Mes escalades dans les Alpes et le Caucase/Chapitre X

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Traduction par Maurice Paillon.
(p. 197-213).
CHAPITRE X


L’AIGUILLE VERTE


PAR L’ARÊTE DU MOINE


On peut objecter à l’ascension de l’Aiguille Verte décrite ci-dessus, que presque à chaque moment le grimpeur est exposé à voir mettre à l’épreuve, sous le choc d’une pierre, la dureté de son crâne. Bien que cette ascension conduise à une escalade très intéressante et très excitante, elle est d’une nature telle qu’elle perd complètement sa puissance de plaire dès que l’alpiniste a passé la première fièvre de la jeunesse. Une objection analogue, bien que très modifiée dans la forme, peut être opposée à la route ordinaire ; en effet, divers passages sont tellement battus et accablés de projectiles, que cette ascension a été, depuis de nombreuses années, très rarement effectuée. Phénomène assez étrange, le Dru, qui épouvantait tellement les premiers explorateurs, que sans hésiter ils le décrivaient comme absolument inaccessible, le Dru est devenu une ascension de tous les jours et maintenant on le regarde comme comparativement facile. Une troisième route conduisant du Glacier d’Argentière à l’Aiguille Verte, a été découverte par MM. Maund, Middlemore et Cordier[1] ; elle est encore plus exposée aux avalanches et aux pierres, et, jusqu’à ce jour, personne ne s’est aventuré à la reprendre. Dans ces circonstances, il était de toute nécessité pour les grimpeurs de découvrir une route sûre et commode pour arriver au sommet. On pouvait arguer, il est vrai, que là où des caravanes nombreuses et diverses avaient les unes comme les autres été forcées de recourir à des couloirs balayés de pierres, il n’existait aucun moyen d’atteindre en sécurité le sommet. Mais Collie, avec son irrésistible logique, nous démontra la fausseté de pareille conclusion. « N’est-il pas », dit-il, «universellement admis, n’est-il pas écrit dans l’encyclopédie de Badminton comme dans celle de All England[2] — et si cela ne l’est pas, cela devrait l’être — que tout pic peut être ascensionné en sécurité absolue par une caravane proprement constituée ? Et puisque les routes connues à la Verte sont toutes dangereuses, il s’ensuit nécessairement qu’un quatrième itinéraire — le sentier direct et étroit du salut — doit exister. » Convertis par cet enseignement, nous nous décidons à élucider ce problème à la première occasion.

Durant l’été de 1893 nous avions examiné la montagne plus d’une fois, et le résultat de ces observations, appuyé par l’étude de maintes photographies achetées avec une furieuse extravagance pendant l’automne de cette même année, nous avait amenés à croire que le « sentier du salut » se trouvait le long de l’Arête du Moine. Il semblait que cette arête pouvait être atteinte en toute sécurité et commodité depuis le Glacier de Talèfre[3], au moyen d’une arête secondaire bissectrice de deux couloirs dans le voisinage immédiat du grand promontoire rocheux qui se

projette fort avant dans ce glacier. Ce contrefort devait nous conduire à l’arête, à un point situé immédiatement sur la droite, ou sur le côté de la Verte, de la tour connue au Montenvers comme le « Pain de Sucre ». Nous étions tellement sûrs que c’était là la vraie route d’ascension que nous étions très étonnés qu’aucun des guides ni des voyageurs qui hantent la Mer de Glace n’eût encore pris cette

route d’une évidence si certaine, mais nous attribuions cela à ce manque d’initiative qui devient rapidement la note caractéristique des guides alpins et de leur Monsieur perpétuellement encordé. Nous ne pensions pas que, enterrée dans un ancien numéro de l’Alpine Journal, se trouvait une description complète d’une ascension faite par cette même arête vingt-neuf ans plus tôt[4]. Il est assez curieux de constater que MM. Hudson, Kennedy et Hodgkinson ne se soient pas rendu compte des nombreux avantages de leur escalade, et qu’ils aient conseillé aux voyageurs futurs de donner la préférence à la route sans intérêt et balayée par les pierres que M. Whymper suivit dans la première ascension. La confraternité montagnarde accepta cet avis erroné, et pendant trente ans les grimpeurs ont fatigué leurs muscles et exposé leur crâne sur cette face Sud, plus longue, moins intéressante et beaucoup plus dangereuse. Puisque le souvenir de l’ascension de Hudson est si complètement mort, et puisque le paysage et les vues de l’arête sont tout ce que l’enthousiasme le plus affiné peut désirer de mieux, on me pardonnera peut-être de relater ici nos faits et gestes, bien qu’ils constituent une redite.

Immédiatement à notre arrivée au Montenvers l’an dernier, nous engageons un porteur, et de bonne heure le lendemain matin nous secouons nos jambes encore crispées et raidies par le chemin de fer, sur le sentier du Couvercle que nous suivons à une allure lente et majestueuse. Les premiers grimpeurs avaient l’habitude de partir de Chamonix ou d’autres vallées également basses, et marchaient sans s’arrêter, et, autant que nous pouvons le savoir, sans la moindre fatigue, jusqu’au sommet de leurs pics ; nous autres grimpeurs modernes nous sommes coulés dans un moule moins robuste — tout au moins quelques-uns de nous — et j’avoue volontiers que je me trouvai complètement épuisé à nager et à glisser en reculant sur la dernière pente d’éboulis qui conduit au Couvercle ; je dirai même que Hastings… Mais l’amour du vrai ne doit pas être poussé trop loin. La vérité, même en dehors de toute représentation symbolique, demande à être vêtue et drapée décemment ; la croyance en une Providence gouvernant tout est certainement renforcée et soutenue par la sage ordonnance des choses qui fait que non seulement la vérité est convenablement habillée et voilée, mais encore qu’elle est forcée ordinairement de se cacher au fond d’un puits. D’ailleurs, il est toujours peu sage d’exciter la réplique. Hastings, en colère contre l’effrontée divinité, pourrait aussi bien faire allusion à certains événements passés quelques jours plus tard, alors que, remontant laborieusement et lentement vers la Calotte du Mont Banc et fatigués par une longue lutte dans le labyrinthe des pentes de la Brenva, nous tendions la corde entre nous et lui tellement que sa fonction semblait bien plus être celle d’un remorqueur que celle d’un simple protecteur contre les crevasses cachées. Mais ce sont là des incidents qui seraient, même dans cette période de réalisme brutal, trop pénibles à raconter ; adonc je me contenterai de rapporter le simple fait que nous voici tous arrivés au Couvercle. Affaissés sur diverses pierres anguleuses, nous nous faisons mutuellement admirer le splendide toit en avancement, le parfait abri comme gîte, et l’admirable appartement en sous-sol où, semble-t-il, on pourra se reposer au chaud, au sec et en sécurité, même si le vieil Éole ouvrant ses outres nous envoie toutes les tempêtes qui hurlent à travers monts. À ce moment une blanche rafale nous assaille, balayée d’en haut. Nos chapeaux et autres effets mobiles nous sont arrachés rudement et nous-mêmes sommes littéralement enlevés de notre cave. Et nous voici tons immédiatement d’accord pour dire que cet appartement souterrain n’est qu’un trompe-l’œil et pour revenir incontinent au gîte accoutumé. Mais nous avons bientôt découvert que son énorme toit en avancement constitue un excellent éventail et nous renvoie, dans toute la force de leur éclatement, des morceaux de glace aigus agrémentés d’une sorte de grêle et de grésil, et cela dans tous les coins, dans toutes les fissures que l’on puisse trouver.

La pluie et la neige fondante qui tombaient sur le faîte du roc descendaient à l’intérieur ; les coulées les plus importantes furent promptement capturées et emprisonnées dans nos diverses bouteilles ainsi que dans nos bouilloires d’étain, pour nous permettre de procéder aux opérations culinaires, sans la moindre pénible et longue recherche de source ou de ruisselet. Pourtant, lorsqu’un courant inattendu descendit dans le cou de l’un de nous, ou quand la pierre de l’autre fut submergée tout à coup, nos sentiments d’altruisme s’évanouirent, et cela nous amena à prier ardemment, et du fond du cœur, que ces bénédictions variées nous fussent promptement enlevées, et placées à portée commode ou des dieux ou d’une autre humanité souffrante.

À la fin de la nuit, la pluie cessa, et le brouillard nous enveloppa dans une obscurité dense et noire. À 4 h. mat. environ, cette obscurité commença à devenir lumineuse, et vers 5 h. le mur opaque dont nous étions entourés émit suffisamment de lumière pour nous permettre de procéder au thé et autres apprêts alimentaires. Encouragés par les plaisirs variés que donne toujours un déjeuner sous les auspices de Hastings, nous décidons que le temps ne sera pas aussi mauvais qu’il en a l’air ; il était de la plus profonde évidence qu’en aucune façon il ne pouvait être pire. En conséquence, nous nous proposons d’atteindre le glacier, avec la chance que le soleil et le vent balaient tous ces brouillards errants.

La recherche des piolets et des sacs fut des plus difficiles, il était impossible de voir à 2 mètres de son nez. Vraiment, en dehors de Londres, notre grande et glorieuse métropole, juste source d’orgueil britannique, je n’ai jamais eu l’heur de tâtonner dans une atmosphère plus épaisse et plus complètement opaque. Après avoir escaladé de nombreuses pierres, nous arrivons au glacier, et, essayant de trouver notre route à travers quelques crevasses, nous atteignons une pente de neige ayant l’air de continuer, et qui, faute d’indications contraires, doit nous conduire dans la bonne direction. Arrivés là, Collie suggère sagement l’idée d’une pipe ; nous nous accroupissons sur la neige et nous arrivons bien vite à la conclusion que, dans certaines circonstances, l’alpinisme lui-même n’est que vanité des vanités. Fermement appuyés sur ce dicton de l’antiquité, Collie et moi exprimons notre détermination irrévocable de ne nous lever que pour descendre. Mais Hastings, un contempteur du tabac, partant tout il fait dégénéré, Hastings est insensible aux arguments qu’oppose à nos jambes fatiguées une pente de neige rapide et fondante, Hastings est résolu à continuer l’ascension. « N’avons-nous pas », dit-il, « peiné à travers les crevasses, remplissant nos poches de neige, secouant nos organes digestifs en de longs sauts ou en des chutes inattendues au fond de trous cachés, et maintenant que nous avons atteint une route évidente et facile, n’est-ce pas le comble de l’absurdité que de battre en retraite ? »

Mais son éloquence n’était pas à comparer avec le discours muet de la pente. Nous sentions déjà dans chacune de nos jambes la peine que nous aurions à la lever, jusqu’à toucher le menton du genou, nous sentions déjà l’agonie que nous aurions à tendre tous nos muscles jusqu’à ce que notre poids soit enfin soulevé, nous sentions déjà le déchirement de cœur que l’on a, lorsqu’un craquement vous avertit que la neige donne coup, et que finalement le seul résultat, ou presque, de votre effort est d’avoir ouvert dans la neige un trou de 45 centimètres. Il est donc impossible à Hastings de nous persuader, et comme nous sommes convaincus de cette grande vérité que « la parole a été donnée à l’homme pour déguiser sa pensée », nous déployons de fallacieux arguments, basés sur des textes, et appuyés des sentences variées d’après l’avis de sages et augustes personnages, présidents de l’Alpine-Club et autres de même acabit, à savoir que les grimpeurs doivent toujours faire demi-tour devant le mauvais temps. Hastings regardait les 2 mètres de pente visibles devant nous, avec la même joie qui inspirait les Ironsides de Cromwell, quand une troupe de cavaliers venait en vue ; il était difficile à convaincre et faisait appel précisément aux exemples des héros et des demi-dieux que nous venions de citer. Les expéditions étaient empilées sur les expéditions, démontrant que les auteurs de cet excellent avis, ceux dont l’intelligence était la mieux comprise et la plus appréciée, avaient invariablement et uniformément dédaigné cet enseignement ; montrant, comme il le prétendait, que là comme dans les autres circonstances de la vie humaine, « on honore plus une règle en l’éludant qu’en l’observant ».

Ici l’argument touchait à une question plus large, à savoir s’il est préférable de suivre l’avis ou l’exemple des grands hommes : ayant alors vu avec plaisir que nous en avions pour longtemps sur cette question, j’allumai une nouvelle cigarette. Collie accentuait son argumentation, la main tendue et rendue plus majestueuse encore par sa pipe ; il faisait justement une brève revue des lignes générales du problème, quand une averse de grêle, de neige et de pluie vint terminer la discussion en notre faveur. Avec nos cols retournés, nos chapeaux assurés par des attaches variées et pittoresques, nous nous précipitons en retraite sur l’abri de pierres, et avons bientôt regagné le Couvercle.

Nous refaisons le paquetage de nos sacs de nuit et autres bagages, et, la pluie ayant presque cessé, nous traversons vers la Pierre à Béranger. Pendant ce temps le soleil fait quelques tentatives partielles pour percer les nuages ; alors, enlevant et étendant nos habits pour les faire sécher, nous nous livrons à des ascensions variées et périlleuses sur le grand rocher contre lequel est bâtie la cabane.

Durant l’après-midi nous revenons en flânant au Montenvers poursuivis par des averses, pendant que le temps va toujours en s’obscurcissant. Arrivés à l’hôtel, nous secouons la poussière de nos sandales, je veux dire la boue de nos bottes et la pluie de nos habits, en signe de mépris pour ces lieux désolés, de glace et de rocher ; nous nous promettons bien que notre prochaine promenade se fera au milieu des sapins et des prairies de Lognan, et qu’ensuite nous partirons pour les riches campagnes et la végétation luxuriante du Val d’Aoste.

Une semaine plus tard nous retournâmes au Montenvers, mais malheureusement un esprit général de paresse avait mis son grappin sur nous, et, en compagnie de quelques amis, nous gaspillâmes de précieuses heures à escalader des rocs et des séracs à proximité de la cloche du dîner et à portée des signaux annonçant le thé de l’après-midi et autres plaisirs mondains analogues. Un de nos amis, étranger, caractérisa nos occupations en disant que « c’était une éternité de déjeuners et une perpétuité de goûters ».

À la fin Hastings nous tirade cette peu noble indolence et nous emmena à travers le Passage des Ponts à la Pierre à Béranger. Bien que cette cabane représentât l’âge de l’étable à cochons, caractéristique du massif de Chamonix, nous la préférions au Couvercle, nous souvenant que, de même que la charité couvre le péché, son toit recouvre une multitude d’horreurs.

À 2 h. mat. les dormeurs sont éveillés, le feu est allumé et un déjeuner quelque peu substantiel est consommé. Lors, le sac est examiné en détail et tout bagage supplémentaire est impitoyablement rejeté. Ces occupations variées nous prennent beaucoup de temps, et ce n’est pas avant 3 h. 15 mat. que nous quittons la cabane et que nous commençons la monotone ascension de la moraine. Nous traversons le glacier juste comme les premiers signes de l’aurore apparaissent, puis nous atteignons de nouveau la longue étendue de pierres dans laquelle nous luttons pour ne remonter que lentement.

La venue du jour était en grande partie empêchée par les denses masses de vapeur qui remplissaient le bassin du glacier et apportaient leur aide puissante aux pouvoirs

AIGUILLE VERTE ET ARÊTE DU MOINE
des ténèbres de la nuit. Mais nous n’avions pas encore beaucoup monté que déjà les énormes tours de ces brouillards sans consistance avaient été touchées par les rayons du soleil, et voici que les dernières traînées obscures étaient mises en fuite. Nous saluons cette ascension des nuages comme d’un bon augure, et nous nous mettons plus résolument à attaquer la pente. En atteignant la branche

haute du glacier, située près et sous l’arête en muraille qui s’étend du Moine à la Verte, nous faisons halte pendant un quart d’heure dans l’espoir que le balayement des nuages nous permettra de voir quelque chose de notre montagne. Mais le grand rideau noir se tient fermement collé autour d’elle et, de ce côté, rien n’est visible. Dans l’autre direction, pourtant, nous avons une vue merveilleuse des Grandes Jorasses, à moitié voilée par les gazes flottantes des nuages. Très haut, nous pouvons même voir de légères et tendres vapeurs poussées par un gentil vent du Nord. Encouragés par ces bons présages nous marchons le long de la branche du glacier jusqu’à ce que nous soyons arrêtés par un ressaut de glace court mais abrupt. Après un peu de travail au piolet nous gagnons le niveau supérieur et, les nuages s’étant pendant ce temps un peu élevés, nous sommes enfin récompensés par une vue très nette des rochers par lesquels nous espérons gagner l’arête.

Au point où le véritable pic de la Verte commence à dominer les nombreuses tours de la longue Arête du Moine, un grand promontoire s’avance très avant dans le Glacier de Talèfre. Entre ce contrefort et l’Arête du Moine se trouve un demi-cirque, divisé du bas jusqu’en haut par une nervure de rocher. De chaque côté de celle-ci il y a des couloirs remplis de neige, et nous espérons atteindre l’arête soit par l’un ou l’autre de ces couloirs soit par la nervure qui les sépare. Autant que nous pouvons le voir, aucune difficulté sérieuse ne paraît devoir être rencontrée, bien que, tous les rochers supérieurs et toute l’arête se trouvant encore obstinément cachés par le brouillard, nous ne puissions pas en être absolument certains. Nous traversons la rimaye, et, après une courte lutte avec quelques débris congelés, nous pouvons nous loger sur la muraille à 6 h. 45 mat.

Nous décidons alors à l’unanimité que le temps n’est pas trop mauvais et que nous sommes aussi sûrs d’arriver au sommet que si nous y étions déjà : « Ce pourquoi, » disons-nous « mangeons, fumons, et réjouissons-nous. » Une demi-heure plus tard tous ces devoirs dûment accomplis, nous commençons à escalader les dalles, chacun prenant la direction particulière qui lui plaît. Pendant ce temps les nuages nous enserrent encore une fois. Les falaises au dessus, vues à travers les vapeurs se ruant sur elles, paraissent encore plus grandes et plus précipitueuses, en sorte que, pour éviter la possibilité d’être coupés par quelque insurmontable ressaut, nous travaillons sur la droite dans le couloir. Nous pouvons de temps en temps nous servir, comme d’une échelle, des rochers qui sont sur notre droite et éviter ainsi le travail de la taille des marches, mais plus haut les dalles deviennent trop larges et trop lisses et nous sommes forcés d’avancer à l’aide du piolet seul. Nous sommes bientôt fatigués de cet exercice et retournons à notre nervure ; nous nous apercevons alors que sa mauvaise apparence est trompeuse, et que, en fait, c’est un escalier parfait. En atteignant le voisinage immédiat de l’arête, nous marchons sur notre droite à travers des pentes faciles, traversant ensuite la tête du couloir et allant vers le sommet du grand promontoire.

Je prends cette direction dans la crainte de gaspiller différemment de précieuses forces en escaladant le sommet du Pain de Sucre ; en l’état, dans ce brouillard intense, il nous est impossible de dire au juste où se trouve ce clocheton. Collie, il est vrai, est tout à fait sûr que nous sommes sur sa face qui regarde la Verte ; mais, le scepticisme de l’expérience ayant patiné mon esprit, je tourne à droite. Juste comme nous escaladons la crête du contrefort, une bouffée de vent balaye de tout nuage l’arête, et nous faisons halte cinq minutes pour inspecter la montagne sur notre gauche ; une courte ascension en diagonale nous fait aborder l’arête principale à 8 h. 20 mat. ; de là nous pouvons regarder, au dessous, le Glacier de la Charpoua et, au delà, la grande face Sud-Ouest de notre pic. Par une faiblesse, qui n’est peut-être pas très rare chez les grimpeurs, je montre avec orgueil à nos compagnons les divers rochers ou couloirs, les diverses pentes en glace ou en dalles par lesquelles Burgener et moi avons frayé notre route au sommet, treize ans auparavant.

Une invasion de nuages, apportant dans ses flancs plus qu’un soupçon de neige, nous chasse de nos sièges et nous grimpons gaiement le long de l’arête. Plus loin pourtant des tours dentelées commencent à nous susciter quelques difficultés. Au contour de l’une d’elles sur le côté du Talèfre nous sommes surpris de trouver une bouteille brisée. Bientôt après nous découvrons les restes d’un bâton cassé pris dans une fissure du roc et rendu immuable par une masse de glace congelée tout autour. Sa tournure antique nous conduit à supposer qu’il marque la limite d’exploration de quelque ancienne caravane et qu’il date du temps où l’Aiguille Verte était encore un pic vierge.

Presqu’immédiatement après, le travail devient plus sérieux. J’essaye un mouvement tournant sur la gauche, mais je suis bientôt amené à l’opinion que si un autre itinéraire est possible, il est désirable de le prendre. Pendant que je me sors de ces difficultés, Collie tourne sur la droite et après une courte lutte surmonte l’obstacle. Quelques mètres plus loin nous sommes repoussés par un ressaut à pic, qui ne peut pas être tourné et qui défie tout effort unique. Hastings m’élève d’un coup jusqu’à ce que je puisse saisir une saillie sur le sommet du bloc ; après quelques mouvements spasmodiques je peux enfin atteindre une bonne marche. Ce genre d’exercice continue quelque temps.

Une délicieuse petite traversée est pourtant digne d’être rapportée. Un grand gendarme nous barrant tout assaut direct, nous le contournons sur la face de la Charpoua. Au dessus de nos têtes une masse de rochers en surplomb nous force à abandonner toute attitude correcte et nous voici forcés de ramper comme des vers le long d’une corniche se déversant en dehors. À la fin de ce passage, nous pouvons reprendre une posture normale, mais cet avantage est plus que compensé par la nécessité d’abandonner toute prise pour les mains et de faire une longue enjambée au dessus d’une vilaine coupure sur un rocher étroit, verglassé et en forte pente. Ce passage n’est, certes, pas difficile à faire, mais je trouve qu’en pareil lieu l’esprit s’arrête désagréablement sur les conséquences probables de la plus légère erreur ou du plus petit manque d’équilibre. Une fois en sécurité au delà, je me trouve au pied d’une tour à pic garnie et flanquée de neige et de glace. Une escalade directe était hors de question, mais en allongeant un cou de cigogne tout autour de la tour on pouvait apercevoir une corniche, partie roc partie glace, qui contournait la tête d’un grand couloir tombant jusqu’au Glacier de la Charpoua. Pour atteindre cette corniche il était nécessaire de traverser la face de la tour emplâtrée de neige. Hastings trouve heureusement pour la corde un piton de roc ; confiant jusqu’à un certain point dans la sécurité douteuse de cet arrangement, je me penche, et, avec mon piolet, de la main gauche, je fais quelques légères entailles dans la muraille au delà. Je trace ainsi au dessus de moi dans la neige et la glace une rainure, dans laquelle la corde est soigneusement passée, de manière à ce qu’elle se trouve toujours au dessus de moi, m’arrivât-il quelque chose d’imprévu. Sur la première marche mon adhérence à la muraille était quelque peu douteuse, et j’ai un très vif souvenir de mon incapacité à passer la jambe droite autour d’une bosse difficile, sans faire de la main un effort dangereux sur une prise soigneusement creusée au dessus dans la neige fragile. Mais soutenu par les avis encourageants de Hastings qui est toujours là pour inspirer confiance au chef de la caravane, je passe enfin la dite bosse, et après avoir taillé une marche comparativement facile j’arrive à la corniche. Celle-ci me conduit à son tour sur l’arête.

Nous fûmes bientôt encore forcés de la quitter, notre arête, et de descendre pendant quelque temps sur la face de Talèfre. En la réescaladant de nouveau nous rencontrons une grande corniche, frangée d’une longue file de glaçons. Nous suivons doucement entre le mur de neige et les pendeloques de glace, craignant de toucher à celles-ci de peur que toute la construction ne tombe lourdement sur nos têtes. Une petite ouverture de la corniche est enfin atteinte ; après avoir cassé les quelques cylindres de glace qui l’encombrent, nous pouvons enfin passer à travers. Trouvant que j’y serai bien ancré pour soutenir le reste de la caravane, j’escalade la corniche et de ce point je puis aller me loger sur la tour rocheuse la plus prochaine. Ces diverses traversées ou escalades, semées de haltes pour lesquelles notre paresse ingénieuse inventait des excuses passables, nous avaient pris beaucoup de temps, et nous étions encore loin d’avoir une idée précise au sujet du sommet.

Soudain nous sortons du nuage au milieu des brillants rayons du soleil ; en dessous de nous s’étend une mer sans fin de vapeurs houleuses, hors de laquelle émergent seuls le Mont Blanc et les Grandes Jorasses. Pressés que nous sommes par le temps, nous ne pouvons pourtant pas résister à nous arrêter pour examiner ce spectacle extraordinaire et des plus beaux. Devant nous une courte arête de neige conduit à ce qui doit certainement être la pointe terminale, nous nous mettons alors carrément au travail et après un quart d’heure ou vingt minutes de taille de marches nous arrivons sur le sommet (2 h. soir).

Le souffle mordant du vent du Nord balayait l’arête, et tenait en mouvement constant, au dessous de nous, les immensités nuageuses. À certains moments de vastes masses tendaient à s’élever vers le ciel, et, prises par le vent, mettaient à la voile, posant des ombres extraordinaires sur l’étendue moutonnée en dessous. Cette halte, comme quelques-unes auparavant, fut terminée par une soudaine bourrasque de nuages glacés et par une petite chute de neige. À 2 h. 15 soir nous quittons le sommet et nous descendons hâtivement la pente. Malgré le temps qui empire nous rampons et nous dégringolons le long de l’arête aussi vite que nous le pouvons. En dépit du changement d’aspect de la montagne causé par la neige tombant rapidement, Collie suit notre route du matin avec une précision absolue. À l’endroit exact il tourne et abandonne l’arête (5 h. 10 soir), et nous conduit, à travers le gâchis de la neige nouvelle, en bas de la nervure, au point où nos traces du matin peuvent se reconnaître dans le couloir. Il préfère pourtant garder le contrefort et après avoir serpenté et tourné nous rattrapons notre direction du matin en dessous de l’endroit où nous avions pris le couloir, et nous la suivons jusqu’au glacier et à la rimaye. Celle-ci est ramollie et en dangereux état ; elle demande une manœuvre délicate. Une fois au-delà (6 h. 5 soir), nous courons le long des champs de neige et dévalons vers les pentes pierreuses au dessus du Couvercle.

Traversant sur la Pierre à Béranger, nous ramassons nos bagages et après un court repas nous partons à 7 h. 10 soir pour le Montenvers, à travers une pluie fine et persistante. Nous avions l’intention de descendre cette nuit même à Chamonix, et nous y avions en conséquence envoyé nos bagages ; mais à notre arrivée nous trouvons qu’il est beaucoup trop tard pour ce faire. Des amis nous affublent le plus gracieusement du monde de vêtentents variés, et à 11 h. soir environ nous rendons pleine justice aux efforts du chef de M. Simond.

Il n’est pas besoin d’ajouter que notre ascension a été faite dans de très défavorables conditions. Nous étions constamment forcés de l’aire halte pour attendre une déchirure des nuages et il est probable que l’impossibilité de voir ce que nous avions devant nous dut nous empêcher à certains moments de prendre la meilleure route. L’escalade est pourtant des plus intéressantes, et se trouve, d’un bout à l’autre, complètement à l’abri des chutes de pierres.





  1. Voyez la note des pages 184-5. — M. P.
  2. Allusion à deux fort intéressants volumes, sortes de manuels de l’Alpinisme. Le premier paru en 1892 à Londres (in-8 de XX-439 p.), dans « The Badminton library », a pour titre Mountaineering et pour auteur l’alpiniste anglais bien connu C T. Dent aidé de quelques uns de ses collègues. L’autre paru sans la série « All England » est dû à la plume experte de Claude Wilson et a aussi pour titre Mountaineering (in-8 de VI-208 p. London, 1893).
  3. A. F. Mummery orthographie Talêfre ; l’usage est d’écrire Talèfre. — M. P.
  4. Voyez la note des pages 184-5 — M. P.