Mes mémoires (Groulx), tome I/vol. 1/Mon Grand Séminaire à Valleyfield

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Texte établi par Notes de Juliette Lalonde-RémillardFides (p. 77-).

VII

MON GRAND SÉMINAIRE À VALLEYFIELD

Je ne fis que deux séjours au Grand Séminaire de Montréal. La première année, après quatre mois, je devais, sur les conseils du Supérieur, plier bagages. J’étais depuis toujours de santé frêle. Attaqué par la vérole, presque à ma naissance, épidémie qui devait emporter mon père ; ressaisi par la diphtérie à l’âge de sept ans, maladie à laquelle j’échappai presque par miracle (elle nous avait pris trois d’entre nous quelque cinq ans auparavant) ; atteint d’une crise d’appendicite à l’âge de dix-sept ans (autre crise dont je sortis vivant je ne sais trop comment, à une époque où l’on nous soignait tout de travers et où la chirurgie ne savait encore intervenir) ; souvent fatigué dans mes dernières années de collège (au point que l’on m’envoya, quatre ans de suite, me reposer dans ma famille), je n’avais pourtant souffert ni du côté de l’estomac ni du côté du sommeil. Après quatre mois de grand séminaire, faute d’hygiène et d’un bon médecin et par excès d’étude et par un peu de contention peut-être, j’étais devenu un franc dyspeptique et j’avais perdu le sommeil. Mgr Émard me fit venir à son évêché. Son secrétaire, un monsieur Dutrisac, se mourait de tuberculose. Mon évêque m’employa à quelques travaux de ce secrétariat. Je cherche en vain le profit que je retirai de ce séjour à l’évêché de Valleyfield. Monseigneur a soin de ne point m’accabler d’ouvrage. Autant que mon état de santé le permet, je me plonge dans la Somme de saint Thomas, une édition Lachat reçue en prix au collège ; je vais suivre quelques cours de philosophie au Collège de Valleyfield, cours alors donnés par l’abbé Delphis Nepveu, mon ancien professeur de Versification à Sainte-Thérèse. Et je lis livres et brochures que me conseille mon évêque. De ce séjour, je retiens que j’appris à connaître le milieu ecclésiastique ; j’eus l’avantage de vivre dans l’intimité d’un évêque cultivé qui m’ouvrit l’esprit sur bien des problèmes de science religieuse et sur d’autres de notre temps. De ce côté, j’aurais pu subir d’autres influences, faute de me tenir sur mes gardes.

Mgr Médard Émard

Entre les courants d’idées qui partageaient alors le clergé et les milieux catholiques au Canada français, Mgr Émard penchait plutôt vers l’école libérale. L’homme était trop instruit pour être de doctrine libérale ; libéral, il l’était par sa tournure d’esprit, par son tempérament, ses tendances. Il n’aimait guère la presse catholique. Il abhorrait Veuillot, alors en grande vénération au Canada ; il n’aimait pas, non plus, Tardivel, le directeur de La Vérité, le « hibou des Plaines d’Abraham », se plaisait-il à l’appeler. « Un journal catholique, me disait-il un jour, ne serait acceptable que rédigé et dirigé par les évêques ; or les évêques n’ont pas le temps de se livrer à cette besogne. » En résumé, il se méfiait de toute action laïque dans l’Église, se complaisait en de fréquentes dissertations sur le rôle distinct des deux Églises enseignante et enseignée. Il ne goûtait ni les Ligues du Sacré-Cœur, ni même les Conférences de Saint-Vincent-de-Paul. Autre symptôme de l’esprit libéral : autant mon évêque se montrait sévère pour les laïcs apôtres ou militants, ceux que je croyais les bons serviteurs de la cause catholique de l’Église, autant il débordait de mansuétude pour leurs adversaires, les coryphées du libéralisme politique et religieux. J’en vins à constater, avec un peu d’effroi, que mes idées et celles de mon évêque se situaient à des pôles passablement opposés.

Intimité, influence qui auraient pu être dommageables à l’esprit d’un jeune homme de vingt-deux ans qui se passionnait alors pour Lacordaire, Montalembert. On a dit, en effet, et non sans intention critique, que j’avais beaucoup fréquenté l’école des catholiques libéraux. En réalité, et je le répète, je les ai moins lus et moins aimés pour leur doctrine que pour leurs qualités d’âme, pour le magnifique exemplaire de croyants qu’ils incarnaient à mes yeux. Plus tard, on écrira que, par bonheur, Maurras, Barrès m’apportèrent leurs correctifs. Encore une fiction. J’ai peu lu Maurras dont les thèses fuligineuses m’ont peu séduit. J’ai lu davantage Barrès, mais surtout parce que je trouvais en lui un grand artiste du style. Non, au temps de la vie collégiale, le vigoureux correctif ou contrepoison, — je crois l’avoir assez écrit, — je le trouvai en Veuillot et en Joseph de Maistre. J’inscrirai parmi mes contrepoisons, Donoso Cortès, connu à travers Veuillot, puis encore Garcia Moreno dont je lis, — et j’y reviens encore, — après ma Rhétorique, la biographie en deux volumes par le Révérend Père Berthe. L’ajouterai-je enfin ? Dès le collège, je professais déjà un culte pour Mgr Bourget et Mgr Laflèche. J’écris même au journal de l’Académie un long article sur le grand évêque des Trois-Rivières. Quelle autre cuirasse souhaiter et faite de quel autre métal, pour me rendre imperméable à tout poison ?