Mes années d’esclavage et de liberté/2.8

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Mes années d’esclavage et de liberté (Life and Times of Frederick Douglass)
Traduction par Valérie de Gasparin.
E. Plon et Cie (p. 197-210).

VIII

john brown — madame beecher stowe.


Il est un nom, que les plus éminents parmi mes frères noirs, murmuraient avec une sorte de mystère.

L’homme qui le portait, riche négociant de Springfield, m’invita chez lui. Je le rencontrai dans ses magasins, bâtiments dont les vastes proportions et l’aménagement habilement ordonné, parlaient autant de sagesse que d’opulence. Bientôt, le propriétaire prit avec moi le chemin de sa demeure. Tout en cheminant à ses côtés : — L’habitation, pensais-je, sera digne de l’établissement commercial.

Or, quelle ne fut point ma surprise, lorsque je me vis en face d’une maisonnette en bois, située, non dans un quartier élégant, mais dans une humble rue ouvrière. Si simple que parût l’extérieur, l’intérieur l’était davantage. J’aurais plus vite fait de dire ce qu’il n’y avait pas, que ce qu’il y avait. La famille, digne et bonne, me reçut en ami. On annonça le thé. Ce thé, consistant en potage gras, choux et pommes de terre, pouvait satisfaire l’appétit d’un individu qui aurait, ou mené la charrue de l’aube au soir ; ou exécuté une marche forcée, par seize degrés au-dessous de zéro. La table, vierge de peinture, nappe ou vernis, montrait hardiment les veines du bois dont elle fut tirée. Pas d’aide. Mère et filles servaient, en personnes qui mettent là leur plaisir et leur honneur. La maison reflétait le caractère de ses habitants : sans apprêt, sans faux-semblants, sans réticences. Je ne fus pas longtemps à voir qu’elle avait un maître, et que ce maître, le père de famille, répondait bien à ce titre de chef, que lui veut saint Paul. Sa femme croyait en lui, ses enfants le vénéraient, sa parole faisait loi. Rarement je me sentis en présence de si robuste, de si biblique virilité.

L’homme était maigre et musculeux, taillé sur le vrai patron yankee, prêt à toute bataille comme à tout labeur. Vêtu de gros drap américain, chaussé de bottes en peau de vache, cravaté du même cuir, cinquante ans à peu près, il se tenait droit comme un pin de montagne. Il avait la tête longue. Ses cheveux, rudes, abondants, qui grisonnaient, descendant le long des tempes, se relevaient sur le front étroit et haut. La figure, scrupuleusement rasée, laissait voir en plein, et le menton fortement accusé, et la bouche large, carrée, énergique. Quand il parlait, ses yeux, d’un bleu gris, s’emplissaient de lumière. Quand il marchait, c’était au pas de course, absorbé dans ses pensées, oublieux des choses et des gens. — L’homme, vous l’avez deviné peut-être, s’appelait John Brown : un des plus grands héros de l’histoire américaine.

D’emblée, nous entrâmes au cœur du sujet qui nous possédait tous deux. En un langage amer, le capitaine Brown me déclara que les détenteurs d’esclaves avaient perdu le droit de vivre ; que tout moyen était légitime à l’esclave, pour reprendre sa liberté ; que jamais, ni persuasion morale ni action politique ne démolirait le système ; qu’il y fallait les armes ; qu’il avait un plan, et que s’il m’avait appelé, c’était pour m’en faire part :

— Longtemps j’ai cherché, me dit-il, désespérant d’en trouver aucun, quelques hommes de couleur auxquels révéler mon secret. J’en vois se lever maintenant, de tous les points de l’horizon. L’heure est venue de commencer. Il ne s’agit ni d’une insurrection en masse, ni d’un massacre général des maîtres. Non que j’aie scrupule à verser le sang. Les hommes de couleur doivent porter des armes, et s’en servir ; ils acquerront ainsi la conscience de leur humanité. Nul ne peut, ou se respecter soi-même, ou se faire respecter des autres, s’il n’est prêt à défendre son indépendance, coutelas au poing.

Puis, déployant une carte des États-Unis :

— Voyez-vous cette chaîne de montagnes ? — poursuivit-il, posant son doigt sur les Alleghanis, et en suivant la ligne des frontières de New-York au centre des États du Sud : — Dieu a mis la liberté dans ces sommets. Il les a dressés pour l’émancipation de votre race. Je les connais, je les ai parcourus ; ils ont des forts naturels qu’un homme défendra contre cent, des retraites où cacher un bataillon. Je me charge d’y défier, avec une poignée de compagnons résolus, la Virginie entière. — L’esclavage ne tombera, souvenez-vous-en, que lorsque sera tombée la valeur monétaire de l’esclave. Or, pour qu’elle tombe, il faut que cette valeur, de sûre qu’elle était, devienne incertaine. L’évasion organisée fera cela. Donnez-moi, (je les aurai) vingt-cinq individus choisis, bien armés, échelonnés cinq par cinq sur un espace de vingt-cinq milles, ici ! — son doigt montrait toujours la chaîne : — Je lance l’affaire. De temps à autre, mes gens descendent inaperçus aux plaines, attirent les esclaves, leur parlent de liberté, les entraînent dans la montagne. Ma phalange grossit. De vingt-cinq, elle arrive à cent hommes, rompus à toutes les difficultés, dédaigneux de tous les périls. L’armée se forme. Une armée d’élite : je ne garde que les vaillants ; les faibles, je les envoie au Nord, par le railroad souterrain…

— Comment la nourrirez-vous, cette armée ? interrompis-je.

— Aux dépens de l’ennemi. L’esclavage, c’est l’état de guerre. L’esclave a droit de prise, sur tout ce que requièrent les besoins de la conquête.

— Mais, si vous réussissez à troubler la sécurité des maîtres, ils se débarrasseront de la valeur compromise. Ils vendront leurs esclaves au Sud.

— Tant mieux ! Je les y suivrai. Chassé d’un comté, l’esclavage perd sa puissance dans les autres.

— Mais ils mettront leurs bouledogues à vos trousses.

— Je les recevrai de telle sorte, qu’ils n’y reviendront pas deux fois.

— Mais l’ennemi peut couper vos communications, même la retraite.

— Nous traverserons l’ennemi. Si je suis tué… quel meilleur emploi ai-je à faire de ma vie, que de la donner pour les esclaves ?

Je glissai quelques mots sur la possibilité de convertir les maîtres à l’émancipation.

— Eux ! — il bondit : — La conviction ne leur entrera qu’à coups de fusil.

Nous allions nous séparer :

— Vous avez remarqué peut-être, fit-il, la mesquinerie de nos habitudes… les esclaves ont besoin d’argent.

Il le dit simplement. Cette vertu tout d’une pièce, était vraie comme le diamant dont elle gardait la rigidité.

À dater de ma visite à Springfield, l’espoir d’une émancipation pacifique s’ébranla chez moi. Mes écrits et mes discours revêtirent une teinte plus belliqueuse.

— L’esclavage ! m’écriais-je bientôt après — anti-Slavery Convention, tenue à Salem (Ohio) — : l’esclavage ne disparaîtra, je le crains, qu’au prix du sang !

— Frédérick ! interrompit brusquement mon vieil ami Sojourn Truth : — Dieu est-il mort ?

— Non ! répondis-je. Et c’est parce que Dieu n’est pas mort, que l’esclavage périra dans le sang[1].


En 1848, j’eus le privilége d’assister à la célèbre Free Soil Convention — Buffalo (New-York) — et l’honneur d’y prendre part.

Bien d’autres s’étaient tenues avant ; bien des corps d’assaillants s’étaient formés, bien des escarmouches avaient eu lieu ; mais les forces étaient éparpillées, elles se concentrèrent. Des éclairs avaient sillonné le ciel, le tonnerre l’ébranla. Plus d’une manifestation s’était produite : ainsi, les sept mille votes donnés à James G. Birney, pour avoir noblement émancipé ses esclaves, et consacré ses forces au service de l’abolition. Mais les vieux partis libéraux, même les meilleurs, étaient usés ; leur prestige — sort commun à tous les pionniers — avait disparu ; ceux-là portaient les tristes marques, blessures et cicatrices, des combats d’avant-garde ; se sentant vigoureux encore et chefs, ils trouvaient dur de quitter la tête de colonne, pour rentrer dans les rangs ; cette nouveauté d’une convention générale, ne leur plaisait pas ; ils y résistaient, et cependant, la montagne ne pouvant venir à Mahomet, ce fut Mahomet qui vint à la montagne. Plus tard, la montagne à son tour avança, poussée par l’irrésistible force du principe. Cette œuvre, que la Free Soil Convention avait condensée, avait élargie, le grand Parti Républicain la saisit, et l’acheva.


Nous étions en force à Buffalo, nous, hommes de couleur. S. R. Ward, H. Garnet, Ch. L. Remond, H. Bibb, parlèrent de façon à remuer jusque dans les profondeurs de l’âme, les milliers qui nous écoutaient.

Ces triomphes, en présence des plus forts orateurs de la race caucassienne, me rendaient ma cause et plus chère et plus belle. On pouvait voir ce que nous pouvions faire. Ward, en particulier, qui nous distançait de toute la largeur de sa pensée, de toute l’élévation de sa parole, noir de jais, sans une goutte de sang mêlé, fils de l’Afrique et du soleil, éblouissait ce peuple d’auditeurs, le charmait, l’enlevait ! Notre race était vengée.

On conçoit les fureurs du Sud.

Battu sur le terrain polémique, voyant se déployer autour du Free soil party, les bannières du Free labour, Free states, Free speeches, Free men[2] ; il sentit la terre trembler, l’esclavage fléchir, et c’est alors qu’éclatèrent, avec son courroux le plus forcené, ses plus extravagantes prétentions.

— La Constitution garantissant au planteur — ainsi parlait le Sud — son droit à posséder, vendre, acheter, battre, tuer l’esclave ; défense devait être faite à tout citoyen, de parler, écrire ou agir contre ce droit.

Trop excessive pour trouver appui, même chez les partisans de la servitude, l’idée fut échangée contre cette autre : modifier la Constitution. — Deux présidents au lieu d’un. Le Nord, le Sud, chacun aurait le sien. L’unité se retrouvait en ceci, que nulle mesure ne pouvait, sans l’assentiment des deux présidents, passer à l’état de loi.

Le projet, absolument impraticable, s’affaissa sur lui-même.

Les colères du Sud s’en accrurent : — Augmentation du nombre des États à esclaves, de leurs représentants dans les deux Chambres ; suppression de la libre parole, telles devinrent ses exigences. Ce fut alors (1850) que, grâce à Clay et à Calhoun, sénateurs tous deux — les plus habiles meneurs qu’ait possédés le Sud — un compromis fut tenté, d’ignobles mesures furent adoptées, à l’éternelle honte de ceux qui les inventèrent, et de ceux qui les prirent.

La principale, Fugitive Slave Bill, fabriquée par J. M. Masson, de Virginie ; soutenue par Daniel Webster, de Massachussetts ; impuissante — les faits le démontrèrent bientôt — à effectuer ces infâmes restitutions d’esclaves, qu’elle était chargée d’accomplir ; ne devait servir qu’à blesser la conscience des États libres, y abaisser le sens moral, associer le Nord au crime du Sud.

Lettres, discours et pamphlets — ceux des théologiens en tête — inondaient le Nord, rappelant à chaque citoyen libre son devoir de poursuivre, traquer, trouver, et ramener au maître, l’esclave fugitif.

Rien ne rendra l’effroi qui saisit la population de couleur. Indépendants, affranchis, évadés, tous tremblaient, car tous, à la moindre réclamation, justifiée ou pas ; sous le moindre prétexte, pour absurde fût-il ; pouvaient être garottés, enlevés, restitués. À la hâte, les malheureux vendaient tout, quittaient tout, fuyaient vers le Canada. Arrachés du sol qu’ils avaient conquis par leur travail, des abris qu’ils avaient payés de leurs économies, qu’ils comptaient léguera leurs enfants ; on les voyait arriver par centaines à Rochester.

L’évêque Payne — église épiscopale méthodiste africaine — en passage alors, me demanda ce que je pensais de cet exode : Devions-nous fuir ou rester ?

— Restons ! m’écriai-je. Ne désertons pas le poste ! Quitter ! tandis que Garnet et Ward sont encore là !

— Ward ! interrompit l’évêque : Ward est parti.

— Pour ne plus revenir ?

Il fit un signe affirmatif.

Je sentis ce que sent une ville assiégée, quand on vient lui dire que ses défenseurs sont tombés morts sur les murs.

Le Fugitive Slave Bill justifiait les terreurs. La loi nouvelle, allouait dix dollars au juge, par tête de bétail noir qu’il livrait au maître ; cinq seulement, par homme dont il reconnaissait et légalisait l’indépendance.

Libre, je n’étais pas sans craintes. Mon rachat, opéré durant mon évasion, passerait-il pour valide ? Les cupidités de maître Thomas Auld ne se réveilleraient-elles point ? — Avertis que des espions rôdaient autour de ma demeure, mes amis se préparèrent à les recevoir.

Quant à la loi, ses énormités firent sa défaite. La résistance des fugitifs poursuivis, le sang versé — le leur, celui des limiers qui les traquaient — lui portèrent un coup mortel.

Parmi des centaines, les trois hommes de couleur qui, à Christiana, (Pennsylvanie), assaillis par M. Gorsuch et son fils, avaient tué le père, blessé le fils, repoussé la force armée, et s’étaient échappés ; arrivèrent à Rochester, chez moi. Le cas était grave ; recherchés comme évadés, ils allaient l’être comme assassins. À mes yeux, ils avaient agi dans leur droit : le droit de légitime défense. En même temps qu’eux arrivait, par télégraphe, la nouvelle du meurtre et de la poursuite. Pas un instant à perdre. Miss Julia Griffiths, l’infatigable amie, la chrétienne à toute épreuve, court au débarcadère — Genesee River, trois milles de Rochester — pour s’y informer du passage d’un steamer, tandis que je garde mes trois hôtes harassés. Ils marchaient depuis quarante-huit heures ! Grâce à Dieu, l’attente, si elle fut terrible, fut courte. Cette nuit même, un steamer partait de Genesee River pour Toronto (Canada).

Oui ! mais gagner le débarcadère ! C’était en des emplacements pareils, que les traqueurs d’hommes tendaient leurs filets.

Les ombres du soir abattues, j’emballe mes hommes et moi-même, dans ma carriole démocratique. Ventre à terre jusqu’à Genesee River ! Quinze minutes d’attente : longues celles-là, j’en réponds !

Mes hommes embarqués, j’attends, pour leur serrer la main, que l’ordre soit donné d’enlever le pont volant. Parker me passe, en témoignage de gratitude, le revolver échappé des doigts roidis de Gorsuch, alors qu’il expirait. Le steamer bat l’eau de ses roues, les fugitifs sont sauvés !… Et sous l’opprobre de ses œuvres, le Fugitive Slave Bill, qui, loin de renforcer l’esclavage, n’a servi qu’à en accroître l’infamie, s’aplatit et meurt.


Ce fut dans ce temps à peu près, que parut Uncle Tom’s Cabin, le chef-d’œuvre de madame Beecher Stowe. On en sait l’action prodigieuse.

En Amérique, le livre embrasa les âmes ; excitant ici les générosités, là les colères, partout les tempêtes.

En Europe, l’effet fut immense. Mistress Beecher Stowe, invitée par les abolitionnistes anglais à visiter la Grande-Bretagne, me pria de passer un jour chez elle — Andower, (Massachussets). — Je me rendis à son appel. Elle était bien la femme de son livre ; nulle disparate, entre sa personne et son volume.

— Monsieur Douglass, me dit-elle, je vais en Angleterre. Selon toute apparence, une somme considérable sera collectée et placée dans mes mains, en l’honneur d’Uncle Tom. Je désire consacrer cette offrande au peuple de couleur, à l’amélioration de son sort, à ses progrès. Perpétuer l’action du livre, voilà ce que je veux. On m’a suggéré divers plans, aucun ne me satisfait !… Que penseriez-vous d’une école industrielle ?

Je saisis l’idée ; je la développai, et dans cet entretien, et dans la lettre plus étendue, que mistress Stowe me pria de lui adresser avant son départ.

Voici ma pensée, telle que je la présentai verbalement d’abord, par écrit ensuite, à mistress Beecher Stowe :

— Nous avons des écoles élémentaires, nous en avons de supérieures. Nos fils, à nous hommes de couleur indépendants, peuvent devenir ministres, légistes, docteurs, éditeurs, orateurs, savants. Mais une fois sculptée, la statue manque de piédestal. Perchés sur le sommet de l’échelle, il nous manque d’en avoir franchi l’un après l’autre les échelons. La civilisation ne s’improvise pas, elle s’apprend heure par heure ; elle se conquiert dans la rude bataille de la vie, à travers ses succès et ses revers. Ce n’est pas tout. Nos fils, lorsqu’ils ont acquis une vocation libérale, n’en trouvent pas l’emploi. Vos blancs des États libres les dédaignent et les repoussent. Nous ne sommes point assez nombreux, nous, pour leur fournir l’application de leurs facultés. Nos hommes d’élite se voient contraints, par cet ostracisme, à quitter les États, afin de suivre ailleurs la route qu’ils ont choisie, et dont toutes les issues leur sont fermées ici. Ce qu’il faut créer chez nous, hommes de couleur, c’est une classe intermédiaire, en mesure de se faire une situation modeste, honorable et sûre. Libres, l’argent nous manque. Il nous manque, parce que nous n’avons pas de métiers ; parce que, entre les lettres, les sciences, les arts libéraux, et le rasoir du barbier ou le fouet du cocher, s’ouvre un vide, un gouffre sans pont ni bac, pour passer d’un bord à l’autre bord. Notre pauvreté nous tient ignorants, notre ignorance nous maintient dégradés. Donnez-nous une école fournie d’ateliers divers, où des maîtres d’état enseignent à nos fils le maniement du fer, du bois et du cuir ! Cet enseignement, les blancs nous le refusent. Ni fermiers, ni artisans n’acceptent nos fils comme apprentis. La répulsion est opiniâtre ; à moins d’une révolution dans les idées, rien ne la vaincra. Grâce aux colléges, séminaires, lycées que vous nous avez ouverts, nos fils apprennent à se servir de leur tête ; apprenez-leur à se servir de leurs mains. Qu’ils puissent bâtir les maisons où ils logent, fabriquer les meubles dont ils usent, construire les ponts sur lesquels ils franchissent la rivière, faire les souliers et les bottes qu’ils ont tant cirées, tenir leur place dans les rues marchandes, s’en créer dans les grandes expositions du pays. — Et le pays bénéficiera de cette élévation rationnelle, progressive ; et l’esclavage tout entier, en recevra un coup fatal. — Le grand argument du Sud contre l’abolition, n’est-ce point le mépris où le Nord abolitionniste, tient l’homme de couleur qui a conquis sa liberté ? — Alors, on n’entendra plus les pères de famille se demander parmi nous : « Que ferai-je de mon fils ? » Le niveau général montant alors, ceux qui auront gravi les sommets n’y seront plus solitaires, et comme éperdus. Les individualités mal ébauchées se dessineront, elles s’affirmeront. On nous accordait les facultés du singe : celle d’imiter. On sera forcé de nous reconnaître les facultés de l’homme : celle de créer, et d’être nous ! »


Mistress Beecher Stowe, non-seulement adopta mes vues, accepta mon plan, mais me demanda de réunir mes frères libres, afin de les consulter sur le sujet. Une convention, la plus nombreuse, la plus éclairée de toutes celles qui s’étaient tenues jusqu’alors — 1853, Rochester — reçut la proposition, l’examina, l’acclama, et par vote unanime, adressa de chaleureux remerciements à mistress Stowe.

Tout étant conclu, l’illustre auteur d’Uncle Tom’s Cabin, partit pour le Royaume-Uni. Durant son absence, la rage du Sud s’exhala en calomnies : L’or qu’elle collectait au nom de la sainte cause, mistress Stowe le gardait en poche !

Salirai-je ma plume au contact de pareilles vilenies ? M. Ward Beecher répondit — New-York Indépendant — aux vilains qui les avaient proférées, et mon journal, venant à la rescousse, acheva l’œuvre, en publiant les intentions de mistress Stowe : l’emploi fixé par elle, des offrandes qu’elle recevait.

À son retour, je fus trouver mistress Stowe. Changeant d’avis, elle avait renoncé à l’école industrielle. Elle m’exposa ses raisons ; et bien que je ne parvinsse pas à en découvrir la force, je ne doutai pas un instant que sa conscience ne les approuvât.

Ce revirement, cruel pour mes frères de couleur, le fut à double titre pour moi.

Un noble espoir s’écroulait. J’avais été le messager de la bonne nouvelle ; portai le faix de la déception.


  1. La guerre se chargea plus tard de réaliser ma prédiction.
  2. Libre sol, libre travail, États libres, libres discours, hommes libres.