Mes heures de travail/Croix-Rouge et Convention de Genève

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Société générale d’imprimerie (p. 35-48).


CHAPITRE II

Croix-rouge et Convention de Genève.

En 1862, je reçus l’hommage d’une brochure intitulée un Souvenir de Solférino, par laquelle son auteur avait compté attirer l’attention publique sur le sort des militaires blessés, en montrant l’insuffisance des moyens de secours que la plupart des gouvernements avaient coutume de mettre à leur disposition en temps de guerre. Après m’être assuré auprès de l’écrivain, M. Henry Dunant, qu’il ne songeait nullement à faire combler la grave lacune sur laquelle il avait mis l’accent avec raison, je résolus de prendre moi-même l’initiative de cette campagne charitable et le rôle de fondateur qui n’appartenait encore à personne. J’en assumai toute la responsabilité, car mon cœur avait fortement vibré à la lecture des pages émouvantes que je venais de lire. Puis, je pensai que la Société d’Utilité publique, que je présidais (voir page 18) et qui, en toute circonstance se montrait disposée à suivre les voies où je désirais la voir entrer, ne refuserait pas de me prêter son assistance, quoique mon dessein dût la faire sortir du cadre habituel de ses préoccupations (voir page 15) et l’obliger à affronter de bien autres difficultés que celles auxquelles elle se heurtait dans la poursuite de son programme habituel.

La procédure qu’elle devrait suivre pour m’aider à atteindre mon but, ne se présentait pas encore très nettement à mon esprit ; cependant les étapes qu’il lui faudrait franchir pour y parvenir, m’apparaissaient très clairement et je m’y engageai sans tarder.

Je demandai avant tout à mes administrés de vouloir bien inscrire à l’ordre du jour de l’une de leurs séances l’examen de la suggestion capitale, mais vaporeuse, contenue dans le livre dont je parle, et de m’adjoindre quatre d’entre eux, triés sur le volet, pour former un Comité d’initiative, qui serait invité à se prononcer sur la possibilité d’exaucer les souhaits de l’auteur, et même à procéder aux premières mesures d’exécution qu’exigerait un pareil projet.

Cette démarche eut un plein succès (le 9 février 1863) et, dès que je fus en mesure de consulter mes premiers conseillers ainsi recrutés, j’eus la satisfaction de me convaincre que ce qu’il y avait de plus pressé était, à leur avis comme au mien, de faire surgir dans chaque État civilisé une société civile permanente, devant servir de complément et d’auxiliaire au service de santé officiel de l’armée.

Mais le petit groupe de genevois qui partageait cette opinion[1] sentait bien qu’il n’aurait pas, comme il le faudrait, l’autorité voulue pour la faire adopter par le monde entier, et il reconnaissait sans peine, d’autre part, qu’il n’avait pas la compétence nécessaire pour trancher toutes les questions se rattachant à la constitution des sociétés désirables. Il craignait d’ailleurs, à juste titre, de n’avoir pas les bras assez longs pour mettre la population du globe en mouvement, s’il osait l’inviter à suivre ses directions, qui ne répondraient probablement pas, sous tous les rapports, à la manière dont les diverses races envisageaient leurs relations internationales. Il lui fallait donc sonder préalablement, pensa-t-il, l’esprit public à cet égard, afin de ne pas s’exposer à être obligé de battre en retraite, après avoir parlé bien haut de sa sollicitude pour les victimes de la guerre, et il considéra comme indispensable, pour assurer ses premiers pas, de faire contrôler son idéal par une assemblée d’experts, qui, si elle l’approuvait, lui fournirait un point d’appui d’une grande valeur.

Il débuta donc par la publication d’une circulaire de convocation, largement répandue, annonçant une conférence générale, accessible à tous les hommes de bonne volonté. Mais ses propres membres, qui seuls, naturellement, eurent qualité pour la signer, la jugèrent insuffisante, vu qu’ils étaient pour la plupart inconnus, ailleurs que dans leur voisinage rapproché. Estimant donc nécessaire de lui donner une publicité exceptionnelle, afin d’attirer des spécialistes sérieux, ils envoyèrent leur secrétaire, qui était précisément l’auteur du Souvenir de Solférino, auprès de plusieurs souverains et autres personnages influents, pour plaider verbalement la cause de la réunion qui devait avoir lieu à Genève le 26 octobre 1863. Ce messager dut, en particulier, se rendre à Berlin, où devaient se trouver réunis, lors de son passage, beaucoup de médecins militaires, en un Congrès de statistique. Les jours qu’il employa à cette tournée ne furent pas du temps perdu, car, à l’heure de l’échéance, nous vîmes accourir auprès de nous trente-six personnes, expérimentées pour la plupart, avec lesquelles nous pûmes examiner comment il serait possible de répondre d’une manière pratique aux vues que nous avions affichées.

Ces messieurs nous approuvèrent pleinement, et, pour bien montrer qu’ils considéraient leurs multiples conseils comme solidaires les uns des autres, ils les réunirent sous le titre commun de Résolutions, donnant ainsi à entendre qu’il faudrait s’y rallier en bloc pour être considéré comme partageant leur manière de voir, mais émettant d’autre part de simples Vœux, qui, pris isolément, pourraient caractériser des progrès complémentaires et successifs. Ainsi se trouvèrent jetées les bases d’une institution capable de parer en grande partie au mal signalé. Elle devait mettre en effet les particuliers en mesure d’aider leurs gouvernements respectifs dans l’accomplissement de leur devoir.

En même temps, le comité d’initiative fit observer que, si la situation des militaires blessés laissait beaucoup à désirer, c’était, en grande partie, par suite des agissements des belligérants à leur égard, et que, pour y remédier efficacement, il faudrait que la diplomatie légiférât aussi sur les lois générales de la guerre, en interdisant notamment aux combattants l’emploi de rigueurs inutiles envers leurs ennemis. Cette assertion parut fondée et fit l’objet de votes destinés à être soumis à qui de droit, c’est-à-dire aux chefs d’États.

Lorsqu’après cinq séances de délibérations, que je présidai en remplacement de notre vénérable président honoraire, qui s’était récusé[2], les membres de la conférence se furent dispersés pour regagner leurs demeures respectives (sans avoir spécifié à qui incomberait le soin de donner à leurs Résolutions et à leurs Vœux les suites variées que ces décisions comportaient) ce problème se posa immédiatement devant nous. La part prépondérante que, de son propre mouvement, le Comité d’initiative avait prise à cette affaire, semblait devoir le rendre moralement responsable de ce qui s’ensuivrait, et ses membres avaient lieu de croire que les personnes qui avaient répondu à leur appel s’attendaient à ce que ceux qui l’avaient rédigé se montrassent disposés à y pourvoir. Aussi, au lieu de se dissoudre, comme il l’aurait pu, puisqu’il n’avait pris d’engagements ultérieurs envers personne, résolut-il de prolonger indéfiniment son existence, tant qu’il verrait devant lui une tâche à accomplir, pour parachever celle qu’il avait commencée avec tant de bonheur.

Désireux d’en témoigner nettement, il prit un nouveau nom, se fit appeler le Comité international, puisqu’il ne comptait s’occuper que des intérêts généraux ou internationaux de l’œuvre et me choisit pour son Président, sans assigner aucun terme à ce mandat, qui dure depuis quarante-quatre ans. Les Résolutions et les Vœux de la Conférence furent dès lors de sa part l’objet d’une sollicitude incessante, sans qu’il les confondît toutefois, car ils étaient de natures différentes.

Ce qui concernait les sociétés de secours paraissait devoir donner moins de peine que le reste, pour parvenir à être appliqué. Les experts en avaient proposé le type qui leur avait paru le meilleur ; seulement il s’agissait de le faire adopter librement par chacune des associations qui surgiraient, car elles devaient rester indépendantes les unes des autres quant à leur mode de fonctionnement. Toutefois, comme il était dit qu’elles pourraient être appelées à s’entr’aider, nous trouvâmes bon de n’approuver la constitution qu’elles se donneraient que dans la mesure où nous pouvions nous le permettre, c’est-à-dire que pour autant qu’elles se conformeraient de tout point aux Résolutions prises internationalement à Genève.

À la suite de nos recherches à ce sujet, des offres telles que nous les désirions affluèrent dans nos bureaux et, actuellement, il y a déjà trente-quatre nations outillées de la sorte. Dans toutes les guerres modernes, on a pu voir des légions de volontaires sortis de chez elles qui se sont fait bénir pour les bienfaits qu’ils ont répandus, en atténuation des ravages que continuaient à faire, de leur côté, les moyens de destruction.

Ces sociétés nouvellement imaginées ont toutes pris, peu à peu, le nom de Croix-Rouges, d’après l’insigne distinctif par lequel elles révèlent leur présence et que personne ne leur avait imposé (croix rouge sur fond blanc). Elles se considèrent comme de simples alliés et appellent leur collectivité « La Croix-Rouge ». Elles se sont propagées avec une étonnante rapidité, non seulement au sein de la chrétienté mais aussi chez des nations peu accoutumées à pratiquer la charité, qui, ayant démarqué, pour l’appliquer à leur usage, cette vertu d’origine chrétienne, se la sont admirablement appropriée, s’exposant aux plus grands dangers pour le bien de leur prochain et rivalisant de libéralités avec les sectateurs du Christ. Cet élan prouve bien que la race humaine en général était mûre pour les exploits qu’on en avait sollicités.

Tous les cinq ans leurs organes principaux s’assemblent pour s’entretenir de leurs travaux, et le Comité international, de son côté, s’est chargé bénévolement de les renseigner à chaque trimestre, par un Bulletin, sur ce qui se passe et peut les intéresser.

Un soin qui incombait encore au Comité international, en vertu des Vœux de la Conférence, et qui devait l’appeler à se mouvoir dans la sphère gouvernementale pure, paraissait être beaucoup moins aisé à exécuter, car ce corps ne savait trop comment prendre contact avec les autorités politiques, n’ayant pas lui-même, plus que la conférence dont il entendait suivre les traces, le moindre caractère officiel. Il pensa cependant qu’il ne lui serait pas impossible de découvrir un souverain disposé à l’appuyer, en prenant sous son égide une réunion diplomatique, qui serait invitée à faire ce que nous désirions et ne pouvions pas accomplir nous-mêmes, c’est-à-dire humaniser le droit des gens. Sa conjecture se réalisa, car, aussi promptement que gracieusement, l’empereur Napoléon III se mit à sa disposition en consentant à ce que des diplomates, encouragés par lui, s’assemblassent dans ce dessein. Une année ne s’était pas écoulée que le gouvernement genevois dut se préparer à offrir l’hospitalité à ceux qui se proposeraient de tenter chez lui une chose aussi insolite et même, on peut le dire, aussi hasardeuse que celle dont il s’agissait.

La réussite en fut complète. Le 22 août 1864, douze puissances conclurent dans notre cité, ce qu’on appela naturellement la Convention de Genève. Cet acte dut couper court de leur part à diverses coutumes barbares, qu’il ordonna avec compétence et autorité de remplacer par des procédés empreints de bienveillance et de commisération.

Je fus, dans cette circonstance, l’un des plénipotentiaires de la Suisse, et je rédigeai un projet de textes que la conférence voulut bien prendre pour base de ses délibérations. Cette réforme répondait pleinement à une évolution morale qui s’opérait à cette époque au sein de la race humaine, en sorte que presque toutes les puissances civilisées, sollicitées pour la plupart par le Comité, vinrent peu à peu y apposer leur sceau et que, en 1906, quand le moment parut venu de la confirmer, en la révisant dans un sens encore plus fraternel, je pus, comme Président d’honneur de l’assemblée qui en fut chargée, me trouver en présence de 79 délégués, représentant 36 États, c’est-à-dire presque tout le monde habité[3].

Je reçus à cette occasion les félicitations de beaucoup d’assistants, qui comprirent combien il devait m’être doux de voir couronner une réforme qu’ils voulaient bien faire remonter jusqu’à moi, et qui tinrent aussi à me complimenter de ne pas m’être laissé absorber par les travaux du Comité de Genève, mais d’avoir plaidé plus d’une fois la cause de la Croix-Rouge dans des publications individuelles, que mon désir de la voir triompher m’avait seul porté à écrire.

Pour ne citer que les principales, je rappellerai : une Étude juridique sur la Convention de Genève ; un coup d’œil sur les premières années de la Croix-Rouge et sur son avenir ; une Étude historique et critique sur la révision de la Convention de Genève ; enfin un rappel succinct de tous les travaux du Comité international.



  1. Il se composait de Messieurs : le Docteur Louis Appia, le général G. H. Dufour, le Docteur Théodore Maunoir, Gustave Moynier et l’auteur du Souvenir de Solférino, qui n’en fit pas longtemps partie (voir p. 52). Ce dernier n’était pas, d’ailleurs, membre de la Société d’Utilité publique.
  2. Le général Dufour, généralissisme de l’armée suisse.
  3. La liste des puissances signataires de la Convention de Genève n’est pas identique à celle des pays qui possèdent des Sociétés de la Croix-Rouge, plusieurs des premières n’estimant pas que leur état social leur ait permis, jusqu’à présent, d’organiser chez elles de pareilles institutions.