Mes mémoires (Groulx), tome I/vol. 1/Période de 1903 à 1906

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Texte établi par Notes de Juliette Lalonde-RémillardFides (p. 95-108).

XI

PÉRIODE DE 1903 À 1906

1903-1906, l’une des périodes les plus actives de ma vie. Au Collège, tour à tour professeur de Belles-Lettres et de Rhétorique, j’entreprends de m’équiper pour ma besogne : reprise de la lecture et de l’étude de mes classiques français, grecs, latins ; excursions vers l’histoire des littératures ; introduction d’un petit manuel de cette histoire, encore non enseignée à Valleyfield ; pratique en classe de l’explication française dont je fais le principal élément de l’enseignement littéraire. Je m’emploie à revivifier la Société Sainte-Cécile (société de débats) ; je fonde l’Académie Émard (société littéraire). On trouvera dans les Annuaires du Collège de Valleyfield, des détails assez précis sur ces sociétés. C’est aussi pendant ces années-là que je m’adonne à un travail d’assez longue haleine. Écœuré, humilié profondément par la sorte d’enseignement d’histoire canadienne, que j’avais reçu en Rhétorique à Sainte-Thérèse, enseignement tiré d’un manuel primaire des Frères des Écoles chrétiennes, j’entreprends de rédiger un manuel d’histoire du Canada à l’usage des humanistes et des rhétoriciens. J’y mets presque deux ans, au hasard des loisirs que me laissent mes autres préoccupations. Ce manuel, commencé le 18 septembre 1905, je le termine en l’année scolaire 1906. Je le bâtis avec le peu de documents que me fournit la bibliothèque du Collège, encore très pauvre. Mais enfin, sortiront de là trois cahiers de 160 pages environ, que les élèves transcriront et se transmettront pendant plusieurs années. Puis, je fus assez heureux pour faire admettre l’enseignement de l’histoire du Canada en Belles-Lettres et en Rhétorique, à raison de deux heures par semaine. En composant ce manuel, je posais un acte dont je ne soupçonnais guère la portée, mais qui, ainsi qu’on le verra, me devait mener loin.

Je m’adonne surtout, dès le lendemain de ma prêtrise, à la direction spirituelle des collégiens. Cette conviction s’est faite en moi que l’éducation humaine et chrétienne est problème trop compliqué pour qu’un enfant, un adolescent, un jeune homme s’y débrouillent d’eux-mêmes, surtout les adolescents. Il faut les y aider. C’est le rôle de l’éducateur. Dans mes articles à la Revue ecclésiastique de Valleyfield (15 avril et 1er mai 1905), reproduits par Le Semeur, sur la « Préparation au rôle social », je décrivais ainsi le rôle du directeur de conscience dans la formation des jeunes : « Mais le grand facteur, encore à mon humble avis, c’est le directeur spirituel. On sait l’inanité des discours adressés au public. Sans doute il en faut, mais ils ne suffisent pas. La preuve est qu’ils déterminent rarement à l’action immédiate et positive, et qu’on a pu dire que « les grands courants collectifs que peut déterminer la parole ne peuvent se produire qu’après que chaque molécule individuelle aura été rendue comme fluide et docile aux concerts sociaux ». Mais le directeur de conscience, en présence de son pupille qu’il connaît à fond pour l’avoir étudié et percé, qui sait les ressorts à faire mouvoir pour soulever cette âme de jeune homme, qui sait le langage qu’il faut tenir à chacun de ses dirigés, ne voilà-t-il pas l’homme pour suggérer, pour éclairer, pour transfigurer, pour jeter des vivants dans la vie ? Lui pourra faire comprendre au jeune homme le rôle de la religion dans son existence, le convaincre que c’est un crime de la réduire au rôle mesquin d’une préservation hygiénique, mais qu’elle est avant tout charité et que la charité, c’est l’expansion. » (Le Semeur, sept.-oct. 1905, 55-56.)


Lionel Groulx à dix-sept ans



Les trois « réformateurs » au Séminaire de Sainte-Thérèse, en 1897


Lionel Groulx à vingt et un ans

Méthodes d’éducation

Ce même article contient l’exposé assez complet de ma méthode d’éducation spirituelle à ce moment-là. Souvent l’on m’a posé cette question : où avais-je pris les éléments de cette méthode ? Je ne me connaissais nulle méthode qui me fût personnelle. J’étais allé à la méthode naturelle, normale, de la foi chrétienne. Les éléments de ma méthode, je les avais empruntés à l’Évangile, mais peut-être aussi, sans m’en rendre compte, à mes grands maîtres, les chefs catholiques de la France du milieu du dix-neuvième siècle. Ils m’avaient révélé les magnifiques noblesses de l’âme qui vit ardemment sa foi. Les Lettres de Montalembert et de Léon Cornudet, les Lettres de Lacordaire, de l’abbé H. Perreyve à des jeunes gens, les Lettres d’Ozanam à ses jeunes amis ont fait le reste. Mes articles de 1905 à la Revue ecclésiastique de Valleyfield, témoignent, en tout cas, que, dès cette année-là, je possédais les grandes lignes de ma doctrine en éducation et en spiritualité. Et j’ajouterais que, laissé presque à moi seul, dans un entourage où rares étaient les maîtres, je fus amené de bonne heure à chercher, puis à me forger une telle doctrine. La nécessité m’y contraignit, forcé de répondre aux exigences d’une jeunesse d’une rare élite. Au surplus, ce me semble, un prêtre peut toujours compter avec certaines illuminations ou inspirations de la grâce d’En-haut. Dans cette tâche ardue, j’essaie d’obtenir la collaboration des professeurs et des maîtres de discipline. Triple collaboration qui, menée avec tact et discrétion, permet de réunir sur le caractère, le comportement d’un collégien, les multiples renseignements indispensables à la conduite d’une entreprise d’éducation. Je m’impose de recevoir mes dirigés à ma chambre, une fois la semaine pour les plus grands, une fois chaque quinzaine pour les plus jeunes. Je les reçois pendant les récréations, à date fixe pour chacun. Mais leur nombre s’accroissant, la besogne a tôt fait de s’alourdir. Que de joies solides m’apporte quand même ce ministère ! Il en coûte quelque effort de déterminer un collégien à la conquête résolue de sa liberté et de sa personnalité. Il y va de toute sa formation d’homme et de chrétien ; il lui faut, avant toute chose, traverser victorieusement la crise de puberté. Victoire où importe, au premier chef, la détermination de l’adolescent. Entreprise ardue également que de construire, dans une tête d’enfant, une doctrine spirituelle cohérente, prenante, et de lui apprendre à la vivre dans son devoir d’état, dans sa vie quotidienne. Oh ! je ne le cache point, les résistances opiniâtres de la faiblesse ou de l’inconstance juvéniles, et surtout les naufrages irréparables apportent au prêtre de fréquentes angoisses ! Ces angoisses, qui les soupçonne, parmi les pères et les mères de famille ? Qui soupçonne les inquiétudes cruciales de la paternité spirituelle ? Pour parer, dans la mesure du possible, au naufrage, je m’impose alors, et ce, pendant toute ma vie à Valleyfield, des relations épistolaires constantes avec mes petits pénitents au cours des vacances. Corvée assez lourde. Mais que de lettres consolantes et que de joies elle m’aura values ! Puis quel spectacle enivrant, exaltant, que celui de la croissance d’un adolescent, dans la pureté conquise et la virilité surnaturelle ! Quelles consolations peuvent apporter à l’âme d’un prêtre, ces retours de pauvres enfants qu’on croyait à jamais pervertis, perdus irrémédiablement pour l’idéal chrétien ! J’ai connu ces sortes de joies ; le bon Dieu me les a quelquefois ménagées. Je les place encore aujourd’hui parmi les plus douces et les plus chères de ma vie.

Ma méthode, j’y reviens, était toute simple, si j’ose parler de méthode. Elle consistait à élaborer, petit à petit, dans l’esprit de ces enfants, une doctrine de la vie chrétienne ou surnaturelle dont j’avais emprunté les éléments au Père de Smedt et à un petit volume de l’auteur de La Perfection chrétienne par la pratique progressive de la confession et de la direction (je ne suis pas sûr de ce titre général pas plus que du titre du petit volume : Fondements de la perfection chrétienne). Le difficile est d’adapter cette doctrine aux différents âges. Le plus simple, je crois, est de solliciter, en pareil cas, l’aide de Dieu, et de ne pas compter sur autre chose. Mon expérience, en tout cas, m’a démontré qu’il est possible d’intéresser et même de passionner des jeunes pour cette magnifique construction intellectuelle que sont le dogme et la morale catholiques. Aussi facile que de les intéresser à une question de littérature ou à un problème scientifique. Restait la part de l’ascétisme. J’insistais beaucoup, et l’on ne s’en étonnera point, sur les vertus naturelles de l’homme. Je ne cessais, en effet, de leur répéter, que le surnaturel ne se bâtit bien que sur un naturel sain, de fort équilibre. Je leur disais que la moindre faille dans le bloc de la personnalité peut en entraîner la dissolution. Sur ce point de l’ascétisme, ma doctrine restait donc toute simple. J’enseignais à mes jeunes gens la religion du devoir d’état. La perfection chrétienne, je leur enseignais à la chercher dans les menus devoirs de leur existence de collégien, et pas ailleurs. Le malheur est que trop de ces jeunes gens ignorent la grandeur possible de leur vie. Ils rêvent. Ils rêvent de grandes actions pour l’avenir. Les grandes actions, ils ne se doutent pas qu’elles sont à leur portée et qu’ils les peuvent accomplir dès leur jeunesse, dès leur temps de collège. Je me plais donc à leur rappeler que ce qui compte, en définitive, ce n’est pas la dimension matérielle de l’acte que l’on pose, mais l’intensité de foi et d’amour que l’on y met. Je leur dis et répète encore qu’un petit collégien qui accomplirait à la lettre son règlement de vie quotidienne, avec des vues surnaturelles, serait un saint authentique ; qu’après tout, l’on n’est pas chrétien qu’à la chapelle, mais que les actes proprement culturels sont faits pour vivifier, revigorer les actes du devoir d’état, pendant qu’en retour ceux-ci réagissent avantageusement sur ceux-là, et les uns les autres donnent à la vie une solide, une magnifique unité. Mon ascèse revient donc à leur faire pratiquer leur devoir d’état dans le cadre du règlement collégial, mais en toutes ses parties, avec ses exigences de discipline, d’étude, d’actes religieux, exigences, minuties qui peuvent paraître contraignantes, ennuyeuses, mais qui, pour être observées, requièrent un acte de volonté, une vie consciente, une victoire sur ses instincts, son laisser-aller, ses caprices. Le règlement n’avait pas été inventé pour les persécuter, les embêter, mais pour former des hommes et des chrétiens. Je les exhortais donc à s’y plier avec courage, avec foi. Ce n’était pas tout de cultiver son esprit, de devenir bachelier. Il fallait encore davantage, forger sa volonté, conquérir sa liberté, puis surtout, par ces moyens, façonner en soi, en sa pleine stature, le chrétien. Je leur montrais donc l’aide puissante que pouvait leur fournir, à ce point de vue, le règlement avec ses minuties apparemment ennuyeuses, mais qui, toutes, exigeaient, pour être observées, un effort, un sacrifice, en définitive, un acte de volonté. Je les invitais alors à se lever le matin avec le premier son du timbre ou de la cloche, à ne pas fleureter le moindre instant avec leur oreiller. Je leur demandais d’observer le silence partout où on l’exigeait, à l’observer surtout quand le surveillant avait le dos tourné. Je leur demandais encore de se bien tenir dans les rangs, solidement plantés sur leurs jambes, ne se dandinant point avec nonchalance. À la salle d’étude, je les priais de faire d’abord leurs devoirs, d’apprendre leurs leçons, avant de se jeter dans leurs livres de lecture, de ne pas faire l’inverse. À la chapelle, je leur conseillais de ne pas introduire de fantaisies dans leurs actes de piété, surtout dans leurs communions, et par exemple, de ne pas communier les seuls jours où ça le leur disait, mais de se souvenir plutôt que toute communion faite en état de grâce ne peut que faire grand bien à l’âme et grand plaisir à Notre-Seigneur. Et ainsi de suite. Et je dis, après maintes expériences, qu’il est facile de gagner un collégien, enfant, adolescent ou jeune homme, à cet ascétisme. Ils se laissent prendre à l’espoir de se débarrasser de l’instinct, de leurs caprices, de dompter leur tempérament, de conquérir ainsi leur liberté, de se donner une personnalité bien à eux, de trancher sur la grisaille de leur entourage. Et quand, à ces motifs d’ordre naturel, l’on ajoute les motifs plus élevés de la vie surnaturelle : faire plaisir au bon Dieu, d’abord faire sa volonté divine, développer en soi les germes de son baptême, laisser s’accomplir les sublimes métamorphoses de la grâce ; pour Dieu toujours, parvenir à la virilité spirituelle, vivre par là une vie d’apôtre, offrir ses petits sacrifices pour des camarades qui en ont besoin, pour relever le milieu moral autour de soi, gagner des âmes à Jésus-Christ, se mêler intimement à la grande vie de l’Église universelle, — on peut et on doit aller jusque-là, — je soutiens qu’une âme d’enfant bien faite mord avec facilité, avec joie, à ces vastes perspectives, pour peu qu’on sache monnayer ces grandes vérités selon la réceptivité de chacun. On verra même ces enfants ou adolescents s’enflammer d’ardeur sacrée. Et j’écris ce mot, au souvenir de ce que j’ai pu constater tant de fois. À ces moyens d’ordre naturel et surnaturel, j’en ajoutais un autre qui m’a toujours paru d’une extraordinaire efficacité : la lecture de livres de caractère moral ou spirituel : vies de saints, vies des grands catholiques, lettres, journaux intimes de ces personnages. Pour combattre l’influence d’un milieu trop souvent médiocre, rien ne vaut, à mon sens, comme de jeter le collégien dans la compagnie des grandes âmes. Ensemble, quelques confrères, nous nous étions composé une bibliothèque de ces sortes de livres. Il y en avait pour tous les âges. Nous les faisions lire. Je priais mes dirigés d’en lire un au moins par mois, sans préjudice bien entendu, à leurs autres lectures commandées par leurs études. Moyen à ne pas dédaigner. Maintes fois, je constatai qu’un enfant normal ne résiste pas à cette influence souveraine des grandes amitiés. Après deux ans, trois ans de vie en ces compagnies de choix, l’âme est retournée, gagnée à une noblesse de sentiment et de pensée qui ne la quittera plus.

Insisterai-je davantage ? Si souvent des jeunes prêtres m’ont demandé où se documenter, comment se préparer au terrible métier d’éducateur. Qu’on me permette donc d’y revenir encore une fois. Où avais-je pris la susbtance, le corps de cette doctrine d’éducation ? Tout à l’heure, j’ai indiqué quelques-unes de mes sources. À celles-là j’ajouterai sans doute mes études de philosophie et surtout de théologie. Je ne puis m’empêcher de noter toutefois la pauvreté spirituelle où se débat, encore après 1900, un jeune prêtre, et surtout un jeune éducateur qui ambitionne de s’acquitter convenablement de sa tâche. Où trouver alors un véritable maître en état de faire école ? Point d’école normale d’enseignement secondaire non plus. Au Grand Séminaire, rarement voit-on les professeurs — le professeur de dogme particulièrement — s’accorder une pause pour indiquer le profit, le parti à tirer de telle ou telle vérité divine, profit pour sa propre vie intérieure, pour l’exercice du ministère sacerdotal, en particulier, pour la prédication ou la direction des âmes ! Même dans les retraites sacerdotales, comme il est rare de rencontrer un prédicateur, homme de doctrine et de vertu, qui vous instruise et vous remue véritablement. D’ailleurs, il est bien entendu que, pour ces prédicateurs et même pour les plus avisés, l’éducateur n’existe pas. On ne prêche jamais que pour le prêtre du ministère paroissial, et ce, dans une province où le clergé porte pourtant l’effroyable responsabilité médiate ou immédiate de tout l’enseignement et de toute l’éducation. Les fondements de ma doctrine d’éducation, je les ai ramassés par fragments, par miettes, ai-je dit, dans les Lettres de Lacordaire et de Perreyve à des jeunes gens, dans les œuvres du Père M.-S. Gillet, dans la vie de quelques saints et la biographie de grands laïcs apôtres. J’ai beaucoup lu et médité la vie du Père Lacordaire par Chocarne. Rien ne m’a échappé de ce que l’on a alors publié sur Ozanam. Et comme j’ai cherché une Vie du Christ, vie attrayante, vie révélatrice, à mettre entre les mains de mes jeunes gens ! Ainsi qu’on peut le voir, nous n’étions pas de grands psychiatres, ni même des psychologues. Au vrai, ceux de ces messieurs qu’il m’a été donné d’entendre depuis ce temps-là à la radio ou à la télévision, dissertant d’éducation, m’ont quelque peu consolé sur ma jeune misère, tant ils m’ont paru d’une pauvreté intellectuelle à faire pleurer. Psychologues sans vraie philosophie ni psychologie, et par surcroît, dépourvus de sens chrétien, ignorant tout de la si pénétrante psychologie des grands maîtres de la spiritualité catholique. Non, nous n’étions que d’humbles éducateurs qui prenaient leurs inspirations dans la théologie, dans l’Évangile et dans la spiritualité traditionnelle. C’est pour avoir observé l’influence de ces exemples ou de ces vies de grands apôtres sur moi-même que j’en suis venu à proposer à mes dirigés, avec tant d’insistance, tout en les adaptant à chacun, les mêmes lectures, les mêmes relations. J’ai aussi étudié quelques ouvrages de spécialistes : ceux du pédagogue suisse Fœrster, L’âme de l’adolescent de Mendousse : œuvres malheureusement rares à cette époque.

Une Croisade d’adolescents

En cette période de 1903-1906 s’intercale encore la phase active de la Croisade d’adolescents. Pour mieux connaître cette œuvre de petits collégiens, l’on voudra lire la deuxième édition d’Une Croisade d’adolescents, parue chez Granger en 1938. La première est illisible. Je ne sais comment j’ai été amené à l’écrire en ce style. Alors même j’écrivais pourtant d’une autre manière. Surmené, presque constamment à bout de forces, en trop forte tension nerveuse, mon état physique a trop influencé ma façon d’écrire. Il faut dire que la première ébauche du petit livre fut écrite à Fribourg (Suisse), dans une chambre de malade où je luttais contre une grave maladie qui mettait même mes jours en danger. La Croisade a débuté en 1901, petitement, puis vivoté, même après mon retour du Grand Séminaire en 1902. Elle reprend vie, perfectionne sa formule, sa méthode d’action après les vacances de 1903 et mon retour au Collège en qualité de prêtre. J’ai recouvré une partie de ma liberté d’action. Mes jeunes gens se jettent hardiment à la conquête de leur milieu collégial. Conquête qu’ils accomplissent en moins de trois ans. Ils ont réussi à s’emparer des petites institutions de leur milieu, académies et autres, qui font l’atmosphère d’une maison d’enseignement et y confèrent l’influence. Par des méthodes et des moyens qu’on trouvera dans mon petit livre, l’atmosphère du collège en devient entièrement modifiée, épurée, relevée. Les conversations écolières prennent un autre ton. Finis ce que l’on appelle le « mauvais esprit », les dissipations ou mutineries générales. Quiconque fait alors le départ entre hier et aujourd’hui est forcé de noter la métamorphose, l’air de distinction que porte au visage la petite communauté collégiale. Pendant ces trois années, les jours d’épreuves n’ont pas manqué ; nous avons souffert de l’incompréhension de notre milieu et même de l’attitude froide des autorités. Mais quelles années de vie pleine, vivante ! Ceux-là seuls qui les ont vécues savent quelle exaltation, quelle passion de vie ardente soulevaient alors la jeunesse canadienne-française. Il n’y a qu’à relire ces petits tracts ou dépliants qui contiennent Le Credo du jeune homme apôtre, credo qui me fut inspiré par mes chers collégiens, pour savoir à quelle étoile cette jeunesse a attaché son âme. On y trouve des formules comme celles-ci :

Je crois en Dieu ; je crois en Jésus-Christ ; je crois en l’Église infaillible et immortelle… Je crois que tout chrétien est apôtre et que l’apostolat est la plus haute forme de la vie ; je crois à l’efficacité et à la nécessité de l’action des jeunes sur les jeunes, et proclame que le temps est venu, pour le jeune homme de cœur, de choisir entre une vie molle et inutile et la vie active et féconde de l’apostolat.

Je crois à la jeunesse de mon pays. Je crois qu’elle a de grands devoirs et un grand avenir et qu’elle ne deviendra digne des uns comme de l’autre que si elle est religieuse et incorruptible.

Je crois que la jeunesse croyante, plus que la jeunesse incrédule, doit avoir le talent, le courage, la hardiesse et la combativité généreuse…

Un cri ponctuait ce credo : Vive le Christ qui aime les jeunes ! Tiré à plusieurs milliers d’exemplaires, je fais répandre ce dépliant dans les milieux de jeunesse. Publié en deux séries, l’une porte à la première page, l’Idéal divin, l’effigie du Christ adolescent d’Hoffmann ; l’autre, la photo de Charles de Montalembert, jeune homme. C’est dire que la Croisade cherche à se répandre, à gagner toute la jeunesse, mais surtout celle des collèges ; elle s’implante solidement en quelques-uns. Par elle, mon ami l’abbé Émile Chartier et moi-même, nous projetons la fondation d’une Association catholique de notre jeunesse. D’autres, à peu près vers le même temps, travaillent dans le même sens. En 1903 un premier congrès jettera les bases de l’Association. Enfin elle naît tout de bon, cette Association, dans un congrès plus vaste à Montréal en 1904. L’opinion canadienne-française en subit un notable ébranlement. Un personnage d’envergure, survenu sur la scène, a sonné le premier tocsin et séduit tout de suite la jeunesse : Henri Bourassa. C’est le temps où s’organise contre l’impérialisme naissant, la Ligue Nationaliste, où commence à paraître Le Nationaliste d’Olivar Asselin : journal batailleur, quelque peu gavroche, mais d’une vie intense, d’une verve endiablée, bien fait pour éveiller et rallier les jeunes esprits. Enfin il semble que le règne asphyxiant des politiciens touche à sa fin et que l’air de notre pays devient respirable. Certes, nous étions entrés dans la vie en mécontents, le pied leste, le verbe cassant de jeunes réactionnaires qui ne pardonnent pas à leurs aînés d’avoir dilapidé l’héritage. De tous les mauvais guides, politiciens chevronnés, nous eussions fait volontiers, non pas un autodafé, mais des pensionnaires dûment relégués en quelque maison à la fois hospice et geôle pour vieillards malfaisants. Mais cette génération de 1900 porte aussi autre chose en son esprit. Le négativisme n’est pas fait pour la contenter. C’est à une œuvre positive, œuvre de reprise, de reconstruction qu’elle entend se donner. De cette reconstruction, elle croit même tenir les lignes maîtresses, lignes d’une solide et impeccable architecture. Ces jeunes veulent un pays qui soit à eux, et non pas à l’étranger ; dans ce pays, ils ont résolu de jouir de droits égaux, d’en finir avec l’humiliation du citoyen de seconde zone. Ils veulent aussi une province qui soit leur et non pas le butin à bon marché des magnats de la finance américaine. Cette province, leur État français, pays de leurs pères, ils ambitionnent de le bâtir chrétien, avec une charpente et des muscles d’acier, dans une économie saine, dans une synthèse de forces. C’est qu’ils ont foi en leur catholicisme, en la philosophie chrétienne, en la sociologie chrétienne. Ils croient qu’ils peuvent trouver là tout l’esprit, tous les éléments des structures nouvelles. Ces jeunes, ajouterai-je encore, sont intégralement dépouillés de ce complexe d’infériorité qui incline leurs compatriotes à toujours s’inspirer de l’étranger, à se mettre perpétuellement à la remorque de doctrines d’occasion. Et leur foi en l’avenir s’appuie précisément sur les formes d’action nouvelle qui s’offrent à eux. Jusque-là, le jeune homme de quelque noblesse d’âme qui rêvait de servir utilement son pays ne voyait s’ouvrir devant lui que l’arène politique. Désormais, et c’est bien là le programme de l’Association catholique de la Jeunesse, on pourra s’adonner à l’action politique, mais aussi et davantage à l’action économique, à l’action intellectuelle, à l’action sociale, à l’action morale et religieuse. Enfin pense cette jeunesse, la vie pourra être vécue pleine et féconde.

C’est en 1905, ai-je rappelé plus haut, que j’écris, dans la Revue ecclésiastique de Valleyfield, deux articles sur la « Préparation [de la jeunesse] au rôle social ». Je commentais un article d’une revue de France. Et je n’étais pas trop sûr de mon sujet. Le Semeur, organe de l’ACJC[NdÉ 1], reproduit mon étude en ses livraisons de juin et septembre-octobre 1905. Ainsi le « social » prenait l’affiche dans les milieux de jeunes. On pourra voir aussi, dans les Annuaires du Collège de Valleyfield, la part faite au social dans les travaux de l’Académie Émard. C’est dans la même veine, et animé des mêmes soucis, que je prononce au Collège de Valleyfield, vers ce même temps, une conférence intitulée : « L’Éducation de la volonté en vue du devoir social ». J’y donne cette consigne à la jeunesse : « Soyez des hommes, soyez des saints. » Cette conférence parut, si je ne me trompe, dans la Revue canadienne. Et je ne sais sous quelle pression, je me risque à la laisser mettre en brochure. Elle paraît, préfacée par une lettre du président de l’ACJC, M. Antonio Perrault : ce qui allait être, avec ce jeune homme, esprit remarquable, le début de longues relations d’amitié. Il me plaît aussi de rappeler que cette conférence me valut une intéressante lettre d’un charmant homme, M. Léon Gérin, alors à l’affût de tout ce qui avait teinte sociale. Ma correspondance avec Léon Gérin date de 1905. Il avait lu mes articles dans la Revue ecclésiastique de Valleyfield et n’avait pu se retenir de m’en dire son sentiment. Léon Gérin était disciple de Le Play et de l’abbé de Tourville. Il avait formé une école de sociologie au Canada. Il eût souhaité m’y attirer. J’avoue que, sans mon départ pour Rome en 1906, je m’y fusse volontiers enrôlé.

Je reviens à la génération de 1900. Pleins d’illusion, comme tous les jeunes qui croient que la vie ne saurait trahir la bonne volonté, les jeunes de ce début du siècle ne doutent point de leur réussite. En tout cas, les vieux, les attardés, n’ont qu’à les laisser faire. Ou ils verront bien. La dent mordante des nouveaux venus, leur verbe non dénué d’arrogance proviennent en grande partie, je crois, de la résistance et voire de la mauvaise humeur que leur opposent trop d’aînés. L’on assistait au heurt classique des générations. Et si le heurt se produit parfois violent, la faute en est à trop d’incompréhensions et en trop de milieux, en ceux-là mêmes où l’on eût été si loin de les attendre. Je me souviens de ce jour de 1904 où le Père Samuel Bellavance, s.j., me recommande avec instance l’ACJC naissante ; il m’invite à prier pour la rédaction des constitutions de l’œuvre nouvelle, en particulier pour la partie sociale du programme — hélas, de revendication pourtant fort modeste, mais — qu’on a beaucoup de peine à faire approuver en hauts lieux. Et je n’ai pas oublié, au Congrès de 1904, après la lecture d’un travail d’Arthur Saint-Pierre, encore tout jeune et rapporteur sur l’urgence de l’action sociale, l’intervention de Mgr Bruchési. Coupant court aux applaudissements des jeunes congressistes, l’archevêque leur jette cet avertissement glacial : « N’oubliez pas, mes jeunes amis, que la question sociale ne se pose pas au Canada. » J’ai encore, dans les oreilles, le son de ces paroles qui devaient nous coûter si cher. Mais, à la vérité, faut-il se montrer si sévère ? Il n’y avait pas vingt-cinq ans qu’en France, Gambetta s’était écrié : « Il n’y a pas de question sociale, il n’y a que des questions sociales. » En France toujours, les socialistes les plus avancés vers 1880 et après, — y compris Clemenceau — s’occupent plus d’anticléricalisme que de socialisme. Il faut passer à l’extrême droite pour rencontrer là de véritables apôtres sociaux tels que La Tour du Pin et le comte Albert de Mun. Si l’on tient compte qu’au Canada français, l’on est toujours en retard d’une génération sur le mouvement des idées en Europe, peut-être la parole de l’archevêque de Montréal, prononcée en 1904, paraîtra-t-elle moins répréhensible. Trois de mes jeunes gens : Émile Léger, Louis Gosselin, Erle G. Bartlett, ont lu des rapports au premier Congrès de l’ACJC ; quelques autres y ont assisté. Certes, de leur entrée en vacances, ils auraient pu faire plus mauvais usage. De retour à Valleyfield quelques jours plus tard, ils se voient vertement réprimandés par les autorités collégiales et autres. On se moque copieusement de ces « petits sauveurs sans moustache ».


Note de l’éditeur
  1. ACJC : Association catholique de la Jeunesse canadienne-française.