Mercédès de Castille/Chapitre 20

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 18p. 300-314).


CHAPITRE XX.


Ora pro nobis, Mater ! — Quel charme exerçaient ces paroles, à l’instant où la dernière gloire du jour expirait sur les ondes ! Ne semblaient-elles pas venir de bien loin et sortir du milieu de la poussière des tombeaux où mes ancêtres reposaient sur leur crucifix et leur épée ? Chaque vague semblait répéter Ora ! et toutes les visions de ma jeunesse se représentaient à mon esprit.
Le sanctuaire de la forêt.



Il n’est peut-être pas inutile de montrer au lecteur jusqu’à quel point la petite escadre s’était avancée sur les eaux inconnues de l’Atlantique, et quelle était, au moment actuel, sa situation réelle ou supposée. Comme on l’a déjà vu, l’amiral, depuis son départ de Gomère, avait tenu deux tables de loch, l’une destinée pour son gouvernement, et qui approchait de la vérité autant que le permettaient les ressources imparfaites de la science nautique ; l’autre, qui était exposée à la vue de tout l’équipage, et sur laquelle la distance parcourue était diminuée à dessein, afin de prévenir les alarmes. Comme Colomb se croyait employé au service de Dieu, cette supercherie pouvait passer, dans ce siècle superstitieux, pour une fraude pieuse, et il n’est nullement probable qu’elle ait troublé sa conscience, les ecclésiastiques eux-mêmes n’hésitant pas toujours à soutenir les remparts de la foi par des moyens moins excusables encore.

Les longs calmes et les vents légers et variables avaient empêché les bâtiments de faire beaucoup de chemin pendant les derniers jours ; et en évaluant la distance parcourue ensuite dans une direction qui ne déviait de l’ouest que de très-peu vers le sud, il paraît, malgré tous ces signes favorables, les oiseaux, les poissons, les herbes et les calmes, que, dans la matinée du lundi 24 septembre, ou le quinzième jour après qu’on eut perdu de vue l’île de Fer, l’expédition se trouvait dans l’Atlantique, à peu près à égale distance des deux continents, sur le parallèle d’environ 31 à 32 degrés. Que les bâtiments se trouvassent tellement au nord des Canaries, quand on sait que Colomb avait gouverné la plupart du temps à l’ouest, en inclinant un peu vers le sud, c’est une circonstance qu’il faut attribuer à la route parcourue à l’aide de vents très-légers, et peut-être à la direction générale des courants. Après cette courte explication, nous en reviendrons aux progrès journaliers des caravelles.

L’influence des vents alisés se fit sentir de nouveau, quoique très-faiblement, pendant les vingt-quatre heures qui suivirent le jour des — lames miraculeuses, — et le cap des bâtiments fut encore mis à l’ouest d’après la boussole. On vit des oiseaux, comme à l’ordinaire, et entre autres un pélican. Les bâtiments ne firent pourtant que cinquante milles, distance qui fut encore diminuée sur la table de loch destinée à l’équipage.

La matinée du 25 fut calme, mais, vers le soir, une brise douce et constante souffla du sud-est. Tant qu’il fit jour, les caravelles restèrent à peu de distance les unes des autres, flottant nonchalamment sur l’eau, qu’elles sillonnaient à peine, et avançant tout au plus d’un mille par heure.

La Pinta se tenait près de la Santa-Maria, et les officiers et matelots des deux bâtiments s’entretenaient librement ensemble de leurs espérances et de leur situation. Colomb écouta longtemps ces conversations, cherchant à connaître l’opinion la plus généralement suivie d’après les expressions employées par les interlocuteurs, quoique la nécessité de parler haut et publiquement les forçât à y mettre plus de circonspection. Enfin il jugea l’occasion favorable pour produire un bon effet sur l’esprit de ses équipages.

— Que pensez-vous de la carte que je vous ai envoyée il y a trois jours, Martin Alonzo ? s’écria-t-il ; voyez-vous quelque chose qui vous fasse croire que nous approchions des Indes, et que notre temps d’épreuve tire à sa fin ?

Dès que le son de la voix de l’amiral se fit entendre, le silence régna partout ; car, quoique la plupart des matelots fussent mécontents, et même disposés à s’insurger contre lui, Colomb avait réussi à leur inspirer à tous un profond respect pour son jugement et pour sa personne.

— C’est une carte précieuse et bien dessinée, don Christophe, répondit don Alonzo, et elle fait honneur à celui qui l’a copiée et augmentée, comme à celui qui l’a tracée le premier. Je pense que c’est l’ouvrage de quelque savant qui a réuni sur la carte les opinions de tous les plus grands navigateurs.

— La carte originale a pour auteur un nommé Paul Toscanelli, savant Toscan, qui habite Florence ; homme qui possède de grandes connaissances, et met dans ses recherches un soin qui fait honte à la paresse. Il a joint à cette carte une lettre remplie d’observations les plus profondes relativement aux Indes, et ces îles que vous voyez placées avec tant d’exactitude. Il y parle aussi de différentes villes qu’il cite comme des exemples merveilleux du pouvoir de l’homme, particulièrement du port de Zaiton, d’où il part tous les ans plus de cent bâtiments uniquement chargés des produits du poivrier. Il dit en outre qu’un ambassadeur fut envoyé au saint-père, du temps d’Eugène IV, de bienheureuse mémoire, pour exprimer le désir du Grand-Khan, — ce qui signifie roi des rois dans la langue de ce pays, — d’être lié d’amitié avec les chrétiens de l’ouest, comme on nous appelait alors, mais qu’on appellera bientôt les chrétiens de l’est, dans cette partie du monde.

— Voilà qui est surprenant, Señor, dit Pinzon. Et comment sait-on cela ? En a-t-on acquis la certitude ?

— Il n’y a pas le moindre doute, puisque Paul, dans sa missive, dit qu’il vit beaucoup cet ambassadeur, et qu’il était souvent dans sa société. Or ce n’est qu’en 1477 qu’Eugène mourut. Cet ambassadeur était sans contredit un homme grave et prudent, car on ne pouvait charger qu’un homme de ce caractère d’une mission pour le chef de l’Église. C’est donc de lui que Toscanelli apprit beaucoup de détails intéressants sur l’immense population et la vaste étendue de ces contrées lointaines, la magnificence des palais et la beauté des villes. Il parle en particulier d’une cité qui surpasse toutes celles du monde connu, et d’une rivière qui a sur ses bords deux cents villes, et qu’on traverse sur des ponts de marbre. La carte qui est sous vos yeux, Martin Alonzo, prouve que la distance de Lisbonne à la ville de Quisay est exactement de trois mille neuf cents milles d’Italie, ou environ mille lieues, en gouvernent toujours à l’ouest[1].

— Et ce savant Toscan dit-il quelque chose des richesses de ce pays ?

Cette question d’Alonzo fit dresser les oreilles à tous ceux qui purent l’entendre.

— Oui, sans doute, et voici précisément dans quels termes : le docte Paul en parle dans son épître : — « C’est un noble pays, et nous devrions y faire des voyages à cause de ses grandes richesses, et de la quantité d’or, d’argent et de pierres précieuses qu’on peut en tirer. » — Il dit que Quisay a trente-cinq lieues de circonférence, et que le nom de cette ville, traduit en castillan, signifie la cité du ciel.

— En ce cas, murmura Sancho d’un ton si bas que Pépé seul put l’entendre, ce n’est guère la peine que nous y portions la croix ; car la croix a été destinée pour la terre, et non pour le paradis.

— Je vois ici deux grandes îles, señor amirante, dit Pinzon les yeux fixés sur la carte. L’une est nommée Antilla, l’autre est le Cipango dont Votre Excellence parle si souvent.

— Oui, Martin Alonzo ; et vous voyez aussi qu’elles sont placées sur cette carte avec une précision qui doit permettre à tout navigateur habile d’y arriver aisément. Ces deux îles sont exactement à deux cent vingt-cinq lieues l’une de l’autre.

— D’après les calculs que nous avons faits à bord de la Pinta, noble amiral, nous ne pouvons être bien loin de Cipango en ce moment.

— Les calculs peuvent le faire paraître ainsi, mais je doute qu’ils soient justes. L’erreur ordinaire des pilotes est de se trouver plus avancés qu’ils ne le supposent d’après les calculs, mais je crois qu’en cette occasion le contraire est arrivé. Cipango est à plusieurs journées du continent de l’Asie, et par conséquent cette île ne peut être très-loin de l’endroit où nous sommes ; mais les courants ont été contraires, et je doute que nous en soyons aussi près que vous et vos compagnons vous vous l’imaginiez. Renvoyez-moi cette carte ; j’y tracerai notre position actuelle, et nous pourrons voir tous si nous avons sujet de nous décourager ou de nous réjouir.

Pinzon prit la carte, la roula avec soin, y joignit un petit poids, et attachant le tout au bout d’une ligne de loch, il le jeta à bord de la Santa-Maria, de la même manière qu’on jette la sonde, ce qui fut très-facile, tant les deux bâtiments étaient près l’un de l’autre. La Pinta, déployant alors une ou deux voiles de plus, prit peu à peu l’avance sur les deux autres, cette caravelle continuant d’être la meilleure voilière, surtout quand le vent était léger.

Colomb étendit cette carte sur une table placée sur la dunette, et invita tous ceux qui le voudraient à s’en approcher pour voir de leurs propres yeux l’endroit précis de l’Océan où il croyait son escadre en ce moment. L’amiral y avait marqué avec trop d’exactitude le chemin fait chaque jour, en diminuant seulement le calcul des distances, pour ne pas réussir à montrer à son équipage, aussi exactement que possible, sous quels degrés de longitude et de latitude les bâtiments se trouvaient alors. Et comme cet endroit se trouvait près des îles qu’on croyait à l’est du continent de l’Asie, cette preuve palpable du chemin déjà parcouru produisit plus d’impression sur l’esprit des matelots que n’aurait pu le faire aucune démonstration fondée sur des raisonnements abstraits, quand même ils auraient été basés sur des prémisses incontestables : car la plupart des hommes se soumettent plus aisément au témoignage de leurs sens qu’à l’influence du raisonnement. Aucun matelot ne songea à demander comment il était prouvé que l’île de Cipango se trouvait réellement à l’endroit où elle était marquée sur la carte ; mais, l’y voyant figurer en noir et en blanc, tous furent disposés à croire qu’elle devait réellement y être ; et comme la réputation de Colomb pour calculer la marche journalière d’un bâtiment surpassait de beaucoup celle de tous les autres pilotes de la flotte, ce fait fut regardé comme tout à fait démontré. On se livra donc à des transports de joie, et l’on passa de nouveau du découragement à l’espérance : mais cette illusion devait encore être bientôt suivie de désappointement.

On ne peut douter que Colomb ne fût sincère en tout ce qui avait rapport à cette nouvelle illusion, à l’exception de la réduction journalière qu’il faisait sur la distance parcourue. De même que tous les cosmographies de ce siècle, il croyait la circonférence de la terre beaucoup plus petite qu’elle ne l’est réellement, comme l’ont démontré les calculs qui ont été faits depuis ce temps, et il en retranchait d’un seul trait presque toute la largeur de l’océan Pacifique. Ses idées à cet égard étaient fort naturelles, et l’on s’en convaincra en jetant un coup d’œil sur les faits géographiques que les savants possédaient alors comme autant de données pour leurs théories.

On savait que le continent de l’Asie était bordé à l’est par un vaste océan, et qu’une semblable étendue d’eau bordant l’Europe du côte de l’ouest ; d’où l’on tirait la conséquence plausible, dans la supposition que la terre fût une sphère, qu’il n’existait que de l’eau et des îles entre ces deux limites extrêmes de la terre. Or il se trouve moins de la moitié de la véritable circonférence du globe entre les bornes de l’ancien continent à l’orient et à l’occident, tel qu’il était connu à la fin du quinzième siècle ; dans l’état des connaissances humaines à cette époque c’eût donc été un effort d’esprit trop hardi de se faire une idée quelconque d’un fait si étonnant. Les théories se contentaient donc de resserrer les bornes de l’est et de l’ouest dans un cercle beaucoup trop étroit, faute de données pour en tracer un plus étendu, croyant que c’était déjà assez de hardiesse de soutenir que la terre avait une forme sphérique. Il est vrai que cette théorie remontait jusqu’à Ptolémée et probablement beaucoup plus loin : mais l’antiquité même d’un système devient un argument contre lui, quand il s’est écoulé des siècles sans que l’expérience en ait démontré la vérité. Colomb supposait que son île de Cipango, ou le Japon, était à environ cent quarante degrés de longitude à l’est de sa position véritable ; et comme un degré de longitude, sous le trente-cinquième degré de latitude septentrionale, qui est celle du Japon, en supposant la surface de la terre parfaitement sphérique, est d’environ cinquante-six milles géographiques, il s’ensuit que Colomb avait avancé cette île sur la carte de plus de sept mille milles d’Angleterre du côté de l’est, distance qui excède considérablement deux mille lieues marines.

Tout cela était pourtant un mystère non seulement pour les matelots des trois caravelles, mais pour le grand navigateur lui-même, dont les pensées les plus hardies n’auraient jamais osé aller si loin. Toutefois un fait de cette nature ne saurait diminuer en rien la gloire des vastes découvertes qu’il fit ensuite, puisqu’il prouve dans quelles circonstances défavorables il conçut le plan de son expédition, et avec quel degré limité de connaissances il réussit à l’exécuter.

Tandis qu’on s’occupait ainsi de la carte dont il vient d’être question, il était curieux de voir la manière dont les marins surveillaient ses moindres mouvements, étudiaient l’expression de sa physionomie toujours grave, et cherchaient à lire leur destin dans la contraction ou la dilatation de ses yeux. Les officiers et les pilotes de la Santa-Maria étaient à ses côtés, et quelques vieux marins s’étaient hasardés à s’approcher de la table pour suivre des yeux la marche lente de la plume de l’amiral, ou entendre l’explication de quelque figure de géométrie. De ce nombre était Sancho Mundo, qui passait généralement pour un des meilleurs marins de la flottille, en tout ce qui n’exigeait pas ce genre de connaissances qu’on n’acquiert que par l’étude et dans les écoles. Colomb adressait la parole avec bonté même à ces derniers, cherchant à leur faire comprendre certaines parties de leur profession qu’ils voyaient pratiquer tous les jours sans en connaître les motifs ; et il leur faisait particulièrement remarquer la distance déjà parcourue et celle qui restait encore à franchir. Les plus jeunes et les moins expérimentés ne prenaient pas moins d’intérêt que les autres à ce qui se passait ; et, montés sur les agrès, on les voyait regarder avec attention la scène qu’ils avaient sous les yeux, écoutant la démonstration de théories que leur intelligence n’était pas plus en état de comprendre que leurs yeux ne pouvaient voir cette Inde si vivement désirée. À mesure que les hommes deviennent plus intelligents, ils s’occupent davantage d’abstractions, abandonnant le domaine des sens pour se réfugier dans celui de la pensée. Mais jusqu’à ce que ce changement arrive, ils sont tous singulièrement soumis à l’influence des choses positives. La parole parlée produit rarement autant d’effet que la parole écrite ; et l’éloge ou le blâme qui entre par une oreille pour sortir par l’autre, pourrait faire une forte impression s’il parvenait à l’esprit par l’intermédiaire des yeux. Ainsi ceux des matelots qui ne pouvaient comprendre les raisonnements de Colomb s’imaginaient qu’ils comprenaient sa carte, et croyaient assez facilement que des îles et des continents devaient exister dans les endroits où ils les voyaient si bien dessinés.

Après cette opération, la gaieté reprit le dessus à bord de la Santa-Maria, et Sancho, qu’on regardait généralement comme un des partisans de l’amiral, eut à répondre à bien des questions de ses camarades qui désiraient avoir des explications plus détaillées sur quelques points relatifs à la carte qu’ils venaient de voir.

— Sancho, lui demanda l’un d’eux, qui venait de passer tout à coup du découragement à l’extrémité contraire, crois-tu que l’île de Cipango soit aussi grande que l’amiral l’a faite sur sa carte ? Qu’elle existe où il l’a placée, il ne faut que des yeux pour le voir, car elle paraît tout aussi naturelle que l’île de Fer ou celle de Madère.

— Oui, sans doute, répondit Sancho d’un ton positif, et l’on peut le voir à sa forme. N’y as-tu pas remarqué des caps, des baies et des promontoires, aussi clairement que sur toutes les côtes que nous connaissons ? Ah ! ces Génois sont d’habiles navigateurs ; et le señor Colon, notre noble amiral, n’est pas venu de si loin sans savoir dans quelle rade de cette île il jettera l’ancre.

Les esprits les plus bornés de l’équipage trouvaient de grandes consolations dans des arguments si concluants, et il ne se trouvait pas un seul matelot qui n’espérât avec plus de confiance que le voyage se terminerait heureusement, depuis que ses yeux avaient vu ce qui lui paraissait une preuve sans réplique de l’existence de la terre dans cette partie de l’Océan.

Lorsque la conversation entre l’amiral et Pinzon fut terminée, la Pinta, qui était déjà à une cinquantaine de toises en avant de la Santa-Maria, s’en éloigna un peu plus, quoique aucun de ces deux bâtiments ne filât guère plus d’un nœud par heure. Tout à coup, et tandis que les matelots s’entretenaient encore des nouvelles espérances auxquelles ils se livraient, un cri qui s’éleva à bord de la Pinta attira tous les yeux vers ce bâtiment. Pinzon était debout sur l’arrière, agitant son chapeau en l’air, et donnant tous les signes d’un transport de joie.

— Terre ! Señor, terre ! s’écria-t-il ; je réclame ma récompense. Terre ! terre !

— De quel côté, Martin Alonzo ? demanda Colomb avec un empressement qui rendait sa voix tremblante ; — de quel côté apercevez-vous une vue si heureuse ?

— Là — au sud-ouest, répondit Pinzon en étendant un bras de ce côté. On voit une chaîne sombre de nobles montagnes qui promettent de satisfaire les pieux désirs du saint-père lui-même.

Tous les yeux se tournèrent vers le sud-ouest, et chacun crut y trouver la preuve si désirée du succès de l’expédition. On voyait à l’horizon une masse, couverte de vapeurs, — dont les contours, sans être bien distincts, étaient plus marqués que ne le sont ordinairement les nuages, mais si confuse, qu’il fallait un œil bien exercé pour la saisir au milieu de l’obscurité du vide. C’est ainsi que la terre se montre souvent aux marins, quand l’atmosphère se trouve dans un certain état qui ne permet que rarement aux yeux des autres de la distinguer. Colomb connaissait si bien tous les phénomènes de l’Océan, qu’après que chacun eut jeté un coup d’œil sur le point de l’horizon indiqué, tous les regards se fixèrent sur lui pour savoir quelle serait son opinion. Il était impossible de se méprendre à l’expression de la physionomie de l’amiral, qui devint sur-le-champ radieuse de plaisir et animée d’un enthousiasme religieux. Se découvrant la tête, il leva vers le ciel des yeux pleins d’une reconnaissance sans bornes, et tomba ensuite à genoux pour rendre publiquement des actions de grâces à Dieu. C’était le signal du triomphe, et cependant, dans la situation où se trouvaient nos marins, un sentiment de triomphe n’était pas celui qui dominait parmi eux. De même que Colomb, ils sentaient qu’ils étaient dans la main de Dieu, et la reconnaissance s’empara simultanément de tous les cœurs. À bord des trois bâtiments, tous se mirent à genoux en même temps, et entonnèrent en chœur ce chant sublime : Gloria in excelsis Deo ! la voix de la reconnaissance envers le ciel s’élevant ainsi pour la première fois depuis la création du monde dans la vaste solitude de l’Océan. Il est vrai qu’à cette époque on était dans l’usage, sur la plupart des bâtiments chrétiens, de célébrer les offices du matin et du soir ; dans la circonstance actuelle ce chant sublime se faisait entendre pour la première fois sur des vagues qui depuis tant de siècles, dans leur fureur comme dans leur calme, chantaient les louanges de celui dont la volonté les avait tirées du néant.

— Gloire à Dieu au plus haut des cieux ! — chantèrent ces grossiers matelots dont le cœur était attendri par l’idée des dangers auxquels ils avaient échappé et du succès qu’ils avaient obtenu, comme si une seule bouche eût reproduit l’harmonie solennelle de ce chant religieux ; — gloire à Dieu au plus haut des cieux, et paix sur la terre aux hommes de bonne volonté. Nous vous louons, nous vous bénissons, nous vous adorons, nous vous glorifions, nous vous rendons grâces à cause de votre grande gloire, etc., etc.

Pendant ce noble chant, qui paraît s’approcher des cantiques des anges autant qu’il peut être au pouvoir des hommes de le faire, on entendait la voix de Colomb, forte et distincte, mais tremblante d’émotion.

Après cet acte de pieuse reconnaissance, les matelots montèrent sur les mâts, pour s’assurer mieux encore de leur succès. Tous furent d’accord pour déclarer que la masse encore informe qu’on apercevait était bien la terre, et leur premier transport de joie fit place à un sentiment plus calme de sécurité. Le soleil se coucha un peu au nord des sombres montagnes qu’on voyait, jetant sur l’Océan autant d’ombre qu’on en trouve jamais sous le ciel des tropiques et sous un firmament sans nuages. Lorsqu’on eut établi le premier quart, Colomb, qui, toutes les fois que le vent le permettait, avait toujours fait gouverner directement à l’ouest, donna ordre, pour satisfaire l’impatience des équipages, de gouverner au sud-ouest, d’après la boussole, ce qui était, par le fait, gouverner au sud-ouest quart de sud. Le vent augmenta, et comme l’amiral avait supposé que la terre était à environ vingt-cinq lieues quand on avait cessé de la voir au coucher du soleil, personne à bord de la petite flotte ne douta qu’on ne la vît distinctement le lendemain matin. Colomb lui-même partageait cet espoir, quoiqu’il n’eût changé sa route qu’avec répugnance, parce qu’il croyait fermement qu’il trouverait le continent en avançant directement vers l’ouest, ou vers ce qu’il croyait l’ouest, quoiqu’il n’eût pas la même confiance d’y découvrir une île.

Peu d’individus à bord des trois caravelles dormirent bien cette nuit-là. — Les richesses et les merveilles de l’Orient se présentèrent comme des visions à l’esprit même de ceux qui avaient le moins d’imagination, et des rêves que la soif de l’or et la curiosité rendaient pénibles venaient troubler leur sommeil. Les matelots quittaient leurs hamacs d’heure en heure pour monter sur les mâts, et chercher quelques nouvelles preuves de la proximité de la terre. Mais tous leurs efforts pour percer l’obscurité, et pour y découvrir des objets auxquels leur imagination avait déjà prêté une forme, restèrent sans résultat. Dans le cours de la nuit, les bâtiments, avançant en ligne directe au sud-ouest, firent dix-sept lieues sur les vingt-cinq que Colomb avait supposé le séparer de la terre ; et à l’instant où l’aurore allait paraître, tout le monde à bord était déjà sur pied, dans l’attente de voir l’aurore éclairer un spectacle qui leur paraissait alors mériter la longue route qu’ils avaient faite et les risques auxquels ils s’étaient exposés.

— Je vois une bande de lumière briller à l’orient, s’écria Luis avec gaieté ; et maintenant, señor amiral, nous pouvons nous réunir pour vous appeler la gloire et l’honneur du monde.

— Tout dépend de Dieu, mon jeune ami. Que la terre soit près de nous, ou non, elle forme les limites de l’Océan occidental, et nous devons aller jusqu’à ces limites. Mais vous avez raison, ami Gutierrez, la lumière commence à se montrer à l’horizon, et s’élève même en cercle au-dessus de la mer.

— Je voudrais que le soleil, seulement pour aujourd’hui, se levât à l’ouest, afin que nous passions avoir la première vue de nos nouvelles possessions dans cette glorieuse partie du ciel que ses rayons vont illuminer au-dessus des parages que nous avons si récemment traversés.

— C’est ce qui ne peut arriver, maître Pédro ; car depuis le commencement des temps le soleil n’a cessé de parcourir sa carrière de l’est à l’ouest, et il continuera ainsi jusqu’à l’accomplissement des temps : sur ce fait nous pouvons nous en rapporter à nos sens, quoiqu’ils nous trompent souvent en beaucoup d’autres points.

Ainsi raisonnait Colomb, — lui dont le génie avait devancé son siècle dans son étude favorite, lui ordinairement si calme et si philosophe, uniquement parce qu’il n’avait pas secoué le joug de l’habitude et du préjugé. — Le célèbre système de Ptolémée, — ce singulier mélange d’erreur et de vérité, — était la loi favorite du jour en astronomie. Ce ne fut que plusieurs années après la découverte de l’Amérique que Copernic, qui n’était encore qu’un jeune homme lors du premier voyage de Colomb, — donna la précision de la science à la juste conception de Pythagore, juste dans sa première base, quoique imaginaire dans ses rapports aux causes et aux effets ; — et ce qui prouve tout le danger qu’il y avait alors à suivre la marche progressive de la pensée, c’est qu’il fut récompensé de ce vaste effort de la raison humaine par l’excommunication de l’Église, dont le poids chargea son âme, sinon son corps, jusqu’à un temps très-voisin du nôtre. Cette seule circonstance suffira pour prouver au lecteur combien d’obstacles le grand navigateur eut à surmonter pour mener à fin la grande entreprise qu’il avait conçue.

Mais pendant cette digression le jour paraît, et la lumière commence à se répandre dans le ciel et sur l’Océan. Tous les yeux étaient tournés vers l’horizon occidental, et bientôt le frisson du désappointement glaça tous les cœurs, lorsque l’espoir fit place à la certitude, lorsqu’il fut évident qu’on n’apercevait aucune terre. Les bâtiments venaient de passer ces bornes de l’horizon visible où des masses de nuages s’étaient accumulées à la fin de la soirée précédente, et personne ne pouvait plus douter que ses sens n’eussent été trompés par quelque particularité accidentelle de l’atmosphère. Tous les yeux se fixèrent alors sur l’amiral, qui, tout en sentant au fond du cœur le poids cruel du désappointement, montra une dignité calme qu’il n’était pas facile de troubler.

— Ces fausses apparences ne sont pas rares, Señores, dit-il à ceux qui l’entouraient, mais assez haut pour être entendu de presque tout l’équipage, quoiqu’elles soient rarement aussi trompeuses que celle qui vient de nous abuser. Tous ceux qui sont habitués à la mer en ont déjà sans doute vu de semblables. En tant que faits physiques, on doit les regarder comme n’étant ni pour nous ni contre nous ; en tant que présages, chacun les considèrera d’après sa confiance en Dieu, dont la bonté nous a accordé un million de fois plus de grâces que nous ne pourrions lui témoigner de gratitude en chantant le Gloria in excelsis depuis le matin jusqu’au soir, aussi longtemps que la voix ne nous manquerait pas.

— Cependant, don Christophe, répondit un des officiers, nous avions conçu de si fortes espérances, que ce désappointement nous paraît difficile à supporter. Vous parlez de présages, Señor, apercevez-vous quelques signes physiques qui annoncent que nous sommes dans le voisinage du Cathay ?

— Les présages, c’est Dieu qui les envoie. Ils sont une espèce de miracle qui précède les événements naturels, comme les miracles véritables les surpassent. Je crois que cette expédition est un dessein inspiré de Dieu, et je ne vois pas d’irrévérence à supposer que des nuages se soient accumulés à l’horizon en prenant cette apparence de terre, pour nous encourager à la persévérance, et comme une preuve que nos travaux finiront par être récompensés. Je ne puis pourtant dire que cela soit arrivé autrement que par des moyens naturels, car ces illusions nous sont familières à nous autres marins.

— Je tâcherai de le considérer ainsi, señor amirante, répondit l’officier, — et là se termina la conversation.

Ce qu’on avait pris pour la terre avec tant de confiance ayant entièrement disparu, la tristesse étendit ses sombres voiles sur les trois équipages, et ils passèrent de nouveau de l’espoir au découragement. Colomb continua de gouverner à l’ouest, d’après la boussole, mais dans la réalité à l’ouest-quart-sud-ouest. Cependant, à midi, cédant aux vives sollicitations de tous ceux qui l’entouraient, il changea encore de route et remit le cap au sud-ouest. Il avança de ce côté jusqu’à ce que l’on eût fait assez de chemin pour convaincre les plus incrédules qu’ils avaient été trompés par des nuages, la soirée précédente. La nuit vint, et comme il ne restait pas la moindre lueur d’espérance, on reprit route vers l’ouest. Dans le cours de ces vingt-quatre heures, on fit trente et une lieues qui ne comptèrent que pour vingt-quatre aux yeux des équipages.

Plusieurs jours se succédèrent sans amener aucun changement important. Le vent continua d’être favorable, mais souvent il était si léger qu’on ne faisait que cinquante milles par vingt-quatre heures. La mer était calme, et l’on rencontra de nouveau des herbes marines, mais en moindre quantité qu’auparavant. Le 29 septembre, le quatrième jour après celui où Pinzon avait crié : — Terre ! terre ! — on vit un oiseau de l’espèce de ceux appelés frégate ; et comme les marins pensent généralement que cet oiseau ne s’éloigne jamais beaucoup du rivage, sa vue fit renaître momentanément quelque espérance. Deux pélicans se montrèrent aussi, et l’air était si doux et si balsamique que Colomb déclara qu’il ne manquait que des rossignols pour rendre les nuits aussi délicieuses que celles de l’Andalousie.

C’était ainsi que les oiseaux allaient et venaient, donnant des espérances qui devaient être bientôt déçues, et quelquefois volant en si grand nombre qu’on ne pouvait croire qu’ils se hasardassent ainsi sur le vaste Océan sans bien connaître leur situation. La déviation de l’aiguille attira de nouveau l’attention de l’amiral et de tout l’équipage, et l’opinion unanime fut qu’on ne pouvait expliquer ce phénomène que par les mouvements de l’étoile polaire. Enfin le 1er octobre arriva, et les pilotes de la Santa-Maria se mirent sérieusement à l’ouvrage pour s’assurer à quelle distance on était de l’Europe. Ils avaient été trompés aussi bien que le reste de l’équipage par la manœuvre adroite de Colomb, et quand ils s’approchèrent de lui pour lui remettre le résultat de leurs calculs tandis qu’il était à son poste ordinaire sur la dunette, leur physionomie était un miroir fidèle qui réfléchissait leurs inquiétudes.

— Señor amirante, dit l’un d’eux, nous ne sommes pas à moins de cinq cent soixante-dix-huit lieues à l’ouest de l’île de Fer. C’est une distance effrayante pour s’y hasarder sur un Océan inconnu.

— C’est la vérité, brave Barthélemy, répondit Colomb avec calme ; mais plus loin nous nous hasarderons, plus nous en retirons d’honneur. Vos calculs sont même au-dessous de la vérité, car les miens, qui ne sont un secret pour personne, donnent cinq cent quatre-vingt-quatre lieues, c’est-à-dire six de plus que les vôtres. Mais, après tout, cela égale à peine un voyage de Lisbonne en Guinée, et nous ne voudrons pas nous laisser surpasser par les marins de don Juan.

— Ah ! señor amirante, les Portugais ont leurs îles sur le chemin, et vont côtoyant l’ancien monde ; tandis que nous, s’il arrive que cette terre ne soit pas réellement une sphère, nous avançons chaque jour vers son extrémité, et nous courons des dangers dont nous ne pouvons nous faire une idée.

— Allons donc, Barthélemy, vous parlez comme un batelier de rivière jeté au-delà de sa barre par une forte brise de terre, et qui croit courir de plus grands risques que personne en ait jamais couru, parce que l’eau qui mouille sa langue est salée. Montrez hardiment vos calculs à l’équipage, et tâchez d’afficher l’espérance, de peur qu’on ne se rappelle vos craintes quand nous serons dans les bosquets du Cathay.

— Cet homme meurt de peur, dit froidement Luis tandis que les pilotes descendaient de la dunette à pas lents et le cœur navré. Vos six pauvres lieues sont même un poids trop lourd pour son esprit. Cinq cent soixante-dix-huit l’effrayaient ; mais cinq cent quatre-vingt-quatre lui deviennent un fardeau insupportable.

— Qu’aurait-il donc pensé, s’il avait su la vérité ? — vérité que vous ne connaissez pas vous-même.

— J’espère, don Christophe, que ce n’est point par méfiance dans la fermeté de mes nerfs que vous m’avez caché ce secret ?

— Je crois que j’aurais eu tort, comte de Llera ; et pourtant on se méfie de soi-même quand de si grands intérêts ne tiennent qu’à un fil. — Vous faites-vous une idée de la distance que nous avons parcourue ?

— Non, par saint Jacques ! Señor. C’est bien assez pour moi de savoir que nous sommes très-loin de doña Mercédès, et une lieue de plus ou de moins n’est pas une grande affaire. Si votre théorie est véritable, et que la terre soit ronde, j’ai la consolation de savoir qu’avec le temps nous nous retrouverons en Espagne en donnant la chasse au soleil.

— vous devez vous faire une idée de la distance à laquelle nous sommes de l’île de Fer, puisque vous savez que j’ai diminué le calcul de notre route journalière pour le montrer à l’équipage.

— Pour vous dire la vérité, don Christophe, l’arithmétique et moi nous ne sommes pas grands amis. Quand il s’agirait de ma vie, je ne pourrais vous mettre en chiffres le total de mes revenus, quoiqu’il pût être moins difficile d’arriver au même résultat d’une autre manière. Cependant, s’il faut dire la vérité, je crois qu’au lieu de vos cinq cent quatre-vingt-quatre lieues, on pourrait dire six cent dix ou vingt.

— Ajoutez-y encore une centaine de lieues, et vous serez plus près de la vérité. Nous sommes en ce moment à sept cent sept lieues de l’île de Fer, et nous approchons rapidement du méridien de Cipango. Encore huit ou dix jours au plus, et je commencerai sérieusement à m’attendre à voir le continent de l’Asie.

— Nous avons voyagé plus vite que je ne le pensais, Señor, répondit Luis nonchalamment ; mais continuez, un de ceux qui vous accompagnent ne se plaindra pas, dussions-nous faire le tour de la terre.



  1. Il est digne de remarque que Philadelphie se trouve à peu près dans la position que l’honnête Toscanelli suppose avoir été celle de la fameuse ville de Quisay.