Mes mémoires (Groulx), tome I/vol. 1/Naissance et famille

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Texte établi par Notes de Juliette Lalonde-RémillardFides (p. 15-19).

I

NAISSANCE ET FAMILLE

Je suis né à Vaudreuil, le 13 janvier 1878, dans le rang des Chenaux. On connaît le paysage : l’embouchure de l’Outaouais, la baie circulaire creusée dans la terre grasse par la gigantesque charrue de la rivière, avant de faire sa trouée vers le Saint-Laurent ; un pays de delta, mais d’un delta depuis longtemps asséché, pays de grands ormes et d’érables et de toutes les essences de bois francs, cerné vers le nord par la ligne discrète et bleue des Deux-Montagnes. Vu de la maison paternelle, un paysage calme, harmonieux, presque trop uni, fait d’eau presque autant que de terre, où le sol est bon, nourricier, généreux, où l’eau, le flot d’une baie en cuvette n’est jamais violent. Bref, si tant est que la terre y soit pour quelque chose, un pays pour faire des hommes d’esprit posé, de nerfs solides, avec des antennes portant vers l’évasion, l’aventure, antennes qu’agite la ligne marchante de la Grande Rivière qu’on sait descendue des Hauts mystérieux.

Je suis né petit, grêle, très grêle, m’a souvent répété ma mère. À six ans, en ma première année d’école, on me fit réciter, en public, un « compliment », un quatrain qui débutait par ces deux lignes qui auraient pu être des vers :

Je suis si petit, si petit
À l’école où l’on me conduit…

Les deux autres vers se sont envolés de ma mémoire.

Ce petit est pourtant robuste, résistant. Presque au lendemain de ma naissance, la terrible vérole entre dans la maison. J’en serai touché sans pourtant succomber. Le jour même de ma naissance, on me porte au baptême, à l’église de mon village. Dans le registre paroissial une note à retenir : mon père, mon parrain, ma marraine déclarent tous trois ne savoir signer. J’étais le quatrième venu dans la famille. Une sœur, Angélina, deux frères, Albert et Julien, m’avaient précédé.

Je suis né d’une famille terrienne, famille de cultivateurs qui occupaient, dans le rang des Chenaux, la deuxième terre, à la sortie du village. Mon père, Léon Groulx, ma mère, Philomène Pilon, avaient connu, l’un et l’autre, sinon l’école de la misère, du moins celle de la pauvreté et du rude travail. Mon père était un pauvre enfant donné à l’âge de cinq ans, à une famille d’étrangers. Son père avait bu son patrimoine ; il en fut réduit à donner ses enfants ; il les distribua à gauche et à droite. L’enfant Léon aboutit chez un célibataire, Titi (Antoine) Campeau, possesseur d’une terre dans les Chenaux-nords, aussi appelés, en ce temps-là, le Détroit. Le petit « donné » n’eut pas la chance de fréquenter l’école. À dix-huit ans, ne se trouvant pas, au dire de ma mère, assez bien habillé, le pauvre garçon partait pour les chantiers de la Mattawan [Mattawa], ne réapparaissant à Vaudreuil que pour les travaux de l’été. À 28 ans, il changeait de direction. Il partait pour les États-Unis, travailler à la fabrication de la peinture dans les fours du New-Jersey. À 29 ans, grâce à ses économies de gars de chantier, de draveur, de « sauteux » de cage, il achetait une terre dans le rang des Chenaux-nords, terre qu’il échangeait, huit jours plus tard, pour la terre des Chenaux-suds, où il allait vivre et mourir. Soupçonna-t-il la portée providentielle de cet échange qui allait nous mettre près du village, près de l’église et près de l’école ? À 32 ans, il épousait Philomène Pilon qui en avait 22. Petite femme qui n’avait guère connu enfance plus heureuse que celle de son mari. Deuxième par l’âge d’une famille nombreuse, elle était fille d’un père, bon travailleur, mais sans biens. Par la faute de sa compagne, peu adroite, peu économe, le pauvre homme n’avait jamais pu s’élever au-dessus du rang de journalier. Après divers stages ici et là, toujours simple locataire, il avait fini par aller loger sa famille dans l’unique maison de l’Île-Cadieux, à l’extrémité ouest, où l’on allait vivre comme des Robinsons. C’est de là que ma mère, l’enfant Philomène, partit un jour, pour gagner le couvent du village. Comment donc avait-elle vaincu la résistance de son père et de sa mère, fortement opposés comme beaucoup de parents de l’époque, à l’instruction ? Elle-même, quoi donc l’avait poussée à se faire instruire, elle qui serait la seule de sa famille à savoir lire ? Sur ce fait de son enfance, ma mère s’est toujours montrée réticente. Les Sœurs de Sainte-Anne, récemment nées dans le village, auraient-elles sollicité la petite fille ? Elle-même, elle le prétendit plus tard, avait-elle senti l’appel à la vie religieuse ? Presque exilée à l’Île-Cadieux, elle résolut de prendre quand même le chemin de l’école. Il lui fallait se faire transporter en canot, par son grand-père, sur la terre ferme, puis marcher soir et matin plus de trois milles, dont près d’un mille à travers bois. L’héroïque enfant marcha ses six à sept milles par jour. « Le soir, lui disions-nous, à travers bois, vous ne deviez guère vous sentir brave. — Non, mais j’aimais tant l’école. — Et l’hiver, dans la neige ? — Je m’étais battu un chemin. »

La voici à ses treize ans. Ses parents n’en peuvent plus de la voir mener cette vie paresseuse de fillette de couvent. Ils l’engagent chez des habitants du Détroit au salaire fabuleux d’une piastre par mois, salaire qui s’élèvera plus tard jusqu’à $2.50 plus le supplément d’une paire de souliers de bœuf et d’une jupe de flanelle. Quelques mois avant son mariage, la jeune fille gagnera la somme exorbitante de $5.50 par mois. L’engagée à une piastre par mois commence sa journée à 4 heures du matin pour la terminer à 11 heures du soir, quand ce n’est pas à minuit. L’été, elle travaille aux champs autant qu’à la maison. Le soir, puisqu’elle est la seule instruite en son bout de rang, elle prépare à leur première communion les garçons et filles des habitants voisins. Elle leur enseigne le catéchisme par cœur, la plupart ne sachant point lire. Les engagés chez les habitants d’alors déjeunent, le matin, avec une grillade de lard, des patates, un morceau de pain, pas plus qu’un morceau ; on dîne encore avec un petit morceau de lard, un morceau de pain, une demi-tasse de lait. Quand on travaille aux champs, on mange parfois l’après-midi un concombre pour collation. Le soir, on soupe avec de la soupe aux pois, des patates froides, un peu de lait et de beurre. Après ce noviciat qui va durer neuf ans, ma mère épouse Léon Groulx. Où les deux jeunes gens se sont-ils rencontrés ? « Le mystère d’un être, contemplé dans la rencontre si improbable, si hasardeuse de son père et de sa mère, a écrit Jean Guitton, est inexplorable. » Léon Groulx et Philomène Pilon habitaient le même rang, l’Île-Cadieux n’étant qu’un prolongement des Chenaux-nords. Le cavalier aurait-il été l’un des élèves au catéchisme de la jeune Philomène ? Ma mère, très discrète sur ses histoires d’amour, ne nous en a jamais rien confié. Les noces du jeune couple n’offrent rien d’extravagant. Après leur mariage (9 janvier 1872), les époux vont prendre leur dîner — non chez les parents de l’un ou de l’autre — mais chez un villageois, Amable Sagala, témoin du marié. La veillée se passe chez un ami, Noël Campeau, du Détroit ; puis on s’en va coucher chez soi, dans les Chenaux. Léon Groulx préférera louer sa terre plutôt que la cultiver. Ambitieux d’achever de la payer le plus tôt possible, il retourne travailler aux États-Unis d’où il revient avec les fièvres tremblantes. Il s’oriente alors d’un autre côté ; le printemps il court de nouveau au-devant des « cages » qu’il conduit jusqu’à Québec. Il n’est pas chez lui à la naissance de son deuxième enfant ; le registre paroissial le désigne cette fois sous l’appellation de « voyageur ». En réalité il ne cultive sa terre que deux ans avant sa mort. Il meurt en effet le 20 février 1878, au cours d’une épidémie de petite vérole. Deux villageois viennent ensevelir le mort, à l’insu de leur femme ; un seul vient prier au corps ; grand-père Pilon console sa fille à travers un carreau. Ma mère reste pratiquement seule pendant trois jours, son mari sur les planches, entourée de quatre enfants tous atteints du terrible mal. La dépouille mortelle de Léon Groulx reste sur le perron de l’église pendant le service funèbre. Le mort laisse quatre enfants en bas âge : Angélina (4 ans), Albert (3 ans), Julien (18 mois), Lionel (6 semaines). Je n’ai donc pas connu mon père. Tel que me l’a décrit ma mère, il était de taille moyenne, environ cinq pieds six pouces ; il avait le teint coloré, des cheveux châtains, bouclés, les yeux bruns, le nez légèrement arqué. Il aimait beaucoup ses enfants, fumait peu, était sobre, économe. Cet homme, « donné » à l’âge de cinq ans et qui avait passé sa jeunesse dans les chantiers, avait, à sa mort, presque entièrement payé sa terre. Ma mère me l’a encore décrit joyeux, intarissable taquin. Une photographie de lui sur verre, que l’on m’a brisée mais que j’ai longtemps conservée, me l’avait montré tel qu’il fut à vingt ans, ruisselant de jeunesse, beau, la figure vive, gaie, encadrée d’une abondante chevelure noire à larges boucles. Son enfance malheureuse n’avait guère assombri ce jeune homme, pourtant plus à plaindre qu’un orphelin.

Ma mère, chargée d’une ferme et de quatre enfants en bas âge, se remaria au bout d’un an, cette fois encore, avec un jeune engagé : Guillaume Émond, âgé de vingt-cinq ans. Il était né à Vaudreuil, à la Petite-Côte double. C’était une connaissance. Ma mère l’avait connu, dans le Détroit, alors qu’il servait lui-même, en qualité d’engagé, à quelque distance d’Antoine Campeau. Guillaume Émond avait été, en outre, le compagnon de travail de Léon Groulx, aux États-Unis. Aurait-il suivi, lui aussi, les leçons de catéchisme de la jeune Philomène ? Après ce second mariage de ma mère, la maison des Chenaux reprit sa vie accoutumée, vie silencieuse, vie laborieuse d’un jeune couple qui allait reprendre la tâche inachevée.