Mes mémoires (Groulx), tome I/vol. 1/Mon enfance

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Texte établi par Notes de Juliette Lalonde-RémillardFides (p. 21-32).

II

MON ENFANCE

C’est dans ce décor, dans le rythme de cette vie paysanne que je vais vivre mon enfance. Cette enfance ! À soixante-seize ans, des images m’en reviennent comme dans une buée dorée, buée de poésie « charmeresse ». Fiction ? Déformation du souvenir ? Toujours elle m’est ainsi apparue, parce qu’il me semble qu’en vérité telle elle fut. Elle m’apparaissait dans ce halo, avec cette auréole, en mes premières années de collège, par exemple, les jours où la nostalgie me mordait au cœur. J’ai conscience d’avoir vécu une enfance réellement heureuse. Nos parents étaient sévères, nullement durs. Nous étions pauvres, mais si peu comblait nos désirs. En mes Rapaillages, je le confesse, j’ai courtisé un peu la fiction. J’ai romancé parfois les êtres et les choses. J’ai prêté à ma grand-mère des actes qui appartenaient plutôt à ma mère et vice versa. J’ai synchronisé quelques événements. La plupart des faits rapportés là restent authentiques. Ce que j’ai voulu évoquer par-dessus tout, c’est l’atmosphère, la couleur d’un coin de terre, l’âme du petit monde où se sont écoulées mes premières années. Et tout cela, je crois l’avoir décrit en son exacte vérité.

Nous étions pauvres, ai-je dit. Les moindres instruments de jeu nous manquaient. Nous ne possédions ni balle ni pelote. Nos petites sœurs n’avaient que les poupées qu’elles se fabriquaient elles-mêmes : poupées avec un semblant de tête, mais sans cheveux ni yeux, et habillées avec des retailles de vieux linge. Une seule paire de patins, lames de fer enserrées dans une semelle de bois, nous suffisait, à mon frère aîné et à moi. Nous n’avions jamais eu qu’un vieux traîneau de fabrication domestique, destiné à rentrer à la maison le bois de chauffage. Pourtant que de joyeuses glissades il nous a permises, dans le vent fouettant d’hiver, sur la pente enneigée du rivage, en face de la maison paternelle ! Au reste, pour l’ensemble de nos jeux, notre ingéniosité y pourvoyait. Et ces jeux, comme on le pense bien, s’inspiraient naïvement du milieu paysan, des objets ou des spectacles dont se nourrissaient nos yeux d’enfants. Nos parents nous emmenaient parfois aux expositions régionales de la paroisse et du comté. Avec de grands yeux nous regardions défiler les animaux de choix, les gagnants des premiers prix. Nous prenions là, sans doute, la fantaisie de découper, à l’heure longue, dans les journaux ou illustrés qui nous tombaient sous la main, des vignettes d’animaux de ferme. La table de la cuisine, le siège du rabat se couvraient du somptueux étalage. Nous tenions notre exposition. Et il fallait voir, avec quel ambitieux orgueil chacun prônait sa collection, se disputait les premiers prix ! Un autre jour, avec de simples morceaux de bois qui figuraient chevaux et machines, nous imaginions des scènes de battage, imitant, par de puissants ronronnements, la voix grondante de la batteuse ! Nos instincts d’architectes ou de charpentiers s’exerçaient à la construction de cabanes. Qui dira, par quel penchant mystérieux, les enfants aiment s’adonner à cette sorte d’amusement ? Ces cabanes, nous choisissions de les construire presque toujours hors de la vue de la maison, derrière un bâtiment, une clôture, une corde de bois. Y rentrer, par la porte basse, nous y enfermer pour quelques heures, dans un accroupissement pas toujours confortable, nous procurait le plus délicieux des alibis. À de petits paysans qui quittaient rarement l’ombre du foyer, c’est tout le charme de l’évasion qui s’offrait à eux. Souvent nous allions demander une beurrée à notre maman, pour le plaisir de la manger dans la cabane ! Et ces beurrées, rarement sucrées, mais dévorées sous le petit toit branlant, prenaient, à n’en pas douter, le goût d’un mets rare, d’une saveur indicible.

Pour rompre la monotonie des jours, il y avait aussi les menus événements de la ferme. Quand on n’a pas été un petit paysan de l’époque 1880-1890, on n’imagine guère ce que pouvait être, pour un enfant, prisonnier joyeux de son petit horizon, la naissance d’un jeune animal : petit veau, petits poulets, petit goret, petit mouton, et surtout petit poulain ! Petites choses, très petites choses. Et pourtant quelle joie que de découvrir un matin, dans l’herbe haute et mouillée, une mère-poule qui a couvé « à la dérobée » et s’en revient, gloussant, un peu honteuse, dirait-on, de sa désertion, entourée de ses poussins éveillés, aussi agiles et sauvages que des perdreaux. La naissance d’un animal, surtout du troupeau bovin ou chevalin, c’est un nouveau venu, un personnage qui entre dans la vie de la ferme. Il portera un nom ; il aura sa petite histoire. La naissance d’un poulain, à cette époque où le cheval gardait son entier prestige, celui de l’inséparable compagnon de travail, à cette époque, dis-je, la naissance d’un poulain mettait tout le rang en alerte. Les voisins accouraient voir la merveille. Et les pronostics d’aller leur train autour du nouveau-né : il serait bon cheval de labour, à cause de ses jarrets solides et de sa forte culasse ; il serait trotteur, bon routier, à cause de son œil vif et de ses pattes fines ; il serait rouge, noir, brun, gris à cause de la couleur du poil autour de ses yeux.

Un autre événement de la ferme comptait alors pour beaucoup dans nos impressions de petits paysans. Un jour, nous étions aux champs, parfois même sur l’autre terre, ou nous sortions de l’école ; un appel, un cri jaillissait dans l’air. Il venait du « chez-nous », de la maison. Son d’un cor, que nous appelions un porte-voix, son bien connu. C’était la maman qui embouchait le porte-voix. Et cela voulait dire : « Un jeune essaim d’abeilles est sorti. Venez vite ! » Nous partions à la course. Du reste, d’autres sons nous arrivaient : sons rythmés d’un tam-tam à résonances sonores, multiples, agitées. Tam-tam bien connu, lui aussi, à nos oreilles. Chez nous, en pareille circonstance, le porte-voix déposé, la maman mobilisait tout son petit monde. Elle mobilisait aussi toute sa vaisselle en fonte, en fer-blanc. Et les petits, un bout de bâton, une cuillère à la main, de frapper à coups redoublés sur le fond des poêles à frire, sur les casseroles. Comme au temps de Virgile ! Ah ! quel plaisir que ce joli vacarme ! Nos tam-tams remplaçaient le tintement des clochettes et le bruit des cymbales de Cybèle, bien convaincus, nous aussi, que notre musique, si magnifique jazz avant la lettre, ferait se poser quelque part, dans le jardin, au bout d’une branche de pommier ou de prunier embaumé, le nuage des petites mouches prises d’une danse folle dans l’air chaud. Le papa arrivait. Je le revois, encapuchonné dans son costume de circonstance, les mains, les bras bien recouverts par le tissu de coton blanc. Plus instruits, nous l’aurions pris pour quelque prêtre arabe en train d’accomplir un rite sacré. Les jeunes abeilles, eût-il semblé, n’attendaient que cette arrivée. Tout à coup, un peloton nous apparaissait sur un arbre. Et le peloton grossissait, se développait en cône. Les jeunes mouches se groupaient, attendaient leur ruche neuve. Le papa la tenait entre ses mains. Pour mieux attirer les jeunes frivoles, il avait enduit de sirop ou de sucre, à l’intérieur, la petite demeure carrée. En quelques minutes, l’essaim nouveau allait s’y blottir. Plus tard, au collège, je traduirai, dans les Géorgiques de Virgile, le long poème consacré aux abeilles. Avec quel charme je retrouverai mes souvenirs d’enfant. Ces industrieux insectes, bien cachés en leurs maisonnettes et y accomplissant un si merveilleux travail, quels mystères ils évoquaient pour nous. Comme le délicieux poète latin, nous n’étions pas éloignés de penser qu’un peu d’âme divine, un peu d’une émanation de l’esprit éternel habitait les abeilles :

His quidam signis, atque haec exempla secuti.
Esse apibus partem divinae mentis et haustus
Aetherios dixere

Nos joies les plus aimées, la grève, en face de la maison, nous les fournissait aux jours d’été. Une légère bande de sable s’épandait au soleil. Et pour un arpent ou deux vers le large, l’eau ne s’approfondissait qu’insensiblement. Donc, nul danger de s’y amuser. Nos petites culottes retroussées aussi haut qu’il se pouvait, nu-pieds sur le sable frais, que d’heures passées là, les jours où le vent du nord ou le vent d’ouest voulaient bien laisser calme l’eau de la rive ! Notre plus cher plaisir consistait, comme pour tous les enfants, en cette délectation unique, de nous tremper les pieds dans l’eau. Nous collectionnions les coquillages, faisions lever, sous les roches, les écrevisses, les colimaçons, capturions, dans le creux de la main ou dans un vase, pour les voir de plus près, les « ménés » qui, par troupes, semblaient s’amuser à nous tourner autour des jambes. Nos amusements sur la grève ne laissaient pas, certains jours, de se faire plus compliqués, de s’orienter vers l’aventure. Nous avions beaucoup de parents, oncles ou grands cousins « voyageurs » ; ils habitaient le village de Sainte-Anne-de-Bellevue, de l’autre côté de la baie de Vaudreuil. Capitaines de barges de la Compagnie Murphy & Davidson, ils circulaient, pendant la saison de la navigation, d’Ottawa à Montréal, et quelquefois au-delà, transportant le bois des grandes scieries hulloises. Un spectacle familier à nos yeux d’enfants, c’était, à la tête de l’Île-aux-Tourtres, ou sur le lac des Deux-Montagnes, le passage de ces compagnies de barges (les taux [tow] comme on disait) bien alignées deux à deux, chargées à pleins bords et traînées péniblement par des remorqueurs essoufflés que nous pouvions identifier rien qu’à leur pouf-pouf. Nos parents « voyageurs » venaient souvent à la maison, surtout l’hiver. Ils racontaient leurs prouesses. Au bord de la grève paternelle, rien d’étonnant qu’il nous arrivât de jouer au « voyageur ». À l’aide de vieilles auges, reliques de la sucrerie, transformées en petites barges pour la circonstance, s’organisaient donc sur la grève paisible, des voyages au long cours. Nos connaissances de géographie, plutôt sommaires, nous traçaient de capricieux itinéraires. Chargées de petites pierres ou de sable, fret de grand prix, surmontées parfois d’une voile, file à file la procession des barques minuscules se mettait en route vers la grand-ville, vers les grands lacs. Au vrai, nous simplifions hardiment la géographie. Je ne jurerais point, par exemple, que certains jours, le Saint-Laurent et l’Outaouais ne se rejoignissent en des confluents assez stupéfiants. À quoi bon le conformisme quand, à ces expéditions que nous voulions lointaines, le mirage des pays inconnus nous sollicitait ? D’ailleurs, les petites voiles de nos barges se gonflaient. Nous n’avions qu’à les suivre. Hélas, nous comptions sans la traîtrise des éléments, sans les coups soudains du nordet ou du vent du sud. Un frisson sur la rivière, quelques coups de lame, et les barges aventureuses parties pour les ports lointains, chargées de marchandises, mais surtout de nos rêves d’enfants, gisaient là, pêle-mêle, sur le ventre, voiles brisées et salies, ballottées par la vague comme de vulgaires copeaux. Ainsi nous était révélé le sens du désastre ou de la catastrophe.

Que de souvenirs je pourrais encore rappeler ! Ils remontent dans ma mémoire comme des airs de musique ancienne. Je n’ai qu’à choisir. Et, par exemple, que d’heures de congé ou de vacances passées à jouer à l’école. Auprès de mes petits frères et de mes petites sœurs, je m’instituais naturellement le maître, étant le plus âgé et reconnu pour le plus savant. Le maître était sévère. Gare à l’indiscipline, aux violations du silence ! Mes anciens élèves rapportent que je distribuais généreusement réprimandes et punitions. Je faisais, avec une joyeuse présomption, l’expérience de ma très jeune autorité.

Puisque ces souvenirs d’enfance me reviennent pêle-mêle, je rappellerai encore les nuits d’hiver dans le rabat. Couchés sur nos paillasses sentant la paille fraîche, blottis les uns contre les autres, quel charme troublant, mystérieux, c’était pour nous que d’entendre la tempête hurler dans la cheminée et faire trembloter sur le mur la flamme du poêle. Parfois une ombre passait tout près, à pas feutrés. C’était notre père ou notre mère qui, sans bruit, faisaient leur ronde accoutumée, l’inspection du feu, des tuyaux, de la cheminée, entretenant de leur mieux nos insouciances d’enfant. J’ai parlé de rabat. Le rabat était une sorte de divan tout de bois bâti. Le jour il servait de siège dans la grande pièce de la maison. Le soir il se rabattait, laissait se dérouler d’eux-mêmes paillasse, couvertures, oreillers de nos lits d’enfants. À vrai dire, au long de notre enfance, nous passions par trois lits. D’abord par le ber, placé auprès du lit familial, à portée de main de notre mère. En cas d’éveil ou de larmes du nouveau-né, rien de plus facile que d’imprimer au ber un léger roulement qui chassait nos mauvais rêves et nous replongeait dans le sommeil. Les sauvages apportaient-ils un autre enfant — car, en ce temps-là, les enfants venaient d’Oka — l’arrivant prenait place dans le ber. Et l’occupant du ber émigrait vers ce que nous appelions la cassette, petite couchette de bois, sur hautes pattes, placée encore au pied du lit paternel. Un autre nouveau-né survenait-il — ce qui arrivait assez régulièrement — une double émigration se produisait ; l’occupant de la cassette passait dans le rabat qui pouvait recevoir quatre jeunes hôtes couchés pieds à pieds, et l’occupant du ber passait dans la cassette. Chez nous, il y avait deux rabats, l’un pour les garçons, l’autre pour les petites filles.

Parmi mes souvenirs d’enfant, je rappellerais encore volontiers nos réveils du premier de l’an. Quand j’eus atteint un certain âge, vers mes 7 ou 10 ans, ma mère requérait mes services dans la soirée du 24 ou du 31 décembre. Mes petites sœurs étant encore trop jeunes pour la tâche, c’est à moi qu’elle faisait appel pour l’aider, selon l’expression populaire, à « faire à manger » : préparer les pâtisseries, les viandes pour les fêtes. J’affectionnais cette tâche dans la maison endormie, tâche qui me conférait une sorte de privilège ou privauté sur mes frères et sœurs. Et j’aimais, oh ! combien, l’odeur des ragoûts, des tourtières, des beignes en cuisson. J’aimais aussi surveiller le feu, le mettre à point, bref, assumer un rôle que je sentais considérable. La veille du jour de l’an, ma mère me gardait avec elle jusque vers le coup de minuit. Mais le coup sonné, elle me disait : « Maintenant va te coucher. Le petit Jésus va passer. Si tu veux qu’il te laisse quelque chose, il faut que tu sois dans ton lit et bien endormi ! Et n’oublie pas de pendre ton bas ! » Les enfants de mon temps croyaient au petit Jésus de la nuit du jour de l’an. Les sordides commerçants n’avaient pas encore chassé, de l’imagination des petits de chez nous, l’image gracieuse. Le petit Jésus donnait peu ; il proportionnait ses dons à l’état de fortune des familles et des modestes désirs des enfants de ce temps-là. Mais le matin, à la première clarté du jour, avec quel empressement, d’un coup brusque des reins, nous nous élancions vers nos bas pendant au pied de nos lits ! Un petit paquet en gonflait la jambe. Quelle joie ! Et Bon Dieu, qu’on pouvait être heureux, jadis, avec une poignée de bonbons mélangés, complétée parfois d’une simple orange ! Un babil de fête emplissait la maison. Bientôt tous levés, notre premier mouvement nous jetait au cou de notre mère ; puis, c’était l’alignement à genoux pour la bénédiction paternelle. Toujours ému, la voix mal affermie, le chef de famille prononçait sur la tête de chacun, la même formule : « Oui, mon enfant, je te bénis et que le Bon Dieu te bénisse ! » Une journée de bonheur, de bonheur presque entier, commençait.

J’ose le répéter, la maison grise des Chenaux abritait une famille heureuse. Nous étions de deux souches paternelles. Ma mère, devenue veuve en 1878, six semaines après ma naissance, n’avait pas tardé à se remarier. Son second mari, Guillaume Émond, avait adopté comme les siens, les enfants du premier lit. Entre nous régna toujours l’accord le plus parfait, le lien d’une fraternité indissoluble, lien pareil à celui qui ceignait les anciennes gerbes de blé. Avant les grandes séparations du collège et celles des mariages, nous étions cinq garçons et cinq filles et les deux groupes, d’âge à peu près équivalent. Quelles parties de plaisir nous avons connues au temps des vacances particulièrement, alors que, la famille regroupée par notre retour du collège, nous pouvions nous taquiner, nous étriver à notre soûl. Mon frère aîné, Albert, excellait dans cet art. À l’heure des repas, présents à cette escrime, notre père et notre mère feignaient d’observer la neutralité, sans pourtant s’empêcher le plus souvent de rire jusqu’aux larmes.

Quand nous eûmes grandi, un seul deuil vint assombrir notre vie de famille : la mort d’une petite sœur, Imelda, décédée à l’âge de treize ans, assez subitement, à la suite d’une infection généralisée provoquée par un vaccin. J’étais alors en philosophie 1ère année, à Sainte-Thérèse. Je vins à la maison pour les funérailles. À chacun de nous, cette mort révéla, une fois de plus, la profondeur de notre fraternité. Pour ma part, j’en éprouvai un véritable choc. Cette enfant m’était extrêmement attachée. Puis, je ne pouvais m’empêcher de relier ce deuil à un autre que j’avais à peine connu, et qui pourtant, avait laissé dans mon âme de tout jeune enfant, je ne sais quelle trace de mélancolie. J’avais trois ans à peine lorsque la mort vint prendre trois d’entre nous : une petite sœur, l’aînée du premier lit, un petit frère, Julien, qui me précédait, une autre petite fille d’à peine un an, la première-née du second mariage. En huit jours, l’impitoyable diphtérie les avait emportés. De cinq que nous étions, nous ne restions que deux : mon frère Albert et moi. Nul souvenir ne m’est resté de mon petit frère Julien. Mais un vieil album nous a gardé une photographie sur zinc de la petite sœur aînée morte à 8 ans. Photo qui a gravé, au fond de ma mémoire, les plus vifs souvenirs. Que de fois, du reste, ma mère m’a parlé de sa première-née, m’a dit l’appui que la chère enfant savait déjà lui apporter. Elle me la décrivait de caractère affectueux. Jolie, très jolie, il semble bien qu’en effet, elle l’était. Que de fois encore, elle m’a vanté les soins qu’après la mort de notre père, la petite sœur m’avait prodigués. Pour la petite défunte, j’ai conçu sans peine une affection posthume faite de beaucoup de tendresse et de regret nostalgique. Souvent je me suis penché sur sa photographie ; je tâchais à saisir l’expression de son jeune visage, de ses yeux, comme si j’avais pu plonger jusqu’à son âme, en percer le mystère. Aujourd’hui encore je ne saurais dire combien l’affection de cette sœur aura manqué à l’enfant sentimental que j’étais alors, et qui, si souvent au milieu des siens, s’est senti isolé. Une sensibilité trop vive que j’ai eu grand-peine à maîtriser a fait le tourment de mon adolescence. Héritage peut-être d’une mère qui, aux jours où elle me portait, se mourait d’ennui pour son homme, absent chaque hiver, pour un séjour dans les chantiers du Haut-Outaouais ou dans les fourneaux à peinture des États.

Leçons de travail

Toujours dans la ligne de ces mêmes souvenirs, évoquerai-je les occupations d’un petit gars de mon espèce à l’époque ? En 1882, père Émond, voyant la famille en forte croissance, et jugeant insuffisante la petite terre où nous habitions, acquérait la propriété que nous avons toujours appelée la « terre du bois », grand terrain de près de quatre cents arpents qui fait le bout du rang des Chenaux, en bordure du lac des Deux-Montagnes. Il l’achetait au prix de $9,700 dont $500 comptant, le reste par versements de $400 par année. Achat risqué, téméraire, pour un jeune habitant marié sans biens. Dans tout le rang, père Émond passa pour un parfait extravagant, un « vaillant-poche », disait ma mère, qui se ferait arracher sa terre, comme tant d’autres avant lui. Au vrai, le jeune habitant jouait le tout pour le tout. Mais lui et sa compagne avaient bien l’intention de gagner la partie. Force leur fut donc de mobiliser jusqu’aux dernières réserves, la capacité de travail de la jeune famille. Et voilà comment, tout jeune, à huit, à neuf ans, je maniais déjà la faucille ; j’avais une faux dans les mains et fauchais les rapaillages, à l’entour du bois où, précisément, j’ai, aujourd’hui, une petite maison de campagne. Avec la même faux, j’ai aussi crocheté des pois. J’ai suivi la herse, le printemps, les jours de congé, à la longue journée. À huit ou neuf ans, je trayais régulièrement les vaches. À l’automne, après l’école, j’allais chercher, à mon tour, le troupeau sur l’autre terre. Sur la terre demi-gelée ou les journées de pluie, dans les chemins de glaise gluante, nous y allions nu-pieds : histoire de ne pas ramener nos souliers de bœuf plus gros que nos têtes. De retour, nous descendions au bord de l’eau, nous laver les jambes dans l’eau froide de septembre ou d’octobre. Et les jambes toutes rougies, nous passions derrière la grande table de la cuisine, y faire nos devoirs de petits écoliers. Rudes exercices, mais que nous imposait le risque de 1882. Parfois, la tâche s’offrait avec moins de rudesse. Ainsi, vers l’âge de 10 ans, il m’arrivait de me rendre, le soir, à Dorion, village voisin, vendre des fleurs à l’Hôtel Lotbinière : hôtel aujourd’hui disparu, mais alors très fréquenté par la haute villégiature de Montréal. J’allais là pour le compte du notaire Dieudonné Brûlé, le monsieur de qui nous avions acheté la « terre du bois ». Ce notaire eût battu monnaie avec le bien de son voisin. Des fleurs de son parterre, il composait des bouquets de toute forme et m’envoyait, les soirs de bal, les offrir au grand monde du fameux hôtel. Je ne me croyais pas si bon vendeur. Sur mes fleurs je vis se pencher bien des messieurs en habit de cérémonie et d’opulents décolletés. Un soir, m’a-t-on même dit dans le temps, sir Adolphe Chapleau figurait parmi les danseurs. Donc, bien jeune, j’aurai vu évoluer, au son de musiques enivrantes, ce monde de la haute société. Mais il me parut si loin, si étranger au petit paysan que j’étais, que je n’en éprouvai nul vertige.

Besognes diverses, mais pour accumuler patiemment les 400 piastres de redevances annuelles, il fallait trimer, ne pas perdre l’occasion de ramasser un sou. De là encore nos cueillettes de fruits : cueillette de noix, de noix douces et de noix longues sur la « terre du bois », cueillette de fraises, de framboises. Pour ces derniers fruits, on m’instituait chef d’équipe. Nous partions donc cinq ou six enfants, frères et sœurs, ceux des plus jeunes qui ne pouvaient encore travailler aux champs. Nous partions pour la journée. Notre mère nous préparait notre lunch du midi. Et en route vers les champs de framboises de la « terre du bois » ou de l’Île-aux-Tourtres, vers les récents abatis où, comme l’on sait, graines patientes sous le sol rocheux, mûres et framboises avaient attendu leur tour de réclamer leur portion d’espace et de soleil. Mon équipe se composait de travailleurs peu entraînés. La chaleur, les mouches, les taons, les guêpes, les ronces, l’herbe écartante et sa terreur, minaient facilement les courages. Ma tâche principale consistait à aiguillonner les lassés, les découragés. Je leur parlais de l’accueil chaleureux ou glacial qu’on nous réservait le soir, de retour à la maison ; je faisais valoir les jolies choses que la maman, avec le fruit de notre travail, pourrait acheter au magasin. Le moment tapageusement accueilli, cela va de soi, c’était celui de la halte du midi. Un signal, un appel. La troupe surgissait des buissons. Oh ! que nous trouvions bonnes nos beurrées avalées à bouchées gourmandes, presque sans parler, sous l’ombrage d’un arbre, dans le chant des cigales ! Court repos, puis reprise du travail. Mais enfin le soir finissait par venir. Un cri de joie accueillait mon signal du retour. L’équipe harassée, les joues en feu, barbouillées de jus de framboise, n’en pouvait mais. Qu’importe ! À l’arrivée, la maman comptait les terrinées pleines de fruits rouges ; il y en avait sept, huit, parfois neuf. Elle exultait. « Voyez, disait-elle, à 15 sous la terrinée, cela fera la jolie somme de $1.20, $1.35 : de quoi acheter une paire de bottines pour l’un d’entre vous autres. » Complimenté, en outre, par son chef, pour sa tenue générale, mon petit monde s’épongeait le front de contentement. Et c’est ainsi que, sans se donner la peine de nous prêcher, nos parents nous enseignaient la loi du travail, la solidarité familiale. Nous étions élevés dans le culte du courage, de l’endurance quotidienne, silencieuse. Pas la moindre nervosité dans notre éducation. Nos parents étaient de nerfs solides. Je ne les ai jamais vus abattus, découragés devant l’épreuve, la tâche trop lourde. Il arrivait à notre mère d’essuyer une larme du coin de son tablier. Sa calme énergie rebondissait aussitôt sous le coup d’un ressort merveilleux, celui d’une foi simple, vivante, en la Providence qui n’abandonne jamais. Oh ! le courage de ces anciens ! Quand je ressuscite en ma mémoire ces jours de jadis, je me demande encore par quel miracle nos parents parvenaient à joindre les deux bouts. Quels muscles solides, physiques et moraux, il leur fallait pour résister à leur vie harassante ! Debout à cinq heures du matin, ils trimaient tout le jour, et tard dans la soirée, presque jamais sans la moindre détente. Notre père n’était pas seulement un agriculteur ; c’était aussi un artisan. Il travaillait le bois, le cuir, le fer. Rien des instruments de la ferme ne se fabriquait ailleurs que dans l’atelier familial. Notre mère boulangeait, cousait, tricotait, tissait, blanchissait. Elle faisait tous nos habits, en tissait au métier une bonne part ; elle trouvait même le temps de tisser de la catalogne pour les autres, pour arrondir le pécule ; elle tressait nos chapeaux de paille, plissait nos souliers de bœuf, entretenait son jardin, fabriquait son savon, voyait à la basse-cour, trayait les vaches, et les jours de presse, elle trouvait encore le temps d’aller donner un coup de main aux travaux des champs. Un soir qu’après l’école je m’en allais chercher les vaches, je me souviens d’avoir vu ma mère sur un haut mulon de grain, en plein champ. La fourche à la main, elle servait la batteuse. Oui, race de braves gens, dont la race paraît éteinte, et qui se proposait bien de ne pas faire de nous des mauviettes. Religion non de paroles que celle de notre foyer, mais religion en action.