Mes mémoires (Groulx), tome I/vol. 1/Mes vacances de 1907 et de 1908 en Europe

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Texte établi par Notes de Juliette Lalonde-RémillardFides (p. 123-133).

XIV

MES VACANCES DE 1907 ET DE 1908 EN EUROPE

Au Collège canadien de ce temps-là, la coutume voulait qu’aussitôt les examens passés, soit vers la fin de juin, la volière s’ouvrît. Nous partions en vacances. Les étudiants profitaient des mois d’été intolérables à Rome pour visiter quelques autres pays d’Europe. Quelques-uns d’entre nous poussaient même une pointe vers la Palestine en septembre. Enviable fortune de camarades au porte-monnaie bien garni. Les gueux de mon espèce se résignaient à de plus modestes projets.

Au départ du Collège canadien, l’important est de choisir ses compagnons. Le voyage, se redit-on, est la suprême épreuve de l’amitié. Que de bons amis se sont séparés en route plus qu’à demi brouillés, faute de s’entendre et sur la direction à prendre et sur les lieux ou choses à visiter. En mes vacances de 1907, je voyage avec les abbés Wilfrid Lebon et Joseph Bourgeois, ce dernier, mon voisin de table au Collège canadien, l’autre, l’un de ceux avec qui j’ai noué une amitié qui ne finira qu’avec la vie. Tous deux, braves compagnons, d’assez de bénignité pour m’endurer. À nous trois nous accomplirons ce miracle de voyager et même de vivre ensemble, sans que se glisse entre nous le plus léger dissentiment. Lebon est le chanteur, le musicien, le boute-en-train du groupe. Arrivé dans les hôtels, Lebon se met en quête du piano et, chansonnier vivant, nous distrait ou nous plonge en pleine nostalgie, avec les refrains du pays. Le confrère Bourgeois, toujours d’égale humeur, trop lent peut-être pour trouver le temps de se mettre en colère, nous agace bien parfois par sa manie de tirer de l’arrière, de n’être jamais prêt, de toujours oublier son parapluie et de nous faire manquer parfois la diligence ou le train. Mais comment se fâcher contre cet homme dont la parfaite candeur désarme la plus virile impatience ? Cette année-là, j’ai gardé le souvenir de trois de nos étapes, entre autres : le passage à Florence, le pèlerinage à Assise, la visite à Venise. Florence, ville dont le nom seul a gardé une résonance magique, où l’on se promène comme dans une féerie de beauté, ne sachant trop, dans la fringale de tout voir, de s’enchanter l’esprit de tout ce qui s’y trouve, ne sachant trop, dis-je, de quel côté tourner les yeux. Visites dans les interminables galeries des Pitti et des Uffizi où l’on pourrait apprendre presque toute l’histoire de l’art et qui laissent l’incurable nostalgie d’une civilisation à jamais insurpassée et irréversible. Visite au couvent de Fra Angelico qui laisse dans la mémoire des pans de ciel. Et Assise ! Sur mes nerfs tendus par le dur travail à Rome, ce paysage de l’Ombrie produit l’effet d’un souverain lénitif. En nul autre endroit au monde, ai-je si fortement éprouvé jusqu’à quel point, un homme, le souvenir d’un homme, peut remplir un lieu jusqu’à en devenir l’âme vivante. Dès les premiers pas François d’Assise me devient un personnage obsédant. Partout me poursuit l’ombre du Poverello avec sa flamme dans les yeux, son dynamisme de conquérant, après saint Paul, incarnation du Christ, la plus approchante peut-être jamais apparue sur la terre des hommes. Étudiants de Rome, nous sommes de pauvres pèlerins. Pourtant, nous décidons, mes compagnons et moi, de nous rendre jusqu’au refuge de l’Alverne, quelque longue et roide qu’en paraisse la pente. Et nous voici dans un cabriolet traîné par deux bœufs, un soir de rêve. Devant nous, un soleil rouge illumine campagne et mont. Sans doute possible nous respirons une atmosphère intensément mystique qui nous pénètre jusqu’au plus creux de l’âme et nous fait oublier de parler. Dans toute vie de prêtre, il est bon, je pense, qu’apparaisse, un jour, de façon vive et proche, l’image du pauvre d’Assise.

À Venise, un autre spectacle nous attend. Décrire, en termes neufs, la ville des vieux Doges, assise sur un miroir inondé du soleil d’Italie, serait entreprise osée. Tout est dit et l’on vient trop tard. Nous nous trouvions cependant devant une autre image, et combien splendide, de la civilisation occidentale. Face à Saint-Marc, devant le Palais des Doges et devant tous les édifices de la place fameuse, comment ne pas reconnaître les traces d’une admirable espèce d’hommes ? Le soir venu, nous étions allés nous attabler aux abords d’un grand restaurant, en plein air. Un orchestre jouait les grands thèmes de la musique. Tout le long de la place vénitienne, allait et venait, par groupes, une aristocratie de blanc habillée. Au-dessus de nos têtes, le ciel brillait de tous ses diamants, voûte naturelle, nous semblait-il, d’un somptueux tableau d’histoire, jadis accroché en ce fond de l’Adriatique. Depuis quelques jours, je traîne avec moi le Voyage d’Italie de Taine ; je l’ouvre, et je lis à mes camarades le passage consacré à Venise. L’écrivain, comme l’on sait, avait vécu la même scène que nous, s’était peut-être attablé à la même place. Nos impressions rejoignent tout de suite les siennes. Et voilà donc, nous disions-nous, ce qu’avait pu créer, accumuler, en quelques pieds carrés d’images resplendissantes, une bourgeoisie d’affaires, très prise par ses négoces, très cupide, très batailleuse, mais qui avait de la beauté dans l’esprit, images qui, aujourd’hui, font encore revivre au passant l’une des grandes heures de l’histoire européenne. En 1908, que n’ai-je quitté l’Italie avec ces seuls spectacles dans les yeux !

■ ■ ■

Tout en visitant, le long de la route, une partie de l’Italie, nous prenions le chemin de la Suisse. Au lac de Lugano, une pension de famille accueillait depuis longtemps, à modique prix, les étudiants canadiens venus de Rome. Lugano leur servait sinon de séjour pour toute la durée des vacances, à tout le moins d’étape vers les pays voisins. C’est ainsi que je m’y trouvai à la mi-juillet de 1907.

Donc court arrêt à Lugano où l’ensevelissement ne nous paraît guère souhaitable. On annonce des cours de vacances à Fribourg pour une quinzaine qui irait du 29 juillet au 8 août 1907. Nous prenons le train pour la petite ville universitaire. J’y suivrai les cours, quelques-uns du moins. J’en rapporte un plein cahier de notes retrouvé depuis au fond de l’un des tiroirs de ma bibliothèque. J’y découvre des notes de cours du Père de Munnynck, o.p., du Père Mandonnet, médiéviste de grand renom, de l’abbé Dévaud sur la pédagogie, de Feugère sur la littérature, de Bertoni sur les « Origines de la langue française », de Langen-Wendels sur le « Modernisme religieux », de Max Turmann sur « Trusts et Cartels », du Père Allo, o.p., sur la « Sociologie dans l’Évangile ». Halte enivrante, malgré la fatigue où je me trouve. J’envoie quelques-unes de mes impressions, sous forme d’articles, à M. Omer Héroux, alors à La Vérité de Québec, qui voulut bien les publier, en quatre parties, dans les numéros des 21, 28 septembre et 5 octobre 1907 du journal. À ce moment, je ne me doute guère que, dans un an, je reviendrai m’inscrire, à titre d’étudiant, dans l’université fribourgeoise.

Mais à Fribourg, la France était trop proche. J’y suivis mes compagnons de voyage. Dans la banlieue de Paris, à leur Séminaire alors vide d’Issy-les-Moulineaux, les Sulpiciens accueillaient les Canadiens pour 5 francs par jour : somme tout à fait adaptée à ma bourse.

Un vif désir me tenait, du reste, de voir la France. Avouerai-je cependant que je n’éprouvai guère le choc sentimental dont nous ont fait part tant de nos voyageurs, choc où ils ont mis, je pense, autant de colonialisme moral que de pose. Aussitôt la frontière franchie, le paysage français ne me trouve pas indifférent. J’aime tout de suite ce visage du vieux pays qui me révèle une parenté. Mais, dès les premiers contacts avec les hommes, je suis d’abord frappé par les différences — je dirais volontiers les distances — qui séparent, me semble-t-il, les Français qu’après trois siècles nous sommes devenus, du Français resté en son patelin. Notre flegme, notre réserve s’accordent mal avec la spontanéité, la mimique, la pétulance verbale du cousin. Le langage même, par ses intonations, ne laisse pas de déconcerter. Différences ou oppositions qui s’atténuent, je le sais, en un séjour de quelque durée. Mais, encore une fois, je retrace mes souvenirs tels qu’ils me reviennent. En ce premier séjour de 1907, autant le dire tout de suite, le pays des ancêtres n’a pas réussi à m’emballer. Paris, sans doute, sera pour moi une importante continuation de la découverte du vieux monde avec tout ce qu’elle m’apportait, depuis un an, d’étonnement et de charme. De l’homme, je découvrais un autre visage, d’autres dimensions. La France, je l’aimais depuis longtemps. Je l’aimais parce qu’elle est une « personne », selon le mot de Michelet. Elle représentait à mes yeux, une incarnation de haute culture humaine, le moment d’une incomparable maturité de l’esprit. La France, pourtant, je ne l’ai jamais aimée plus que mon pays. Je ne l’aimais pas dans ses verrues, je ne l’aimais pas dans ses aberrations spirituelles. Je ne l’aimais pas dans sa politique. Précisément en France, nous sommes alors en plein « combisme ». L’expulsion des religieux ne date pas de si loin. Au Canada français, où sont les villes, grandes ou petites, qui n’aient donné asile à ces expulsés ? À Valleyfield, j’ai enseigné aux côtés de quelques-uns de ces religieux dont le patriotisme resté chauvin nous agaçait autant pour le moins qu’il aurait dû nous émouvoir. Dans le Paris de 1907 j’aurai toutes les occasions voulues de goûter à l’anticléricalisme français en plein déchaînement. Je pus aussi me rendre compte que la copie romaine, telle que savourée dans la péninsule, ne trahissait aucunement l’original. La discipline d’alors — je veux dire celle du Collège canadien — nous obligeait, pendant notre séjour au Séminaire d’Issy-les-Moulineaux, au port constant de la soutane. Ce qui voulait dire : pas de visites possibles, dans Paris, sans avoir à subir presque à tous les cent pas, l’insulte, le sifflet des gamins ou des passants, parmi lesquels parfois des messieurs fort bien mis. Les gavroches croassaient à pleine voix, puis couraient toucher du fer pour s’immuniser contre le sortilège des calotins. On nous prenait pour d’authentiques « curés français ». L’on avouera tout de même que, pour nous faire aimer la France et nous attendrir en nos premiers contacts avec l’ancienne mère patrie, la méthode restait discutable ! Sans doute un moyen s’offrait à nous d’éviter l’insulte : nous habiller en clergymen. Mais ma qualité de Français se révoltait à la pensée que, pour nous faire respecter au pays de nos pères et en imposer aux anticléricaux, nous en étions réduits à nous déguiser en pasteurs protestants ou en clergymen anglo-saxons.

Par bonheur, je me hâte de l’ajouter, ces détestables badigeonnages ne parvenaient pas à nous cacher totalement le visage de la France. Il y avait autre chose au vieux pays. Même s’il nous était pénible d’avoir à distinguer entre France et Français, les polissonneries ne nous empêchaient point d’admirer ces insurpassables beautés que sont Notre-Dame, le Louvre, Versailles, les Invalides, l’avenue des Champs-Élysées, l’Arc de Triomphe, tous les charmes sensibles de la grande ville. Une soirée à la Comédie-Française, à l’Odéon, à l’Opéra, passait l’éponge sur nos vifs ressentiments de jeunes hommes. D’ailleurs d’autres séjours en France guérirent en moi bien des blessures. Puis, même en 1907, quelques rencontres, quelques relations trop rares, une nuit de prière et d’adoration passée à Montmartre me révéleront la France qu’au fond de mon âme j’avais appris à aimer. Au surplus, avant de rentrer à Rome, je devais m’arrêter à Lourdes. Là, je pus sentir le pouls d’un pays encore vivant, pays de foi qui me confirma en mes sentiments profonds.

À la fin de mes vacances de 1907, je ne trouve point de compagnons pour descendre vers Rome. L’ami Lebon voyage en Terre sainte. L’abbé Bourgeois n’est pas venu à Paris. Je me mets en route seul. Je visite Tours, Orléans, pleine à déborder du souvenir de Jeanne d’Arc, quelques points de la Loire. Je me suis réservé, ai-je dit, quelques jours pour Lourdes ; Dieu soit béni ! Les quelques jours deviendront trois semaines. Le Lourdes de 1907 est encore un gros bourg, presque un village. J’y déniche une excellente pension de famille : l’Ave Maria. En ces jours du premier automne, le temps est splendide. Le paysage des Pyrénées, du Gave, de la Grotte, m’enivre par son atmosphère mystique. Dans ma malle, j’ai mes livres pour travailler, continuer mes études romaines. Je décide de ne pas hâter ma rentrée à Rome. C’est le moment, du reste, où la ville de la Vierge, comme pour se reposer de l’étouffement des foules, accueille les petits pèlerinages, ceux des pays d’alentour. Entre mes heures de travail quel charme j’éprouve à me mêler aux pèlerins, à les entendre chanter dans leur patois du midi resté vivant, tel le limousin ! Et je vais écouter les prédicateurs venus de ces mêmes pays et m’édifier sur ce qu’on appelle parfois l’accent de France, comme si tel accent se ramenait à un type unique. Je prends part aux processions aux flambeaux, le soir, à celles du Saint-Sacrement devant les malades alignés. C’est que je cherche un miracle, un seul, un petit, si petit soit-il. Je me baigne aux piscines, dans l’eau glacée venue de dessous terre. Pas de jour que je n’adresse à la Sainte Vierge cette prière qui ressemble assez, hélas, à celle des scribes de l’Évangile, demandant un signe au Christ : « Bonne Mère, je viens de loin, je ne puis venir souvent à Lourdes ; faites-moi voir un miracle, afin que s’augmente ma foi. » Les miracles, il s’en accomplit presque tous les jours en ce lieu. Je le constate par le journal de la Grotte. Mais, à ces miracles, comment assister, s’y trouver présent ? Ils se produisent tantôt à la grotte de l’Apparition, tantôt dans l’une ou l’autre des trois églises superposées, tantôt pendant la bénédiction des malades, tantôt aux hôpitaux, tantôt aux piscines. Comment se trouver là au bon moment ? La veille de mon départ, je désespère tout de bon de voir ma prière exaucée. Je reviens de dire ma messe à la grotte. Près des robinets qui distribuent aux pèlerins l’eau miraculeuse, j’emplis, comme de coutume, la petite gourde empaillée que je me passe en bandoulière sur l’épaule. Et je m’arrête près des piscines : celles des hommes. Pour le pèlerinage de ce jour-là, c’est l’heure du bain des malades. L’opération s’achève. À l’intérieur de l’enclos ceinturé d’une haute clôture de fer, un prêtre de mine campagnarde, face à ses pèlerins hors de la clôture, récite avec eux le chapelet, ponctuant le début des dizaines par les oraisons coutumières : « Jésus, guérissez nos malades ; faites marcher nos infirmes, nos boiteux… » Les malades sortent l’un après l’autre des piscines, les uns pacifiés, quoique non guéris ; les autres avec une infinie lassitude dans le regard. Près de l’endroit où je me trouve, un dernier malade attend son tour. De teint et de chevelure fortement bronzés, l’homme, un homme visiblement du Midi, peut avoir quarante ans. Il a eu, à ce qu’il semble, le pied écrabouillé en quelque accident. Il se tient debout sur ses béquilles, son pied malade enveloppé d’un large paquet de mauvaise étoffe. Homme de foi, le long de sa béquille de droite, j’aperçois qu’il porte, attachée à son poignet, sa chaussure. Près de lui, sa femme et une fillette d’une douzaine d’années, de pauvres gens, pauvrement habillés. Son tour venu, l’homme entre dans la piscine. La femme, la fillette éclatent en sanglots. À l’intérieur de la clôture de fer, la voix du prêtre continue le chapelet et domine tout. Moins de cinq minutes s’écoulent. La porte de la piscine s’ouvre. Un homme apparaît, d’une pâleur mortelle, les yeux hagards, éblouis, semble-t-il, par quelque secrète lumière. Mais il est là, sans béquilles, son pied malade chaussé. La stupeur saisit la petite foule. La foudre tombée sur elle ne l’eût pas davantage atterrée. Le curé en a la voix coupée, les pèlerins de même. Secondes d’émotion haletante. Souffle du surnaturel qui passe. Le fantôme blanc de la Vierge de Massabielle flotte dans l’air. Mais enfin l’on se ressaisit. L’homme prend sa course et va se jeter dans les bras du prêtre. Et c’est vers la Grotte que, précédés du miraculé et du curé, les pèlerins se portent d’un mouvement spontané. Tous ont recouvré la voix ; beaucoup s’essuient les yeux ; et l’on interroge le visage du miraculé. On souhaiterait sans doute, deviner ses impressions, apprendre comment la chose s’est passée. Figé sur place, aussi troublé que les pèlerins, je les regarde s’en aller vers la Grotte. Un cantique de gratitude et d’action de grâces monte du fond de mon âme. J’avais mon miracle. La Sainte Vierge avait exaucé le pèlerin qui venait de loin. Et elle ne l’avait pas exaucé à moitié. Du même coup je n’allais pas franchir les Alpes, cette année-là, sans retoucher quelque peu le visage que Paris et le combisme m’avaient laissé de la France.

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Mes études terminées à Rome, j’avais donc pris au début de 1908 le chemin de Fribourg. J’y laisserais mes malles. Mais de Fribourg, je reprenais, une fois de plus, le chemin de Paris. Comme l’année précédente, je loge à Issy-les-Moulineaux. Ce qui ne m’empêche pas de m’accorder une couple de semaines de nouvelles excursions dans la grande ville. À Château Beau-Site, hôtel de Fribourg où j’ai séjourné quelques jours, j’ai fait la rencontre de la famille Hudon, de la maison de commerce Hudon-Hébert de Montréal. Monsieur Hudon, en secondes noces, avait épousé une dame Ricard. À Paris, les Hudon me retiennent à titre de cicérone, pendant une semaine ou deux. Je note ici cette rencontre. Elle n’est pas négligeable, puisqu’elle me ferait espérer une quatrième année d’études en Europe. M. Hudon m’avait laissé presque la promesse de solder les frais de cette quatrième année. Et la promesse, je l’eusse mise à profit si une malheureuse circonstance n’eût précipité mon retour au pays. Une couple de soirs, on m’amène à l’Opéra. J’assiste à la représentation de Faust, d’Ariane : ce qui me donne une nouvelle occasion de regretter ma pauvre éducation musicale. Malgré tout, le spectacle m’éblouit par sa splendeur. Et lorsque, à la Comédie-Française, j’aurai vu jouer La Fille de Roland d’Henri de Bornier et Cinna à l’Odéon, je ne saurai plus quelle estime accorder au peuple qui a su se donner de tels divertissements. Comme aux vacances antécédentes, le Louvre ne cesse de m’attirer par ses collections d’antiquité, mais aussi par ses peintures. Je m’essaie à connaître les grandes écoles. Et puisqu’à tout touriste il faut bien quelques caprices, je m’arrête, je ne sais combien de fois, devant le Lamennais d’Ary Scheffer, figure de sphinx d’une mélancolie aiguë qui me rappelle mes emballements de collégien pour le solitaire de La Chesnaye et pour les merveilleux disciples des belles années du maître. Je me tiens aussi au guet des conférences de salon. Ces conférences, mon ami Lebon excelle à les dénicher avec un flair incomparable. Et c’est ainsi que je puis entendre un jour Melchior de Vogüé, le somptueux Vogüé dont j’avais lu quelques livres, fabricant d’images grandioses, le plus grand peut-être après Chateaubriand. Je garde en ma mémoire, le profil d’un beau vieillard de tête blanche, d’une exceptionnelle distinction, et qui débite son discours avec une négligence tout à fait aristocratique. Il est question d’Orient, de la politique étrangère de la France, avec cette note pessimiste qui vient parfois troubler, au vieux pays, en ces années-là, la douceur trop sereine de vivre.

Un autre souvenir m’est resté de ce deuxième séjour à Paris, celui-ci plutôt pénible. L’année 1908, ai-je besoin de le rappeler, c’est l’année de l’encyclique Pascendi, condamnation retentissante de l’hérésie moderniste. Il faut avoir vécu dans les universités européennes, pour savoir ce que fut, en ce temps-là, l’extraordinaire effervescence des esprits. Indéniablement l’Église traverse l’une de ses pires crises doctrinales. À Rome, les professeurs ne se privent point de dénoncer les audaces de pensée de la nouvelle hérésie. À l’université dominicaine La Minerve, j’ai, pour compagnons d’étude, quelques jeunes abbés français, pensionnaires à la Procure de Saint-Sulpice, voisine du Collège canadien, sur la rue des Quatre-Fontaines. Charmants garçons, pétillants d’esprit, leur aversion pour la scolastique touche véritablement à la phobie. Dirais-je qu’ils tiennent saint Thomas pour un assez triste sire à jamais déclassé ? Ils s’amusent follement de l’appareil dialectique du thomisme et de ses subtilités. C’est qu’en philosophie ils ne possèdent qu’un vague éclectisme, mélange de cartésianisme et de kantisme, de kantisme surtout. Car, dans la France d’alors, il faut se rappeler la vogue dont jouit la culture allemande, dans tous les domaines intellectuels. En théologie, il n’est plus question d’exposer les dogmes, mais d’en faire l’histoire. En exégèse, l’Allemand Harnack est le grand pontife. Et l’abbé Loisy, professeur à l’Institut catholique de Paris, prend, aux yeux de cette jeunesse, la taille d’un libérateur intellectuel qui va enfin balayer les nuées où se complaît par trop la routine romaine. Et l’on sait aussi que les ordres religieux n’échappent pas à ces engagements. Tous sont plus ou moins contaminés, et pas seulement en France.

Donc un vigoureux coup de barre s’impose. Ce coup de barre, on l’appelle ardemment. La robuste main de Pie X le donne pendant l’été de 1908. Nous sommes cinq ou six Canadiens qui logeons à Issy-les-Moulineaux. Pendant les vacances, à l’heure des repas surtout, le Séminaire prend l’allure d’une ruche bourdonnante. Soixante à quatre-vingts Sulpiciens ou autres prêtres, la plupart professeurs dans les grands séminaires de France, profitent de ces mois de repos pour mener recherches ou études à Paris, préparer des thèses de licence ou de doctorat. Tout ce monde remue fiévreusement les idées du jour. Un soir on nous apprend que l’encyclique de Pie X, attendue depuis longtemps, vient de paraître. La Croix de Paris en annonce une traduction française, par édition spéciale, dans la soirée. L’édition tardant à venir, je remets au lendemain la lecture du grave document. Mais déjà l’alarme est répandue. Le lendemain, ma messe dite à l’extérieur, j’entre comme d’habitude, au début du petit déjeuner, dans le grand réfectoire du Séminaire. D’ordinaire, je l’ai dit, la ruche bourdonne à plein. Tous ces prêtres français parlent, discutent à pleine voix. Ce matin-là, dans la vaste pièce, un silence glacial. Des prêtres en retraite, eût-on dit, ou encore des prêtres autour d’un cercueil, dans un salon funéraire. On ne parle qu’à voix basse. Je me dirige vers la petite table réservée à mes confrères canadiens. Des yeux, j’esquisse un mouvement, une question qui veut dire : « Qu’est-ce qui se passe ? » L’un des attablés sort de dessous la table un exemplaire de La Croix de Paris. L’encyclique ! C’était bien là la bombe, la catastrophe tombée sur le Séminaire. Non, nous n’assistions pas à une Pentecôte. La triste vérité qui s’étalait devant nous, c’était bien plutôt cette assemblée de prêtres, éducateurs du clergé de France, littéralement bouleversés, atterrés devant le geste du Pape. Pour eux, Pascendi, la parole du Chef de l’Église, c’est, dans leur premier réflexe, le retour à l’obscurantisme, aux ténèbres. C’est la pensée moderne brutalement foudroyée dans son essor. Pour eux encore, l’Église se ferme proprement les portes de l’avenir. Certes, je ne veux pas trop généraliser. Saint-Sulpice, je le répète, n’est pas seul en cause. Et, dans Saint-Sulpice même, j’avais pu maintes fois m’en rendre compte, bon nombre de membres de la communauté, restés orthodoxes, mais hélas réputés retardataires, gémissaient sur l’état d’esprit d’une trop forte partie du jeune clergé. Il n’empêche que, pour le petit étudiant romain que je suis, la leçon de ce matin-là ne fut pas perdue. J’y vis un fait navrant. Il m’expliqua l’état d’esprit de mes jeunes compagnons de la Procure sulpicienne à Rome. Je compris aussi bien des raisons de ce qui se passait alors en France : le dévergondage de la pensée française, les désaccords des catholiques sur tant de problèmes de fond, la crise anticléricale. Dans peu d’années, je comprendrai aussi cette réflexion attristée d’un chef du Sillon, mouvement de jeunesse qui avait soulevé tant d’espoir, et qui allait s’attirer une condamnation de Rome : « Si les prêtres qui se trouvaient avec nous, me dit ce jeune catholique, avaient possédé plus de doctrine, sans doute, eussions-nous évité l’écueil. » Quand le sel s’est affadi… Que peuvent devenir les structures les plus solides quand le ciment chrétien, le seul qui tienne, s’effrite ou n’y est plus ?