Mes escalades dans les Alpes et le Caucase/Chapitre XI

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Traduction par Maurice Paillon.
(p. 214--).
CHAPITRE XI


UN PETIT COL. — LE COL DES COURTES


La grande muraille située à la tête du Glacier de la Brenva avait depuis longtemps attiré mes aspirations et mes espoirs, mais une série d’événements malencontreux m’avaient pendant trois saisons consécutives empêché de faire aucune tentative pour convertir ces espérances en réalités. L’an dernier pourtant notre caravane entière était résolue, adviendrait, que pourrait, à ascensionner le Mont Blanc par la Brenva. Aussi, lorsque nous vîmes le temps avoir une propension à ne plus être propice à notre tentative à l’Aiguille Verte, nous abandonnâmes momentanément l’attaque qui vient d’être décrite, et nous décidâmes de traverser à Courmayeur dans le but de consacrer notre saison tout entière, si besoin était, à attendre un jour favorable pour l’escalade du Mont Blanc par la Brenva.

Nous ne désirions pas pourtant repasser le trop connu Col du Géant ; ou encore suivre un des passages partant du bassin de la Mer de Glace[1]. Il nous parut que la route de M. Whymper, du Glacier d’Argentière à Courmayeur n’était ni la voie la plus courte ni la plus directe que l’on pût suivre[2], et, avec cet altruisme dont M. B. Kidd nous dit qu’il est la source dominante de notre civilisation, nous étions désireux d’offrir à l’humanité le don gracieux d’une route meilleure et plus facile, de Lognan[3] aux délices sans pareils de l’Hôtel de M. Bertolini. Il ne faudrait pas croire que c’était là simplement un sentiment subit de charité ; bien au contraire, comme le supposeront les lecteurs attentifs de la « Social Evolution », ce projet avait surgi et mûri dans nos esprits depuis de longues années. Nous avions en effet, en 1893, fait une excursion au Col de Triolet dans le seul et unique but d’étudier si notre col pouvait être ascensionné, et nous étions arrivés à la conclusion si chère à l’oncle Remus, que : « c’était possible, sans être possible, tout en étant possible ».

Comme les cartes sont toutes incorrectes dans cette région[4], il sera peut-être bon d’expliquer que l’Aiguille de Triolet ne se dresse pas, comme on le représente, au point où l’arête des Courtes vient rejoindre la ligne de partage des eaux. À ce point précis se trouve un petit pic sans nom, entre lequel et l’Aiguille de Triolet il y a un col, probablement plus bas que le Col de Triolet. Sur l’un des côtés de ce col un couloir rapide conduit au Glacier de Triolet, sur l’autre des pentes de glace escarpées tombent sur le Glacier d’Argentière. Ce col, si le passage en était possible, offrirait de nombreux avantages, mais une autre roule plus facile devait évidemment se trouver dans la grande muraille de neige et de glace qui est située au Nord-Est des Courtes et qui dans le Guide de Kurz[5] est indiqué sous le nom de Col des Courtes. Du faîte de cette muraille il devait être, probablement, possible de traverser l’arête dans la direction du curieux bassin supérieur du Glacier des Courtes et d’atteindre le vrai Col de Triolet.

Avec ces deux cordes à notre arc nous pensions être suffisamment certains d’arriver à franchir l’arête, et le 2 août 1894, nous quittions le Montenvers à environ 9 h. mat. pour descendre et traverser le glacier dans la direction du Chapeau. Entre le glacier et la petite buvette, nous nous refusâmes, Hastings et moi, à suivre le sentier à l’endroit où il descend un peu, et nous préférâmes grimper quelques rochers humides et boueux. Après maints efforts et une escalade au piolet, nous arrivâmes à forcer notre route jusqu’au sentier connu sous le nom de sentier du Mauvais Pas, un peu au dessus des difficultés ; pendant ce temps, avec un doux chagrin, Collie nous regardait accomplir cette performance, et son attitude se résumait en cette question : « Pourquoi diable des gens qui ont de jolies guêtres bien sèches vont-ils les sacrifier dans l’eau et dans la houe, lorsque 5 mètres de descente leur auraient permis de suivre un sentier commode et sec ? »

François Simond nous accueille avec une cordiale bienvenue, et, apprenant que nous ignorons la direction du sentier de Lognan qui passe dans la forêt, il insiste pour nous faire monter une série de zigzags rapides jusqu’à ce que nous ayons atteint une côte découverte d’où il peut nous montrer des sapins brûlés et de gros blocs de rochers capables de nous servir désormais de points de repère et de guides. Quand nous avons échangé nos adieux avec notre bon ami Simond, Hastings dépose le sac à terre et nous prenons tous des attitudes parfaites pour un repos confortable. Deux membres de la caravane trouvent bientôt que leur ascension sous une cascade les a beaucoup trop mouillés pour qu’ils puissent s’arrêter longuement. Collie plongé dans les plaisirs nuageux du tabac proteste en vain. Nous restons sourds à son insinuation que la plus grande des joies de la montagne se trouve dans une halte habilement choisie, que le grand Dôme du Goûter aux blanches neiges dominant une vallée de pourpre, que la crête déchiquetée des Charmoz, que les falaises glacées du Plan avec tous leurs souvenirs de soleil brûlant et de nuit glaciale, sont dignes d’une halte plus longue. Mais nous n’écoutons rien, et, tournant vers la montagne, nous nous mettons à la remonter à travers les sapins et les rochers. Une agréable promenade nous amène quelques heures plus tard au chalet de Lognan.

Assis au soleil, nous buvons de grands verres de lait, en nous rappelant ces années lointaines où de larges lampées prises dans de grands bols de bois constituaient la partie la plus importante de la nourriture des grimpeurs. L’interview de notre hôtesse nous ayant apporté de confortables assurances sur la possibilité d’un vrai dîner, nous nous adonnons à la contemplation d’un soleil irradiant sur les arêtes noueuses du Buet. Graduellement les lignes plus dures et les contrastes plus accentués s’adoucirent et s’immatérialisèrent en ces vapeurs vagues et ces merveilleuses visions qui voltigent toujours aux approches du sommeil. Et quelques-uns de nous tombèrent dans les brus du dieu du Léthé. Le lendemain matin nous partons à 12 h. 40[6] ; notre caravane est renforcée par un grand porteur pour charrier le sac et par un petit gars pour conduire le porteur à travers les dédales du chemin. Nous ascensionnons successivement un chemin de mulet, une simple piste, une moraine et un glacier, ce dernier passage, se diversifiant à l’occasion de descentes sur les pentes situées sur le côté du glacier. Après un pèlerinage quelque peu fatigant nous arrivons sur la glace lisse et plate, et nous pouvons avancer rapidement vers la grande muraille qui l’enclot. Des nuages menaçants fuient rapidement au gré d’un vent de Sud-Ouest ; ils viennent péniblement impressionner notre esprit, et nous voici déclamant sur la vanité des départs de bonne heure et la honte de retourner une seconde fois au Montenvers, mouillés et battus. Peu après la venue du jour une proposition concernant le déjeuner est reçue avec enthousiasme. Nous nous dirigeons donc sur un petit sérac, derrière lequel la caravane s’abrite en partie du vent.

Inutile d’ajouter que c’est un repas à plusieurs services ; nous commençons par du lard du Yorkshire ; nous poursuivons au milieu des délices des petits pains avec beurre, de la confiture et des biscuits, des conserves de fruits et de gingembre, du chocolat et de tous les comestibles variés dont nous a pourvus notre prince des fournisseurs. Les deux porteurs, après avoir jeté un regard d’étonnement au développement de cette grande « symphonie gastronomique », nous disent adieu, et tournant rapidement autour d’un épaulement des Courtes ils sont vite perdus de vue.

Le calumet de la paix est encore une fois allumé ; pendant ce temps, Hastings, qui n’étant pas fumeur n’a aucun devoir particulier à remplir, est chargé de paqueter les sacs et finalement d’aller sur le sommet du sérac, sous le souffle glacial du vent, chercher une voie facile et commode pour le passage de la rimaye. Toute idée de franchir le col situé immédiatement contre l’Aiguille de Triolet avait été abandonnée, en partie à cause de la difficulté d’y trouver une route praticable, en partie à cause du fait qu’une pareille roule devait nécessairement être exposée aux chutes de projectiles nombreux et variés. Nous revenons donc à l’autre plan, à savoir de grimper au Glacier des Courtes et de traverser alors le vrai Col de Triolet. Mais avant de commencer cette opération il est nécessaire de franchir une rimaye tout à fait formidable qui défend l’accès des pentes des Courtes.

À 5 h. mat. nous quittons notre ami le sérac et nous nous dirigeons lentement vers la grande crevasse béante. Deux directions nous étaient ouvertes. Nous pouvions, soit assaillir la rimaye à un endroit où, une fois au delà, l’ascension promettait d’être une simple et ordinaire taille de marches ; soit prendre plus à droite, là où un sérac possible et une pierre plus que probable pouvaient choir, et de là remonter une série de séracs empilés les uns sur les autres jusqu’à ce que nous eussions gagné un couloir d’avalanche sensiblement au dessus de la rimaye.

Suivant notre habitude, nous nous décidons pour la direction la plus courte et momentanément la plus difficile, et nous nous portons vers la rimaye ouverte et vers sa lèvre surplombante. Mais comme nous approchions il devenait de plus en plus certain que ladite lèvre était trop haute pour être atteinte, en sorte que nous changeâmes notre direction pour tourner à droite vers un entassement de débris de séracs. Quand nous eûmes atteint cette construction boiteuse, nous fîmes halte un moment pour nous mettre à la corde et prendre nos dispositions pour l’attaque.

Nous avions d’abord a grimper sur cette superstructure fragile, sorte de coquille d’œuf, qui formait pont sur la crevasse et conduisait au plus bas des séracs. On ne pouvait pas tailler des marches dignes de ce nom, car il était certain que la plus légère intervention du piolet précipiterait avec fracas la construction tout entière dans la crevasse ouverte au dessous. Après quelques efforts préliminaires, Hastings me hisse sur ses épaules et m’élève sur le sommet du pont. Sa crête supérieure est particulièrement dangereuse et tellement garnie de neige poudreuse que le passage en suggère de désagréables éventualités. Au point où le pont s’appuie sur la face à pic du premier sérac il est couvert de neige folle, qui demande beaucoup de travail en vue de la battre et de la tasser pour en faire un semblant de marche. Une première tentative pour surmonter cet obstacle avorte et l’aide nécessaire d’Hastings est réclamée. Dès que Collie s’est ancré autant que les circonstances le lui permettent, le second de la caravane se confie alors au pont. Heureusement celui-ci se trouve plus vertueux que nous ne nous y attendions, et, malgré toutes les tentations, il ne suit pas le sentier du péché qui mène aux régions d’en bas.

L’arrivée de Hastings change vite la face des affaires ; se plantant sur la plus haute de nos marches dignes de confiance, il me hisse de nouveau sur la pente, et quand je suis hors de son atteinte, il me donne encore l’appui moral que sa connaissance des ressources et son habileté extraordinaire pour « venir à l’aide » apporte toujours et qui, dans la plupart des cas, vaut un appui réel. Le mur perpendiculaire ayant été ascensionné, j’atteins une cheminée étroite et très rapide située entre un grand sérac et la pente de glace à notre gauche. Cette cheminée se trouve garnie d’une neige en poussière incohérente, aucun appui convenable ne peut lui être demandé. Mais comme notre corde est tout entière en jeu, il devient nécessaire que Collie vienne s’établir sur le pont. Ceci fait, Hastings se détache pour me donner la corde suffisante en vue de contourner le sérac et de l’escalader. De cet endroit on voit à plus de 30 mètres en dessous de soi la falaise de glace surplombant les profondeurs noir-bleu de la rimaye. Le sommet de cette falaise qui forme la lèvre supérieure de la crevasse nous domine encore de très haut ; mais les séracs empilés nous donnent le moyen de contourner l’obstacle et notre première sérieuse difficulté est dès maintenant surmontée. Avec moins d’embarras, mais non sans avoir à tailler de nombreuses marches ou à lutter de temps à autre contre de la neige folle, nous gagnons le couloir d’avalanche si bien balayé et nous pouvons nous faire de belles et bonnes marches dans son plancher de glace. Le sifflement d’un ou deux petits fragments filant gaîment près de nos têtes dirige bientôt nos pensées et nos aspirations vers quelques rochers fermant la pente de glace, à courte distance sur notre droite. Un premier effort pour y aller se trouve déjoué par une dangereuse couche de neige nouvelle, étendue sur toute la pente au delà de notre couloir d avalanche si bien brossé. À 15 mètres au dessus, la neige semble un peu plus compacte et nous n’y serons pas si terriblement près de la crête de la grande muraille de glace surplombante. Bien que le péril réel ne soit pas dans la proximité d’un pareil mur, néanmoins l’esprit humain est ainsi fait — du moins le mien — que l’on semble plus heureux lorsqu’une longue glissade vous sépare de la conclusion du saut final.

Nous traversons la pente sans grands risques, en nous tenant soigneusement, et en traitant la neige nouvelle comme Isaac Walton conseille au pêcheur de traiter la grenouille qu’il est en train d’empaler, « usez-en avec elle comme si vous l’aimiez». Une courte escalade autour et au dessus d’un coin à pic nous porte sur une corniche sûre ; nous nous y asseyons promptement pour reprendre haleine et pour jouir quelques minutes d’une halte bien gagnée. Les feux du sacrifice sont allumés, et Collie, calmé par leur charme reposant, se voit forcé d’admettre que le Ben Nevis lui-même n’a rien de tout à fait pareil à cette rimaye. Un quart d’heure après il prend la tête et escalade sur la gauche un coin particulièrement délicat. Plus loin, une petite aiguille de roc leurre notre rochassier. J’arrive et je trouve qu’elle ne peut être atteinte que du bout des doigts de la main gauche pendant que la main droite est condamnée à imiter « le Juif-Errant » et à rôder haut et bas sur la face du roc. La glace est nettement embarrassante, mais la vue de Hastings, fermement planté sur une large corniche, réchauffe mon courage, je donne un fort élan, et, après quelques soubresauts, j’aborde avec succès sur notre aiguille.

Les rochers deviennent faciles, et nous pouvons dès maintenant voir que notre route est assurée jusqu’à l’arête. Le temps, s’apercevant que nous nous rendons plus ou moins indépendants de ses variations, ne se donne plus la peine de nous ennuyer et éloigne ses nuages, ses bouffées de vent et autres engins de torture, loin là-bas par delà l’Oberland Bernois. Nous pensons que ces circonstances aussi variées que satisfaisantes doivent être célébrées par une halte. J’ai le regret de dire que ce ne fut pas la seule ; en effet, nos progrès en avant furent à partir de là interrompus par de si fréquentes pauses, pour nous reposer ou nous restaurer, que notre arrivée définitive sur l’arête fut un sujet de profonde surprise pour toute la caravane. Malgré tout, nous jugeâmes encore que notre première vue des crevasses du Glacier des Courtes devait être honorée par un goûter, et à l’unanimité, nous décidâmes une halte, qui se prolongea plus que d’habitude.

À notre droite, une extraordinaire aiguille de roc bloque l’arête, pendant qu’à gauche, une série de dentelures nous fait espérer que nous pourrons, peut-être, trouver le moyen de mettre notre courage à l’épreuve. Fort heureusement, l’un des meilleurs avantages des caravanes d’amateurs est de n’avoir jamais de craintes pour l’avenir, qui toujours vient s’interposer devant les réjouissances du présent ; nous nous réchauffons, éparpillés en divers réduits, au milieu de tout un monde de formes glorieuses et de délicieuses couleurs qui réjouissent nos yeux mi-clos, et sans être le moins du monde distraits de la beauté reposante de ce paysage. Mais peu à peu nous commençons à trouver que les pierres sont aiguës et que des courants d’air froid nous empêchent de goûter cette parfaite béatitude, invariable but vers lequel tend le grimpeur ; aussi saluons-nous avec enthousiasme l’idée de Collie, de suivre tout le long de l’arête jusqu’à une large corniche de roc brisé, où nous découvrirons évidemment un abri parfait et une luxueuse place de repos (9 h. 15 mat.).

Une dure descente, suivie d’une rude escalade aux lianes précipitueux d’une flèche en aiguille, nous porte à ce délicieux plateau. Je ne sais pas si nous aurions jamais été capables de reprendre le courage de partir, peut-être serions-nous encore enveloppés dans les joies du soleil, du ciel et du plein air, si une soif intense n’était pas venue allumer en nous son feu consumant. Emportés malgré nous par ce démon, nous luttons corps à corps avec les quelques obstacles qui restent. Nulle part ils ne deviennent sérieux, sauf en deux ou trois endroits ou quelques jolis petits problèmes dans l’art de grimper le rocher se présentent à nous pour que nous leur donnions une solution. À la fin, les neiges supérieures du Glacier des Courtes se haussent à notre niveau, et nous traversons d’un bon pas leur surface amollie par le soleil, jusqu’à ce qu’enfin nous atteignions le Col de Triolet (10 h. 30 mat.).

Nous découvrons une petite cuvette d’une eau délicieuse, formée dans un léger berceau entre le névé et l’arête rocheuse du col ; immédiatement les sacs, et tout ce qui nous embarrasse, sont écartés, et nous buvons à notre soif avec la pleine jouissance d’hommes altérés. Hastings, comme d’habitude, extrait de son sac un luxe inimaginable de provisions et nous procédons aux joies d’un vrai banquet officiel avec un appétit et une puissance de digestion plus qu’officielle. À la fin de ce festin, qui, naturellement, a lieu sur le bord de notre lac, nous nous rendons sur le côté italien du col, où nous nous abritons du vent et nous réchauffons aux pleins rayons du soleil.

Le sommeil eut vite fait de se nicher dans la caravane, et ce ne fut pas avant 11 h. 40 mat. que le rigide sentiment du devoir nous fit descendre les rochers. Une ou deux rimayes ne nous donnent pas beaucoup de mal, mais la crevasse finale, qui sépare du champ de neige principal cette baie du glacier, se trouve être de la plus formidable espèce. Nous n’avons qu’une seule circonstance pour nous consoler, c’est qu’il n’est possible d’en tenter le passage qu’à un seul endroit ; les allées et venues, les recherches inutiles pour trouver une voie meilleure, si habituelles en pareilles circonstances, sont donc totalement écartées, et nous nous déterminons à forcer le passage.

Après quelques efforts je descends sur une curieuse plaque de glace qui s’était détachée de la lèvre supérieure de la rimaye, et, soigneusement tenu par Hastings et Collie, j’examine sa solidité. Cette grande plaque m’apparaît parfaitement solide et sûre, et telle que mes camarades puissent venir s’y établir ; après une soigneuse inspection nous sommes d’accord que, si nous pouvons atteindre une petite brèche dans la crête de notre plaque de glace à quelque distance sur notre droite et à une sixaine de mètres en dessous de notre position présente, le dernier pourra laisser filer à la corde les deux autres et sauter alors à travers la crevasse jusqu’à une bonne pente de neige.

La crête de la plaque était par trop désagrégée et par trop brisée pour nous être d’aucun secours, mais nous pouvions tailler des marches au bas et le long de la plaque, près de la fissure qui la séparait de la glace mère. Par ce moyen, nous pouvions atteindre la brèche sans être trop retardés. Mais au moment où, l’un après l’autre, nous y arrivions, nous fûmes tous saisis d’une pénible surprise. Il était évident que, sous la neige sur laquelle nous désirions sauter, se trouvaient de larges blocs de glace brisée bien faits pour nous casser les jambes ou tout autre membre à qui il arriverait d’y toucher ; de plus, la différence de hauteur était plus considérable que nous ne l’avions jugée d’en haut, certainement pas moindre de 9 mètres. Un fort et irrésistible sentiment de modestie s’empara de chacun, et personne ne voulut consentir à accepter la distinction habituellement enviée de descendre le dernier, humilité qui résista même aux plus douces et plus habiles flatteries. Il nous fallait donc chercher une autre méthode pour surmonter cette difficulté. De ce côté-ci de la plaque et à environ 1m,80 au dessous de nous se trouvait une petite corniche sur laquelle il paraissait possible de tailler un escalier conduisant en oblique au bas de la crevasse, jusqu’à ce qu’il émergeât au dessus de la crête de la plaque, au niveau même du champ de neige le plus bas. Serait-il possible de franchir la rimaye en cet endroit, ce n’était pas très certain, mais dans l’alpinisme il faut toujours laisser quelque chose au hasard heureux. Cela ajoute tant de piment et d’intérêt à la course !

Je n’avais pas plutôt descendu la corniche et commencé le travail de l’escalier que l’opinion générale de la caravane tourna, au point de se prononcer une seconde fois pour le saut. Collie en vint même à offrir de nous laisser hier à la corde et de risquer alors les 9 mètres. Mais comme il y a peu de plaisirs musculaires plus délicats que celui qu’apporte la taille des marches vers le fond d’une crevasse — les joies elles-mêmes de l’escalade de rocher pâlissent devant celles des murs de glace perpendiculaires, — les remontrances qui me venaient d’en haut restèrent en conséquence sans écho et je taillai ma route de plus en plus bas dans les profondeurs bleues. Il me fut d’abord possible de descendre, un pied placé dans une marche de la plaque, l’autre pied demeurant dans la masse principale ; aussi longtemps que cette position me fut permise, le piolet put être manié des deux bras, et d’excellentes marches pouvaient être taillées dans les murs opposés. Un peu plus bas la crevasse s’élargissait beaucoup, et, en dépit de la grandeur de mes jambes, je ne pouvais plus atteindre la paroi opposée. J’étais, en conséquence, obligé de tailler mon escalier exclusivement dans la plaque. Il était impossible de se tenir sur les marches ainsi taillées sans se soutenir, tout au moins, avec une main, l’autre étant seule libre pour le piolet. Les marches commençaient à devenir moins bonnes et mes compagnons étaient obligés de me donner l’appui de la corde. Heureusement que le piolet, tenu de toute sa longueur, pouvait encore atteindre le mur opposé, il m’apportait ainsi une aide importante pour l’exercice, autrement périlleux, d’aller d’une, marche à l’autre.

La plaque, sur sa crête opposée, se recourbe vers le grand mur supérieur de la rimaye ; après avoir frayé ma voie jusqu’à cette partie de la crevasse, je puis enfin me préparer un terrain plus sûr. Là je fais halte un instant pour me remettre des effets de la lutte. Un de mes pieds était supporté par la plaque, l’autre était coincé dans une brèche de la glace mère, et toute l’éternité bayait en dessous ; c’est dans cette attitude que j’avais à considérer ce qu’il me restait à faire. La plaque devenait très mince, on pouvait en effet distinguer clairement à travers sa masse les différences d’ombre et de lumière au delà ; sa contexture aussi laissait à désirer et il était évident qu’il faudrait prendre les plus grands soins pour en user avec elle. Ajoutez à cela la formidable difficulté présentée par une masse de glace pesant des centaines de kilos, suspendue par une tige curieuse et apparemment des plus insuffisantes de la même matière fragile, et située exactement au dessus de la place où je désirais passer. Envoyer d’un seul coup de piolet cette masse s’écraser avec un bruit de tonnerre dans le fond de la crevasse était des plus faciles ; mais la santé délicate de la plaque ne semblait pas devoir supporter un remède aussi énergique. Je décide à la fin de passer au dessous de cette « horreur suspendue », en évitant complètement d’y toucher. Après plusieurs tentatives sans succès, et non sans avoir violemment exercé la patience de ceux qui étaient en haut, je finis par fixer mon piolet de l’autre côté de la crevasse et par contourner le coin de la plaque de telle manière que je puisse saisir la crête d’une deuxième plaque plus basse qui forme une sorte de continuation de notre première connaissance et amie. Un instant plus tard j’escalade sa surface brisée et délitée, et je passe sur un pont excellent qui me conduit au delà sur la glace ferme. Le sac est descendu et Collie le suit bientôt. Hastings, qui vient le dernier, jette un regard méprisant sur la grande masse de glace, et, appuyant son dos contre elle, il se faufile autour du coin avec la plus grande facilité. Comme il se trouve dès lors à un niveau supérieur, il peut franchir la crevasse sur les piolets que Collie et moi avons disposés en travers, et éviter ainsi les difficultés principales du passage.

Deux ans auparavant j’avais passé le Col de Triolet et franchi la même rimaye presque sans difficulté ; mais deux hivers sans neige en avaient totalement changé la physionomie. Plus bas, me souvenant de splendides pentes d’avalanches sur la rive droite du glacier, j y conduis notre caravane ; mais à la place d’une glissade de 300 et quelques mètres sur de la neige dure, nous avons à nous débattre avec des éboulis et des rochers, car les mêmes hivers exceptionnels ont manqué au devoir de remplir ce que le soleil de l été a gaspillé. Comme conséquence le pont dont on se sert pour traverser le torrent du Val Ferret a complètement disparu, et très probablement personne ne vient plus maintenant dans ces pays de désolation et de hideur sans fin. Après avoir traversé à gué le torrent nous descendons sur Courmayeur, où nous arrivons au milieu d’un déluge d’orage, à 9 h. 15 soir.



  1. Allusion aux cols de Talèfre et de Triolet : le Col de Talèfre, passé le 3 juillet 1865 par M. Ed. Whymper en compagnie de Christian Aimer et de Franz Uiener (Voy. Alpine Journal, 11, p. 132 et Escalades, p. 363-66) ; l’année précédente, le 8 juillet 1864, M. Whymper avait accompli le passage du Col de Triolet avec M. Adams-Reilly et les guides Michel Croz, Henri Charlet, Michel Payot (Voy. Alpine Journal, 1, p. 263, 374 et Escalades p. 259 et 260). — M. P.
  2. Mummery fait allusion ici au passage du Col Dolent par M. Whymper (Voy. Escalades, p. 343-52). — M. P.
  3. A.-F. Mummery orthographie « l’Ognan », nous conservons l’orthographe usuelle. — M. P.
  4. La carte de MM. Barbey, Imfeld et Kurz date de 1896. Consulter notre carte esquisse, p. 199. — M. P.
  5. Guide de la Chaîne du Mont-Blanc, par L. Kurz, p. 62 : Neuchâtel 1892, in-12 de XVI-210 p.
  6. Ce premier passage du Col des Courtes eut donc lieu le 3 août 1894. Une tentative avait été faite le 17 août 1876 par M. G. Gamard, sa femme et son beau-frère, avec les guides Joseph Devouassoud et Joseph Simond et avec un porteur ; les grimpeurs durent battre en retraite devant l’heure tardive, les chutes de pierres et le nombre trop élevé de touristes à la même corde (Voy. Annuaire du Club Alpin Français, 1876, p. 582-84). Le Col des Courtes est facile à atteindre sur le versant de Triolet. — M. P.