Mes mémoires (Groulx), tome I/vol. 1/Retour au pays

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Texte établi par Notes de Juliette Lalonde-RémillardFides (p. 163-170).

XVII

RETOUR AU PAYS

Enfin, je puis, à mon tour, prendre le train de Paris et y rejoindre mes camarades de Fribourg. Un peu boiteux, je ne me prive pourtant point de mettre à profit ce qui me reste de jours en la vieille Europe. Comme un affamé qui verrait venir la disette, j’entreprends de courir conférences, cours, spectacles, visites de musées et de monuments, tout ce qui peut m’offrir un brin de culture.

Scènes de France

Un jour, avec mes deux compagnons et M. C.-J. Magnan, alors en voyage d’études, nous nous rendons à Orléans. La jeunesse catholique de France y tient son congrès national. Aubaine à ne pas manquer. La France catholique est alors pour nous, catholiques du Canada français, la grande maîtresse. Ses mouvements de jeunesse ont particulièrement inspiré les nôtres. À Orléans, je fais provision de tout ce que je vois et entends. Une fois de plus le jeune catholique du vieux pays, vrai confesseur de la foi dans un milieu hostile, m’édifie, m’émeut par son cran, le panache d’héroïsme que, si simplement pourtant, il met dans ses déclarations et ce qui vaut mieux, dans ses actes, dans le témoignage d’une vie quotidienne toujours en ligne droite. Deux incidents de ce congrès sont restés gravés dans mes souvenirs. C’est pendant ces assises d’Orléans que Pierre Gerlier, le futur cardinal de Lyon, alors jeune avocat, est porté à la présidence de l’ACJF. Je le rencontre le soir du banquet final. Il s’aperçoit qu’on ne m’a pas décoré de l’insigne de l’Association. D’un geste cordial, le jeune président saisit sa propre croix de Malte à sa boutonnière et l’épingle à la mienne. Je garderai précieusement l’insigne. Lors d’un voyage au Canada du Cardinal de Lyon, je pourrai lui montrer la croix qu’il portait le soir de son élection à la présidence de l’ACJF, et le remercier une fois de plus de ce geste d’amitié.

L’autre incident se produit le même jour, dans l’après-midi. Au Cirque d’Orléans, cinq mille jeunes gens ont pris place. M. C.-J. Magnan, que nous avons désigné pour notre porte-parole, est invité à prononcer une allocution. Orateur nerveux, de parole facile, tempérament enthousiaste, notre compatriote atteint aisément à l’éloquence. Emporté peut-être par son succès, notre ami Magnan se hasarde à décrire, quoique en termes fort discrets et modérés, la pénible impression que nous cause parfois au Canada, la politique religieuse de la France. En 1909, nous ne sommes pas si loin du combisme et de l’expulsion des congrégations religieuses. Mal en prend à l’imprudent orateur. L’évêque d’Orléans, le tempétueux et fort éloquent Mgr Touchet, préside. Il succède à la tribune à M. Magnan. Tout de suite l’orage éclate. La réplique est cinglante, sans ménagement : « Vous irez dire, Monsieur, à ceux qui chez vous pensent et parlent ainsi de la France qu’ils ne connaissent pas la France. » Un instant d’arrêt, puis éclate cette phrase où se condense le patriotisme exalté du bouillant évêque de Jeanne d’Arc : « Mais que ferait Dieu sans la France ? » C’était péremptoire. Applaudissements frénétiques de l’auditoire ! Tout de même, nous disions-nous ce soir-là, ce pauvre bon Dieu, s’il a entendu ce discours, s’est peut-être dit le vers du poète symboliste :

Prends l’éloquence et tords-lui son cou !

Quelques jours à peine avant de quitter la France, il nous serait donné d’assister à Paris, à une autre réunion, et celle-ci combien différente et pittoresque. Grand rassemblement de l’Action française à la salle Wagram. En ces années 1909, le mouvement néo-royaliste connaît son plein essor. Il gagne activement les milieux de jeunesse et s’acquiert, dans le monde intellectuel, de retentissantes conquêtes. Ce soir-là, parleront à la salle Wagram, Léon Daudet, mais surtout Jules Lemaître, récent converti à la cause monarchique. Encore cette fois mes amis Lebon et l’abbé Arthur Papineau, futur fondateur du Collège Saint-Jean-sur-Richelieu et futur évêque de Joliette, et moi-même, nous décidons de ne pas manquer l’aubaine. À notre arrivée, les entours de la salle en sont presque déjà à la dangereuse température de l’émeute. Un régiment de gardes à cheval occupe la rue. Les camelots du roi, agitant canne et béret, crient à tue-tête : « Lisez L’Action française, le plus grand journal de la France ! » À l’intérieur de la salle, une foule dense, émotive, souvent houleuse. Sur l’estrade, on se montre, outre les orateurs annoncés, le président de la Ligue d’Action française, Bernard de Vesins, puis Charles Maurras, Paul Bourget. L’auditoire scande, d’applaudissements rythmés, les phrases chargées de poudre de chacun des orateurs ; et le battement des mains s’accompagne d’un Vive le Roi, qui, répété jusqu’à la vingtaine, porte au plus haut degré la fièvre collective. Quelques interruptions viennent tout près de provoquer des rixes. Les noms de Marc Sangnier et du Sillon lancés dans l’air sont abondamment conspués. C’est ce soir-là que Jules Lemaître prononce son allocution restée fameuse : « On nous dit améliorons la République. Est-ce qu’on améliore la peste ? Est-ce qu’on améliore le typhus ?… » Petites phrases que l’orateur prononce du ton de l’académicien le plus serein. Mais l’on imagine les rigolades et les manifestations dans l’assemblée. À la fin de la réunion et pour la clore, l’on annonce Léon Daudet. Remous dans la foule. Debout on acclame. Je suis curieux de voir le personnage. Au bord de la tribune, un homme s’avance, plutôt grand, visage sombre, chevelure d’un noir fauve : type de parfait méridional. Le discours débute tout de suite à l’emporte-pièce. De l’endroit où nous sommes, impossible de tout comprendre. Du reste, l’assemblée ne laisse pas le temps à l’orateur de finir ses phrases. De confiance on applaudit tempétueusement, à tout rompre. Daudet me laisse, ce soir-là, l’image du plus fougueux tribun que j’aurai entendu dans ma vie. Un véritable phénomène vital en plein déchaînement. Plusieurs fois, plus tard, en 1921-1922 particulièrement, alors que je passe l’année entière à Paris, j’aurai l’occasion d’entendre le tribun. Mon impression ne sera plus tout à fait la même. Je ne subis pas le même enchantement. Au surplus, l’homme avait alors vieilli ; ses campagnes oratoires à travers la France, multipliées sans mesure, l’avaient usé. Il gardait encore le mot, le geste, son extraordinaire truculence verbale. Mais sa tête grise n’avait plus le même port. La poitrine s’était essoufflée. Le monstre n’y était plus.

Dirai-je un mot de mon passage en Angleterre ? Je m’y rendais, le lendemain, avec mes deux compagnons de la Salle Wagram, en route pour Liverpool, où nous devions nous embarquer sur l’un des Empress. Dernière étape vers le grand retour. Nous ne quitterons pas la France toutefois sans en emporter un dernier et désagréable souvenir. Nous sommes tous les trois à une gare de Paris, en quête du train pour Calais. À bout de bras, nous portons péniblement chacun deux lourdes malles. L’un de nous s’adresse à un préposé à l’information :

— Pourriez-vous nous indiquer, monsieur, où stationne le train pour Calais ?

Il nous toise de la tête aux pieds… Évidemment, trois curés ! Et qui sont du pays puisqu’ils parlent français… Le doigt pointé vers l’autre extrémité de la gare :

— Là-bas, messieurs !

Nous empoignons de nouveau nos malles. Et nous voilà en route vers le point indiqué.

— Le train de Calais, monsieur, s’il vous plaît ?

Autre toisement, puis sur un ton dépouillé de toute aménité :

— Mais ce n’est pas ici, c’est là-bas !

Là-bas, c’est le point d’où nous arrivons.

— Mais nous en revenons. Et le préposé nous a dit que c’était ici.

— Le préposé s’est payé votre tête. Voilà tout.

Le second préposé avait raison.

Je recueille ici ces menues misères sans y attacher plus d’importance qu’il ne faut. J’ai connu d’autres Français et je recevrai d’autres accueils en France, particulièrement en 1931, lorsque j’irai donner des cours en Sorbonne et à l’Institut catholique de Paris. Je n’ai jamais caché d’autre part mon attachement à la culture française, et je m’en suis exprimé quelques fois avec une certaine chaleur. C’est bien en France aussi que j’ai rencontré quelques exemplaires des plus fins civilisés, une élite catholique comme il ne s’en trouve guère ailleurs. Une ou deux séances de réception à l’Académie française, un Carême du Père Janvier à Notre-Dame, un autre du Père Pinard de La Boullaye, une couple de soirées à l’Opéra, à la Comédie-Française, le Misanthrope de Molière joué au Vieux-Colombier par la troupe de Jacques Copeau, m’ont fait dire souvent : il n’y a qu’à Paris et en France où l’on se puisse payer de pareils spectacles et des divertissements de cette qualité. Mais je ne puis non plus le cacher : mes premières rencontres avec les Français m’ont douloureusement révélé tout ce qui séparait le Français de là-bas du Français du Canada. L’anticléricalisme parisien du début du siècle me blesse profondément. À défaut d’autres motifs, il m’aurait préservé de ces pâmoisons sentimentales où se laissent entraîner trop de Canadiens français pour tout ce qui est français de France et pour la France elle-même. En moi le Canadien français n’a jamais abdiqué. Je ne me suis jamais caché la pauvreté culturelle de mon jeune pays ; mais il est resté mon premier et mon unique pays. Je ne lui ai jamais préféré la France.

Séjour en Angleterre

Londres nous laisse, à ce bref et premier séjour, une impression bien faite pour humilier en nous le sentiment français. Cette correction de tout le personnel des services publics ; ces policiers qui vous accueillent avec un salut, vous parlent souvent français, peuvent faire cent pas pour vous indiquer une rue, un autocar, un édifice, vous remettre sur votre chemin ; dans les magasins de la grande ville, cet empressement à vous donner le meilleur service possible, à prendre même le téléphone pour vous trouver l’article cherché, autant de menues attentions qui ne nous font ressentir que plus vivement, hélas, les polissonneries des fonctionnaires d’Outre-Manche, polissonneries que, jusqu’au dernier moment, on s’était plu à ne pas nous ménager. Puis, je le répète, nous sommes toujours en 1909. L’ère victorienne n’est pas encore terminée. Cinq ans nous séparent de 1914. Dans la presse londonienne il est bien question de l’Allemagne. On y dénonce volontiers sa concurrence industrielle et commerciale. Mais nos promenades à Westminster Abbey, le long du Parlement et de la Tamise, au Trafalgar Square, n’ont pas de quoi nous révéler la moindre lézarde en l’empire. La puissance britannique se dresse toujours devant le voyageur en son imposante majesté. Véritablement on se sent chez les maîtres du monde. Les lions de bronze de Trafalgar et la multiplication presque hallucinante de l’emblème léonin donnent à l’étranger une impression de force hautaine et tranquille. On se prend à croire à de l’imprenable, à de l’impérissable. Trois ans auparavant, j’avais éprouvé la même impression à Gibraltar, en parcourant quelques-uns des souterrains de la forteresse. Cependant toute apogée porte en germe son crépuscule. Qui, en Angleterre, songeait alors à 1914 si proche et si menaçant ? Ainsi va l’histoire. Toute grandeur d’ici-bas est faite d’un peu de poussière, d’un peu d’argile. Une statue, celle de Nabuchodonosor, se dresse toujours, ombre formidable, derrière les plus prétentieuses exhibitions des grandeurs impériales.

Enfin nous sommes à Liverpool. Sur le pont de l’Empress, je me sens tout à coup une âme neuve. Par je ne sais quel phénomène psychologique, tout ce qui est vieille Europe, vieux monde, m’a quitté. Tout ce lest est tombé à la mer. Je redeviens subitement l’homme d’un jeune monde. Si nous avions pu nous reporter au temps des voiliers, mes compagnons et moi, nous nous serions senti dans l’âme, tous les vents du large, tous les souffles qui auraient pu nous emporter vers l’ensorcelant inconnu. Chacun de nous ne regarde plus que vers l’avenir. Pauvre homme d’esprit facilement nostalgique serai-je toujours, pour qui, au cours de ses voyages et quelque charme qu’il y ait trouvé, le plus beau jour aura été, chaque fois et sans conteste, celui du retour !

Quelques jours plus tard, c’est l’entrée dans le fleuve. Sur les deux rives, les fermes, les clochers, les villages blancs ont le plus séduisant des sourires. Dans un coin du pont, trois Canadiens entonnent spontanément l’Ô Canada. Puis ce sera le cap de Québec et le frémissement des émotions suprêmes qui nous viennent battre les tempes. Pourtant un sacrifice à la fois très doux et très dur m’y attend. Mes compagnons de voyage et d’étude me quittent, saisis par leur parenté, leurs amis. Un train spécial du Pacifique emporte nombre de voyageurs vers Montréal. Je prends une autre route. Sur mon lit de malade à Fribourg, inquiété par les allures suspectes du médecin, de mes amis, de mes infirmières, craignant bonnement de n’en pas réchapper, j’ai promis, en cas de guérison, d’aller faire un pèlerinage à Sainte-Anne-de-Beaupré avant de rentrer chez moi. Il m’en coûte fort. J’accomplis quand même ma promesse. Le lendemain soir, je descends à la gare de Vaudreuil. À ma grande surprise, je me heurte à mon frère Auguste et à ma sœur Valentine, venus reconduire des parents, précisément au train d’où je descends. À la maison, on m’attendait, mais sans savoir exactement ni quel jour ni à quelle heure. Une dépêche expédiée de Rimouski ne s’est pas rendue.

Je renonce à décrire ce bonheur tout simple et pourtant si profond, si émouvant, de mon retour en mon petit pays, dans ma famille, après trois ans d’absence. Comment exprimer le frémissement que j’éprouve lorsque, passé la croix du chemin qui sépare Dorion de Vaudreuil, la baie m’apparaît, et au fond, la maison blanche des Chenaux. Mon frère et ma sœur avec qui je bavarde ne s’aperçoivent pas, qu’à certains moments, les mots me restent dans la gorge. L’on est à la mi-été. Je me sens en parfait accord avec le paysage du soir, la sérénité des champs et de l’eau. Il y a de ces heures rares dans la vie, heures d’euphorie où l’on se demande ce qui peut bien manquer au bonheur éprouvé. Je rentre chez moi, appuyé sur une canne, boitassant légèrement. Il me faut raconter mon aventure de la clinique de Fribourg, aventure que j’ai soigneusement cachée aux miens. Mais je parais si heureux qu’on me plaint à peine. Ma mère ne porte pas à terre. Pendant mon absence, des vides se sont creusés au foyer. Deux de mes sœurs, les jumelles, se sont mariées. Point de deuil heureusement. Je fais le tour de la maison, je me rends au jardin ; je vais contempler la baie du haut de la véranda. Je n’ai plus qu’à renouer avec mon enfance, avec ma jeunesse. Un flot neuf, flot de vie ardente et jeune me monte au cœur.