Mes années d’esclavage et de liberté/1.20
XX
mon apprentissage.
Tout est bien qui finit bien.
Grâce au speech, légèrement poivré, que du seuil de sa cuisine, m’avait adressé mistress Freeland ; mes compagnons, absous du crime d’évasion préméditée, furent réintégrés dans les bonnes grâces du maître, avec promesse d’émancipation légale si… leur conduite ne laissait rien à désirer. M. Freeland, bonne âme, n’ayant donné aucun sujet de plainte à ses esclaves, n’imaginait pas que ceux-ci pussent songer à l’abandonner.
Captain Thomas, radouci, positivement ; avait, la nuit qui précéda ma sortie de prison, arpenté sa chambre, inquiet, malheureux, répétant sans cesse : — Le vendre au Sud ! Non ! Ni pour argent ni pour or !
Avec maître Hamilton, autre affaire. Si doux que fût le langage, l’esprit était clairvoyant :
— Je ne veux pas de votre brouillon, dans le voisinage de mes noirs ! fit-il : Que je le rencontre, je l’abats d’un coup ! — Captain Thomas se le tint pour dit.
Une chose plus que toute autre, exaspérait M. Hamilton : l’idée de notre évasion par la baie ! — Jusqu’à cette heure, les noirs fugitifs s’étaient cachés dans les bois ; proie facile à traquer, à dépister, à saisir. Mais la baie ! la noble baie ! Ce rempart de l’esclavage, soudain transformé en une route immense, ouverte de la servitude à la liberté !
Me voilà donc à Baltimore.
Tommy, n’était plus ce garçonnet que j’avais tant aimé, tant choyé ; avec lequel j’avais tant joué, presque en camarade ! Grand et fort jeune homme, instruit, distingué, il se sentait ; l’éducation reçue le mettait de niveau avec toutes les carrières ; il partait, muni d’un brevet, sur le brick Tweed ; tandis qu’homme, moi aussi, je devais toute ma vie rester mineur, et ignorant !
Maître Hugues me plaça dans les ateliers de M. Gardiner, constructeur de vaisseaux, pour y faire mon apprentissage de calfat.
Un monde, un tourbillon, ce chantier !
Deux bâtiments de guerre devaient y être lancés en juillet, à défaut de quoi M. Gardiner, engagé par contrat à les livrer, payait un dédit colossal. — Pas question d’apprendre, ni le calfat, ni rien !
Tu feras ce qu’on t’ordonnera ! — m’avait dit M. Gardiner. J’étais, en conséquence, au commandement et bec de quatre-vingts charpentiers, sans compter le reste. Hauts seigneurs, Messieurs les charpentiers gouvernaient tout. Un mot d’eux faisait loi. Appelé de douze côtés en une minute, il m’aurait fallu douze mains pour obéir.
— Fred ! tends-moi cette planche ! — Fred ! ici cette poutre ! — Fred ! apporte le rouleau ! — Fred ! la cruche d’eau fraîche ! — Fred ! prends le bout de la scie ! — Fred ! le levier ! — Fred ! l’emporte-pièce ! — Fred ! le ciseau froid ! — Fred ! tourne la meule ! — Fred ! noiraud ! hardi ! chauffe-moi cette poix ! — Halloo ! Halloo ! Halloo ! Viens, va, reste : si tu bouges, tu es mort !
Cela dura huit mois.
Un épisode — il illustre cette conséquence de l’esclavage, laquelle devait jouer son rôle dans le renversement du système — un épisode mit brusquement fin à mon apprentissage. Je veux parler de l’antagonisme des ouvriers blancs et des ouvriers noirs. — Les maîtres le cultivaient avec soin. Tenant serré l’ouvrier blanc, au moyen du travail esclave, qui ne leur coûtait rien ou presque rien ; les maîtres tenaient serré l’esclave à son tour, au moyen de ces répulsions de blanc à noir, qu’ils excitaient en toute occasion. Entre l’ouvrier blanc et le noir, toutefois, la différence était mince. Le noir se voyait dépouillé par son maître — nourriture et vêtements exceptés — de tout gain légitime ; le blanc, mis en face d’une classe d’ouvriers qui travaillaient gratis, se voyait privé, par la confrérie des maîtres, du juste fruit de ses labeurs. Haine, mépris, avanies, s’ensuivaient envers le nègre, soit esclave, soit indépendant… et les maîtres de s’ébaudir[1].
Nul symptôme cependant ne faisait présager une crise dans l’atelier Gardiner, peuplé de noirs vigoureux travailleurs, habiles au métier, lorsque tout à coup les blancs, profitant de la situation étranglée où se trouvait le patron, jurèrent que s’il ne bannissait pas les noirs du chantier, eux, ouvriers blancs, n’y battraient plus un coup !
On m’y souffrait encore. Bientôt, mes compagnons d’apprentissage, trouvèrent dégradant de travailler à mes côtés ! Regards provocateurs, mots insolents commencèrent de pleuvoir. Encouragés par les blancs, ces bons camarades m’adressaient rarement la parole, sans l’assaisonner d’une malédiction ; cela, jusqu’au jour où North, le plus grossier d’entre eux, m’allongea un coup de poing, auquel je répondis en l’étendant par terre. Tous, précipités sur moi, armés de ce qui leur tombait sous la main, cognaient à qui mieux mieux. Pris séparément, je les aurais arrangés de belle façon. Mais vingt à la fois ! — Un coup d’épieu, derrière la tête, m’étourdit. À peine reprenais-je mes sens, Dick me plante sa botte ferrée dans l’œil droit ! Couvert de sang, éborgné, je saisis l’épieu et me préparais à charger l’ennemi, lorsque les charpentiers blancs mirent le holà !
Ils étaient là cinquante, témoins — spectateurs serait mieux dit — de cette sauvage brutalité. Pas un n’intervint, pas un ne l’arrêta. Plus d’un en revanche, criaient : — Tuez-le ! tuez-le ! tuez le damné nègre ! Il a osé frapper un blanc !
Frapper un blanc, c’était dans le chantier Gardiner, — et partout — encourir peine de mort. La loi lynch se chargeait d’exécuter l’arrêt.
Courant à perdre haleine, j’arrivai chez maître Hugues. J’y retrouvai l’ancien cœur, les anciennes compassions de mistress Sophie. Sitôt qu’elle me vit, ses larmes coulèrent quatre à quatre ; elle me fit asseoir, et tandis que, lavant mes blessures, elle y appliquait des bandages plus — une tranche de bœuf cru sur l’œil — elle me consolait, elle m’encourageait, comme l’eût fait une mère.
Les sentiments de maître Hugues s’exhalèrent en effroyables imprécations. On lui avait endommagé son outil ! — L’outrage infligé à l’homme, il ne s’en souciait guère. Un noir ! Qu’importe cela ? Ne pouvait-il, à sa convenance, le déchirer de coups, lui aussi ? Mais l’instrument, le capital !
Mes plaies un peu raccommodées, maître Hugues me conduisit chez le magistrat. Il s’agissait d’obtenir satisfaction. — M. Watson écouta le récit :
— Monsieur Auld, fit-il, avez-vous des témoins ?
— L’assaut a eu lieu dans un chantier plein d’ouvriers.
— Témoignent-ils ?
Maître Hugues se taisait.
— Je le regrette, monsieur, mais je ne puis poursuivre, qu’en vertu du serment de témoins appartenant à la race blanche.
— Mais monsieur, regardez ce garçon, sa tête, son œil poché ! Voilà des témoins !
— Monsieur, il aurait été tué sur place, en présence de mille noirs, que si un blanc ne témoigne pas, je ne saurais agir. Mille témoins noirs, mille serments de noirs, ne m’en donneraient pas le droit.
— C’est trop fort ! exclama maître Hugues. — Forte parole de sa part, on en conviendra.
Se procurer un témoin blanc, il n’y fallait pas songer. Tous n’avaient-ils point crié : Tue ! tue ! — Hasarder quelque pitié pour un nègre, n’était-ce point se rendre coupable d’abolitionnisme ? Autant dire : crime d’État ?
Maître Hugues, dont les affaires personnelles marchaient mal, occupait la place de chef, dans le chantier de M. Price, autre constructeur de vaisseaux. Il m’y fît entrer ; mes progrès y furent si rapides, qu’au bout d’un an je gagnais, en qualité de calfateur, un aussi gros salaire que les meilleurs ouvriers. Durant la forte saison, je rapportais à mon maître six ou sept dollars par semaine, quelquefois davantage. — Le temps vint donc où il me laissa chercher l’ouvrage, louer mes bras à mon gré, ne prenant d’autre souci, que celui de recevoir chaque semaine le produit de mes labeurs.
Mon intelligence ne chômait pas plus que mes mains. Je m’étais lié avec des noirs indépendants. Bientôt admis dans leur Société du Progrès moral, qui d’ordinaire, ne s’ouvrait pas aux esclaves, je pris une part active à ses travaux.
Vivant sur pied d’égalité avec des hommes libres, leur pareil en intelligence, en acquit, en énergie, en volonté, pourquoi rester asservi ? — Je gagnais plus d’un dollar par jour, nouant les contrats, exécutant les travaux, percevant les salaires, et jusqu’au dernier cent, ces dollars — mon entretien prélevé — maître Hugues s’en emparait. De quel droit ?
Le droit du plus fort : celui du voleur.
À ma place, lecteur, qu’auriez-vous senti ?
Pour obtenir un esclave satisfait, rendez-le imbécile. Si vous n’obscurcissez pas sa vision, si vous n’anéantissez pas sa pensée, il est capable de découvrir je ne sais quelles inconsistances dans le système.
La force des choses ne suffit point ; il faut châtrer l’esprit. Il faut que l’esclave qui subit le fait, croie à la légitimité du fait.
Qu’une fente dans le toit, laisse filtrer une goutte d’eau sur les fers, la rouille s’y mettra. Une fois rouillés… l’esclave est libre.
- ↑ Cet antagonisme éclatait surtout dans les villes, où les maîtres louaient leurs esclaves aux fabricants, manufacturiers, constructeurs, etc., etc.