Mes mémoires (Groulx), tome I/vol. 1/Au Collège de Valleyfield

La bibliothèque libre.
Texte établi par Notes de Juliette Lalonde-RémillardFides (p. 81-88).

VIII

AU COLLÈGE DE VALLEYFIELD

Au printemps de 1900, en mars ou avril, Mgr Émard ordonne à la prêtrise l’abbé Louis Mousseau et fait de lui son secrétaire d’office. Je quitte l’évêché pour le Collège, y prendre la succession de l’abbé Mousseau, à titre de professeur de Méthode. Je m’improvise ou plutôt l’on m’improvise professeur de français, de grec, de latin, d’histoire, de géographie et probablement d’autre chose. Pendant deux autres années, avec une santé mal rétablie, je ferai connaissance avec le régime encore imposé en quelques diocèses aux séminaristes : cumul de l’enseignement à raison de quatre heures de classe par jour, et de l’étude des sciences ecclésiastiques. Au fait, peu de science ecclésiastique : une heure de morale, le soir de 5 à 6 heures, après une journée éreintante ; une ou deux heures de dogme par semaine, quand Mgr Émard se trouve là ou s’y sent disposé. En revanche l’enseignement aux écoliers se double de tâches de discipline : surveillances aux dortoirs, dans les salles ou cours de récréation, etc., etc. À certaines époques l’on y joint pour moi les fonctions de sacristain à la chapelle et l’on me prie, selon l’expression consacrée, d’exercer quelques séances ou représentations collégiales. Je fais une pauvre théologie avec des professeurs qui n’en savent guère (si j’excepte Mgr Émard). Je me souviens que j’étudiai le traité de la justice avec l’abbé Santoire, grand vicaire, ancien avocat qui nous fit du droit autant que de la théologie. Je parcourus d’autres parties de la morale avec l’abbé Mainville, vieux missionnaire de Saint-Régis en retraite, fertile en digressions para-théologiques. Si je n’avais multiplié mes efforts pour suppléer à cet enseignement par des études personnelles, j’aurais été bien malheureux. Heureusement la Providence allait y suppléer à son tour.

Que je me sens pauvre, effroyablement pauvre ! En matière de langue, rien d’autre que mon petit bagage de collégien d’hier. En pédagogie, pas la moindre initiation. Quelques notions tout au plus recueillies au petit bonheur dans la fréquentation du Lacordaire de Sorèze et de son disciple Perreyve : notions éparses dans leurs lettres à des jeunes gens. Pendant toutes ces premières années, Lacordaire, Perreyve seront, avec Ozanam, mes seuls maîtres. Moins qu’un traité et sans doute mieux qu’un traité, ils m’enseigneront un esprit, une âme, j’oserais dire un culte sacré de la jeunesse et une conception élevée de ma fonction d’éducateur, mais conception plutôt faite pour m’effrayer que pour me soutenir.

Professeur improvisé, je cherche à tâtons une méthode. Qu’ai-je trouvé et pratiqué de valable ? J’étais sorti du collège assez peu content de ma formation intellectuelle. Ces déficiences dont je souffre vivement, m’inspireront, au moins, d’en préserver mes jeunes élèves. Je m’applique à éveiller en eux la curiosité de l’esprit. Je me suis fait une conviction dure comme fer de la nécessité de la lecture pour compléter l’enseignement du maître, si brillant et compétent qu’il soit. J’incite à lire, je parle de mes lectures. Dans les traductions latines et grecques, j’essaie, oh ! bien pauvrement, d’introduire quelques principes directeurs, une méthode, une logique ; j’attire au moins l’attention sur les différences essentielles entre les deux langues mortes et la française : les unes synthétiques, l’autre analytique ; les unes concrètes, l’autre plutôt abstraite. D’où, dans une intelligente traduction, une modification obligatoire de la phraséologie et du vocabulaire. Pour la découverte du sens, dans la version, je tiens à des procédés rigoureux. Je combats l’à peu près, la foi ou la recherche au hasard. Je combats surtout, de toutes mes forces, le psittacisme qui m’avait paru le mal suprême de mes jeunes années : cette funeste habitude d’enjamber le vocabulaire sans y voir clair, sans s’appliquer à comprendre. Je n’avais pas oublié ces exercices de mémoire qui, en mes quatre premières années de collège, nous faisaient apprendre et réciter par cœur tout La Fontaine, sans qu’on sût jamais l’exacte définition d’une fable et qu’on eût la moindre connaissance biographique du fabuliste.

L’année suivante, celle de 1900-1901, je prends charge d’une classe régulière : la Syntaxe latine. J’ai comme élève un jeune Anglais, fils d’un converti, fort intelligent, Erle G. Bartlett, qui deviendra jésuite, recteur du Collège Loyola, et qui, à Valleyfield, me secondera généreusement en quelques-unes de mes entreprises. L’année suivante, je fais un bond. L’on me hisse au poste d’assistant-professeur en Rhétorique ; j’enseigne le grec, le latin, et dans le second semestre une heure de philosophie par semaine ; histoire d’habituer les élèves à l’enseignement de la philosophie en latin, langue que je manie assez facilement. Ce sera l’une des grandes années de mon enseignement à Valleyfield. J’ai devant moi un magnifique groupe d’élèves, parmi lesquels figurent Jules Fournier, le futur journaliste du Nationaliste, du Devoir, de L’Action ; Maxime Raymond, futur député de Beauharnois à Ottawa, chef et fondateur du Bloc Populaire ; Louis Gosselin qui va devenir l’abbé Louis Gosselin, futur professeur de Belles-Lettres à Valleyfield, puis à Montréal, travailleur, esprit ouvert ; Émile Léger, le futur chef de la Croisade d’adolescents, sur laquelle je reviendrai.

Pour satisfaire ces jeunes gens, assez mécontents de leur professeur de littérature, un abbé Boucher, ancien c.s.v., il me faut fournir un grand effort. Je tente de leur donner de l’explication grecque et latine. Avec des succès modestes sans doute, tant je m’y sens impréparé. Que j’y dépensai néanmoins de travail ! Je suis presque de l’âge de mes élèves. Ce qui ne m’empêche point de m’entendre au mieux avec ces grands garçons. Je me liai d’amitié avec Maxime Raymond, amitié qui dure encore. Je l’estimais pour ce qu’il a toujours gardé : sa correction de gentilhomme. Mes relations furent encore plus intimes avec Émile Léger, âme de choix, et dont j’allais devenir le directeur spirituel. En ma vie j’ai frôlé de bien belles âmes de jeunes gens. Je ne crois pas en avoir rencontré de plus limpide que celle d’Émile Léger. Ce jeune homme avait quelque chose en son cœur, de la pureté du cristal. Une influence providentielle, sans doute, — celle d’une mère d’une vertu exemplaire, — l’avait préservé jusqu’à vingt ans de toute faute grave. Émile Léger, élève de Philosophie, gardait encore l’âme blanche d’un petit communiant.

Jules Fournier

À propos de Fournier, l’on m’a souvent posé ces questions : Qui était-il collégien ? L’avais-je bien connu ? Aurais-je eu quelque influence sur lui ? Il faut se rappeler qu’en 1901-1902, séminariste dépassant de peu la vingtaine, j’étais trop jeune pour avoir sur mes collégiens beaucoup d’influence. Fournier, collégien, était de complexion plutôt délicate, de taille à peine au-dessus de la moyenne, mais mince ; un brun avec des yeux noirs, fins, légèrement rêveurs. Il était assez porté à l’indolence, très inégal en son travail. En classe, il se donnait souvent l’air de s’ennuyer. Presque en tout temps, sa démarche, son maintien, ses habits, dénotaient du laisser-aller. Je dois dire qu’à tout prendre, nous nous sommes toujours bien entendus. Un jour qu’il avait négligé — c’était pour la seconde ou troisième fois — sa « préparation grecque », je l’invitai à sortir de la classe et à se présenter chez le préfet des études. Fournier ne m’en voulut point. À la récréation suivante, il venait s’excuser et causer comme si rien ne s’était passé. Fournier était intelligent. Peu fort en thème, il excellait en version. En ses versions, je ne pouvais m’empêcher d’admirer le tour d’élégance qu’il savait leur donner. Quoi qu’ait écrit Asselin de son français de ce temps-là, Fournier écrivait déjà fort correctement, quand il s’en donnait la peine. Une fée, eût-on dit, lui avait jeté au bout des doigts, le don magique, le tour de la phrase française. Je l’ai assez fréquenté pour le bien connaître. Surveillant ou non, j’avais l’habitude d’aller passer mes récréations au dehors avec les élèves. Souvent Jules Fournier avec son compagnon préféré Maxime Raymond, quand ce n’était pas Émile Léger, venaient me joindre. Que de causeries nous avons prolongées ensemble, jeunes péripatéticiens, sous les saules de la cour ! Nous sommes en 1902. La guerre des Boers, avec ses implications canadiennes, a secoué les milieux de jeunesse. Des souffles nouveaux passent dans l’air. Dans un ciel politique plutôt bas et nuageux, Bourassa, c’est enfin l’étoile dans la nue. Je suis abonné à La Vérité de Tardivel, le seul journal dont on tolère la lecture au Grand Séminaire de Valleyfield. Le petit journal québecois commente, chaque semaine, avec un rare bon sens, les événements les plus marquants de la vie canadienne. Je puis donc mettre au courant de l’actualité, ces rhétoriciens de curiosité avide, trop prisonniers dans leur enclos. En ces causeries à bâtons rompus, mais dirigées, aiguillonnées par mes jeunes compagnons de promenade, aurai-je aidé Fournier à former le premier noyau de ses idées nationalistes ? Je n’en sais rien. Lui seul aurait pu le dire.

C’était un élève difficile qui exigeait beaucoup de ses maîtres. Ses lectures — celles d’un infatigable liseur — le mettaient en avance sur ses camarades, et le dirai-je, sur la plupart de ses professeurs. Il souffrait de ne pas trouver autour de soi tout l’aliment dont il sentait un irrépressible besoin. De là, je crois, cet état de mécontentement, cet esprit frondeur qui s’était développé en lui. Il était l’oiseau en cage. Ou, si l’on veut une autre image : entre des murs étouffants, il piétinait d’impatience, il piaffait. Dans l’Académie collégiale, il se plaisait à foncer contre les chefs, les camarades trop pontifiants. Ne l’avait-on pas vu, lui, simple rhétoricien, s’attaquer aux chefs de la petite tribu collégiale, la classe des philos ? Il faisait volontiers de même contre les autorités du collège. Il avait pris particulièrement en grippe le directeur de la maison, l’abbé Pierre Sabourin. Et c’est précisément un coup de tête du jeune frondeur qui déterminera, dans une large mesure, son départ du Collège. Le soir, à Valleyfield, avant d’aller passer leur récréation au dehors, les élèves, du moins en ce temps-là, se tournent vers un crucifix appendu au mur, et chantent trois invocations au Sacré-Cœur, à la Sainte Vierge ou à quelque saint marquant. Un écolier, désigné à cet effet, entonne les invocations. Le 4 décembre 1902 ramène la fête de saint Pierre Chrysologue, présumé patron du directeur. La cloche sonnée, du fond de la masse des collégiens, une voix de fausset s’élève — Fournier ne chantait guère — qui entonne : Sancte Petre cognomine Chrysologe. Timidement quelques élèves répondent l’Ora pro nobis ; la plupart pouffent de rire. Le chantre reprend son invocation. Mais le maître a découvert le délinquant. Fournier est sommé de quitter la salle de récréation. Le soir même il s’entend administrer par l’abbé Pierre Sabourin une mercuriale publique. Il n’est pas expulsé. Mais on lui conseille fortement d’aller chanter ailleurs. J’étais alors au Grand Séminaire de Montréal. J’appris avec peine le départ de Fournier. J’ai toujours pensé qu’au Collège, un homme, un maître, lui avait manqué : homme d’autorité et de foi, d’esprit cultivé qui aurait pu conquérir ce jeune et remarquable talent. Destin de tant de collégiens, de tant de jeunes gens ! Destin changé, compromis, parce que, dans les années décisives, un homme, un guide indispensable, ne s’est pas trouvé.

Fournier n’était pas hostile à toute bonne influence. Il n’avait l’esprit ni mol, ni perverti. Preuve en est ses relations fort intimes avec son camarade de classe, Émile Léger, noble esprit dont il subit l’ascendant. Après le collège, les deux jeunes gens échangèrent quelques lettres. Je possède ces lettres. Autant que je me souviens, elles nous apprennent peu de chose. Moi-même j’ai quelques lettres de Fournier, plutôt brèves et discrètes. Après sa Rhétorique, du reste, je ne l’ai jamais revu. Pourtant oui, une fois. J’étais à Ottawa. Je m’en allais travailler à la bibliothèque du Parlement. C’était en hiver. J’avais pris un chemin de traverse, tracé par les piétons sur la neige, à travers les pelouses, en face des édifices parlementaires. De loin, un homme s’en venait à ma rencontre. Au moment de nous croiser, je levai les yeux. J’aperçus un personnage mal foutu, puis une face de lune, un dos courbé, un vieillard, une ruine. C’était Jules Fournier. Dans un éclair, nous crûmes nous reconnaître. Sans échanger un mot, ni un salut, nous nous dépassâmes l’un l’autre. Je me retournai pour le voir aller. Lui aussi se retourna. Mais j’étais trop bouleversé pour revenir sur mes pas. L’ancien journaliste travaillait alors pour le compte de je ne sais plus quel politicien bleu, à sa Faillite du nationalisme. Quelques semaines plus tard, j’appris sa mort. Quels excès avaient donc usé précocement mon rhétoricien d’hier, l’écrivain débordant de verve, de juvénile audace ?

■ ■ ■

Au printemps de 1902, contrairement à mon attente, je ne reçus point mon appel au sous-diaconat. Pour quels motifs ? On ne me le dit point. Je me gardai de m’informer. Au cours de cette année scolaire, j’avais fondé ma petite Action catholique. On trouvera là-dessus, tous les détails possibles, dans une Croisade d’adolescents et un peu plus loin dans ce récit. J’avais des amis et des soutiens parmi les professeurs, prêtres et séminaristes. En pédagogie et en formation spirituelle, nous avions l’air de faire école. Les élèves paraissaient s’orienter vers notre groupe plutôt que vers un autre. Il semble bien qu’en hauts lieux, on s’inquiéta fort de mes allures et de mes entreprises, quelque discrètes qu’elles fussent. On me trouvait l’esprit d’un novateur, presque d’un révolutionnaire. Encore cette fois ! On aurait résolu de m’éprouver pour quelque temps. Je gagnai de repartir, en septembre 1902, pour le Grand Séminaire. Je m’en trouvai fort heureux.