Mes escalades dans les Alpes et le Caucase/Chapitre IX

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Traduction par Maurice Paillon.
(p. 183-196).
CHAPITRE IX


L’AIGUILLE VERTE


PAR LE GLACIER DE LA CHARPOUA


Comme nous passions assez tôt dans l’année 1881 le Col du Géant, Burgener et moi, il nous parut que l’Aiguille Verte pourrait être escaladée par sa face Sud-Ouest ; un couloir, vraie route d’ascension, conduit de la tête du glacier de la Charpoua droit en haut de l’arête Ouest de la montagne. Burgener fut tellement frappé de la possibilité de cette route qu’il ne pouvait guère croire qu’une voie aussi prometteuse n’eût pas été déjà prise par quelqu’un de ces hardis chercheurs de courses nouvelles. Ces craintes étaient, je l’en assurai, complètement sans fondement, et à notre arrivée à Chamonix elles furent finalement détruites.

Après une longue discussion nous décidons de partir à minuit du Montenvers : je n’avais pas encore, il cette époque déjà ancienne, compris la folie de passer les heures de nuit en pénibles culbutes dans les trous et les crevasses. Burgener, avec la sagesse de l’âge et une aptitude à dormir à poings fermés à des températures qui auraient toute la nuit fait danser une bourrée à son Monsieur, Burgener opinait en faveur d’un bivouac. Il se rendit pourtant au sage principe que « celui qui paye les violons a le droit de choisir l’air ». Pendant l’après-midi du 29 juillet, je pars pour le Montenvers, et à 11 h. soir, la même nuit, nous prenons cordes et provisions et partons par le Passage des Ponts. Nous perdons pas mal de temps à cajoler notre lanterne qui se refuse à brûler proprement, et finalement nous allons nous empêtrer dans le réseau irritant des crevasses, qui découpe le bord oriental de la Mer de Glace. Nous montons alors au dessous du Glacier de la Charpoua à travers les mauvaises pierres de sa moraine latérale. Arrivé là, Venetz se sent obligé de confesser qu’il est mal en point. Je prends son sac et il lutte encore pendant une demi-heure. Il devenait parfaitement certain qu’il ne pourrait pas faire l’ascension, et il était par conséquent tout à fait inutile de le laisser remonter ces atroces pentes de pierrailles que nous ascensionnions. Nous tenons un conseil de guerre, et Venetz est soumis à une enquête sur la nature, la source et l’extension de sa maladie ; comme celle-ci paraît se limiter à un violent mal de tête et à une mauvaise digestion, nous décidons qu’on peut sans crainte le laisser là pour qu’il retourne à la maison dès le jour venu.

Burgener avait un doute dans l’esprit : il ne pensait pas que nous fussions assez forts pour faire l’ascension par nous-mêmes ; de plus il croyait qu’il nous serait impossible de revenir par le même chemin et que nous serions obligés de descendre par la route Whymper, et malheureusement aucun de nous deux ne la connaissait exactement, bien que nous sussions en bloc qu’un grand couloir conduisait au Glacier de Talèfre[1]. L’un de nous deux suggéra comme alternative que nous devrions essayer le Dru ; mais ce plan ne trouva pas faveur à nos yeux, et nous partîmes sans projet bien défini. Après avoir atteint le Glacier de la Charpoua, nous attaquons la glace et discutons sérieusement notre plan, nous décidant finalement à examiner les mérites de notre couloir. Nous nous défendons l’un et l’autre de toute intention de l’ascensionner mais pourtant nous voulons le reconnaître suffisamment haut pour voir s’il est digne d’une seconde tentative. Plus tard, dans la journée, le cœur réchauffé par la proximité du sommet et aussi par une bouteille de Champagne, nous dûmes nous avouer qu’un faible espoir d’escalader le sommet nous avait poussés dans notre voie. Mais pour revenir à mon histoire, Burgener, comptant bien intérieurement faire le travail des grands jours, me tend la lanterne parce qu’il ne veut pas se fatiguer prématurément. Nous trouvons le glacier assez crevassé, et de nombreuses marches doivent être taillées ; pourtant à l’aurore nous atteignons la langue de rochers qui coupe le Glacier de la Charpoua en deux bras. Cette langue de roc est maintenant plus connue sous le nom de Gîte du Grand Dru, et se trouve fréquemment utilisée par les caravanes ascensionnant ce sommet. Il n’y a pas besoin d’ajouter que notre route jusqu’à ce point n’est pas celle que l’expérience a montrée depuis comme la meilleure et celle qui se trouve maintenant suivie invariablement. Cette dernière n’emprunte pas une minute le Glacier de la Charpoua, l’ascension se faisant par des pentes interminables de pierres roulantes.

Nous faisons halte pendant une demi-heure, dans l’intention de voir se lever le soleil, et aussi pour déjeuner. Nous cachons soigneusement notre lanterne et nous nous préparons à faire face à un sérieux travail. Jusqu’à la première rimaye nous ne trouvons aucune difficulté, mais en atteignant cette grande crevasse, à 5 h. 30 mat., elle nous apparaît comme devant barrer complètement tout progrès ultérieur. Elle coupe droit tout le glacier et les rochers de chaque côté paraissent tout à fait impraticables. Pourtant, en un endroit, la forte couverture des neiges d’hiver ne s’est pas effondrée tout à fait, mais elle s’est affaissée seulement d’une quinzaine de mètres, et là, protégée des rayons du soleil, elle ne s’est pas encore complètement ramollie. C’est une construction fragile, ponctuée en divers endroits de trous ronds d’où pendent de longs glaçons ; sur d’autres se trouve une mince-couche de glace d’un demi-centimètre d’épaisseur. Quand on enfonce un piolet dans ces endroits faibles, il fait une ouverture sur des profondeurs terrifiantes. Nous nous apercevons bientôt que le seul point où il est possible de descendre sur ce pont est très à droite alors que le seul moyen d’escalader le mur opposé de la rimaye se trouve loin sur la gauche. En conséquence nous sommes forcés de passer sur cette fragile superstructure pendant une centaine de mètres, sinon plus. Une ou deux fois la trépidation de notre passage détache quelques glaçons perdus qui se précipitent dans les noires profondeurs en dessous, ce qui fait pousser à Burgener des exclamations d’horreur. En dépit de ces impressions désagréables, nous atteignons la base d’un sérac détaché, dont le sommet se trouve relié à la glace ferme, au dessus de la rimaye, par une fantastique imitation d’arc-boutant. Après avoir taillé quelques marches, aidé par une poussée de Burgener, j’escalade le sérac et je hisse à la corde l’ancre de veille de la caravane. Nous rampons comme des chenilles le long de l’arc-boutant, distribuant notre poids aussi loin que possible et nous attendant à chaque instant à ce que la fragile construction s’écroule. Heureusement, suivant l’invariable habitude de la glace au grand matin, elle se trouve aussi dure que du fer, et nous voici marchant en toute sûreté vers la seconde rimaye, que nous passons sans difficulté. La troisième se trouve peut-être pire que la première. Sa lèvre la plus basse surplombe de la façon la plus désagréable, et nécessite même à l’approche les plus grands soins, alors que sa lèvre supérieure se dresse au dessus de nos têtes en une lisse et abrupte falaise de glace bleue d’une vingtaine de mètres.

Nous nous décordons, et Burgener se dirige à droite pour chercher une direction possible tandis que je vais à gauche. Au bout d’un instant Burgener me crie que, de son côté, cela ne va pas ; mais, de mon côté, j’avais, avec grande chance, aperçu un endroit qui paraissait pouvoir être forcé. Après avoir rampé le long d’une arête aiguë en lame de couteau, séparant la rimaye d’une large crevasse, nous atteignons le point désiré. La pente au dessus, extrêmement rapide, avait été burinée en un profond couloir par les chutes constantes de pierres, de glace, de neige et d’eau. Le plancher de ce couloir était à environ 3m,50 plus bas que le reste de la pente, et en dessous les chutes de débris avaient bâti un cône exactement à l’endroit voulu. Le mur de glace surplombant se trouvait pratiquement réduit, de par cet arrangement, à une hauteur de 3 mètres environ, que Burgener décida pouvoir être escaladée. Il me fait promptement une bonne marche sur le sommet du cône et taille quelques prises pour les mains dans le mur opposé. En atteignant le cône, je trouve qu’il est coupé de la falaise par une échancrure d’environ 1m,20. M’étendant au dessus, je place mes mains dans les trous creusés pour cet usage, et forme ainsi une façon de pont plus ou moins sûr. Burgener entreprend alors de grimper sur moi pour s’établir sur mes épaules. Il ne me sembla pas se méfier un instant de la stabilité de notre pyramide humaine et fut ainsi très lent à tailler les marches nécessaires. Les clous des bottes de Burgener étaient si durs, la glace était si froide à mes doigts, et le travail du piolet si interminable qu’il parut à mon imagination désordonnée que l’éternité tout entière s’écoulait.

À la fin, trois marches en dessous de la lèvre et une autre au dessus, avec toutes les prises nécessaires pour les mains, sont dûment complétées ; Burgener m’ordonne alors de tenir ferme, il prend un demi-élan, escalade les marches, parvient au dessus de la lèvre de la crevasse et arrive ainsi sur la pente. Je fus bientôt tellement criblé par les morceaux de glace détachés par son piolet que je descendis du cône pour attendre jusqu’à ce qu’il eût besoin de moi. Le fond du couloir était exceptionnellement dur et ce ne fut presque pas avant vingt minutes que la corde se tendit et que Burgener me dit qu’il était prêt. L’ascension de la lèvre ne fut pas facile mais une fois au dessus un véritable escalier me conduisit près de lui. Le couloir dans lequel nous sommes maintenant étant le tracé suivi par les pierres et autres bonnes choses que la Verte garde en magasin pour ses fidèles, nous décidons d’en sortir et de forcer notre route sur la pente même. Ce n’est qu’après de très grandes difficultés que nous pouvons y réussir, la paroi du couloir est en effet si profondément érodée qu’il est impossible de se tenir sur les marches sans avoir de prises pour les mains, et nous sommes obligés pourtant d’en lâcher une pour manier le piolet. Une fois sur la pente, nous nous dirigeons droit sur les premiers rochers, car la glace se trouve si terriblement dure et rapide qu’il est absolument essentiel de la quitter aussitôt que possible.

Il était certain que la ligne la plus facile pour l’ascension de la muraille nous faisant front se trouvait sensiblement à notre gauche, ligne qui d’ailleurs m’avait été indiquée par M. Eccles comme devant offrir la meilleure route. Mais dans l’état actuel des pentes il est impossible de l’atteindre sans une considérable perte de temps ; nous nous jetons donc dans une cheminée rocheuse avec l’espoir de la traverser plus haut. Nous la grimpons, trouvant les rocs très pourris et en bonne partie verglassés ; elle est, elle aussi, le trajet naturel des chutes de pierres ; un bruit fortuit nous avertit de chercher ailleurs. Plus haut le verglas va tellement en s’épaississant que nous avons à y tailler des marches superficielles ; nous pouvons pourtant faire d’assez rapides progrès, et bientôt escalader les pentes situées en dehors de la cheminée, jusqu’à une corniche de rocher dominant le grand couloir de neige.

J’étais content de pouvoir enlever enfin les deux sacs que j’avais portés ; aussi, comme excuse à une halte, prétendîmes nous manger. Il est bien possible que l’extraordinaire appétit que montrent dans la montagne les grimpeurs vienne surtout de leur désir de faire la halte nécessaire. Sur les hautes arêtes le besoin de manger et sur les pentes inférieures le besoin de voir me paraissent l’apanage de ceux dont le souffle est court et les muscles faibles.

Au bout d’une demi-heure nous nous attachons encore, et je donne de la corde à Burgener pour qu’il traverse à gauche, en partie le long de quelques grandes dalles rocheuses, en partie sur la crête supérieure d’une croûte ? de glace plus ou moins perfide rejoignant ces dalles. À un moment nous étions tous deux engagés, ensemble dans la traversée ; Burgener parvint à accrocher la corde autour d’un piton de roc au dessus de nous. Comme cette opération avait paru lui apporter le plus vif plaisir, je pensai qu’il serait cruel de lui faire remarquer que, comme le piton branlait de la plus menaçante façon à la moindre pression, j’avais prudemment décroché la corde avant de m’aventurer au dessous.

Après avoir atteint le couloir de neige nous commençons à prendre une allure très vive. Le piolet de Burgener détache de gros morceaux glacés qui acquièrent une grande vitesse avant d’arriver à moi ; un ou deux violents chocs de ces blocs nous avertissent qu’il est désirable d’avoir entre nous deux moins de 30 mètres. Je me rapproche de mon chef et nous raccourcissons la corde. Comme le travail de la taille des marches se trouve très dur à ces allures, je prends, en plus des sacs, l’habit de Burgener.

À notre gauche se trouve la profonde tranchée que d’innombrables avalanches ont burinée dans la pente ; plus d’une fois Burgener nous conduit vers le bord dans l’espoir d’y découvrir quelque point vulnérable où nous puissions forcer le passage, car le couloir est taillé comme un grand Y dont nous occupons maintenant la queue. Notre seule chance de succès est d’ascensionner sa branches gauche ou Nord, mais la tranchée d’avalanche nous conduit à l’inaccessible branche Sud ; comme nous nous trouvons sur sa droite, nous nous voyons toujours rejetés de notre vraie ligne d’ascension. Ses parois sont tellement érodées et même coupées en surplomb que nous n’osons pas tenter de les franchir, et en conséquence, quand nous atteignons le point où le couloir se divise, nous nous trouvons sur la droite et au dessous de la branche de droite. Un regard d’un instant suffit pour nous enlever tout espoir qu’elle pourra se trouver praticable, et nous tournons d’un commun accord sur la gauche.

Le couloir cette fois cessait d’être entre deux parois profondes, et n’était plus guère qu’une légère dépression dans la face de la montagne. Grâce à cela, peut-être, il n’était plus garni de neige épaisse, mais se trouvait simplement emplâtré à une profondeur de quelques centimètres ; l’alternance du soleil et du gel avait converti la plus grande part de cette neige en glace. Il n’y a pas besoin de dire que là du moins la trace creusée par les avalanches allait s’amincissant jusqu’à n’avoir plus que des proportions insignifiantes, et que nous pûmes la traverser sans difficulté. Mais les pierres n’étant plus désormais dirigées sur une trace bien marquée sifflaient à nos oreilles d’une façon tout ce qu’il y a de moins agréable, et l’une d’elles en choquant un rocher juste au-dessus de nous se brisa en fragments qui nous frappèrent tous deux Burgener et moi. Dans ces conditions mon compagnon fit les efforts les plus désespérés pour sortir de cette ligne et, comme il arrive d’habitude quand il exerce toute sa force, son piolet se cassa, la hampe brisée en deux. Promptement, je lui tendis le mien, mais malheureusement il était émoussé, ce qui amena maintes remarques discourtoises concernant les alpinistes amateurs et les piolets faits à Londres. Néanmoins, il fit bien son travail, et nous entrâmes dans la branche Nord du couloir où nous fûmes comparativement en sûreté.

Celle-ci se trouve presque entièrement garnie de glace, en sorte que nous nous jetons sur les rochers à notre droite aussitôt qu’il nous est possible d’y trouver un appui. Burgener, très excité par une victoire imminente, se trouvant de plus débarrassé de tout bagage, et libre de la gêne de l’habit qui comme un bandage comprime la poitrine, Burgener monte à un pas qui met pitoyablement hors d’haleine son Monsieur. Ce dernier commence à comprendre que le sort du porteur « n’est pas un sort heureux », que deux sacs avec un habit comme superstructure sont bien faits pour s’accrocher dans les rochers saillants ou pour s’empaler sur chaque pointe aiguë qui se trouve dans un rayon de 2 mètres, et que de plus leur poids est un frein puissant à toute marche en avant. Mais Burgener ne se démonte pas et sa seule réponse à mes observations est de jeter des jodels en signe d’amère dérision pour les murailles faciles qui se dressent encore devant nous. Notre pas de course a bientôt fait de nous porter sur une petite arête de neige qui nous conduit, en trois minutes environ, à la grande arête joignant le Dru à notre sommet. Celle-ci grossit graduellement en une large chaussée durement gelée que nous suivons bras dessus bras dessous jusqu’au point culminant.

Mon premier mouvement est de me débarrasser du poids que j’ai charrié, celui de Burgener est de courir le long de l’arête conduisant vers l’Aiguille du Moine pour examiner la route que nous aurons à descendre. Il revient plein de joie, disant que tout est « bares Eis » « glace nue » et que je serai certainement tout raide le

AIGUILLE VERTE ET GLACIER DE LA CHARPOUA
lendemain, si je tiens le serment solennel que j’ai fait de tailler autant de marches que la descente en comportera.

Pendant ce temps j’avais défait les sacs et nous nous étions jetés sur la neige pour manger notre déjeuner et déguster la vue glorieuse que donne ce pic si rarement visité. Burgener entreprend alors de raccommoder son piolet. Bien que ses efforts dans ce sens n’aient aucun succès, il réussit pourtant à se faire au pouce la plus profonde et la plus vilaine blessure qu’on puisse voir ; le reste du temps est employé à réparer le mal fait. Grâce à ces opérations variées nous passons une heure vingt sur le sommet, et ce n’est pas avant 1 h. 30 soir que nous partons pour la descente, tout à fait inconnue de nous, qui conduit vers le Jardin. Nous commençons, à tort ou à raison je n’en sais rien, à descendre vers les Droites, et, en atteignant la tête du grand couloir, nous tournons et coupons vers une pente de glace extrêmement rapide, jusqu’à une plaque rocheuse qui nous donne un point d’appui et nous permet de regarder tout autour. En dessous de nous, par endroits, une ligne de rochers sort de la glace du couloir, et comme la pente n’est pas très raide et que le temps presse, Burgener invente une nouvelle méthode de marche. Je le descends d’abord à la corde jusqu’à la prochaine plaque de rocher, et alors, avec la confiance de la jeunesse, je glisse, Burgener me saisit habilement quand j’arrive à portée. Dans les parties où ce procédé n’est pas applicable, nous faisons un rappel de corde et glissons jusqu’au prochain rocher commode. Par ces méthodes et d’autres similaires, et le plus souvent sans avoir à tailler de marches, nous descendons le couloir, dans toute sa longueur, jusqu’au point où les rochers de l’arête du Moine s’y projettent fort avant, l’amincissant jusqu’à le faire ressembler à une taille de femme à la mode. La série la plus avancée de ces rochers est séparée de la masse principale par une étroite cheminée, en partie verglassée, et tellement à pic que toute chute de pierres passerait par dessus la tête du grimpeur qui la suivrait. C’est cette cheminée que nous entreprenons de descendre, et après une ou deux dégringolades assez ardues, nous atteignons la large pente qui gît entre les parties inférieures de deux puissants contreforts formant les parois du grand couloir. Nous trouvons la pente recouverte d’une neige compacte et durement gelée, et nous avançons gaiement, taillant de petites marches, jusqu’à ce que, à 4 h. soir, je me trouve arrêté par une terrifiante rimaye.

Burgener, qui est à, 18 mètres au-dessus de moi, me conseille de couper droit jusqu’au bord même de la crevasse, afin de voir si, avec les débris du piolet brisé et une corde de rappel usée, nous serons capables de battre l’ennemi. Quand j’arrive à l extrême bord de la falaise, je la trouve surplombant à un point tel que je n’en puis tirer d’autre information utile, sinon qu’aucune corde en notre possession n’en pourra atteindre le fond. Burgener, avec son esprit fertile en ressources, se taille une large marche et m’ordonne de me raidir pour lui permettre de me tenir penché aussi loin qu’il sera nécessaire pour me rendre compte s’il sera possible de trouver facilement quelque méthode capable de nous faire contourner l’obstacle. À l’exception de quelques séracs loin sur ma droite et touchant presque le grand promontoire, le mur de glace n’avait pas une fêlure ; à gauche, un cap de glace cachait tout à la vue. Après ces observations, je crie à Burgener de me relever et nous considérons ce qu’il nous reste à faire. Les séracs sur la droite peuvent bien être atteints par une traversée prolongée, mais, avec un seul piolet pour la caravane, cela ne paraît pas devoir être très agréable. En sorte que nous nous décidons pour la pente invisible de gauche. Après avoir taillé environ deux cents marches, je trouve une petite crevasse coupant la pente à angle droit jusqu’à la rimaye, et Burgener, qui est près de moi, me crie : « Es geht » «Ça va.»

Nous procédons alors à nous ensevelir nous-mêmes dans cette petite crevasse ; nous y descendons par des marches taillées dans une des parois, et, pendant que nos têtes s’appuient contre l’autre paroi tant que le permettent leurs murailles allant toujours en se resserrant, nous nous faufilons ainsi le long de la crevasse, coincés entre les parois glacées ; finalement nous émergeons devant la grande falaise. En face, à une distance trop grande, une grosse plaque de glace s’était détachée de la masse principale, laissant une lame aiguë d’une glace usée par le temps, parallèle à la falaise, mais plus bas que notre position présente. Burgener décide de suite que l’espace intermédiaire peut être sauté ; il pourra même me retenir si je ne parviens pas à me loger sur le sérac. La méthode à suivre est de sauter de telle façon que je puisse placer mes mains sur la lame de couteau, pendant que mes pieds viendront racler la face interne du sérac, avec l’espoir que sa surface pourrie et délabrée apportera aux bottes un appui suffisant pour réduire l’effort des bras.

Après avoir accompli ce saut, au détriment de mes pauvres mains, je taille une grande marche pour que Burgener puisse y descendre. Grâce à sa carrure il se trouve ne pas pouvoir avancer dans la crevasse aussi loin que j’avais été capable de le faire, et il a, en conséquence, à sauter de plus loin. Néanmoins, il se reçoit aussi bien que possible et nous allons le long de la crête en lame de couteau, jusqu’à l’extrême bout du sérac. Il y avait encore un ressaut d’au moins 12 mètres avant d’atteindre le glacier libre ; nous tournâmes jusqu’à la crevasse entre le sérac et la falaise de glace pour nous aider à descendre. Tandis que la première crevasse, s’était trouvée trop étroite pour être commode, celle-ci était tout le contraire, et les premiers 3 mètres eurent à être descendus à l’aide de marches pour les pieds et de prises pour les mains. Il devient alors possible d’atteindre de la tête le mur opposé et la descente peut une fois encore être faite avec une facilité normale. Après avoir atteint le niveau du glacier, un long saut de côté me porte sur la neige libre et nos ennuis sont loin. Sans perdre de temps, car le passage de la rimaye nous a coûté deux heures de travail, et il est maintenant 6 h. soir, nous descendons en courant vers le Couvercle, aussi vite que nos jambes peuvent nous le permettre. Nous atteignons ce port désiré en dix minutes : il n’est pas besoin de dire que dans ces endroits où aucune glissade n’était possible, nous allions à toutes jambes. Puis l’excitation de l’escalade étant tombée, la majesté de notre démarche s’accroît de tout ce que perd la rapidité de notre marche, et sur chacune des moraines de la Mer de Glace, nous trouvons bon de réarranger notre bagage, de contempler la vue, ou de nous engager dans quelque autre occupation également importante et entraînant un repos de cinq minutes sur une pierre plate. Grâce à ces retards variés, il est presque 8 h. soir avant que nous réintégrions le Montenvers. Venetz nous rencontre à la porte et se lamente amèrement sur la perte de cette expédition pour lui ; mais nous mettons du baume sur ce cœur blessé en lui promettant qu’il grimpera autant que cela lui plaira sur le Grépon[2].



  1. M. Ed. Whymper avait fait, en compagnie de Christian Almer et de Franz Biener, le 29 juin 1865, la première ascension de l’Aiguille Verte, en passant par le grand couloir qui du Glacier de Talèfre monte à l’Est du sommet. La route avait été prise depuis et trouvée difficile et dangereuse, mais était restée la route usuelle ; voy. Alpine Journal, 11, p. 131-32 et Escalades, p. 357-60. Quelques jours après, le 5 juillet 1865, MM. T. S. Kennedy, C. Hudson, et G. Hodgkinson avec M. Croz, Jean Ducroz et P. Perren avaient découvert et suivi la route beaucoup moins dangereuse de l’Arête du Moine et, chose curieuse, n’appréciant pas la portée de cette découverte, conseillaient la route Whymper ( Voy. Alpine Journal, 11, p. 132 et 111, p. 68-75 ; Écho des Alpes, 1871, p. 153-64). Un autre côté, la terrible pente d’Argentière, avait été escaladé, le 31 juillet 1876, par MM. Middlemore, J. O. Maund, II. Cordier, avec les guides Johann Jaun, Jakob Anderegg et A. Maurer ; on trouvera à ce sujet une note technique dans l’Alpine Journal, VIII, p. 105, une description de cette rude chevauchée par M. Maund, p. 289, et deux courts récits de M. H. Cordier, Bulletin du Club Alpin Français, 1872, p. 212 et Annuaire du C. A. F., 1876, p. 170-13. Il était réservé à A. F. Mummery de trouver une nouvelle route à l’Aiguille Verte, celle du Glacier de la Charpoua, suivie le 30 juillet 1881 et décrite dans ce chapitre ; elle fit l’objet d’une note dans l’Alpine Journal, X, p. 357 et de citations dans l’ouvrage de MM. Cunningham et Abney, Pioneers (in-4 de p. X-287, London 1887), p. 104, 118 et 119.
    Consulter la carte esquisse de la page 199, — M. P.
  2. C’est en effet 4 et 6 jours après qu’eurent lieu les ascensions racontées au chapitre VI. — M. P.