Mes mémoires (Groulx), tome I/vol. 1/Souvenirs de Rome au temps de Pie X

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Texte établi par Notes de Juliette Lalonde-RémillardFides (p. 117-121).

XIII

SOUVENIRS DE ROME AU TEMPS DE PIE X

Un nom, un homme alors emplissait Rome : Pie X. J’avais le bonheur de vivre dans la Ville éternelle à une heure où un saint, un saint authentique — la suite l’allait démontrer — illustrait la papauté. Il tenait tête vers 1908 à la folie rageuse du modernisme, et tout autant à un débordement incroyable d’anticléricalisme. La France subissait le combisme, l’une des plus douloureuses crises de son histoire. Le peuple italien qui n’aime pourtant guère ni la France ni les Français, mais peuple sans beaucoup de personnalité, nous semblait-il, se croyait obligé de copier la France anticléricale du petit père Combes. La mairie romaine est passée aux mains des pires éléments de la franc-maçonnerie. Un journal ignoble, l’Asino, caricature le Pape de la façon la plus grossière. Dans la rue, le moindre rassemblement de la populace expose à des insultes tout porteur de soutane. L’on voit même des groupes de forcenés franchir les portes des églises, y provoquer du tumulte, interrompre, siffler les prédicateurs. Un dimanche du carême de 1907, en compagnie de mes amis les abbés Wilfrid Lebon et Lucien Pineault, je me rends à Saint-Charles du Corso, entendre un Franciscain, prédicateur de renom. Pour l’élite romaine, Saint-Charles, c’est le lieu le plus couru de la prédication quadragésimale. Un cordon de troupes entoure l’église pleine à craquer. Derrière les troupes, une foule hurlante, malaisément contenue. Le sermon à peine commencé, une émeute éclate. Des vociférations couvrent la voix du prédicateur. En quelques instants les remous de la foule nous projettent hors du temple, mêlés à des émeutiers. Nos chapeaux, nos beaux chapeaux de soie noire, volent en l’air. Nous attrapons des coups. Heureusement quelques jeunes gens de la jeunesse catholique italienne sont là. Ils rendent coup pour coup. Et la police survient à temps pour nous dégager. Elle nous escorte le long d’une ruelle, entre deux haies d’une foule surexcitée, le poing levé, la bouche écumante. Hélas, quand on a vu, une fois, ces pauvres faces d’énergumènes, on ne les oublie plus. L’on sait pour toujours ce que peut être une populace en délire, un jour de « grand soir ».

C’était là un aspect de la Rome de Pie X. Mais il y avait lui, le grand Pape. Et il faisait oublier bien des choses. À chaque audience, à chaque cérémonie à Saint-Pierre, nous étions fortement impressionnés par la physionomie mobile, très changeante du Pontife, le plus souvent d’une expression souffrante. Il portait la tiare comme le Christ a dû porter la couronne d’épines. Je me souviens, en particulier, d’une audience très intime, dont je me trouvai, par quelque attention providentielle. Mgr Louis-Nazaire Bégin, archevêque de Québec, était alors en visite à Rome. Lors de son audience de congé, le paternel archevêque veut bien se faire accompagner de trois étudiants du Collège canadien. Grâce à l’amitié de l’abbé Wilfrid Lebon et de l’abbé Alfred Langlois, je me trouve l’un de ces trois. Donc ce soir-là, l’audience ayant lieu après le dîner, nous sommes au Vatican, dans l’antichambre du Saint-Père. L’audience finie, le Pape, espérons-nous, viendra nous bénir. Notre attente est plus que comblée. La porte s’ouvre. Le bon Pie X nous fait signe d’avancer dans son cabinet de travail où il vient de causer avec l’archevêque. Nous n’en pouvons croire nos yeux. Les trois jeunes étudiants, debout autour de la table de travail du Saint-Père, admis dans son intimité, l’entourent comme des écoliers peuvent entourer leur maître. Facilement, nous lisons les titres des volumes, des revues qui s’entassent sur le bureau. Nous y jetons un œil presque indiscret. Mes compagnons ont apporté des photographies du Saint-Père ; il y appose, le plus volontiers du monde, son autographe. Je lui tends mon bréviaire ; il y écrit : Deus benedicat te. Bénédiction que je garderai désormais comme une insigne relique. Mgr Bégin nous regarde faire, avec un sourire un peu gêné : « Très Saint-Père, risque-t-il, ne laissez pas faire ces gamins. » — « Laissez-les faire, répond le Pape, de son ton le plus paternel ; cela leur fait tant plaisir ! » Au soir de sa dure journée, nous avons tous trois l’impression que le bon Pie X se sent infiniment heureux de secouer le protocole et de s’offrir cette détente. Audience qui ne s’oublie pas et de celles dont bien peu ont pu connaître l’heureuse fortune.

Que n’ai-je gardé de Rome et de l’Italie ces seuls et émouvants souvenirs ? Certes, mes yeux se sont souvent posés, avec quelle jouissance toujours renouvelée, sur les multiples aspects ou paysages du vieux pays italien, véritable musée sous le ciel. Beautés, évocations historiques qui surgissent à chaque pas, et avec quel puissant relief ! Toiles, fresques géantes, immenses, où un peintre de génie aurait retracé les grands moments de l’humanité. On ne cesse pas de s’enchanter des images et des souvenirs d’Assise, de Florence, de Venise, quand une fois on a visité ces lieux. L’image de Rome surtout, je la porterai longtemps au fond de ma mémoire, telle qu’elle m’est tant de fois apparue, du balcon du Pincio, les soirs où les couchers du soleil romain embrasaient le Janicule et la coupole de Saint-Pierre. Contemplée de là, alors que sous les cyprès du jardin féerique et dans la compagnie familière des bustes des empereurs et des plus illustres fils de la patrie italienne, un orchestre nous jouait les grands airs de la musique classique, la Ville éternelle n’avait pas à nous définir plus expressément l’idée de civilisation.

La Rome d’alors avait malheureusement un autre visage. Pendant les deux ans que j’y ai vécu, de 1906 à 1908, j’eus la nette impression d’assister à une décomposition politique et sociale de l’Italie. Ces défis à la papauté dans une presse ordurière, ces débats au Monte Citorio, débats démagogiques, scandés de pugilats, pour la suppression de l’enseignement du catéchisme dans les écoles, ces défilés de la pire populace, à travers les rues de la ville, pour la glorification du triste Giordano Bruno, défilés scandaleux organisés, menés malgré les autorités gouvernementales et où nous entendîmes au Campo du Fiori, un M. Prodecca, conseiller municipal juif, rédacteur de l’Asino, s’écrier « qu’il fallait poursuivre la guerre contre la prêtraille avec l’enthousiasme qu’apportaient les païens contre les chrétiens des premiers siècles… », tous ces signes et manifestations nous faisaient penser malgré nous à quelque Vésuve tout plein de grondements sinistres. Et quels troublants symptômes au surplus que l’absence, en la structure sociale de ce peuple, du muscle indispensable qu’est une classe moyenne. D’un côté, une aristocratie de vieille race, fine, élégante, classe de grands civilisés, mais singulièrement dépourvue d’esprit public, trop fière de son sang et de ses équipages princiers, qui croit tout sauver, ainsi que nous l’affirmait un journaliste de la Vera Roma, quand on a apposé son nom au bas d’une liste quelconque, et qu’on a fait placarder sur les murs une affiche retentissante. De l’autre, une immense armée de prolétaires, de gueux qu’on trouvait à tous les coins de rues, à toutes les portes des églises et des chapelles, pour en soulever au touriste le matelas crasseux, la main tendue, classe d’illettrés, de faméliques, adonnés, sur les plus grandes avenues, à des négoces de lacets de chaussures et de crayons de mine ou de cartes postales.

Hélas, je le dis parce qu’alors je l’ai éprouvé, ni Rome, avec son « parfum », ses grandeurs souveraines, ni Assise, encore hantée du doux fantôme du « Poverello », ni Florence, paradis des arts et des plus beaux génies, ni Venise, le soir, sous un soleil pourpre, plus belle qu’un banc de corail, n’avaient pu me faire oublier quelques-unes de mes appréhensions et voire de mes écœurements et de mes dégoûts. Et lorsque au début de l’été de 1908, mes études à Rome terminées, je franchirai la frontière suisse pour prendre le chemin de Fribourg, j’aurai l’impression de sortir d’un bagne et de respirer enfin l’air d’un pays libre et d’un monde civilisé. Depuis lors, je me dois de le confesser, mon jugement sur le peuple italien s’est radicalement modifié. En 1908, en présence des prodromes trop manifestes d’une révolution prochaine, tel était bien le fond de ma pensée.