Mes années d’esclavage et de liberté/1.4

La bibliothèque libre.
Mes années d’esclavage et de liberté (Life and Times of Frederick Douglass)
Traduction par Valérie de Gasparin.
E. Plon et Cie (p. 14-20).

IV

coup d’œil sur la plantation.


L’esclavage passait pour revêtir, dans l’État de Maryland, sa forme la plus bénigne. Il n’y présentait disait-on, aucune de ces circonstances atroces, habituelles aux territoires du Sud et de l’Ouest. Le voisinage des États libres, l’influence de leur foi, de leur humanité, de leur moralité, tempérait les rigueurs du système. Là où s’exerçait cette influence, une certaine contrainte muselait, jusqu’à un certain point, la férocité des maîtres, des surveillants et des conducteurs. Mais cette influence, loin de s’étendre à tout le Maryland, restait circonscrite. Tels recoins, telles localités écartées, ne recevaient pas un rayon de cette bienfaisante lumière. Protégé par son isolement, enveloppé dans ses ténèbres, l’esclavage pouvait y être dépravé sans vergogne, cruel sans frisson, meurtrier sans risquer la geôle ou l’échafaud.

Les terres du colonel Lloyd, éloignées de tout centre commercial, de toute ville ou même de tout village, se trouvaient dans ces conditions.

Un instituteur, M. Page — Greenfied, Massachussets — enseignait les petits-enfants du colonel. Grand, maigre, osseux, taciturne et solennel, il n’adressait pas douze fois en douze mois la parole à un noir.

Les fils des employés supérieurs, placés dans un collége de l’État, ne risquaient pas d’en rapporter des idées subversives du système. Aucun ouvrier blanc n’était admis sur la plantation. Nul, par conséquent, n’y introduisait quelque infection d’indépendance ; nul n’emportait au dehors quelque sanglant souvenir.

Maîtres, surveillants, esclaves, ces trois classes comprenaient tout.

Forgerons, charrons, charpentiers, menuisiers, cordonniers, tisserands et tailleurs étaient esclaves. Chaque feuille poussée, chaque grain mûri sur les fermes du colonel, entassés dans les flancs d’embarcations qui lui appartenaient et que montait un équipage esclave — sauf le capitaine — allaient se débiter à Baltimore. Ces barques en ramenaient les objets nécessaires à l’établissement. Un réseau de propriétés, dont les maîtres soutenaient d’intimes relations avec le colonel, entourait ses terres, et maintenait intact, le fait de la séquestration. Pas un souffle de liberté, pas une vibration d’idées, pas un écho des voix qui parlaient au dehors ! Royaume à part, despotiquement gouverné, ayant son code, ses règlements, son langage, sans recours possible à qui ou à quoi que ce fût !

L’intendant, arbitre souverain, à la fois accusateur, jury, juge et bourreau, décidait en premier et dernier ressort. — Muet par ordre, le prévenu n’était jamais admis à témoigner, sauf contre un autre esclave.

Ni questions politiques, ni questions religieuses ne franchissaient le mur d’enceinte. Sermonner les maîtres ! Quel prédicateur l’eût osé ? Et quant aux noirs, trop bas était le niveau, trop profonde l’ignorance, pour qu’on essayât même de les décrasser.

Et cependant, quelques lueurs d’Évangile traversaient notre nuit.


Souillée de corruptions, ensanglantée de crimes, la plantation s’épanouissait au soleil, dans toutes les gloires d’une végétation splendide, dans le joyeux rayonnement d’une incessante activité.

Malgré les regrets que me laissaient grand’mère et mon home, je m’acclimatai vite. Nécessité fait vertu. Impossible de fuir. Il ne me restait donc qu’un parti à prendre : accepter mon sort.

Les camarades ne manquaient pas, non plus les aspects nouveaux.

Là, je vis pour la première fois, un moulin à vent découper dans l’azur ses grandes ailes blanches que faisait tourner la brise. Là, sur les eaux de la Swash, posait le sloop du colonel : Sally Lloyd, ainsi nommé en l’honneur de sa fille favorite. Sur le sentier, brillait la maison rouge de M. Seveir, un surveillant ; plus loin, s’étendait le quartier long, construction au toit surbaissé, fourmillant d’esclaves de tout âge, sexe, taille et couleur. Un bâtiment analogue, même population, couronnait la hauteur voisine. Huttes, cabanes, granges, écuries, magasins, ateliers, éparpillés çà et là, entouraient l’habitation du Vieux Maître, Captain Anthony ; tandis que, dominant l’ensemble, trônant au milieu des cuisines, laiteries, buanderies, basses-cours, pigeonniers, volières, pavillons, serres et tonnelles, mes yeux émerveillés contemplaient le plus majestueux édifice qu’eussent imaginé mes rêves : la Grande Maison !

Des arbres gigantesques, des vergers combles de fruit, de gracieux bosquets achevaient l’enchantement.

Ce palais, demeure du colonel, était en bois. Ses pavillons projetés de trois côtés, son vaste portique à colonnade, lui prêtaient je ne sais quoi de royal.

Tant de beauté, tant de magnificence, pouvaient-elles bien exister ici-bas !

On y arrivait par une route pavée de cailloux blancs, qui serpentait parmi les gazons admirablement tenus. Sur la droite et sur la gauche se dilatait le parc, immense, où daims et lièvres gambadaient, sans que nul vint les molester, pendant que perchés au sommet des peupliers, se balançaient les merles, battant de leurs ailes rouges, chantant et gazouillant à l’envi.

Non loin de la Grande Maison, une enceinte de sombre apparence renfermait les sépulcres des Lloyd défunts. Monuments, saules pleureurs, noirs cyprès inspiraient une terreur vague. D’étranges apparitions, avaient rencontré quiconque se hasardait en ces parages. Spectres drapés dans leur suaire, cavaliers montés sur des chevaux pâles, boules de feu se promenant par les airs, voix lugubres entendues après minuit ; il n’en fallait pas plus pour tenir les curieux à l’écart. — Ajoutons que les nègres, assez forts théologiens pour envoyer conducteurs et surveillants en enfer, leur supposaient un ardent désir d’en sortir, fouet levé, et ne se souciaient en aucune façon de risquer l’entrevue.

Vingt à trente fermes, chacune avec son surveillant, ordonnateur suprême, formaient la propriété du Colonel.

M. Lloyd était riche. Ses esclaves constituaient, à eux seuls, un énorme capital. Et, bien qu’il ne s’écoulât pas de mois sans que les acheteurs de Géorgie n’emmenassent quelque lot de marchandise ébène, le stock humain ne semblait pas diminuer.

Emmenés en Géorgie ! Ceux qui partaient, ceux qui restaient, pleuraient d’une même douleur l’horrible événement.


Tout esclave exerçant un métier quelconque, portait le titre d’oncle, sans que le moindre lien de parenté l’unit à ceux qui le lui donnaient. Quelque invraisemblable, quelque puérile que puisse paraître la chose en un peuple si durement traité, si constamment abaissé, aux prises avec de telles vicissitudes, vous ne trouverez chez nul autre, pareille vénération pour le grand âge. Nulle race ne vous fournira, comme la race africaine, de quoi faire ce qu’on appelle : un gentilhomme.

Parmi les notabilités noires, oncle Isaac Cooper occupait un des premiers rangs. — Jamais l’esclave ne porte de surnom ; le surnom reste privilége exclusif des blancs. Toutefois, oncle Isaac, en vertu de je ne sais quelle faveur, possédait le sien : on l’appelait docteur Isaac. Ses degrés, conférés par l’opinion publique, lui donnaient le droit de médicamenter la plantation. Une jambe plus courte que l’autre, incapable de travail, invendable sur le marché, oncle Isaac était vif, alerte, béquillant partout où il pressentait un malade à guérir, un conseil à offrir. Sa pharmacopée embrassait quatre articles. Pour les affections du corps : sels d’Epsom, huile de ricin. Pour les affections de l’âme : la Prière dominicale, plus trois ou quatre sanglées de bouleau !

Nous nous rendions chaque matin, mes camarades et moi, chez docteur Isaac, à cette fin d’y apprendre la prière en question.

Juché sur un tabouret à trois pieds, armé de la fameuse gaule (dont le bout nous atteignait toujours, quelque éloignés que nous fussions) le docteur criait : — À genoux !

Cela fait : — Notre Père ! commençait-il.

— Notre Père ! — répétait vivement le bataillon noir.

— Qui es aux cieux !

Ici, le bataillon hésitait, balbutiait, sur quoi docteur Isaac, allongeant sa gaule et nous en caressant le dos, remettait son armée au pas.

Prière et gaule me semblaient étrangement associées.

Que voulez-vous, chacun, dans le Sud, est saisi du besoin de bâtonner quelqu’un.


Mon épouvante, à l’endroit de Captain Anthony, s’était effacée. Au lieu de me guetter du fond de son repaire, de bondir sur moi pour me pulvériser, Captain semblait ignorer mon existence. Qu’étais-je ? Une tête de plus dans son bétail.

La famille de Captain consistait en deux fils : Richard et André ; puis une fille, récemment mariée au capitaine Thomas Auld.

Tante Katy régnait dans la cuisine, ayant sous ses ordres tante Esther — bien plus jeune — sans compter dix ou douze négrillons de mon âge à peu près.

Captain Anthony possédait trois fermes (district Tuckahoe) ; sur ces fermes trente esclaves, dont chaque année il vendait un. Le marché lui rapportait tantôt sept cents, tantôt huit cents dollars, lesquels s’ajoutant au revenu de ses fermes et à ses honoraires d’intendant, formaient un joli denier.

Les plus aristocratiques distinctions régnaient sur la plantation Lloyd. — La famille de Captain Anthony n’était pas reçue dans la Grande Maison. Même distance, infranchissable, séparait le clan Seveir, du clan Aaron Anthony. — Les Lloyd, cela va de soi, n’abordaient pas nos quartiers.

Et pourtant, je jouais fréquemment avec un des petits-fils du colonel : Daniel Lloyd ; et c’est à lui que je dois d’avoir perdu, dès l’enfance, l’accent avec le parler nègre. — Juste effet des lois de compensation qui règnent ici-bas : nos maîtres ne pouvaient maintenir notre ignorance, sans en voir s’étendre sur eux les ombres ; ils ne pouvaient nous rapprocher d’eux, sans qu’un rayon de leur lumière ne vint nous éclairer.

Un autre des petits-fils du colonel, Edward, bien que sans relations directes avec nous, s’était attiré notre respect. Il ne nous avait jamais témoigné de mépris : cela suffisait.