Mes années d’esclavage et de liberté/2.13

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Mes années d’esclavage et de liberté (Life and Times of Frederick Douglass)
Traduction par Valérie de Gasparin.
E. Plon et Cie (p. 253-269).

XIII

après la guerre.


La paix était conclue, l’esclavage aboli, mon œuvre terminée. Une grande tristesse, celle que produit le vide, s’empara de moi.

J’avais atteint le point culminant de ma vie, la tribune abolitionniste allait où vont les choses passées ; on n’avait plus besoin de ma voix : auditoires sympathiques, chers compagnons de travail, tout s’effaçait. Un assez long bout de chemin me restait à parcourir sur la terre. Je ne pouvais, comme vingt-cinq années auparavant, raboter les planches, charrier les tonneaux d’huile, charger, décharger, goudronner les navires. Bons dans leur temps, pareils labeurs n’étaient plus aujourd’hui ni faits pour moi, ni moi pour eux. Impropre aux travaux de ma jeunesse, mal préparé à d’autres destinées, contraint d’abandonner le vieil habit — opération toujours difficile — de m’ajuster au neuf — ce qui n’est guère plus aisé — je restais perplexe et malheureux.

« Quelque titre que portent mes allocutions, disait le fameux Gough, c’est toujours même sujet : Tempérance ! »

L’âme en revient sans cesse à l’objet qui l’a possédée. Mais ici, l’objet avait disparu. — Et la question se répétait : Que faire de moi ?

Je possédais un modeste capital. Mes enfants étaient en état de gagner leur vie. Si j’achetais une ferme ! Si je retournais au sol que j’avais tant fouillé, tant ensemencé !

Comme j’hésitais, la pensée errante en ces carrefours, mon sentier se dessina : Une averse d’appels, tout à coup débondée sur ma tête ! Conférences, conférences ! Lycées, colléges, sociétés littéraires, chacun en voulait ! Chacun proposait, qui cinquante, qui cent, qui deux cents dollars ! — Ni l’offre n’était à écarter, ni l’avenir à dédaigner.

Bien ! Parler, j’en avais l’habitude. Mais parler de quoi ? Esclavage, abolition ? Présenter ces vieilleries au public ?…

Alors me revinrent en mémoire certaines conférences, préparées naguère dans mes loisirs : l’une sur les races humaines, l’autre sur les self-made men[1]. La première avait requis, requérait encore un énorme travail de recherches ; mais que voulez-vous, l’abeille littéraire s’était faufilée sous mon bonnet ! Volume après volume, je dévorai tout ; car il ne s’agissait plus de me fier à l’inspiration de ma pensée, d’arriver bouillant de courroux, embrasé d’enthousiasme, de laisser courir les laves, telles qu’elles jaillissaient du volcan. Non ! Ce n’était plus à la nation tout entière, c’était à des assemblées tranquilles, polies, lettrées, athéniennes, que j’allais m’adresser. Il en résulta ceci : que j’écrivis, à grand renfort de veilles, un discours ethnologique qui fit fiasco ; tandis que ma conférence sur les self-made men, sortant brûlante des profondeurs de mon âme, fit fureur. On me la demandait à droite, on la voulait à gauche ! Et je me rappelais le célèbre discours de Wendell Philipps : Les Arts perdus, qu’il avait, disait-il, répété durant quarante années, toujours avec le même succès ! Je me rappelais O’Connell, répondant aux gens qui lui reprochaient de ne jamais rien dire de nouveau : — Du nouveau ! Laissez donc ! Il faut vingt ans à l’Irlande, pour apprendre le vieux.


Ma carrière se faisait belle, mon sentier montait, ma race s’élevait avec lui. Ne me sentais-je point, chaque fois que s’ouvraient mes lèvres en présence d’un auditoire américain, ne me sentais-je point responsable envers mes frères d’Afrique ? Succès ou revers, n’était-ce point pour eux honneur ou discrédit ?

Mais je leur devais plus. L’esclavage tombé, leurs maux n’avaient pas disparu.

Nul ne peut s’appeler libre, qui dépend des préjugés, des haines ou des caprices d’autrui. Or, les noirs en étaient là. Jetés sans ressources aux flots de la vie : — Nage ou enfonce ! — leur avait-on dit. Ils enfonçaient. Ni terre, ni argent, ni amis ! La plantation les avait lâchés ; le grand chemin ne leur mettait sous les pieds que sa poussière. Délivrés des maîtres, ils étaient esclaves du froid, du chaud, de la faim. Abandonnés aux hasards de la misère ; aux mépris des blancs, qui ne leur pardonnaient pas d’être noirs ; à la vengeance des planteurs, qui les haïssaient pour être libres, pour avoir rencontré leurs balles sur les champs de bataille, pour oser requérir salaire contre labeur ; que devenir ?

Même question, posée sur tous les degrés de l’échelle.

Avec l’esclavage, les associations anti-esclavagistes s’étaient dissoutes. Il s’agissait maintenant d’action personnelle. L’heure sonnait en effet, où chaque homme devait : se faire soi-même.

Mais l’homme n’est homme, que s’il est citoyen. Il n’est citoyen que s’il vote.

Sans la boîte aux élections, la boîte au jury, la boîte aux cartouches, point de citoyen, partant point d’homme.

Le droit électoral, étant la main qui saisit le droit civil, il fallait le droit électoral aux hommes de ma race. C’est à le leur conquérir, que je consacrai mes forces, ma parole et mon temps.


— Le noir, esclave hier, voter aujourd’hui ! — On levait les bras au ciel.

Garrison lui-même s’étonnait de l’audace. Bientôt il y vint, n’étant pas d’humeur à rester en arrière, quand la justice et la vérité marchaient en avant.

On nous opposait deux objections formidables.

Voici la première : Donner aux noirs, droit de suffrage, c’est fomenter la haine entre maîtres et affranchis.

Voici la seconde : L’ignorance des affranchis, leur dégradation, les rend impropres à voter, c’est-à-dire à gouverner.


La réponse était simple.

Toute lumière a ses ombres, tout devoir ses inconvénients. Mais la nuit a ses périls, le péché ses douleurs ; on l’oublie trop.

Quoi ! laisser les petits sans défense, quand les grands sont armés ? Quoi ! enrichir l’opulent, dévaster le pauvre ? Quoi ! livrer la race asservie au pouvoir des maîtres de la veille : de ces maîtres que la force, non la conviction, a dépouillés de leur autorité ? Quoi ! l’agneau dans les griffes du lion ? Récompenser ainsi le sang versé pour la patrie ! Embrasser l’ennemi, écraser l’allié ! Honorer la trahison, dégrader la loyauté ! Quoi ! donner raison, une fois de plus, au vieux proverbe : Les Républiques sont ingrates !

L’ignorance du nègre ! dites-vous. À qui la doit-il ? Qui en est responsable ? Qui donc l’a maintenu dans les ténèbres ? Qui les a épaissies autour de lui ? — Or, il faut qu’il en sorte ! Le vote, c’est la clef de l’école ; mettez la clef aux mains du nègre, il ouvrira.

Si le nègre, au surplus, a su se battre pour la justice, le nègre saura voter. Si le nègre sait payer les impôts, le nègre saura voter. Si le nègre en sait autant qu’un Irlandais ivre, le nègre saura voter.

Quant aux inconvénients, nul ne les ignore. Qu’en présence de telles ou telles menées, trahisons, violences, vilenies des anciens maîtres, on crie : — Nous l’avions dit ! — c’est possible, même c’est certain. Mais un enfant n’apprend point à marcher, sans tomber sur son nez et se faire des bosses au front. Le gamin que son père jette à l’eau disparaît sous la vague, mais il apprend à nager. Les noirs apprendront à voter, en votant[2].

Un progrès amène l’autre : les progrès ne vont jamais seuls. Si la pente déroulée vers l’abîme est rapide ; si le premier pas entraîne le second, le second le troisième, le quatrième, toujours, toujours, jusqu’au fond ; il en va de même, Dieu merci ! sur le chemin lancé vers les hauteurs. Qui a commencé de gravir, gravira, toujours, toujours, jusqu’au sommet.

Le pieux docteur Godwin osait, il y a deux cents ans, hasarder cette proposition inouïe : — Baptiser un nègre, ce n’est pas pécher !

Grande clameur parmi les maîtres d’alors : — Baptiser un nègre ! Sacrilége, abomination, monstruosité !

La Jamaïque et la Virginie se signèrent.

Cela se conçoit. Une fois le nègre baptisé, évangélisé, frère en Christ ; comment le sangler, le surmener, le supplicier, l’abrutir, le tuer… en toute bonne conscience ?

Et néanmoins, le nègre fut baptisé ; une fois baptisé, son âme s’éclaira ; l’âme une fois éclairée, l’esprit s’émancipa ; émancipé… on sait le reste.

Cela prit deux cents ans ; mais enfin, conscience, humanité, justice et droit, l’un poussant l’autre, tout parvint au sommet.


On n’y arrive point sans peine.

Notre premier pas, dans cette affaire-ci, nous conduisit tout droit, nous, délégation des hommes de couleur, chez M. Andrew Johnson, Président, de par la balle qui avait assassiné Lincoln.

Cette entrevue solennelle (février 1866) dévoila au pays, qui les ignorait, et les dispositions du nouveau président envers la race noire, et la politique à laquelle il allait obéir.

Notre adresse prit cinq minutes ; sa réponse dura trois quarts d’heure. — Nous demandâmes l’autorisation de répliquer ; un refus péremptoire nous imposa silence. Mais comme, dès le lendemain, les journaux du matin reproduisaient in extenso le discours officiel ; mes co-délégués me chargèrent de rédiger et de publier in extenso, dans les mêmes feuilles, la réplique étranglée la veille, par M. le Président.

Qu’on me permette d’en citer quelques passages :

« … Vous avez invoqué, monsieur, contre le droit de suffrage octroyé aux noirs, la haine que ceux-ci ressentent pour les petits blancs du Sud. Cette haine existe, nous le savons ; de plus, elle est réciproque. Mais, faire d’une conséquence transitoire de l’esclavage, la base de lois appelées à régir l’état de liberté, c’est commettre une grave erreur. L’esclavage explique la haine. Les maîtres, intéressés à la maintenir, excitaient une classe contre l’autre, afin de les mieux asservir toutes deux. N’était-ce point parmi les petits blancs, que le maître choisissait ses conducteurs, chasseurs, rompeurs, tortureurs d’esclaves ? Comment dès lors, la classe des esclaves n’aurait-elle pas haï la classe des bourreaux ?

« L’esclavage tombé, la haine tombera.

« Dût-elle persister, monsieur, dût la liberté n’en point avoir raison, nous osons demander si, en cas pareil, Votre Excellence trouve équitable, si elle trouve politique, de désarmer les faibles au profit des forts ?

« Qui ne se défend pas, le loup le mange. On peut rêver la paix par la destruction. Mais, il arrive parfois que mordus, les gens résistent, et mordent à leur tour.

« Favoriser une race aux dépens de l’autre : ce n’est pas ainsi que vous obtiendrez la paix.

« Tant que vous maintiendrez chez vous des oppresseurs et des opprimés, vous aurez la guerre ; vous n’aurez pas la paix.

« Si vous la voulez, la paix ; si vous voulez pacifier le Sud ; si au lieu de deux races ennemies, vous voulez une famille humaine : proclamez l’égalité ! »

À dater de cette heure, la question du suffrage noir prit, en Amérique, l’importance qu’avait eue l’affranchissement général.

Biais, compromis, demi-mesures, tout ce qui sert à gâter une solution, ne manqua pas de fonctionner. Mais Charles Sumner, ce rude jouteur, était descendu dans l’arène. Le Sénat l’écoutait !… au grand scandale de l’honorable Thomas H. Hardinks, sénateur de l’Indiana, défenseur du privilége blanc !

Je n’oublierai jamais de quel indicible mépris, de quelle foudroyante indignation celui-ci s’écria, terminant un de ses discours : — Donnez le vote aux nègres, et le jour viendra où vous verrez, ici, dans cette enceinte, un nègre sénateur !

Dix ans ne s’étaient pas écoulés, qu’on en vit deux : MM. Bruce et Rewels.


La National Loyalist’s Convention, — septembre 1866, Philadelphia — fut notre second pas vers la conquête du suffrage noir.

Destinée à élucider les problèmes qui agitaient le Sud, la Convention réunissait les délégués de la plupart des États.

Rochester — j’y étais établi — me fit l’honneur de me nommer ; acte d’autant plus significatif que, sur soixante mille âmes, la ville comptait à peine cent résidents de couleur.

Encore ici, clameur et frisson : — Un représentant noir, siéger dans une Convention nationale politique ! Parmi nos amis eux-mêmes, plusieurs reculaient épouvantés. N’y avait-il point dans cette innovation, prodigieuse d’audace, de quoi perdre à jamais le suffrage noir ?

Chères bonnes âmes ! Pérorer sur les théories d’égalité leur semblait plus commode que les appliquer.

Quoiqu’il en soit, me voilà en route. Le train qui m’emportait vers Philadelphie, rencontre et prend en queue le train de Cincinnati, bondé de délégués de l’Ouest et du Sud. Sitôt ma personne avisée, grande consultation ! — Que faire de moi, un nègre, délégué ?

Nous n’étions pas à Lancaster, que mes co-représentants en avait nommé d’autres, chargés de me représenter l’inopportunité de mon introduction dans leur assemblée.

Je vois donc l’ambassade, orateur en tête — un gentleman de la Nouvelle-Orléans, très-courtois, très-bienveillant, très-disert — s’approcher, me saluer, ouvrir la portière de mon car, et y entrer.

— Monsieur ! me dit le gentleman : Votre caractère et vos ouvrages nous sont également connus, à tous. Nous éprouvons tous, pour l’un, le plus profond respect, pour les autres, la plus sincère admiration. Ai-je besoin d’ajouter qu’individuellement, nous n’avons pas la moindre objection à siéger avec vous ? Mais les sentiments personnels doivent s’effacer devant l’intérêt général. Le Nord aussi bien que le Sud, vous le savez, monsieur, entretient contre la race de couleur des préventions qui, pour être injustes, n’en restent pas moins positives. Votre présence dans la Convention, les exciterait, au point de compromettre le triomphe de la liberté. Il ne faut qu’un froissement, pour tourner la chance contre nous, libéraux ; pour évincer nos candidats au Congrès ; pour nous laisser en minorité vis-à-vis de Johnson, de ses intrigues et de son mauvais vouloir. Monsieur, l’heure est décisive. Nous osons demander à votre patriotisme, un acte de patriotisme suprême : Renoncez à votre délégation !

La harangue terminée — je l’avais écoutée sans proférer un mot :

— Gentlemen ! fis-je de mon plus ferme accent : Autant me demander d’appuyer sur ma tempe, un canon de revolver, et de me faire sauter la cervelle ! Répudier mon mandat ! C’est vous qui me le proposez ! Mais ne savez-vous point, vous aussi, que le pays tout entier connaît ma nomination ? Que, le délégué noir absent, chacun vous adresserait cette question : Où est Douglass, pourquoi ne siége-t-il pas ? Ne savez-vous point qu’une accusation de couardise, plus fâcheuse peut-être qu’une brèche au préjugé, vous desservirait, vous et notre cause, aux yeux du pays ? Ne craignez-vous point que la Convention elle-même, ne fût marquée du stigmate d’hypocrisie ? Qu’on la dénonçât, comme traître à cette égalité qu’elle fait profession d’établir ? — S’il s’agit de diplomatie, mon exclusion, croyez-le, messieurs, accumulerait plus d’embarras sur votre chemin, qu’elle n’en écarterait d’obstacles. Toutefois, ce n’est pas de diplomatie qu’il s’agit, c’est de conscience. Or, ma conscience m’ordonne de remplir mon mandat.

L’ambassade s’en alla comme elle était venue. On ne m’adressa plus une parole sur le sujet. Mais je compris, dès cet instant, que si je n’étais pas exclu de la Convention, j’en resterais ignoré. — Il en allait du nègre, comme de cet enfant laid et difforme, qu’aux jours de réception et de fête, on tient à l’écart.

Une fois arrivé.

— Ne vous joignez pas au cortège ! — me cria-t-on de partout : — Votre présence déchaînerait la canaillocratie ; il y aurait émeute, violence, Dieu sait ! Philadelphie s’est montrée amèrement hostile à l’émancipation. La populace y a brûllé, non-seulement les églises qui appartenaient aux noirs, mais Pennsylvania Hall, qui leur ouvrait ses portes. Disparaissez, faites-vous oublier ! point de bruit, point d’exhibition[3] !

L’aube solennelle se leva. Les membres de la Convention devaient parcourir les rues, deux à deux. Lequel, parmi eux tous, consentirait à marcher avec le nègre ?

Il s’en trouva un, assez généreux pour affronter la situation, assez vaillant pour accomplir la prouesse ! Un homme, du type circassien le plus pur ! Un poëte, un savant ; aussi brillant écrivain que puissant orateur ! Or, cet homme, M. Théodore Tilton, ne craignant pas de se compromettre, en reconnaissant aux yeux de tous, un noir comme homme et comme frère, vint à moi, dans mon isolement, me saisit la main et me dit : — Marchons ensemble !

L’héroïsme se rencontre ailleurs que sous le feu des canons.


Et maintenant, où était-elle, cette répulsion populaire, dont on m’avait menacé ? Où étaient les cris, les injures, les démences de la canaillocratie ? — Nulle part. Une foule sympathique nous entourait, d’enthousiastes acclamations me saluaient au passage : Applaudissements, hourras ! Le principe triomphait des lâchetés.

Tandis que défilait le cortége, un incident prit place, qui passionna les spectateurs et défraya les journaux du lendemain. Je venais d’apercevoir au coin de la rue, mistress Sears, la fille de mon ancienne, de ma chère maîtresse ; de cette Lucretia Auld, dont la compassion m’avait tant de fois protégé contre les emportements de tante Katy. Courir à elle, fut plus vite fait que dit :

— Vous ici ! m’écriai-je (mistress Sears résidait à Baltimore) : Vous ici, à Philadelphie, pourquoi ?

— Pour vous voir, Frédérik Douglass ! Pour vous voir au milieu du cortége !

Et il y avait des heures, qu’accompagnée de ses deux enfants, elle suivait la procession ; des heures qu’elle, fille d’un propriétaire d’esclaves, écoutait avec bonheur les cris de joie qui éclataient sur les pas de l’esclave évadé, libre, délégué de la Convention !

Une autre circonstance nous avait, sept années auparavant, mis en présence.

Je donnais une conférence à Philadelphie. :

— Savez-vous, me vint dire un gentleman, savez-vous qui vous écoutait ce soir ?

— Non.

— Mistress Sears.

— Qui est mistress Sears ?

— La petite fille de Captain Aaron Anthony.

— Captain Anthony, mon vieux maître ?

— Précisément. M. Sears possède ici, dans la ville même, un vaste magasin de charbon.

Je courus au bureau de M. Sears. Il me reçut froidement et me tint à distance :

— Vous avez, me dit-il, dans votre Narrative, fort injustement parlé de M. Thomas Auld, mon beau-père : un homme de cœur, un maître excellent ! Je ne saurais, sans encourir sa disgrâce, entretenir des relations avec vous.

— Monsieur, répliquai-je, les rapports de maître à esclave ont deux faces : au maître le côté lumineux, à l’esclave le côté noir. Ce que vous appelez justice et bonté, vous l’auriez, esclave, qualifié d’autre façon.

M. Sears s’adoucit, s’humanisa, si bien que je lui demandai l’autorisation de voir mistress Sears.

— Ma femme ! Amanda ! Mais elle avait sept ans à peine, quand… vous ne la reconnaîtriez pas.

— Je la reconnaîtrais entre mille.

Après quelques tergiversations — recevoir chez lui, l’esclave de son beau-père, le saut était rude — M. Sears m’invita pour le lendemain.

Toilette irréprochable, équipage élégant — ne fallait-il pas, entre l’esclave et l’affranchi, souligner le contraste ? — je me fis conduire chez M. Sears. Une trentaine de personnes s’y trouvaient réunies. Miss Amanda était, dans son enfance, élancée et menue. On avait, tout exprès, placé au centre du salon une dame, sa fillette à côté d’elle, dont la taille et les traits présentaient quelque analogie avec ceux que cherchaient mes regards :

— Monsieur ! fis-je, souriant au piége : Permettez-moi de me présenter moi-même à Miss Amanda !

Je me dirigeai tout droit vers elle ; d’un élan elle me prévint : Esclavage, couleur, position, tout s’évanouit !

Mistress Sears avait lu mon Narrative, elle y avait retrouvé sa mère ; sa mère qu’elle chérissait, quelle avait si peu connue. Mes souffrances d’alors, elle les comprenait ; ne connaissait-elle pas, elle aussi, la douleur ? Ne se rappelait-elle point quelle sympathique tristesse envahissait mon noir visage, quand sa belle-mère — la seconde madame Thomas Auld — la traitait durement !

J’ai revu mistress Sears ; je l’ai revue une troisième et dernière fois : à son lit de mort. — Elle m’avait fait appeler ; elle voulait entendre parler de sa mère ; que je lui en disse la figure, le cœur, les tendresses ; si quelqu’un de ses enfants, à elle, reproduisait les traits de cette mère aimée.

Une jeune fille se tenait debout, près du lit :

— La voilà ! m’écriai-je : C’est Miss Lucretia.

Elle jeta sur la jeune fille un long regard :

— C’est Lucretia, en effet ! murmura-t-elle : Je lui ai donné le nom de ma mère.

Puis, elle me remercia d’être venu ; elle me dit qu’elle était prête à mourir, qu’elle allait revoir sa mère, qu’elle en avait le certitude ! — Et nous nous séparâmes, pour ne plus nous rencontrer ici-bas.


— Vos ressentiments, vos haines, qu’en avez-vous fait ? me demandera-t-on : Les crimes perpétrés par la race des planteurs sur la race des esclaves, les avez-vous oubliés ?

Non. L’horreur de l’oppression, la haine de l’injustice, je les ai maintenues, tant qu’ont duré l’injustice et l’oppression. Mais garder le courroux lorsqu’à cessé l’injure, visiter l’iniquité des pères sur la tête des enfants, nul chrétien ne fera cela[4].


Retournons à la Loyalist National Convention.

Dès le début, les délégués se divisèrent. La majorité, gouvernée par les Kentuckiens, s’opposaient au vote des noirs. Après un certain nombre de séances, le président, gentleman du Kentucky, prononça l’ajournement.

Le coup était habile, mais nous n’étions pas gens à rester sur le carreau.

En un instant, la Convention, reformée, nomma un nouveau président, reprit ses séances, étudia, discuta ; et, remuée par l’éloquence de M. Tilton, de miss Anna Dickson, par la grandeur de la cause, par sa légitimité, conclut en faveur du suffrage noir. — Je ne m’y épargnai pas. Le déni du vote, c’était, dans ma conviction, le retour à l’esclavage ?

Mes efforts préparèrent une solution qu’accéléra — comme lors de l’affranchissement — l’opposition et les violences du Sud. Grâce aux frénésies sudistes, la question prit une couleur politique si prononcée, elle devint si bien la question républicaine, que Grant, qui avait remplacé Johnson, la saisissant de toute l’énergie de son intégrité tenace, en fit l’objet d’un amendement à la constitution, que l’amendement passa, et que les hommes de couleur furent investis du droit d’élire, et d’être élus.


  1. Fils d’eux-mêmes. — Intraduisible. — Trad.
  2. L’événement a justifié mes prévisions : l’esclave a mieux, plus vite appris à être citoyen, que l’ancien maître à n’être plus tyran.
  3. Tous ne parlaient pas de la sorte. Quelques délégués, Benj. F. Butler entre autres, me témoignèrent une affection cordiale.
  4. Quelque temps après ma visite à M. Sears, Captain Thomas, se trouvant à Philadelphie, entra chez son gendre :

    — Bien, Sears. Les journaux parlent de la conférence de Frédérik ! L’avez-vous entendu ?

    — Oui, monsieur.

    — Vous est-il venu voir ?

    — Oui, monsieur.

    — L’avez-vous reçu ?

    — Oui, monsieur.

    — Vous avez bien fait.