Mes Amis/6

La bibliothèque libre.
Ferenczi (p. 181-196).
Fin  ►


BLANCHE


I


Quand je possède un peu d’argent, je me promène, le soir, rue de la Gaîté.

Cette rue sent, en même temps, la cuisine et la parfumerie.

Les gâteaux y sont moins chers qu’ailleurs. Des fourneaux cuisent trois crêpes à la fois. On descend à chaque instant du trottoir, à cause de la foule. Au milieu de la rue se trouve un commissariat, avec des agents sans képi et des bicyclettes à la porte. Chez les photographes, les têtes se répètent douze fois sur une bande qui a l’air coupée dans un film. Un papetier vend des chansons avec les notes et des cartes postales représentant les monuments de Paris, en été.

Un soir, j’admirais une affiche de cinématographe qui luisait sous de la colle de pâte. Un voyou quelconque avait dessiné une cigarette dans la bouche de l’héroïne. Je déplorais la bêtise des gens, lorsque mes yeux se portèrent sur une femme qui m’examinait, à mon insu.

Devinant que j’avais été observé, je résumai immédiatement dans mon cerveau toutes mes dernières attitudes, afin de m’assurer que je n’avais pas fait un geste inconvenant.

J’étais content. On aime à être épié sans le savoir, surtout quand on a une attitude distraite. Une fois, je me suis reconnu sur une photographie de journal, dans un attroupement. Cela me fit plus de plaisir que le plus bel agrandissement.

Cette femme n’était pas élégante, à cause de ses pieds ; mais il suffit qu’une femme me regarde pour que je lui trouve un charme.

Comme je suis timide, je dus faire des efforts pour ne pas baisser les yeux. Un homme ne doit pas baisser les yeux le premier.

Un monsieur, qui avait une barbiche blanche et un chapeau sur les yeux, regardait aussi cette femme. Il était arrêté. Le poids de son corps portait tantôt sur une jambe, tantôt sur l’autre, comme celui d’un échassier.

Craignant que je ne le précédasse, il s’approcha de l’inconnue, ôta son chapeau comme quelque chose qu’il ne faut pas renverser et murmura des mots que je n’entendis pas.

Je le voyais de dos. Il devait rire ou parler, car les pointes de sa moustache remuaient.

Ah ! si j’avais été à la place de cette femme, comme je l’aurais giflé !

Elle ne le gifla pas, mais elle fit demi-tour. Interloqué, le monsieur posa son chapeau sur sa tête et ne le lâcha que lorsque celui-ci eut retrouvé la position de tout à l’heure, puis, se mettant à l’écart, il fit semblant de renouer son lacet.

À mon tour, je m’approchai de l’inconnue. L’homme est si vaniteux qu’il verrait une femme chasser dix prétendants qu’il lui ferait tout de même la cour.

— Excusez-moi, mademoiselle.

Je me gardai bien de cligner de l’œil.

— Ce monsieur a sans doute été grossier. Je vous parle afin qu’il ne vous importune plus.

— Je vous remercie.

Elle leva la tête. Les yeux et les oreilles étaient à demi dissimulés par le chapeau. Elle avait un nez régulier, des lèvres pâles qui, quand elle entr’ouvrait la bouche, restaient collées aux coins et sur le menton une mouche qui était bien ronde.

— Ces vieux messieurs sont vraiment impolis.

— Oh ! oui, mademoiselle… et que vous a-t-il dit ?

C’était moins par curiosité que pour prolonger la joie d’avoir été préféré que je questionnais ma voisine.

— Il m’a dit une obscénité.

J’aurais voulu savoir laquelle, mais je n’osais le demander.

— Une obscénité ?

— Oui, il m’a dit une obscénité.

Je m’en doutais. Je remarque souvent ces vieillards frais, sentant la lavande, qui courent les rues. Ils consacrent vingt francs par jour aux femmes. Ils sont libres jusqu’à dix heures. Ils font ce qu’ils veulent, puisque la vie intime ne regarde personne.

— Partons d’ici, voulez-vous, monsieur.

— Oui… oui…

Je regardai à la dérobée les pieds de ma compagne, pour voir si elle était bien chaussée.

C’est curieux, je ressentais près d’elle l’impression étrange que j’avais ressentie, étant soldat, près d’un civil. Sa jupe, sa fourrure, son chapeau, avaient une odeur de liberté. Ses habits n’étaient que des habits. Elle ne devait pas en connaître toutes les taches, tous les plis.

J’aurais été tout à fait heureux si je n’avais pas appréhendé une bizarrerie subite. Les femmes sont si étranges. Ma voisine était capable, tout à coup, au coin d’une rue, de me dire au revoir.

Comme nous ne nous connaissions pas, nous parlâmes, durant une demi-heure, du vieux monsieur.

À la fin, ne sachant plus que dire à son sujet, je demandai :

— Vous êtes peut-être artiste, mademoiselle ?

— Je suis chanteuse.

— Chanteuse ?

— Oui.

Croyant avoir affaire à une actrice connue, je voulus savoir son nom.

— Comment vous appelez-vous ?

— Blanche de Myrtha.

— Myrtha ?

— Oui, avec un i grec.

— C’est sans doute un pseudonyme ?

— Je m’appelle Blanche, mais de Myrtha je l’ai inventé.

Je cherchai dans ma mémoire, avec l’espoir d’avoir lu quelque part ce pseudonyme laborieux.

— Mais ne nous éloignons pas, monsieur. Je passe à dix heures cinq aux Trois Mousquetaires. Vous n’aurez qu’à prendre un bock, en m’attendant.

En imagination, je me vis habiter avec cette femme dans un riche appartement. J’avais un pyjama et des pantoufles dont les semelles propres glissaient sur les tapis.

— Vivez-vous seule ? demandai-je tout de suite, afin de ne pas me faire d’illusions, au cas contraire.

— Oui, monsieur.

— Moi aussi.

Elle se regarda dans une glace fixée à l’intérieur de son sac à main et se poudra les joues avec une houppette minuscule.

— Tenez, monsieur, prenons cette rue, nous serons plus tranquilles pour bavarder.

La rue était éclairée par les boîtes de verre bleu et les enseignes lumineuses des hôtels. De temps en temps, un homme et une femme, ne se tenant pas par le bras, disparaissaient dans un couloir.

Le bras de Blanche, allongé et tendre comme le dos d’une bête, me chauffait les doigts. Son chapeau me frôlait l’oreille. Nos hanches se touchaient.

J’étais heureux. Pourtant, des réflexions ridicules gâtaient ma joie.

Qu’aurait fait Blanche, si nous avions rencontré sa meilleure amie ? M’eût-elle quitté ? Ou bien si, tout à coup, une douleur l’eût empêchée de marcher ? Ou bien encore, si elle avait cassé une vitrine, ou déchiré sa jupe, ou bousculé un passant ?

Je me demande parfois si je ne suis pas fou. J’avais tout pour être heureux et il fallait que des réflexions idiotes vinssent me troubler.

Quand un homme traversait la rue et s’approchait de nous, mon cœur battait. Je sais : j’aurais voulu être seul au monde avec ma compagne.

Je lâchai son bras et je posai ma main sur sa taille, tout doucement, afin de pouvoir la retirer avant qu’elle se fâchât, si cela lui déplaisait.

Elle ne s’emporta pas.

Alors, je ne songeai plus qu’à l’embrasser, mais je n’osais pas en marchant, de crainte de manquer la bouche.

— Arrêtons-nous. Je voudrais vous dire quelque chose.

Ma voix tremblait. Je pris ses mains et je lissai mes lèvres avec les dents.

— Que vouliez-vous me dire, monsieur ?

Je la serrai contre moi. Nos genoux se cognèrent comme des boules de bois. Je fis attention à ne pas perdre l’équilibre, pour ne pas lui marcher sur les pieds.

Puis, subitement, je l’embrassai.

En me redressant, je sentis que mon chapeau déplaçait le sien.

Bien qu’elle le remît rapidement sur les yeux, je devinai que cela l’avait gênée.

Penaud, les bras ballants, je ne savais si je devais de nouveau embrasser ma compagne ou bien m’excuser.

Une femme, belle et jeune, passa près de nous, dans un manteau de fourrure. Je rougis, car je sentis que Blanche était jalouse. Je ne saurais dire pourquoi l’envie, chez la femme, est si laide.

— Vous savez, monsieur, il doit être dix heures. Il faut que j’aille chanter.

— Oui… mais…

— Mais ?

— Je voudrais vous embrasser encore, sans chapeau cette fois.

— Oui, si vous voulez.

Nous nous embrassâmes longuement, tête nue. Je ne reconnaissais pas les yeux de Blanche, trop près des miens.

Elle me repoussa doucement.

— Dépêchons-nous. Je vais arriver en retard.

Serrés comme un couple sous un parapluie, nous revînmes sur nos pas.

Le Café des Trois Mousquetaires était plein. Sur une estrade de bois blanc, un comique chantait. Des affiches représentaient la chanteuse légère de Myrtha.

Pendant que Blanche gagnait une porte sur laquelle était écrit à la craie : « Réservé aux artistes », je m’assis.

Les consommateurs me regardèrent avec admiration, croyant que j’étais l’amant de la chanteuse.

Un ténor breton succéda au comique. Le pianiste qui avait une belle tête, grâce aux cheveux longs, joua la Paimpolaise.

Près de moi, un apache chantait tout seul, la tête baissée. Je voyais dans sa manche, sur son poignet, la moitié d’un tatouage. Plus loin, une femme léchait ses doigts englués par une liqueur.

Puis, Blanche apparut sur l’estrade. Je pensais qu’elle me chercherait des yeux, mais elle n’en fit rien.

Elle chanta trois chansons, une main dans l’autre, et, quand elle eut fini, elle descendit de l’estrade en tenant sa jupe.

Quelques minutes après, elle me rejoignait.

— On va rentrer.

— Vous habitez loin, mademoiselle ?

— Oui, rue Lafayette, au Modern’ Hôtel.


II


Une heure après nous entrions dans l’hôtel.

Un valet de chambre dormait, assis dans un fauteuil, les jambes réunies comme si elles étaient liées.

De loin, je me voyais marcher dans une glace, et, pour continuer à me voir, je quittai le tapis.

L’escalier devait être éclairé toute la nuit. Un tapis, maintenu par des tringles de cuivre, lui donnait quelque apparence.

La chambre de Blanche était en désordre. Un mouchoir séchait sur le calorifère. Une chemise pendait à la clef d’un placard.

Au milieu du plafond, il y avait un anneau, sans suspension.

N’osant m’asseoir, ne sachant que faire entre ces quatre murs, j’arpentais la pièce et, chaque fois que je passais devant l’armoire à glace, les cartons la surplombant oscillaient.

Blanche ne sut s’y prendre pour tirer les tentures : les anneaux trop hauts ne glissaient pas sur les tringles. À la fin, elle y parvint.

Puis, sans se soucier de moi, elle se déshabilla : en chemise elle n’eut plus la même tête.

Elle nettoya ses oreilles avec le côté recourbé d’une épingle à cheveux. Elle se lava, mais d’une drôle de façon.

Depuis qu’elle circulait pieds nus, elle faisait des pas plus courts.

Soudain, elle se glissa dans les draps, non sans avoir essuyé la plante de ses pieds sur la descente de lit.

Je m’éveillai au petit jour. Une lumière de rez-de-chaussée pénétrait par la fenêtre. Il pleuvait. J’entendais les gouttes qui tombaient sur les carreaux.

Blanche dormait. Elle prenait presque toute la place dans le lit.

Ses narines et son front luisaient. Sa bouche était entr’ouverte et ses lèvres, à force d’être séparées, n’avaient plus l’air d’appartenir à la même bouche.

Je regrettais mon lit. J’aurais voulu me lever doucement, m’habiller et partir, dehors, dans la pluie, quitter cette chambre qui sentait notre haleine et les étoffes enfermées.

Le jour commençait à poindre. Je distinguais des habits sur une chaise et des vases inutiles sur la cheminée.

Soudain, les paupières de Blanche se levèrent, découvrant deux yeux morts. Elle marmotta quelques mots, remua les jambes et tira à elle, instinctivement, toutes les couvertures.

Je sortis du lit, les cheveux en désordre, la chemise jusqu’à mes genoux trop gros.

Je me lavai à l’eau froide, sans savon, et encore endormi, je me mis à la fenêtre.

Je vis une rue que je ne connaissais pas, des tramways, des parapluies et de grosses lettres dorées contre un balcon.

Le ciel était gris, et quand je levais la tête, des gouttes mouillaient mon front.

— Tu t’en vas, chéri ?

— Oui.

Je m’habillai rapidement.

— Quand pourrai-je te revoir, Blanche ?

— Je ne sais pas.

— Demain ?

— Si tu veux.

J’embrassai ma maîtresse sur le front et je sortis.

L’escalier sentait le chocolat. Je vis un plateau par terre.

Une minute après, j’étais dans la rue.

Jamais je n’ai essayé de revoir Blanche.