Mercédès de Castille/Chapitre 27

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 18p. 415-424).


CHAPITRE XXVII.


Mac-Homère, conduit à de profondes recherches par les papiers d’état de Buffon, peut aussi, en vers ou en prose, imaginer une théorie gallo-celtique pour prouver que les ancêtres des orang-outangs furent des Écossais qui s’étaient enfuis de leurs montagnes.
Lord John Townshend.



La nouvelle du retour de Colomb et de ses importantes découvertes se répandit dans toute l’Europe avec la rapidité de l’éclair ; bientôt elle fut considérée comme le plus grand événement de ce siècle. Pendant plusieurs années, et jusqu’à la découverte de l’océan Pacifique par Balboa, on crut que l’amiral était arrivé aux Indes, par l’ouest, et par conséquent que le problème de la forme de la terre était résolu en fait. Les événements du voyage, les merveilles dont il avait été accompagné, la fertilité du sol, la douceur du climat ; les richesses de ces contrées en or, en épices et en perles ; enfin, les choses curieuses que l’amiral en avait rapportées, comme autant de preuves de sa complète réussite, étaient le sujet de toutes les conversations, et amenaient des discussions dont on ne se lassait jamais. Les Maures venaient d’être chassés de la Péninsule après plusieurs siècles d’une lutte acharnée ; mais cet événement désiré avec tant d’ardeur était complètement éclipsé par l’éclat soudain de la découverte d’un monde occidental. En un mot, les âmes pieuses se représentaient avec joie une nouvelle propagation de l’Évangile ; — les avares voyaient en imagination d’innombrables monceaux d’or ; — les politiques calculaient l’accroissement du pouvoir de l’Espagne ; — les savants étaient dans l’extase du plaisir, en voyant le triomphe de l’esprit humain sur les préjugés et l’ignorance, triomphe qui devait le conduire à des connaissances plus étendues encore ; — enfin, quoique rouges d’envie, les ennemis de l’Espagne étaient émerveillés et saisis de respect.

Les premiers jours qui suivirent l’arrivée du courrier de Colomb, furent animés par la joie et la curiosité. Les réponses adressées à l’amiral renfermaient les plus vives instances de venir à la cour sans aucun délai, en même temps que la magnifique promesse des plus grands honneurs. Son nom était dans toutes les bouches, sa gloire remplissait le cœur de tous les vrais Espagnols. Des ordres furent donnés pour les préparatifs d’un nouveau voyage, car l’on ne s’occupait plus que de découvertes, celle qui venait d’être faite devant nécessairement en amener d’autres. Un mois se passa ainsi, et enfin l’amiral arriva à Barcelone, accompagné de la plupart des Indiens qu’il avait ramenés avec lui. Les plus grand honneurs lui furent rendus. Les souverains le reçurent, assis sur leur trône, en audience publique, se levèrent quand il s’approcha, et insistèrent pour qu’il s’assit en leur présence, distinction qui ne s’accordait ordinairement qu’aux princes du sang. L’amiral raconta alors l’histoire de son voyage, montra les curiosités qu’il avait rapportées, et appuya sur les grandes espérances qu’offrait l’avenir. Quand il eut terminé sa relation, tout le monde se mit à genoux, les choristes ordinaires de la cour chantèrent le Te Deum, et Ferdinand lui-même, malgré son caractère impassible, versa des larmes de joie et de reconnaissance en voyant toute la magnificence de cet inattendu présent du ciel.

Colomb fut longtemps le but de tous les regards, et il ne cessa d’être entouré d’honneurs et de marques de considération que lorsqu’il quitta la cour pour prendre le commandement de la seconde expédition, comme on nomma alors ce voyage.

Quelques jours avant l’arrivée de l’amiral à la cour, don Luis de Bobadilla parut tout à coup à Barcelone. Dans un temps ordinaire, l’absence et le retour d’un jeune seigneur de son rang et de son caractère auraient fourni aux courtisans un sujet de conversation longtemps inépuisable ; mais on n’était alors occupé que du grand voyage, ce qui le mit à l’abri des caquets. Cependant sa présence ne pouvait manquer d’être remarquée ; on se disait à l’oreille, avec un sourire moqueur et en levant les épaules, qu’il était arrivé à bord d’une caravelle venant du Levant ; et une des plaisanteries du jour les mieux accueillies était de dire à demi-voix que le jeune comte de Llera avait aussi fait un voyage à l’est. Tout cela n’inquiétait guère notre héros, et on le vit bientôt reprendre son genre de vie ordinaire lorsqu’il était à la cour. Le jour où Colomb fut reçu en audience publique, don Luis était présent, couvert de ses plus riches habits, et nul grand d’Espagne ne fit plus d’honneur à son nom et à son lignage, par la noblesse de sa tournure et par sa bonne mine, que le jeune comte de Llera. Pendant la cérémonie Isabelle le regarda en souriant ; mais les observateurs attentifs à qui fut due cette remarque secouèrent la tête en voyant l’air de gravité extraordinaire de la favorite de la reine, dans une occasion si joyeuse, ce qu’ils attribuèrent aux goûts ignobles de son neveu. Personne, ce jour-là, ne regarda Luis avec plus de plaisir que Sancho, resté à Barcelone pour jouir des honneurs rendus à son chef, et à qui, en considération de ses services, on avait accordé une place parmi les courtisans. L’usage qu’il faisait de la nouvelle herbe nommée tabac ne causa pas peu de surprise, et quinze ou vingt personnes qui voulurent l’imiter n’y gagnèrent que des nausées. Un de ses exploits fut d’un genre si extraordinaire, et peint si bien l’engouement du jour, que nous le rapporterons en détail.

La cérémonie de la réception était terminée, et Sancho se retirait avec le reste de la foule, quand il fut accosté par un homme d’environ quarante ans, bien vêtu, et ayant des manières agréables, qui le pria d’honorer de sa présence un petit banquet, car on en avait préparé plusieurs pour Colomb et ses amis. Sancho, pour qui le plaisir de recevoir des marques de distinction était encore tout nouveau, ne se fit pas presser pour accepter, et il fut conduit dans un appartement du palais, où il trouva une vingtaine de jeunes seigneurs qui s’étaient réunis pour lui faire honneur ; car heureux était à Barcelone celui qui ce jour-là pouvait faire accepter ses attentions au dernier des compagnons de Colomb. Dès qu’ils furent arrivés, les jeunes seigneurs se groupèrent autour deux, prodiguèrent à Sancho les manques de considération, et adressèrent en même temps une douzaine de questions à son introduteur qu’ils appelaient señor Pédro — señor Martir, — et quelquefois señor Pédro Martir. Il est inutile de dire que c’était l’historien connu de notre temps sous le nom de Pierre Martir, Italien aux soins duquel Isabelle avait confié l’instruction de la plupart des jeunes seigneurs de sa cour. C’était pour satisfaire leur curiosité que le banquet avait été préparé, et l’invitation avait été faite à Sancho d’après le principe que, lorsqu’on ne peut se procurer ce qu’il y a de mieux dans quelque genre que ce soit, il faut se contenter de la qualité inférieure.

— Félicitez-moi, Señores, dit Pierre Martir dès qu’il lui fut possible de parler, car mon succès a surpassé mes espérances. Le Génois et ses principaux compagnons sont aujourd’hui entre les mains de tout ce qu’il y a de plus illustre à la cour ; mais voici un digne pilote, qui occupait sans doute le second rang à bord d’une des caravelles, et qui a bien voulu nous faire l’honneur de partager notre repas. Mon invitation a obtenu la préférence sur une foule d’autres, mais je n’ai pas encore en le temps de lui demander son nom ; je vais donc le prier de nous le faire connaître.

Sancho ne manquait jamais de présence d’esprit, et avait trop de bon sens pour être jamais, de propos délibéré, grossier ou vulgaire, en un mot pour avoir des manières offensantes ; toutefois mes lecteurs me dispenseront sans doute d’ajouter que le digne timonier n’était pas fait pour être académicien, et que ses connaissances philosophiques avaient fort peu de profondeur. Il prit un air de dignité convenable, et les mille questions auxquelles il avait eu à répondre depuis un mois lui ayant donné de l’expérience, il se disposa à faire honneur aux connaissances d’un homme qui avait été aux Indes.

— Señores, dit-il, on m’appelle Sancho Mundo, à votre service, — quelquefois Sancho de la Porte du Chantier, — mais je préférerais aujourd’hui qu’on m’appelât Sancho des Indes, à moins qu’il ne convînt à Son Excellence don Christophe de prendre ce surnom, auquel il a des droits un peu mieux fondés que les miens.

Plusieurs voix s’élevèrent pour protester que les droits qu’il y avait lui-même étaient du premier ordre, et l’on présenta ensuite à Sancho de la Porte du Chantier plusieurs jeunes gens des premières familles d’Espagne ; car, quoique les Espagnols n’aient pas la même manie que les Américains pour ce genre de politesse, l’esprit du jour avait pris l’ascendant sur leur réserve habituelle. Après ce cérémonial, et quand les Mendozas, les Guzmans, les Cerdas et les Tolédos, qui étaient de la compagnie, eurent eu l’honneur de se faire connaître à un simple matelot, on se rendit dans la salle du banquet, où la table était servie de manière à faire honneur aux cuisiniers de Barcelone. Pendant le repas, la curiosité des jeunes gens l’emporta quelquefois sur leur savoir-vivre ; mais leurs questions n’eurent aucune prise sur Sancho, tant il était absorbé par l’importance de l’affaire dont il s’occupait en ce moment, affaire qui lui inspirait une sorte de vénération religieuse. Se trouvant enfin pressé plus vivement que jamais, il plaça son couteau et sa fourchette sur son assiette, et dit d’un ton solennel :

— Señores, je regarde la nourriture comme un don que Dieu a fait à l’homme, et il me semble que c’est une irrévérence de tant parler, lorsque les aliments placés sur la table nous invitent à rendre hommage à notre grand pourvoyeur. Je sais que don Christophe pense de même, et tous ceux qui sont sous ses ordres imitent la conduite de leur chef chéri et respecté. Quand je serai prêt à converser, señores hidalgos, je vous répondrai tant qu’il vous plaira, et alors que Dieu prenne en pitié les esprits ignorants et bornés.

D’après cette admonition, il n’y avait plus rien à dire jusqu’à ce que l’appétit de Sancho fût satisfait ; ce dont il donna avis lui-même par les paroles suivantes, après avoir reculé sa chaise à quelques pouces de la table :

— Je n’ai de prétentions qu’à fort peu de savoir, señor Pédro Martir ; mais ce que j’ai vu, je l’ai vu, et ce qu’il sait, un marin le sait aussi bien qu’un docteur de Salamanque. Faites-moi donc vos questions, au nom du ciel, et je vous répondrai aussi bien que peut le faire un homme pauvre, mais honnête.

Le savant Pierre Martir était très-disposé à profiter de cette bonne volonté, car, en ce moment, on attachait beaucoup d’importance à se procurer des informations de première main, comme on disait. Il commença donc son interrogatoire d’une manière aussi simple et aussi directe qu’il y avait été invité :

— Eh bien ! Señor, nous désirons obtenir des connaissances par tous les moyens possibles. Dites-nous donc d’abord, s’il vous plaît, laquelle de toutes les merveilles que vous avez vues pendant votre voyage, a fait le plus d’impression sur votre esprit, et vous a frappé comme la plus digne de remarque ?

— Je n’ai rien vu qui puisse se comparer aux frasques de l’étoile polaire, répondit Sancho sans hésiter. Nous autres marins, nous avons toujours regardé cette étoile comme aussi immobile que la cathédrale de Séville ; mais, pendant ce voyage, on l’a vue changer de place avec autant d’inconstance que le vent.

— Cela est vraiment miraculeux, s’écria Pierre Martir, qui ne savait trop ce qu’il devait penser de cette nouvelle. N’y a-t-il pas la quelque méprise, señor Sancho ? Peut-être n’êtes-vous pas très-habitué à observer les astres ?

— Demandez-le à don Christophe, car nous avons raisonné ensemble de cette affaire, quand ce phénomème, comme il l’appelait, fut observé pour la première fois ; et nous en vînmes à conclure que rien dans ce monde n’est aussi stable qu’il le paraît. Soyez-en bien sûr, señor don Pédro, l’étoile polaire tourne comme une girouette.

— Je ferai quelques questions à ce sujet à l’illustre amiral. Mais après ces mouvements de l’étoile polaire, quel fait trouvez-vous le plus digne de remarque, señor Sancho ? — Je parle du cours ordinaire des choses ; nous laisserons la science pour y revenir dans une autre occasion.

C’était là une question trop grave pour y répondre légèrement ; et, pendant que Sancho y réfléchissait, la porte s’ouvrit, et Luis de Bobadilla se présenta avec sa grâce ordinaire et en costume brillant. Une douzaine de voix prononcèrent son nom, et Pierre Martir se leva pour le recevoir d’un air cordial, mais qui semblait mêlé de reproche.

— Je vous ai demandé l’honneur de cette visite, señor comte, quoiqu’il y ait quelque temps que vous n’avez pris mes leçons et mes conseils, parce que j’ai pensé qu’un jeune homme qui aime les voyages autant que vous les aimez, trouverait de l’utilité et de la satisfaction à apprendre les merveilles d’une expédition aussi glorieuse que celle de Colomb. Ce digne marin, ce pilote, en qui l’amiral a sans doute beaucoup de confiance, a bien voulu accepter une invitation à notre simple repas, et il est sur le point de nous faire part d’un grand nombre de faits et d’incidents intéressants qui ont eu lieu pendant ce grand voyage. — Señor Sancho Mundo, vous voyez don Luis de Bobadilla, comte de Llera, grand d’Espagne d’un haut lignage, et qui n’est pas inconnu sur les mers, car il y a fait plusieurs voyages.

— Il est inutile de me le dire, señor Pédro, répondit Sancho en rendant avec un respect un peu gauche le salut plein de grâce que lui adressait don Luis ; je le vois d’un coup d’œil. Son Excellence a été dans l’Orient aussi bien que don Christophe et moi ; mais nous y avons été par des chemins différents, et aucun de nous n’est parvenu jusqu’au Cathay. Votre connaissance est un honneur pour moi, don Luis, et j’ose dire que le noble amiral mettra les voyages sur mer plus à la mode qu’ils ne l’ont été depuis bien des années. Si vous voyagez dans les environs de Moguer, j’espère que vous ne passerez pas devant la porte de Sancho Mundo sans vous informer s’il est chez lui.

— Je vous le promets de tout mon cœur, quand il me faudrait aller jusqu’à la porte du chantier, répondit Luis en riant. Et s’étant assis, il ajouta : — Que je n’interrompe pas davantage votre conversation, señor Pédro ; il m’a paru quelle était intéressante au moment où je suis entré.

— J’ai réfléchi à la question que vous m’avez faite, señor Pédro, dit alors Sancho ; et le fait qui me paraît le plus curieux, après les frasques de l’étoile polaire, c’est qu’il n’y ait pas de doublons à Cipango. L’or n’y manque pourtant pas, et il me semble singulier qu’un peuple possède de l’or sans songer combien il serait commode d’en faire des doublons, ou quelque autre monnaie du même genre.

Pierre Martir et ses jeunes disciples rirent beaucoup de cette saillie, et l’on passa à un autre sujet.

— Laissons cette question, qui appartient à la politique des États plutôt qu’à la classe des phénomènes naturels, dit Pierre Martir. — Quelle chose vous a frappé comme la plus remarquable en ce qui concerne la nature humaine ?

— À cet égard, señor, Je crois que l’île des Femmes peut être citée comme le plus extraordinaire de tous les phénomèmes que nous ayons vus. J’ai vu des femmes se renfermer dans des couvents, et des hommes aussi ; mais je n’avais jamais entendu dire, avant notre voyage, que les uns ou les autres se renfermassent dans des îles.

— Cela est-il bien vrai, Señor ? sérièrent une douzaine de voix ; avez-vous réellement vu une pareille île ?

— Je l’ai vue à quelque distance, Señores, et j’ai regardé comme un bonheur pour moi de ne pas m’en être approché davantage ; car je pense que c’est assez des commères de Moguer, sans encore y ajouter une île qui en soit remplie. — Ensuite il y a le pain qui pousse comme une racine. — Que pensez-vous de cela, señor don Luis ? — N’est-ce pas un mets curieux à goûter ?

— Vous m’adressez une question à laquelle vous devez répondre vous-même, señor Sancho. Que puis-je savoir des merveilles de Cipango, puisque Candie est à un côté opposé de la terre ?

— Vous avez raison, illustre comte, et je vous demande humblement pardon. Le devoir de celui qui a vu est de raconter, aussi bien que le devoir de celui qui n’a pas vu est de croire ; j’espère que chacun ici fera le sien.

— Ces sauvages mangent-ils de la viande aussi remarquable que leur pain ? demanda un Cerda.

— Sans doute, noble Señor, car ils se mangent les uns les autres. Il est vrai que ni don Christophe ni moi nous n’avons jamais été invités à un festin semblable ; car je suppose qu’ils étaient bien convaincus qu’une telle chair ne nous conviendrait pas. Mais nous avons eu beaucoup d’informations sur ce sujet, et d’après les calculs les plus exacts que j’aie pu faire, je pense que la consommation en hommes dans l’île de Bohio doit être à peu près égale à celle que l’on fait en bœufs dans notre pays.

Vingt exclamations de dégoût s’élevèrent à ces paroles, et Pierre Martir secoua la tête en homme qui doutait de la vérité de cette histoire. Mais comme il ne s’était pas attendu à trouver un philosophe ou un savant dans un homme du rang de Sancho, il n en continua pas moins la conversation.

— Connaissez vous quelque chose relativement aux oiseaux rares que l’amiral a présentés aujourd’hui à Leurs Altesses ?

— Oui sans doute, et surtout les perroquets. Ce sont des oiseaux très-sensés, et je ne doute pas qu’ils ne pussent répondre d’une manière satisfaisante à quelques-unes des questions que bien des gens me font ici, à Barcelone.

— Je vois que vous êtes un plaisant, señor Sancho, et j’aime vos plaisanteries, dit le savant en souriant. Laissez-vous aller au cours de votre imagination, et du moins amusez-nous, — si vous ne nous instruisez pas.

— San Pédro sait que je ferais tout au monde pour vous obliger, Señor ; mais je suis né avec un tel amour de la vérité dans le cœur, que je ne sais pas enjoliver une histoire. Ce que je vois, je le crois ; et ayant été dans les Indes, je ne pouvais fermer les yeux devant toutes leurs merveilles. Par exemple, nous avons traversé une mer d’herbes, miracle qu’on ne voit pas tous les jours, car je ne doute nullement que tous les diables n’eussent travaillé à les empiler pour nous empêcher de porter la croix aux pauvres païens qui demeurent de l’autre côté de l’eau. Si nous avons traversé cette mer, nous le devons à nos prières plus qu’à nos voiles.

Les jeunes gens regardèrent Pierre Martir, pour voir ce qu’il pensait de cette théorie ; mais le savant, s’il avait une teinte de la superstition de son siècle, n’était pourtant pas disposé à croire tout ce qu’il plairait à Sancho d’affirmer, quoiqu’il vînt de faire un voyage aux Indes.

— Puisque vous montrez tant de curiosité, Señores, relativement au voyage de Colomb, maintenant amiral des Indes, suivant le brevet que lui ont accordé Leurs Altesses, je vous satisferai en partie, en vous racontant tout ce que je sais, dit don Luis avec un ton calme et de dignité. Vous savez que je voyais souvent don Christophe avant son départ, et que même j’ai tant soit peu contribué à le ramener à Santa-Fé, quand on l’en croyait parti pour toujours. Notre intimité s’est renouvelée depuis l’arrivée du grand navigateur génois à Barcelone, et nous avons passé bien des heures tête à tête, discourant sur tous les événements de son voyage. Je suis prêt à vous faire part de tout ce que j’ai appris ainsi, si vous êtes disposés à m’écouter.

Toute la compagnie lui ayant témoigné son empressement de l’entendre, il commença une relation du voyage, et en détailla à ses auditeurs les circonstances les plus capables de les intéresser. Il les conduisit d’île en île, en indiquant leurs productions, réelles ou imaginaires. Une grande partie de son récit, qui dura pendant une heure, avait pour base des méprises causées par ce que ni l’amiral ni lui ne comprenaient bien les signes et le langage des Indiens ; mais il s’exprimait avec clarté, en termes élégants, sinon éloquents, et avec un air de vérité qui produisit le plus grand effet. En un mot, notre héros fit passer le résultat de ses propres observations pour la relation de l’amiral, et plus d’une fois ses descriptions pleines de vivacité et de fraîcheur furent interrompues par des exclamations d’admiration et de plaisir. Sancho lui-même l’écouta avec une satisfaction évidente, et quand Luis eut cessé de parler, il se leva en s’écriant :

— Et vous pouvez croire tout cela, Señores, comme paroles d’évangile. Le noble Señor eût-il vu lui-même tout ce qu’il vient de vous décrire, il n’aurait pu y mettre plus de vérité. Je me regarde comme très-heureux de l’avoir entendu raconter cette histoire du voyage, car ce sera désormais la mienne, mot pour mot ; et puisse mon saint patron m’oublier, si je raconte autre chose aux commères de Moguer quand je serai de retour dans cette bienheureuse ville où j’ai passé mon enfance !

Un des effets de la relation de Luis fut de diminuer l’importance de Sancho. Pierre Martir déclara que la manière dont ce jeune seigneur avait rendu compte du voyage, aurait fait honneur à un savant qui eût été de l’expédition. On adressa quelques questions au vieux marin, pour voir s’il confirmerait tous les détails qu’on venait d’entendre, et l’on ne tira de lui que des protestations énergiques qui en attestèrent l’exactitude.

On peut à peine se figurer quelle réputation valut au comte de Llera cette petite supercherie. Être en état de répéter avec tant de précision et en produisant tant d’effet, un récit qu’on supposait être sorti de la propre bouche de Colomb, c’était un véritable titre de gloire. Pierre Martir, qui jouissait d’une réputation d’éloquence justement acquise, faisait en tous lieux les plus grands éloges de notre héros, et ses jeunes élèves suivaient son exemple avec toute l’ardeur imitatrice de la jeunesse. Telle était la puissance de la renommée acquise par le Génois, qu’elle se reflétait en partie sur quiconque passait pour avoir sa confiance ; et le fait que l’amiral avait jugé le comte de Llera digne d’être le dépositaire de ses sentiments, de ses opinions et, de tous les incidents de son voyage, faisait oublier mille folies réelles ou supposées de ce jeune seigneur. D’une autre part, comme on voyait souvent don Luis dans la compagnie de l’amiral, le monde était disposé à lui accorder des qualités dont, par suite de circonstances inexplicables, on ne s’était pas encore aperçu. Ce fut ainsi que Luis de Bobadilla retira quelque avantage aux yeux du public de la courageuse fermeté avec laquelle il s’était associé à cette grande entreprise, quoique rien n’eût égalé sa gloire s’il avait avoué hautement la part qu’il y avait prise. Jusqu’à quel point et de quelle manière cet avantage le servit auprès de Mercédès, c’est ce qu’on verra dans les pages suivantes.