en être révoltés. On dit que la moitié des miracles qu’ils font sont, dans le fait, des miracles de médiocre qualité ; ce qui vient de ce que les doutes et le manque de foi de nous autres pécheurs endurcis rendent ces petites inventions nécessaires pour le bien de nos âmes.

— Je ne doute guère, Luis, qu’il n’y ait parmi les ecclésiastiques, comme parmi les laïques, des hommes faux et traîtres, et c’est la suite de la chute de l’homme et de sa nature perverse. Mais il y a aussi de véritables miracles qui viennent du pouvoir de Dieu, et dont le but est de soutenir la foi et d’encourager ceux qui aiment et honorent son saint nom. Je ne crois pas qu’il nous soit encore rien arrivé qui appartienne très-distinctement à cette classe ; et je n’ose espérer que nous serons secondes de cette manière par une intervention spéciale en notre faveur ; mais il est au-dessus de toutes les manœuvres du démon de me persuader que nous ne soyons pas indirectement et secrètement conduits dans notre voyage par un esprit et des connaissances qui viennent de la grâce de Dieu et de sa sagesse infinie.

— Cela peut être en ce qui vous concerne, don Christophe ; quant à moi, je n’ai pas la prétention d’avoir un guide d’un rang plus élevé qu’un ange. C’est la pureté, et j’espère pouvoir ajouter, l’amour d’un ange qui me conduisent en aveugle sur cet océan inconnu.

— Cela vous paraît ainsi, Luis, mais vous ne pouvez savoir si doña Mercédès n’est pas un instrument dont se sert un pouvoir plus élevé. Quoique nul miracle ne le rende évident aux yeux du vulgaire, je sens en moi, pour conduire cette entreprise, une impulsion supérieure à laquelle je regarderais comme un péché de résister. Dieu soit loué ! nous n’avons plus à craindre les Portugais, et nous sommes enfin en bonne route. Nous n’avons plus d’obstacle à combattre que ceux qui peuvent naître des éléments ou de nos propres craintes. Mon cœur se réjouit en voyant que les deux Pinzons me restent fidèles, et qu’ils maintiennent leurs caravelles dans les eaux de la Santa-Maria, en hommes décidés à ne me pas manquer de foi et à voir la fin de cette aventure.

Tout en causant ainsi, Luis s’était habillé, et il monta sur la dunette avec l’amiral. Le soleil était levé, et la vaste étendue de l’Océan en réfléchissait les rayons. Le vent avait fraîchi, et il passait peu à peu au sud, de sorte que les bâtiments suivaient à peu de chose près leur route, et la mer n’étant pas forte, la petite flotte faisait comparativement des progrès considérables. Tout semblait être propice, et les transports de chagrin qui avaient éclaté lorsqu’on avait perdu de vue la dernière terre connue s’étant calmés, l’esprit des matelots était plus tranquille, quoique la crainte de l’avenir, semblable au feu intérieur d’un volcan, y fût étouffée plutôt qu’éteinte. L’aspect de la mer était favorable ; elle n’offrait à la vue rien qui fût extraordinaire pour des marins ; et comme il y a toujours quelque chose d’agréable dans une brise un peu forte, quand elle n’est accompagnée d’aucun danger, l’équipage se trouva probablement encouragé en ne voyant que ce qu’il avait coutume de voir, ce qui répandit la gaieté et l’espérance dans tous les cœurs. Pendant ces vingt-quatre heures, la flottille fit cent quatre-vingts milles dans les déserts inconnus de l’Océan, sans que les matelots ressentissent la moitié des craintes qu’ils avaient éprouvées en perdant de vue la terre. Cependant Colomb, d’après le système de prudence qu’il avait adopté, en donnant publiquement le résultat de ses calculs, réduisit à cent cinquante milles la distance parcourue.

Le mardi, 11 septembre, amena un changement de vent plus favorable encore. Pour la première fois depuis leur départ des Canaries, le cap des bâtiments fut mis directement à l’ouest ; alors, ayant derrière eux l’ancien monde, et devant eux l’Océan inconnu, nos marins avancèrent avec une brise du sud-est. Ils faisaient environ cinq milles par heure. Ce n’était pas une grande vitesse, mais ils en étaient dédommagés, puisqu’ils suivaient une ligne directe et régulière.

Les observations qu’on fait ordinairement sur mer quand le soleil passe au méridien étaient terminées, et Colomb venait d’annoncer à ses compagnons que les bâtiments étaient un peu vers le sud, par suite de quelque courant invisible, quand un cri parti du haut du grand mât annonça le voisinage d’une baleine. L’apparition d’un de ces monstres de l’Océan rompt la monotonie de la vie sur mer, et aussitôt chacun le chercha des yeux, les uns montant sur les vergues, les autres sur les lisses, afin de pouvoir suivre tous ses mouvements.

— Aperçois-tu une baleine, Sancho ? demanda l’amiral à Mundo qui se trouvait près de lui en ce moment ; à mes yeux la mer ne présente aucune apparence de la proximité d’un tel animal.

— La vue de Votre Excellence, señor don amirante, est plus perçante que celle du bavard qui est là-haut. Aussi sûr que nous sommes sur l’Atlantique, et que le sommet des vagues est couvert d’écume, il n’y a point de baleine dans les environs.

— La queue ! la queue de la haleine ! s’écrièrent en même temps une douzaine de voix ; chacun montrant du doigt un endroit où l’on voyait s’élever au-dessus de l’écume dont la mer était couverte quelque chose de pointu ayant comme deux bras courts qui s’étendaient en ligne droite de chaque côté. — Elle a la tête sous l’eau, et la queue au-dessus.

— Hélas, hélas ! s’écria Sancho avec le dédain d’un vrai marin, ce que ces braillards appellent la queue d’une haleine n’est autre chose que le mât de quelque malheureux bâtiment qui a laissé ses os avec sa cargaison et son équipage dans les profondeurs de l’Océan.

— Tu as raison, Sancho, dit l’amiral ; je vois à présent l’objet dont tu parles. C’est véritablement un mât, ce qui est sans doute la preuve d’un naufrage.

Ce fait passa rapidement de bouche en bouche, et la tristesse qui suit toujours les preuves d’un tel désastre se montra bientôt sur toutes les physionomies. Les pilotes seuls montrèrent de l’indifférence, et tinrent conseil entre eux pour savoir s’ils devaient tâcher de s’emparer de ce mât pour s’en faire une ressource en cas de besoin ; mais ils y renoncèrent, attendu que la mer était agitée et le vent favorable, avantage qu’un bon marin n’aime jamais à perdre.

— C’est un avertissement pour nous, s’écria un des mécontents, pendant que la Sante-Maria s’éloignait du mât flottant. Dieu nous a envoyé ce signe pour nous avertir de ne pas nous hasarder là où il n’a jamais eu dessein que des navigateurs se montrassent.

— Dites plutôt, répliqua Sancho, qui, depuis qu’il avait reçu ses honoraires, avait été invariablement l’avocat de l’amiral, dites plutôt que c’est un signe d’encouragement que le ciel nous envoie. Ne voyez-vous pas que la partie de ce mât qui est visible a la forme d’une croix, et que la vue de ce symbole sacré doit nous inspirer l’espoir du succès ?

— C’est la vérité, Sancho, dit l’amiral. — Une croix a été en quelque sorte élevée du milieu de l’Océan pour notre édification, et nous devons regarder ce signe comme une preuve que la Providence nous accompagne dans la tentative que nous faisons pour porter aux païens de l’Asie les secours et les consolations de notre sainte religion.

Comme la ressemblance du mât avec le symbole de la croyance des chrétiens était loin d’être imaginaire, cette heureuse idée de Sancho produisit quelque effet. Le lecteur comprendra mieux cette ressemblance quand il saura que les barres traversières des hunes donnent au sommet d’un mât à peu près l’apparence d’une croix ; et que, comme cela arrive souvent, ce mât flottait perpendiculairement, quelque chose de pesant étant attaché à son pied, en laissant le haut saillir de quinze à vingt pieds au dessus de la surface de l’eau. Au bout d’un quart d’heure, ce dernier reste de l’Europe et de la civilisation disparut aux yeux de nos marins, diminuant graduellement d’élévation, et ne paraissant plus enfin que comme des fils déliés qui offraient encore la forme de l’emblème respecté du christianisme.

Après ce petit incident, la route des trois bâtiments, pendant deux jours et deux nuits, ne fut interrompue par aucun événement qui mérite d’être rapporté. Pendant tout ce temps, le vent était favorable et nos aventuriers s’avançaient en droite ligne vers l’ouest, d’après la boussole, ce qui, par le fait, était pourtant dévier un peu au nord de la direction qu’ils voulaient suivre, vérité à laquelle les connaissances de cette époque n’étaient pas encore arrivées. Entre la matinée du 10 septembre et la soirée du 13, la flotte avait fait près de quatre-vingt-dix lieues en ligne presque directe sur le grand Océan, et se trouvait par conséquent aussi loin, sinon plus loin, à l’ouest, que la position des Açores, qui étaient alors les terres les plus occidentales connues des navigateurs européens. Le 13, on rencontra des courants contraires, et comme ils portaient au sud-est, ce qui tendait à faire dériver les bâtiments vers le sud, ceux-ci approchaient successivement de la lisière septentrionale des vents alisés.

L’amiral et Luis étaient à leur poste ordinaire, sur la dunette, dans la soirée du 13, à l’instant où Sancho quittait le gouvernail, son quart venant de finir. Au lieu de se rendre sur l’avant pour rejoindre les autres matelots, il hésita, leva les yeux vers la dunette comme s’il eût eu le désir d’y monter ; voyant que l’amiral y était seul avec Luis, il y monta enfin, de l’air d’un homme qui désire annoncer quelque chose.

— Que me veux-tu, Sancho ? lui demanda l’amiral après s’être assuré que personne ne pouvait les entendre ; parle librement, je t’ai donné ma confiance.

— Señor don amirante, Votre Excellence sait fort bien que je ne suis pas un poisson d’eau douce pour que la vue d’un requin ou d’une baleine me fasse peur, ni un homme à m’effrayer parce qu’un bâtiment fait route à l’ouest plutôt qu’à l’est ; et cependant je viens vous dire que ce voyage ne se fait pas sans signes merveilleux qu’il peut être convenable qu’un marin respecte comme extraordinaires, sinon comme de mauvais augure.

— Comme tu le dis, Sancho, tu n’es pas un fou qui se laisserait épouvanter par le vol d’un oiseau, ou par la vue d’un mât flottant sur l’eau, et tu éveilles en moi la curiosité d’en savoir davantage. Le señor de Muños est mon secrétaire confidentiel, et je n’ai rien à lui cacher. Parle donc librement et sans aucun délai. Si l’or est ton but, tu en auras, sois-en assuré.

— Non, Señor. Ma nouvelle ne vaut pas un maravedi, ou l’or ne peut la payer. Quoi qu’il en soit, Votre Excellence peut la savoir, et ne pas s’inquiéter du paiement. — Vous savez que nous autres vieux marins nous avons nos pensées, quand nous sommes au gouvernail. Tantôt nous pensons au sourire, à la bonne mine d’une drôlesse que nous avons laissée à terre, tantôt à la saveur d’une épaule de mouton rôtie, et quelquefois aussi, par grand hasard, à nos péchés.

— Je sais parfaitement tout cela ; mais ce n’est pas de pareilles choses qu’il convient d’entretenir un amiral.

— Je n’en sais rien, Señor. J’ai connu des amiraux qui mangeaient du mouton avec plaisir après une longue croisière ; et qui, s’ils ne songeaient pas alors à leurs péchés, faisaient bien pire encore en ajoutant un item au grand compte qu’ils avaient à rendre. Or, il y avait…

— Permettez-moi de jeter ce vagabond par-dessus le bord, don Christophe, s’écria Luis avec impatience, en faisant un mouvement comme pour exécuter cette menace. Mais la main de Colomb l’ayant arrêté, il ajouta : Tant qu’il restera sur notre bord, nous n’entendrons jamais une histoire commencer par le commencement.

— Je vous remercie, comte de Llera, répondit Sancho avec un sourire ironique ; si vous vous entendez à noyer les marins aussi bien qu’à désarçonner des chevaliers chrétiens dans un tournoi, ou à pourfendre des infidèles sur un champ de bataille, j’aimerais mieux que tout autre se chargeât de mes bains.

— Tu me connais donc, drôle ? — Tu m’as vu dans quelqu’un de mes précédents voyages sur mer ?

— Un chat peut regarder un roi, señor comte ; pourquoi un marin ne pourrait-il pas regarder un passager ? Mais épargnez-vous ces menaces ; votre secret est en mains sûres. Si nous arrivons au Cathay, aucun de nous ne sera honteux d’avoir fait ce voyage ; et si nous n’y arrivons pas, il est probable qu’aucun de nous n’ira raconter en Espagne comment le señor amirante a été noyé, ou est mort de faim ; en un mot, de quelle manière précise il est allé reposer dans le sein d’Abraham.

— En voilà assez ! dit Colomb d’un ton sévère. Raconte ce que tu as à me dire, et songe à être discret relativement à ce jeune seigneur.

— Vos désirs sont une loi pour moi, Señor. — Eh bien ! don Christophe, une de nos habitudes à nous autres vieux marins, sur le pont pendant la nuit, c’est de contempler une ancienne et constante amie, l’étoile polaire ; et pendant que je m’en occupais il y a une heure, je remarquai que ce guide fidèle et la boussole d’après laquelle je gouvernais, contaient deux histoires différentes.

— En es-tu bien certain ? demande Colomb avec une promptitude et une énergie qui prouvaient l’intérêt qu’il prenait à cette circonstance.

— Aussi certain qu’on peut l’être, Señor, lorsque l’on a passé cinquante ans à examiner l’étoile polaire, et quarante à consulter la boussole. Mais Votre Excellence n’a pas besoin de s’en rapporter à mon ignorance. L’étoile est encore où Dieu l’a placée ; vous avez une boussole à côté de vous, et vous pouvez comparer l’une avec l’autre.

Colomb avait déjà songé à faire cette comparaison, et à l’instant où Sancho cessa de parler, lui et Luis examinèrent la boussole avec une vive curiosité. La première idée de l’amiral, — et c’était la plus naturelle, — fut de croire que l’aiguille de l’instrument qu’il avait sous les yeux était défectueuse, ou du moins influencée par quelque cause étrangère ; mais une observation attentive l’eut bientôt convaincu que la remarque de Sancho était juste. Il vit avec surprise et intérêt que l’exactitude habituelle et l’œil expérimenté du vieux marin avaient découvert si promptement un changement si extraordinaire. Il était tellement commun aux marins de comparer leurs boussoles avec l’étoile polaire, — que l’on supposait ne jamais changer de position dans les cieux, en tant que cette position avait rapport à l’homme, — qu’aucun marin expérimenté tenant le gouvernail à l’arrivée de la nuit ne pouvait manquer de remarquer ce phénomène.

Après des observations réitérées faites avec ses deux boussoles, — car il en avait deux pour son usage particulier, l’une sur la dunette, et l’autre dans sa chambre, — et après avoir eu recours aux deux qui étaient dans l’habitacle, Colomb fut obligé de s’avouer à lui-même que les quatre boussoles variaient également de près de six degrés de leur direction ordinaire. Au lieu de se diriger vers le vrai nord, ou du moins vers un point de l’horizon immédiatement au-dessous de l’étoile polaire, les quatre aiguilles en déviaient de cinq à six degrés à l’ouest. C’était un renversement aussi nouveau qu’inconcevable des lois de la nature, telles qu’on les comprenait à cette époque, et il menaçait de rendre les résultats du voyage plus difficiles à obtenir, puisque nos marins ne pourraient plus compter avec pleine confiance sur leur principal guide, et gouverner avec certitude de suivre leur route quand les nuits seraient sombres ou le temps couvert. Quoi qu’il en soit, la première pensée de l’amiral en ce moment fut de prévenir le mauvais effet qu’une pareille découverte produirait probablement sur des hommes déjà disposés à envisager tous les événements du plus mauvais côté.

— Tu auras soin de ne parler de tout ceci à personne, Sancho, dit-il. Voici un autre doublon à ajouter à ton magot.

— Votre Excellence pardonnera la désobéissance d’un pauvre marin, si ma main refuse de s’ouvrir pour recevoir votre présent. On dirait que des moyens surnaturels ont été employés dans cette affaire ; et comme le diable peut avoir mis la main à ce miracle pour nous empêcher d’aller convertir ces païens dont vous parlez si souvent, je préfère garder mon âme aussi pure qu’elle peut l’être à cet égard ; car personne ne sait de quelles armes nous pouvons être forcés de nous servir, s’il faut que nous en venions aux prises avec le père du péché.

— Du moins tu me promets d’être discret ?

— Fiez-vous à moi pour cela, señor don amirante. Pas un mot de cette affaire ne passera par mes lèvres jusqu’à ce que Votre Excellence m’ait accordé la permission de parler.

Colomb le congédia et leva les yeux sur Luis, qui avait écouté en silence mais avec attention tout ce qui venait de se dire.

— Don Christophe, dit le jeune homme avec gaieté, vous semblez déconcerté de l’interruption survenue dans les lois ordinaires de la boussole. Quant à moi, je serais porté à penser que le mieux est de nous en remettre entièrement à la Providence. C’est pour accomplir ses vues qu’elle nous a conduits ici au milieu de l’Atlantique, et il est peu présumable qu’elle veuille nous abandonner au moment où nous avons plus besoin que jamais de son aide.

— Dieu fait naître dans le cœur de ses serviteurs le désir d’exécuter ses desseins, don Luis ; mais ses agents, n’étant que des hommes, sont obligés d’employer des moyens naturels, et, pour les employer avec avantage, il est nécessaire de les comprendre. Je regarde ce phénomène comme une preuve que notre voyage aura pour résultat des découvertes d’une grandeur inouïe, et parmi lesquelles se trouvera peut-être un fil qui conduira à l’explication des mystères de l’aiguille aimantée. Les richesses minérales de l’Espagne diffèrent, à certains égards, des richesses minérales de la France, car, quoique certaines choses soient communes à toute la terre, il en est qui sont particulières à certains pays. Nous pouvons trouver des régions où la pierre d’aimant abonde ; ou peut-être sommes-nous en ce moment dans le voisinage de quelque île qui exerce sur nos boussoles une influence que nous ne pouvons expliquer

— Sait-on si quelque île a jamais produit cet effet sur l’aiguille ?

— Non, et je ne crois même pas que cela soit très-probable, quoique tout soit possible. Mais nous attendrons avec patience de nouvelles preuves que ce phénomène est réel et permanent, avant de raisonner davantage sur une chose si difficile à comprendre.

Il ne fut plus question de ce sujet, mais une circonstance si extraordinaire fit que le grand navigateur passa la nuit dans l’inquiétude et les réflexions. Il dormit peu, et son œil fut souvent fixé sur la boussole ou le compas renversé qui était dans sa chambre ; — car tel est le nom que donnent les marins à l’instrument qui apprend au commandant la route de son bâtiment, même quand le timonier ne se doute pas qu’il est sous l’inspection de son officier.

Colomb se leva d’assez bonne heure pour revoir l’étoile polaire avant que son éclat fût terni par le retour de la lumière, et il fit avec soin une nouvelle comparaison de la position d’un corps céleste qui lui était si familier avec la direction des aiguilles aimantées. Cet examen lui donna la preuve d’un léger accroissement de la variation, et tendit à confirmer les observations de la nuit précédente. Le résultat de ses calculs fut que ses bâtiments avaient fait près de cent milles dans les dernières vingt-quatre heures ; et il crut alors être à environ six fois cette distances à l’ouest de l’île de Fer, quoique les pilotes eux-mêmes ne s’en crussent pas à beaucoup près si loin.

Comme Sancho garda son secret, et que les yeux des autres timoniers n’étaient pas aussi vigilants que les siens, cette circonstance importante échappa pour le moment à l’attention générale. Ce n’était que la nuit qu’on pouvait observer la variation par le moyen de l’étoile polaire, et elle était si légère, qu’il fallait un œil très-expérimenté pour la remarquer. La journée et la nuit du 14 se passèrent donc sans que l’équipage prit l’alarme, d’autant plus que, le vent étant tombé, les bâtiments n’avaient avancé que d’environ soixante milles à l’ouest. Cependant Colomb prit note de la différence, quelque léger que fût le changement, et avec la précision d’un navigateur aussi habile qu’éclairé, il s’assura que l’aiguille variait graduellement de plus en plus vers l’ouest, quoique presque d’une manière imperceptible.