Mes mémoires (Groulx), tome I/vol. 1/Mon départ pour Rome

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Texte établi par Notes de Juliette Lalonde-RémillardFides (p. 109-115).

XII

MON DÉPART POUR ROME

Chaque jour me faisait sentir cruellement mes trop manifestes limites. Je me sentais au-dessous de ma tâche de professeur de littérature, au-dessous de mon rôle de directeur spirituel de jeunes gens. Je souhaitais acquérir plus de philosophie, plus de théologie, plus de culture littéraire, plus de culture tout court. Mais où prendre l’indispensable butin ? Un enseignement supérieur de ces disciplines n’existait pas encore en nos universités françaises. Un séjour d’études à Rome, à Paris ou ailleurs s’imposait. Mais comment y aller ? Mon traitement de professeur à $40 par année pendant mes quatre ans de séminariste, puis à $100 par année devenu prêtre, — cent piastres dont il fallait déduire $10 pour la caisse ecclésiastique, plus $20 pendant vingt ans, à titre obligatoire de « bienfaiteur insigne » du collège, — ne me permettait guère d’accumuler des économies. Inutile de compter sur mes parents. Ils s’étaient saignés aux quatre membres pour me maintenir au collège ; de mes frères et de mes sœurs fréquentaient encore le collège ou le couvent. La famille n’était guère sortie de ses embarras de finance. Inutile également d’espérer quoi que ce soit de mon évêque. En toute bonne foi — et dans son for intérieur — avait-il tellement tort ? — il me jugeait esprit trop aventureux, trop dangereux pour me donner la chance de m’équiper intellectuellement. Sans que je m’en doute, la fondation de ma petite Action catholique, c’était déjà l’introduction du laïcat dans la vie de l’Église. Presque une hérésie à l’époque ! Au mieux, sur une pétition de ma part, mon évêque aurait tôt fait d’invoquer les finances trop modestes de l’évêché. Les choses en étaient là. J’enseignais depuis déjà six ans ; les années commençaient à s’accumuler sur ma tête. Je priais de mon mieux la Providence de me venir en aide. Elle ne m’oublia point. Une fois de plus, dans ma vie, elle intervint merveilleusement. Un jour — se sont-ils concertés ? qui a pris les devants ? — je ne l’ai jamais su ; je ne le saurai jamais. Un jour donc, je reçois de mon ami et ancien camarade de classe, l’abbé Alfred Émery, alors vicaire dans une paroisse du diocèse de London, un bout de lettre. Si par cas, me fait-on savoir, je souhaite aller en Europe pour un séjour d’études, lui et deux autres de mes condisciples de naguère à Sainte-Thérèse, l’abbé François Laurendeau, lui aussi vicaire dans le diocèse de London, et l’abbé Onésime Boyer, vicaire dans le diocèse d’Ogdensburg, É.-U., s’engagent tous trois à me fournir, pendant trois ans, des honoraires de messes de 50 sous. Un vrai pactole alors. C’était me constituer un revenu annuel d’environ $150 ; à quoi mon ancien professeur de Rhétorique, le cher abbé Sylvio Corbeil, ajouterait un $100. C’était plus qu’un pactole. C’était le salut, c’était la Providence. Faveur assez extraordinaire de la part de confrères de collège. Il ne me restait plus qu’à partir. Un obstacle restait pourtant à surmonter, non le moindre : obtenir la permission de Mgr Émard. Longtemps je ruminai la forme, la phrase par quoi présenter la chose à mon évêque. Je connaissais l’homme. Je cherchais une formule décisive qui ne lui laisserait nulle porte ouverte, nul faux-fuyant. À quelque temps de là, je pris donc mon courage à deux mains. J’abordai Monseigneur Émard. Je lui dis, comme cela, sans autre précaution oratoire : « Monseigneur — on se contentait alors de dire Monseigneur à un évêque — Monseigneur, des amis s’offrent à me payer tous les frais d’un séjour d’études en Europe. Je viens vous demander la permission de partir. » Rarement aurai-je vu homme plus surpris, plus déconcerté. Les yeux dans le vague, ne parvenant pas à se composer une figure, le prélat caressait fiévreusement les pommeaux de son fauteuil. Enfin il ouvrit la bouche. Et ce fut pour m’assurer qu’il songeait lui-même, depuis longtemps, à m’envoyer étudier outre-mer ! « Malheureusement les finances du diocèse… » Puis vinrent les objections : Qui me remplacerait au Collège ? puis surtout pouvait-on me remplacer dès la prochaine année scolaire ? Objections que je n’eus pas de peine à écarter. Je ne crois pas, répliquai-je, à la légende des hommes nécessaires ou irremplaçables. Et j’insistai sur le besoin d’une réponse le plus tôt possible. Je voulais profiter de mon voyage, par conséquent m’y préparer. Enfin, je n’obtins de mon évêque, qui avait le don, en pareil cas, des formules sibyllines, que cette réponse fort évasive : « Comptez que, pour le moment, je n’y ai aucune objection. » C’était peu et c’était beaucoup. Ce même jour, j’annonçai à qui voulait l’entendre que j’avais ma permission d’aller en Europe et que je partirais à l’automne.

Les circonstances continueront de me servir on ne peut mieux. Sur la fin de l’été, mon évêque prenait le chemin de l’hôpital. L’avant-veille de mon départ, j’allai le saluer et prendre congé à l’Hôtel-Dieu de Montréal. Il me reçut sans chaleur, me dit bonjour, ne me demanda ni où j’allais, ni ce que j’allais étudier. On ne pouvait me laisser carte plus blanche. J’avais l’intention de partir pour au moins trois ans. Chargé forcément d’organiser moi-même mon programme d’études, j’avais dessein d’aller poursuivre à Rome des études de philosophie et de théologie, puis de les couronner par une autre année d’études littéraires à Paris ou ailleurs. Mes finances ne me permettaient ni plus long séjour ni plus d’ambition. Tant bien que mal, et tout en enseignant, j’entreprends de préparer mon voyage. J’entends en profiter le plus possible. En matière d’art, ma préparation lointaine et prochaine se confond avec le néant. Je m’achète la Grammaire de l’Art (est-ce bien le titre exact ?) de Charles Blanc. Et je pioche ce gros bouquin. Je veux visiter et voir avec des yeux ouverts et quelque peu instruits.

Le 11 octobre 1906, presque avec l’âme des anciens aventuriers, je m’embarque à New York, à bord d’un petit paquebot allemand, le « Prinzess Irene », en route pour Naples d’où je gagnerai Rome. Quatorze jours de traversée. Pendant ces deux longues semaines, point d’autre spectacle que l’image immense et monotone de la mer, à peine changée quelques soirs par la noyade tragique, à l’occident, de l’orbe de feu qui, avant de se laisser engloutir par le monstre, tente, dirait-on, de l’incendier. Et c’est aussi, chaque jour, la sensation lancinante de s’éloigner effroyablement de son pays, cinq cents, six cents milles par jour. Je note une courte relâche aux Açores, îlots portugais qui, avec leurs petites maisons blanches, font penser à des battures où se seraient arrêtés, pour se reposer, des bandes de grands oiseaux de mer. Je note aussi un arrêt et une visite à Gibraltar, dans les souterrains de la forteresse anglaise, révélation concrète de la puissance partout embusquée de l’Empire anglais, mais puissance qui, pour s’éparpiller sur trop de lieux du monde, finit par se donner trop de points névralgiques. Et c’est la traversée de la Méditerranée, la Grande Bleue, mare nostrum, réveil enchanté de mes souvenirs classiques, afflux de spectres de la mythologie ; près de la Sardaigne, ébats d’une troupe de dauphins dans le cristal azuré et qui font penser aux nymphes et naïades du temps d’Homère et de Virgile. Enfin le quatorzième matin, arrivée dans un port, le soleil à peine levé. Réveil en musique. Je regarde par le hublot. Des artistes enguenillés nous jouent leurs plus beaux airs, et pour recevoir nos sous, tendent à l’envers de vieux parapluies. De la mer monte une senteur d’eau croupissante. À l’entour d’un golfe se dressent des silhouettes de châteaux luxueux, de pins parasols. C’est Naples. Premier choc d’un monde nouveau si différent de celui que je viens de quitter. Profusion d’art à tous les pas ; profusion aussi de souvenirs historiques : ruines de Pompéi, cône fumant du Vésuve. Puis, autre choc, lorsque le pied à peine mis à terre, j’apercevrai cette bande de gueux faméliques, en haillons, accourus, pressés, deux cents, trois cents peut-être, dans l’espoir d’attraper quelques sous de ces voyageurs mystérieux venus de la lointaine Amérique ; marche lente, pénible, trouée plutôt que marche, aidés de la police, entre ces haies de malheureux malaisément contenus et qui, même muets, crient leur misère par leur maigreur, leurs yeux brillants de fièvre ; enfin entrée laborieuse dans les édifices des douanes : portes qui se referment sur nous et dressent comme une barricade entre un monde d’infortune et l’autre, le nôtre. Puis encore, le soir, sur un grand boulevard, au bord du golfe cette grande fille nu-pieds qui s’attache à nos talons et qui lamentablement, sollicite à nous lasser quelques « soldis » ; et, quelques pas plus loin, cette enfant, dans l’obscurité, collée au rez-de-chaussée d’un grand hôtel, vis-à-vis une fenêtre illuminée d’un cinquième ou sixième étage et qui, dans l’espoir d’en faire tomber quelque aumône, chante d’une voix si douce et si mélancolique, Santa Lucia. Choc profond et douloureux. Misère qui, dans quinze ans à peine, enfantera une singulière et considérable révolution.

Et je partis pour Rome où d’autres chocs m’attendaient. Je m’inscrivis à La Minerve, vénérable université où avaient pris leurs parchemins la plupart de mes anciens professeurs de collège et dont ils n’avaient cessé de me faire l’éloge. J’y menai de front, comme beaucoup de mes camarades du Collège canadien, les cours de philosophie et de théologie. Hélas, j’éprouvai de vives déceptions. La Minerve, de mon temps, — c’était avant les grandes réformes de Pie X, avant l’Angelico, — traînait le pied, ne portait plus sur la tête qu’un casque dépoli. Et combien ces salles de cours sombres, si pauvrement meublées, m’impressionnèrent défavorablement. En philosophie, j’ai la nette impression d’entendre un cours à peine supérieur à celui qu’on m’avait donné au Séminaire de Sainte-Thérèse. Je fais exception néanmoins pour un professeur de psychologie, un Père Zacchi (si je me souviens bien), qui manifestement avait pris contact avec l’école de Louvain, alors très en vogue, sous l’impulsion du futur cardinal Mercier. Je puis me reprendre heureusement en théologie dogmatique. L’occupant de cette chaire, un professeur espagnol, le Père Buonpensiere, professeur âgé, d’une diction et d’une voix plutôt pauvres, s’y révèle profond métaphysicien et d’une argumentation que je dirais pugilistique. Il ne me fait pas oublier les cours de l’abbé Arthur Curotte au Grand Séminaire de Montréal. Mais avec lui, je ne reste pas sur ma faim.

Tout en suivant ce double cours de l’université dominicaine, et pour astreignante que soit la perspective des examens, je suis de ceux de mes camarades qui ne renoncent pas pour autant à tout souci de culture générale. Était-ce pédantisme ? Nos études principales, pensions-nous, pouvaient-elles ne pas gagner à cet élargissement de l’esprit ? Pour ma part, je ne voulais pour rien au monde devenir l’un de ces professeurs qui, pour n’être que les hommes d’une seule science, ne dépassent jamais le niveau du professeur de manuel. La peste de l’enseignement. « Professeurs gramophones », comme nous disions alors, esprits enregistreurs plutôt qu’assimilateurs, et dont quelques-uns, parmi mes maîtres, m’avaient si cruellement désenchanté. Sans négliger ni philosophie ni théologie, nous osions donc garder un œil ouvert sur les nouveautés littéraires, sur les grands débats du temps, surtout ceux de l’Europe, alors en pleine crise moderniste. Et nous nous passions livres et revues qui nous ouvraient ces pâturages clandestins. Nous faisions aussi de l’archéologie. Et quoi de plus facile en la merveilleuse nécropole romaine ? Professeur de Belles-Lettres et de Rhétorique pendant près de quatre ans, encore tout plein de mes réminiscences classiques, il m’était facile de peupler le Forum, l’Aventin, de leurs somptueux fantômes. Et combien de visites aux Catacombes, aux églises, aux chapelles, à Saint-Pierre, aux grandes basiliques où le prestigieux passé du christianisme se reconstituait pour nous en sa majesté. Et faut-il parler aussi de nos excursions dans la campagne romaine et de ces autres images grandioses et charmantes qu’elles nous jetaient aux yeux : silhouettes nostalgiques des aqueducs impériaux, bergers avec chien et chalumeau, comme au temps de Virgile, voie Appienne, la voie aux illustres tombeaux. Nos courses nous mènent jusqu’aux Castelli, jusqu’à Tusculum. Là, en ce dernier lieu, nous foulons les ruines présumées de la villa de Cicéron. Balcon à ravir d’où le noble patricien pouvait contempler, dans le lointain, le centre vital du monde, la masse sombre de Rome. Rome, l’Urbs chérie, monstre redouté des nations, monstre tapi derrière ses affûts, toujours prêt à bondir sur quelque proie. Et nous songions à ce qu’avaient pu être, en ce coin de terre, aux heures de sa vieillesse, les rêveries de Marcus Tullius. Sans doute, réfléchissait-il, avec un peu d’amertume, à la fragilité des engouements populaires et de la gloire politique. Mais combien souvent aussi, à ce désenchantement, le vaniteux orateur devait-il mêler, pour s’en enivrer, le souvenir de ses éclatants triomphes du Sénat et du Forum. Et nous, les jeunes pèlerins, un peu comme Chateaubriand s’efforçant, sur les ruines de Sparte ou au passage des Thermopyles, de réveiller les mânes de Léonidas, perchés sur le tertre du Tusculum et légers comme des écoliers en vacances, nous jetions au vent des bribes du Pro Milone et des Catilinaires : « Quousque tandem… »

Prétentions, excursions intellectuelles qui paraissaient aventures hasardeuses à bon nombre de mes confrères du Collège canadien. C’était de mode, hélas, de ne viser que l’examen final et de s’enfouir dans les thèses et les notes de cours. J’eus beaucoup de peine à m’acclimater à l’air romain ; j’éprouvai quelques périodes de fatigue. Quand même, à la fin de ma deuxième année, je risquai le double examen. Il fallait alors revenir d’Europe avec un parchemin ou l’on passait pour un parfait raté. Je devais, du reste, cette attestation aux charitables confrères qui m’avaient rendu possible ce voyage d’études. Je me souviens que l’épreuve fut assez dure, plutôt pénible. Je me sentis ausculté, fouillé dans tous les recoins, pétri, repétri comme une farine mal délayée, par trois moines, acrobates du syllogisme. Cela dura deux heures et demie. Arrivé en retard au Collège canadien, pendant le dîner, je pus quand même, selon la coutume, aller glisser dans l’oreille du Supérieur, la formule sacramentelle : Passato. Ce qui nous valait un applaudissement des confrères.