Mes années d’esclavage et de liberté/1.13

La bibliothèque libre.
Mes années d’esclavage et de liberté (Life and Times of Frederick Douglass)
Traduction par Valérie de Gasparin.
E. Plon et Cie (p. 65-71).

XIII

vicissitudes de la vie esclave.


Retournons de quelques pas en arrière.

Peu après mon départ de la plantation, Captain Anthony, son fils cadet Richard, moururent tous deux.

Captain Anthony n’avait pas testé. Ses biens, par conséquent, devaient être partagés entre les deux seuls héritiers légaux : son fils Andrew, sa fille Lucretia, épouse du Captain Thomas Auld.

Bien qu’esclave, pour la forme, de maître Hugues Auld, j’appartenais en fait à Captain Anthony. J’étais une fraction du capital dont la division allait s’opérer.

Sérieuse affaire dans l’existence d’un esclave, ce partage qui les soumet, tout de nouveau, à tel ou tel ! Chacun, parmi eux, a ses répugnances, chacun ses desiderata, car chacun connaît le caractère des futurs maîtres. Mais aversions ou préférences, qui s’embarrasse de cela ?

Il s’agissait d’évaluer la fortune de Captain Anthony. Ordre fut donné de m’envoyer sur les lieux. C’était au temps où mon ciel de Baltimore n’avait pas encore perdu son azur. Maîtresse, Tommy et moi, nous pleurions tous trois amèrement. Je partais… reviendrais-je ? Nul pouvait-il dire dans quelle part du mobilier, les arbitres me jetteraient ?

Malheur, maladie et mort renversent les plans de l’homme, de tous les hommes ; pour l’esclave seul, à ces vicissitudes du sort commun, vient s’ajouter l’arbitraire séparation, et des lieux, et des êtres qui lui sont chers.

J’arrivai. Quel spectacle, quelle dégradation ! Hommes, femmes, enfants, doués d’une intelligence et d’un cœur, rangés à côté des chevaux, des bœufs, des moutons, des porcs ! Sur la même ligne, au mépris de Dieu ! Soumis, tous, gens et bêtes, à la même inspection, à la même évaluation, en dollars et cents ! L’humanité, réduite à l’état de stock ! L’individualité, broyée sous le marteau de la cupidité.

Une fois la valeur fixée, restait le partage. Nous n’avions pas plus de voix en l’affaire, que cet attelage de bœufs ou que ce troupeau de dindons. Un mot du commissaire : liens, amitiés, fiançailles, mariage, paternité, volonté, répulsion ou attrait, tout était brisé. — Ajoutez ceci, dans notre cas spécial : la crainte de tomber aux mains de maître Andrew.

Les esclaves redoutent, par-dessus tout, le planteur intempérant ou cruel. Maître Andrew était l’un et l’autre. Buveur, dissipé ; il avait mangé, du vivant de Captain Anthony déjà, une forte part de son bien. Lui être alloué, c’était faire le premier pas sur l’épouvantable route du Sud. Quelques années ne se passeraient point, selon toute apparence, sans que terres, esclaves, bétail, mis aux enchères, ne fussent vendus ; et les noirs emmenés dans les fiévreux marais à riz de la Géorgie, de la Floride, de l’Alabama.

L’esclave, tient plus à son home que l’homme libre. Pour lui, le départ, c’est la menace, c’est le châtiment ; c’est l’exil en pire contrée, la condamnation à de plus rudes travaux. L’homme libre quitte son pays, mais parce qu’il le veut, parce qu’un meilleur avenir l’appelle, parce que d’autres cieux ont pour lui des sourires plus cléments. Amis et parents, quand il s’en sépare, fortifient son courage, lui parlent de perspectives heureuses, de joyeux retour. D’ailleurs, n’y a-t-il pas les lettres ? Railways, télégraphes, n’apportent-ils pas, n’emportent-ils pas des messages d’amour ?

Gouffre, ténèbres, silence, voilà ce qui attend l’esclave arraché des siens.


Plus qu’un autre, je redoutais maître Andrew. Le partage n’était pas opéré que, sous mes yeux, maître Andrew, empoignant mon frère Perry par la gorge et le jetant à terre, lui avait de son talon frappé le crâne, jusqu’à ce que le sang jaillit par les oreilles et par le nez. Juste châtiment, d’un instant de retard à l’appel du maître.

Comme je regardais, terrifié :

— Je t’en ferai autant un de ces jours ! — dit l’homme.

Il n’en fut rien. La bonté de Dieu me plaça dans le lot de mistress Lucretia, mon ancienne et chérie maîtresse ; celle qui naguère bandait ma tête blessée et me protégeait contre les fureurs de tante Katy. Un mois plus tard, sachant combien alors j’étais aimé à Baltimore, mistress Lucretia, d’accord avec son mari le Captain Thomas Auld, m’y renvoya.

Quelques semaines, hélas ! à peine écoulées, j’apprenais la mort de mistress Lucretia. Elle laissait une fille : Amanda. Bientôt, maître Andrew, de sinistre mémoire, descendait à son tour au tombeau. Plus rien, sauf la petite Amanda, ne restait des Anthony.

Ces décès n’amenèrent aucun changement dans la condition des esclaves. Mais en perdant ma chère maîtresse, j’avais perdu ma protectrice : je me sentais plus complètement abandonné.

Qu’on me permette d’emprunter au petit volume que je publiai six ans après ma fuite[1], quelques détails sur le sort de grand’mère.

Faisant allusion aux événements dont je viens de parler : « Pas un esclave ne fut libéré ! écrivais-je : Tous, du plus vieux au plus jeune, restèrent asservis. Si, dans mes expériences, un fait a plus qu’un autre dénoncé l’infernal caractère de l’esclavage, accru dans mon âme l’inexprimable dégoût que m’inspirent les maîtres, c’est leur conduite à l’égard de grand’mère. Elle avait, de ses premières années à son grand âge, fidèlement servi le vieux Captain. Elle l’avait bercé tout enfant ; jeune, elle elle avait peuplé sa propriété d’esclaves ; quand il se débattait dans l’agonie, c’étaient ses pauvres mains, ses mains tremblantes, qui baignaient d’eau glacée les tempes du moribond. Or, le dernier soupir exalé, grand’mère, esclave toujours, vit ses enfants avec ses petits-enfants mis aux enchères, vendus, emmenés. Après quoi, la trouvant de nulle valeur, son nouveau maître Andrew lui fit dresser une hutte de paille dans la forêt, l’y mit, et lui dit : Tire-t’en comme tu pourras !

Parti, parti, vendu, parti !
Vers les marais de riz, moites et solitaires,
Où nuit et jour le fouet du planteur se balance,
Où le mousquite enfonce aux chairs son dard sanglant,
Où fauche le démon de la fièvre à grands coups,
Où descend le poison quand pleure la rosée,
Où le soleil malade et pâle,
Voit mourir ses rayons dans le brouillard fumeux.

Parti, parti, vendu, parti !
Vers les marais de riz moites et solitaires.
Deuil et malheur sur moi, mes enfants arrachés[2] !

Veuf depuis deux ans, maître Thomas remplaça ma chère maîtresse Lucretia par une seconde femme, miss Rowena Hamilton, fille d’un riche planteur, et fut s’établir à Saint-Michel, non loin des propriétés de son beau-père.

Un différend étant survenu presque aussitôt, entre maître Hugues et maître Thomas, celui-ci n’inventa rien de mieux, pour punir celui-là, que de me rappeler sur ses terres.

Ce différend — je vais en raconter la cause — servira d’illustration à la chevalerie, à l’humanité sudistes, telles qu’elles existaient il y a cinquante ans.

Parmi les enfants de tante Milly, se trouvait Henny, pauvre infirme, qui, tombée dans le feu jadis, n’avait pour mains que deux moignons. Ainsi accommodée, et bien que s’efforçant de servir, elle ne valait guère plus qu’un cheval de bois… et elle mangeait.

Ce misérable objet — j’entends la fille — défigurée, mal bâtie, fut envoyée à Baltimore. Essai fait, maître Hugues et sa femme, trouvant qu’une estropiée ne leur était bonne à rien, la rembarquèrent, la renvoyèrent à maître Thomas, lequel prit la chose de travers, qualifia le procédé d’ingratitude, et sur l’heure écrivit à son frère : « Si tu ne peux pas garder Henny, tu ne peux pas garder Fred : rend-le-moi ! »

Autre choc, autre douleur !

Uni à bien des compagnons noirs, je leur enseignais à lire, à écrire ; je passais avec eux tout le temps dont je pouvais disposer. Puissante était notre affection ! Mais ni désirs ni regrets, je ne me lasserai pas de le redire, n’ont rien à faire avec la destinée de l’esclave.

Je pleurai mes amis noirs ; d’amis blancs, je n’en avais plus. Les mauvaises compagnies et le brandy chez maître Hugues, l’influence pernicieuse de l’esclavage chez sa femme, avaient perverti leur caractère à tous deux.

Quitter mes frères, quitter oncle Lawson, vénéré, tendrement aimé, les quitter pour jamais, là était le déchirement.

Et j’avais négligé toute chance de fuite, remettant le projeta l’avenir !

N’importe, accoudé sur le bordage du navire qui m’emmenait à Saint-Michel, suivant du regard les steamers dont la proue partageait le flot, dont la fumée se déroulait par les airs, une pensée unique me possédait : Saisir ma liberté !


  1. Narrative of Frederick Douglass.
  2. Chant de Whittier, l’esclave-poëte.