Mes mémoires (Groulx), tome I/vol. 1/Vers Fribourg

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Texte établi par Notes de Juliette Lalonde-RémillardFides (p. 149-161).

XVI

VERS FRIBOURG

Et je me mets en route vers Fribourg, en Suisse. En revenant de Rome, j’y avais d’ailleurs laissé mes malles et ma petite bibliothèque d’étudiant. Qu’allais-je faire à Fribourg ? Étudier la littérature. Quelles raisons ou motifs m’ont conduit là ? Inquiets de ce qui se passait en France, mon évêque, nos chefs religieux d’alors ne prisent guère, pour leurs jeunes prêtres, un séjour d’études à Paris, pas même à l’Institut catholique, réputé foyer de modernisme. Inquiétudes que ne laissent pas de partager des catholiques de France. Beaucoup parmi eux déplorent l’esprit antireligieux et même antifrançais qui infecte malheureusement une partie de l’enseignement d’État.

L’Université suisse s’est acquis, même à Rome, la réputation d’un centre conservateur, orthodoxe, parfaitement immunisé, croit-on, contre l’hérésie moderniste. Hélas, je ne tarderai pas à le constater : là aussi l’ivraie a vigoureusement poussé. À Fribourg, comme en bien d’autres milieux universitaires, l’encyclique Pascendi a répandu l’effroi et le désarroi. Fribourg ne sera pas pour moi pays inconnu. On se souvient qu’à l’été de 1907, j’y ai déjà fait un arrêt. Puis je retrouverai là deux de mes compagnons d’étude de Rome : les abbés Lebon et Warren. Tous les trois, nous aurons notre chambre au Convict Albertinum. Je me sens heureux. Sans doute, le paysage de Rome me manquera, ce paysage baigné de grande histoire et de poésie épique. Mais le petit pays suisse et surtout le canton de Fribourg me rappelleront tellement, par leur aspect géographique et par leur atmosphère, le pays natal. Pays de montagnes moyennes qui évoquent l’image de nos Laurentides. Une petite rivière, la Sarine, traverse la ville. La ville elle-même, tout en escarpements, a quelques faux airs de notre Québec. Et le peuple, un petit peuple calme, de mœurs saines, respectueux de l’ordre, resté en possession du bon sens ; et ces paysans qui saluent le prêtre en lui jetant dévotieusement un Laudetur Jesus Christus, comme tout cela va nous faire oublier les croassements de Paris et la surexcitation maladive de la population romaine. J’éprouve une détente. Au vrai, l’Université fribourgeoise, université d’État, ne se recommande alors par rien de fastueux. En dépit de quelques bâtiments plus neufs, elle ressemble assez, par sa pauvreté, à quelques-unes des universités de Rome. Elle se rachète par le bouillonnement d’idées qui s’y agite. Dès l’abord, je me sens à un actif confluent des cultures française, allemande et un peu aussi italienne. Des Belges, des Français de France, des Luxembourgeois, et aussi beaucoup d’Américains fréquentent l’Université. La ville est petite. Les étudiants s’y coudoient beaucoup plus qu’en de grandes villes telles que Rome, Paris, Londres. Des échanges d’idées se produisent extrêmement fructueux.

Je l’ai déjà dit : lors des cours de vacances que j’y avais suivis en 1907, Fribourg m’avait vivement intéressé. En prévision de l’enseignement que, selon toute probabilité, j’aurai à reprendre à Valleyfield, je m’inscris à la Faculté des Lettres. Je me propose néanmoins de suivre quelques autres cours, en particulier, à la Faculté de Philosophie. Je souhaite m’initier à la philosophie moderne, celle qui est en vogue, qui passionne les étudiants de cette époque, et que nul esprit qui se pique alors de culture, ne saurait ignorer.

Père Pierre Mandonnet, o.p. (1858-1936)

On me permettra, sans doute, de présenter quelques-uns de mes professeurs de Fribourg, ceux-là du moins qui m’ont laissé un durable et vivant souvenir. Parmi les cours marginaux que j’ai résolu de suivre, il en est un que je me gardais bien de manquer : le cours hebdomadaire du Père Mandonnet, o.p. Les voies de la Providence sont secrètes. Qui m’eût dit qu’en écoutant le célèbre médiéviste, le plus réputé peut-être de son temps, je prenais opportunément un excellent cours de méthodologie historique ? Ce sera bien là pourtant, au pied de la chaire du savant dominicain, disséquant avec une magnifique maîtrise, ses textes du Moyen Âge, que le rédacteur improvisé du petit Cours d’histoire du Canada pour ses rhétoriciens de Valleyfield, apprendra l’extrême rigueur de la fameuse discipline, et en particulier, l’art de traiter un document. Le Père Mandonnet enseigne, au surplus, avec une saisissante clarté et ce ton paternel, cette bonhomie qui, autour d’un maître, transforment si facilement les étudiants en disciples. Je l’avais déjà entendu aux cours des vacances de 1907 (29 juillet au 8 août). Et il m’avait conquis. Je viens de retrouver mes notes de ces premiers cours. Ce sont bien des problèmes de technique historique qu’avait abordés le professeur : « Rapports de l’érudition et de l’histoire » ; « Comment découvrir et traiter un document » ; « Y a-t-il une philosophie de l’histoire ? ». Puis, après ces cours théoriques, quelques applications pratiques : « Comment doit-on comprendre et enseigner l’histoire ecclésiastique ? » ; « Les derniers travaux sur l’Inquisition ». Oui, je relis ces notes et je me dis : La Providence ! de quoi ne se mêle-t-elle point !

Père Marc de Munnynck, o.p. (1871-1945)

Un autre dominicain m’aura aussi grandement intéressé. Mais combien différent du premier. Le Père Mandonnet était toute sérénité, toute mansuétude. Celui que je vais présenter, sans être un fougueux, maniait volontiers de la dynamite. Et il semblait qu’il y prît plaisir. Chaque semaine, il donnait pour le grand public, moins des cours que des conférences de psychologie religieuse. Encore jeune, le Père de Munnynck, o.p., est déjà un remarquable essayiste. Collaborateur assidu à des revues de spécialistes, le philosophe et le théologien ont du renom. Ses conférences, il nous les donne debout, marchant de long en large derrière la tribune. Cette déambulation stimule sans doute son esprit, l’aide à parfaire, à clarifier ses idées. Elle favorise aussi le ton oratoire, j’ai presque envie de dire, tribunitien de ses cours. Il parle sans notes, avec un rare brio. Volontiers agressif, il ne s’épargne pas le malin plaisir de heurter les idées reçues. Il innove, brave les préjugés, marche sur la corde roide, côtoie, non sans quelque volontaire témérité, les abords du modernisme. En 1908-1909, c’est jeu dangereux. Mais quelle vie le professeur y dépense ! Et quoi aussi de plus passionnant que de suivre les remous de l’auditoire ! Ces conférences hebdomadaires ont pour effet invariable de soulever des controverses, des orages. Il faut entendre, à la sortie, les réflexions amusées des uns, les protestations des autres, voir les haussements d’épaules : laïcs, ecclésiastiques, jeunes et vieux religieux. Certains jours, ce serait à se croire aux plus troublantes époques des anciennes universités, alors que, pour une simple distinction ou opinion en scolastique, des bandes d’étudiants en venaient aux coups. Curieux de connaître de plus près ce singulier mais vivant esprit, je m’inscris à son séminaire de philosophie. Dès la première réunion, il me colle un travail : préparation d’un résumé critique des « Données immédiates de la conscience de Bergson ». Travail ardu qui permet au modeste docteur en philosophie de La Minerve de sonder, en son esprit, un certain vide abyssal.

Pierre-Maurice Masson (1879-1916)

C’est néanmoins à la Faculté des Lettres que je rencontrai celui de mes professeurs que j’ai le plus admiré : Pierre-Maurice Masson. Vrai type d’intellectuel français. Jeune celui-là aussi, et grand, beau, de tenue distinguée, de visage ouvert, clair, de l’esprit plein les yeux. Il sort de l’École normale supérieure de Paris. Il donne ses cours avec la plus élégante facilité, sans se priver d’un mordant de fine ironie, excellemment faite pour retenir l’attention, séduire ses auditeurs. Aussi bien quels cours prenants que les siens ! Cours neufs, personnels, affranchis des clichés des maîtres, des manuels, cours menés à la française, et d’un professeur qui s’insurge — dès lors — contre l’histoire ou la critique littéraire à la Lanson, c’est-à-dire à l’allemande : histoire de fiches plus que d’esprit, dira-t-il. Avec une étude sur Alfred de Vigny, Masson a déjà décroché, en 1906, un prix académique haut coté : le prix d’éloquence si improprement dénommé. À cet ouvrage il ajoutera, en 1907, deux autres volumes fort goûtés : Fénelon et Madame de Guyon, Madame de Tencin (1682-1749) — Une vie de femme au XVIIIe siècle. Il prépare alors, pour un libraire de France, une édition annotée de La chute d’un ange de Lamartine. Par une autre étude sur Lamartine, il obtiendra, une seconde fois, en 1911, le prix d’éloquence de l’Académie. Le jeune professeur paraît promis à une magnifique carrière dans le monde des lettres. Un jour ou l’autre, nous disions-nous, nous entendrons parler de celui-là ; il deviendra chef de file, critique éminent, professeur en Sorbonne, qui sait ? Hélas, nous comptions sans la première Grande Guerre, qui briserait cette carrière brutalement. C’était la veille d’un jour où il allait partir en congé à Paris pour y subir sa soutenance de doctorat, avec une thèse en trois volumes sur La religion de Jean-Jacques Rousseau. Au moment de son départ, l’officier tint à faire l’inspection de son régiment ; un seul instant sa tête parut au-dessus du parapet des tranchées ; une balle allemande l’atteignit en plein front. Dans le temps j’ai acheté la thèse sur Rousseau ; je tenais à la lire, à y retrouver les joies de l’esprit que ce jeune maître m’avait fait goûter à Fribourg. J’ai acheté aussi ses Lettres de guerre, août 1914 — avril 1916. À ses anciens étudiants, quelle émouvante révélation elles apportèrent. À Fribourg nous savions que Pierre-Maurice Masson s’occupait d’une conférence de Saint-Vincent-de-Paul chez les étudiants. Pour le reste nous ignorions tout de la vie religieuse de ce jeune intellectuel qui ne paraissait vivre que de l’esprit. En ce temps-là, sursaturés de littérature de guerre, nous avions fini par nous en dégoûter. La correspondance de Pierre-Maurice Masson fit plus qu’emporter notre dégoût. Ses Lettres de guerre nous révélèrent un catholique de vie intérieure profonde, une âme religieuse de la plus noble qualité. Petit volume de quelque 260 pages, mais qui tranchait si vivement sur tant de fadeurs religieuses ou littéraires. À mon professeur de littérature à Fribourg, je me dois de le dire ici : j’ai fait une place à part dans mes souvenirs. Je le range parmi l’un de ces deux ou trois hommes rares qui, au temps de notre jeunesse, dépassant le rôle de professeurs, auront été pour nous de véritables maîtres d’esprit. J’ai pu l’aborder d’assez près. Je m’étais inscrit, cela va de soi, à son séminaire, école de travail pratiquée, à l’Université fribourgeoise, par tous les principaux professeurs. Il me confia un travail plutôt vaste et rude : repêcher à travers les Recueillements poétiques, le Jocelyn et La chute d’un ange de Lamartine, l’influence de la philosophie mennaisienne. Je lui remis également, en forme de devoir hebdomadaire, une dissertation sur les « Théories de la Pléiade », dissertation dont je garde la copie corrigée par lui.

Ajouterai-je, en conclusion, que si l’on tient à le savoir, ce sont là les seuls maîtres à Fribourg qui ont pu m’influencer. J’y reviens, parce que plus tard, de retour au Canada, je ne lirai pas sans un sourire plus qu’amusé, le conte funambulesque d’un revuiste anglo-canadien de renom, Blair Fraser, conte repris par Mason Wade dans son French Canadians et qui, — surtout Fraser — pour expliquer ce que l’on appelle mon nationalisme, en font remonter les sources à Fribourg. C’est là que j’aurais subi l’influence du théoricien du racisme, Gobineau, ou du moins, de ses disciples. Et, parmi ces derniers, le revuiste anglo-canadien a rangé Gonzague de Reynold : ce qui n’est pas amoindrir la fantaisie. Malheureusement, je dois l’avouer, sous peine de passer pour un pauvre esprit, je n’ai jamais rien lu du Comte de Gobineau. J’ai beaucoup lu Reynold, mais pas à cette époque-là de ma vie. D’ailleurs, lors de mon passage à Fribourg, Reynold, encore jeune, avait peu produit. Et il faut, au surplus, encore plus d’ignorance que d’aplomb pour faire du grand esprit et du ferme catholique qu’est Gonzague de Reynold, un philosophe ou un prophète du racisme. Le revuiste anglo-canadien Fraser aussi bien que Mason Wade auraient pu, d’ailleurs, s’aviser qu’à mon départ pour l’Europe, en 1906, mon système d’idées, si jamais je me suis fabriqué quelque chose de cette sorte, était passablement arrêté et qu’il n’était nullement nécessaire de s’esquinter l’imagination pour en retracer l’origine.

■ ■ ■

Les jours coulaient non sans charme. Nous étions trois Canadiens, ai-je dit : les abbés Wilfrid Lebon et Eugène Warren (celui-ci du diocèse de Chicoutimi) et moi-même. Un compatriote qui nous eût rencontrés dans les rues de la petite ville fribourgeoise, eût aperçu trois graves clergymen, la canne à la main. Le costume laïque était d’obligation. À la suite de l’irruption des religieux expulsés de France, le gouvernement du canton catholique, par prudence, interdisait aux étudiants ecclésiastiques venus de l’étranger, le port de la soutane. La canne, presque obligatoire elle aussi, servait à nous protéger, surtout l’hiver, dans les rues de la ville, en pentes roides et escarpées.

Pendant ces années 1908-1909, à quoi pensent, à quoi rêvent ces trois petits Canadiens, passablement isolés, dans leur coin d’Europe ? Ensemble, dans nos promenades le long de la Sarine, petite rivière qui promène à travers la ville ses vivants détours, nous causons souvent du pays. Ce cher pays, comme on l’aime de loin ! La distance nous masque si bien les lacunes et les misères qui, de proche, nous affligent si vivement. Tous trois, comme cela va de soi, nous rêvons de faire merveille de retour au Canada et nous échangeons nos projets d’avenir. L’enseignement, pensons-nous, ne peut manquer de nous happer. Nos projets s’orientent de ce côté-là. Et, dans ce bouillon universitaire de Fribourg où les idées mijotent comme sous un feu ardent, qui s’étonnera que nos projets ne s’épargnent même point l’extravagance ? Pour ma part, je consigne, dans un cahier, les projets ou réformes qui me hantent l’esprit ou l’imagination. Je n’ai pas oublié les misères de mon premier professorat. Je rêve donc d’une École normale supérieure, réforme qui me paraît primordiale, fondamentale. Comment admettre, en effet, que l’on puisse jeter, dans le terrible ministère de l’éducation de la jeunesse, de pauvres gens totalement dépourvus de préparation, sans même le droit de se récuser pour raison d’incompétence ? Je songe non moins à la transformation que subirait notre enseignement classique le jour où personne n’y pourrait plus aborder que dûment qualifié : qualifié en sa spécialité, par études pédagogiques et universitaires, et qualifié surtout en son rôle d’éducateur, seul rôle par quoi se justifie spécialement la présence du prêtre dans un collège catholique. Je rêve encore de renouveler l’enseignement de la littérature : autre réforme que j’allais préconiser, dans les années prochaines, en l’un de nos congrès de collèges et dont l’on trouvera l’exposé dans les Rapports de ces congrès. Dès lors je me pose en adversaire de la composition littéraire hebdomadaire (discours ou dissertation). Je veux qu’on s’en tienne à une composition par quinzaine. Exiger davantage d’un jeune humaniste ou rhétoricien, médiocrement pourvu de vocabulaire et d’idées, équivaut à le contraindre au verbiage, au bafouillage. Excellente machine pneumatique à pratiquer le vide dans les jeunes intelligences. Autant demander à un écrivain, même chevronné, la rédaction d’un grand article de revue par semaine : effort que nul ne saurait soutenir sans s’essouffler incurablement.

Je projetais surtout de développer davantage, en mon enseignement, l’explication des auteurs. La réforme peut paraître anachronique aujourd’hui. Elle ne l’était pas tellement à l’époque. J’avais été la victime d’une autre pédagogie et il m’apparaissait stupide de bourrer le cerveau de nos élèves de principes d’esthétique et d’histoire littéraire et de les mettre si peu en relation avec les grands maîtres. L’art littéraire, comme tout autre, ai-je toujours cru, ne saurait se dispenser de l’enseignement d’une technique. La technique n’est pas tout, certes ; elle ne dispense point du talent ; mais elle l’aide ; elle lui est indispensable. Le violoniste doit connaître son archet, les valeurs harmoniques de chacune des cordes de son instrument ; le pianiste, l’organiste ont à se familiariser avec leur clavecin, le jeu des pédales. Ainsi pour tout art. L’écrivain doit connaître sa langue, s’en assimiler le génie particulier ; il lui faut en explorer toutes les ressources, et, dirais-je, jusqu’à la valeur expressive et musicale des voyelles et des consonnes. D’autant que ces exercices d’explication offrent ce capital avantage de mettre l’élève à l’école nécessaire des grands modèles. Et de même qu’il me paraissait encore incroyable que l’on pût entreprendre la formation d’un musicien, d’un peintre, d’un sculpteur, d’un architecte, par le seul enseignement d’une technique, sans jamais leur ménager la connaissance des chefs-d’œuvre en ces arts divers, ainsi ne pouvais-je concevoir qu’on pût apprendre à écrire sans se mettre assidûment à l’école des grands écrivains. J’avais déjà introduit cette méthode à Valleyfield. Je me proposais bien de la perfectionner.

On fait du « Jaguar »

Et ceci me rappelle quelques-unes de nos plus agréables soirées à Fribourg. Un soir que le « petit Canada » est réuni à ma chambre du Convict, je vais cueillir dans la bibliothèque les Poèmes barbares de Leconte de Lisle, et, selon toutes les règles, j’entreprends l’explication du poème : Le Jaguar. Dès lors je professe qu’au principe de l’art d’écrire, comme de tout art, ai-je dit plus haut, une technique existe dont il faut se rendre maître. Il faut savoir sa langue, en connaître toutes les ressources, le génie particulier. À cette fin, dès mes années de Valleyfield, j’ai pioché L’Art des vers de Dorchain ; j’ai étudié L’Explication française de Rudler ; Le Travail du style enseigné par les corrections manuscrites des grands écrivains d’Albalat ; j’y joindrai plus tard L’Art de la prose de Lanson, et d’autres bouquins de même espèce. À Fribourg, je crois donc posséder les éléments de ma technique. Mon explication du Jaguar fait fureur dans notre petit cénacle. Pour mes deux compagnons et pour moi-même, ce fut une joie, une révélation que cette analyse ou dissection de ce morceau de littérature parnassienne. Et il fallait entendre l’ami Warren, toujours nerveux, facilement violent, arpentant la chambre et lançant l’anathème à ses anciens professeurs : « Ah ! les ignorants, les ignorants ! » Nous prenons tellement goût à cet exercice qui m’est plus qu’à personne profitable, qu’au souvenir de cette première soirée, un mot restera, dans la bouche du confrère Warren. Les soirs où il nous croit libres, il ne demande pas : « Est-ce qu’on fait de l’explication française, ce soir ? », mais : « Est-ce qu’on fait du Jaguar ? »

Les jours coulent dans cet enchantement intellectuel. Nous ne songeons même pas à nous ennuyer du pays. Ou s’il arrive parfois que la nostalgie nous poigne au cœur, l’ami Lebon est toujours là. Musicien, chansonnier vivant, il se met au piano et nous chante ou nous joue quelques airs de chez nous et l’ennui s’envole, à moins qu’il ne s’accroisse. Nous allons atteindre le printemps. Mes deux compagnons d’étude ne parlent plus que de leur prochain départ et de leur rentrée au Canada. Pour ma part, mon rêve d’une seconde année à Fribourg se raffermit. Avec l’encouragement de mon professeur, Pierre-Maurice Masson, je songe tout de bon à préparer un doctorat ès lettres. J’ai même commencé à recueillir des documents pour une thèse sur le Parler franco-canadien, sujet assez neuf à l’époque. La Providence en disposera autrement.

Vision d’hôpital

Depuis mes vacances de Bretagne, j’ai l’appréhension de bel et bien souffrir d’appendicite. Tout à coup mon mal empire. En toute hâte on me transporte à une clinique du boulevard Pérolles, chez le Dr Clément, chirurgien réputé en la région. Mon mal l’inquiète ; il diffère l’opération, me croit menacé de je ne sais quoi. Plus tard, il m’avouera qu’il me croyait menacé de tuberculose intestinale. L’épreuve m’atteint durement. Jours d’hôpital qui vont me paraître combien longs ! L’hésitation du chirurgien, les visages équivoques de mes amis canadiens au cours de leurs visites, me donnent toutes sortes d’appréhensions. Je pense à une mort possible ; je m’y prépare. Quelques jours à peine avant l’entrée à la clinique, nous étions allés faire une promenade au cimetière de la ville de Fribourg. Et je ne sais par quel mouvement intérieur, je n’avais pu m’empêcher de dire, en ce lieu fort mélancolique, butte de sable entourée de cyprès : « Ce ne serait pas gai de venir porter ses os dans cette solitude. Qui viendrait prier sur la tombe du pauvre exilé ? » On se décide enfin à m’opérer. La veille, un vieux capucin vient me confesser. Il m’exhorte au sacrifice suprême, tout en me laissant porte ouverte sur l’espérance. Mais en même temps, avec sa parfaite candeur franciscaine, le cher vieillard m’administre une excellente et confraternelle leçon d’humilité : « Puis, mon cher ami, me dit-il, si le bon Dieu veut vous garder la vie, vous réserver pour ses œuvres, laissez-le faire. Souvenez-vous qu’il s’est déjà servi d’une mâchoire d’âne pour accomplir de grandes choses. » Décidément j’ai la vie trop fortement chevillée au corps. L’opération réussit. Et qui mieux est, l’on ne découvre rien d’inquiétant. Le Dr Clément vient me l’apprendre au cours de l’une de ses visites à ma chambre de malade, alors que, accoudé au pied de mon lit, le bistouri encore à la main, ce médecin d’esprit fort cultivé — il est l’auteur de quelques ouvrages de morale médicale — se plaît à disserter de problèmes de philosophie et de théologie. Ma convalescence marche rondement. Je suis soigné par de très bonnes petites religieuses de Notre-Dame-du-Perpétuel-Secours. Le Vendredi saint, je me lève pour faire mes premiers pas, me transporter à un divan tout proche. La petite Sœur infirmière, attachée à mon service, et qui fait de son mieux pour m’entretenir le moral, lève mon rideau et me fait espérer pour Pâques prochain, une sortie sur le balcon de ma chambre. Déjà, à travers la fenêtre, le printemps fribourgeois prodigue ses feux ensorcelants. Mais, au moment de regagner mon lit, crac ! Une douleur aiguë à la jambe droite. On me recouche. La fièvre me ressaisit. Le médecin accourt et déclare une phlébite. Adieu, ma sortie de Pâques, au beau et clair soleil de la Suisse ! Adieu mon retour prochain à l’Université ! Et c’est quinze jours de fièvre, avec des hauts et des bas, et la jambe immobilisée sur un plan incliné. Pour me distraire, ma dévouée infirmière a beau installer dans ma chambre un gramophone qui me redit les plus beaux airs de folklore cantonal, je garde désespérément une mine de carême. Rien n’y fait, pas même une visite inopinée des Botrel, venus chanter à Fribourg et qui, ayant appris mon séjour à la clinique du boulevard Pérolles, viennent, lui et madame, me porter leurs sympathies. Non, pas même ce bonheur, et pas même le gracieux bouquet de fleurs qu’ils me laissent, bouquet enroulé d’un large ruban tricolore offert la veille au soir à Madame Botrel, rien de tout cela ne m’arrache à mon abattement. Un jour, mes deux amis canadiens, incapables d’attendre plus longtemps, viennent me faire leurs adieux. Je reste seul. La fièvre finit par me quitter. Mais il me faut réchapper ma pauvre jambe devenue aussi roide qu’un tuyau de fer. J’en serai réduit à marcher avec une canne. Pendant longtemps je ne pourrai dire ma messe qu’avec des simulacres de génuflexion. Le pire, c’est que mon opération a causé d’effroyables ravages en mes finances. Au reste, ma santé fort ébranlée ne me laisse plus d’autre choix que de rentrer moi-même au pays. Adieu le doctorat ! Adieu Fribourg où j’aurai pourtant vécu l’une des années les plus heureuses et les plus fécondes de ma vie !

Pour tromper l’ennui, pendant ces semaines d’hospitalisation, j’ai tenté de lire et d’écrire. Dans une de mes heures d’abattement, c’était encore à l’époque où j’avais la fantaisie de rimer, j’écris quelques vers que je transcris ici. J’avais intitulé la pièce :

Vision d’hôpital

Souvent, quand vient la nuit, je rêve à mon bon ange,
Qui veille au dur chevet où la douleur m’endort.
À mon oreiller blanc son bras fait une frange,
Et je sens, sur ma tête, une aile au duvet d’or.

Pendant que sur mon front sa poitrine se penche,
Je regarde en riant ce bel éphèbe blond
Dont le regard est doux comme l’étoile blanche
Qui voile son éclat au firmament profond.

Son nimbe fait un nimbe à ma tête endormie,
Sa grande aile s’étend pour me mieux entourer ;
Et sa figure est belle et si vraiment amie
Qu’en me souriant trop il me ferait pleurer.

Que souvent en ces jours de ma longue insomnie
M’aura fait plus serein ce regard fraternel !
L’orage de mon cœur se change en harmonie
Et ma peine s’achève au pays éternel.

Parfois, pour me défendre, une aile se replie ;
Le doux ange aux yeux bleus devient un fier vainqueur
Et pour que d’idéal mon âme soit remplie,
Sa bonne et tendre main se pose sur mon cœur.

Et là, tourné vers Dieu qu’il contemple sans voiles,
Il laisse l’infini s’allumer dans ses yeux ;
Il écoute là-haut la rumeur des étoiles,
Choreutes éternels qui dansent sous les cieux !


Hélas, le petit poème faillit m’attirer un épilogue fâcheux. À la clinique du Dr Clément, j’eus pour infirmière une charmante petite Sœur de Notre-Dame-du-Perpétuel-Secours. Sans que je m’en aperçusse, la petite religieuse, je le crois bien, s’était éprise de son malade. Elle prit en pitié le petit étudiant qui venait de si loin et qu’elle sentait si isolé. Elle me soigna avec le tact et la tendresse d’une petite maman. Je lui lus mon poème. Elle en voulut une copie, copie qu’elle eut le malheur d’aller montrer à sa Supérieure. Dans mon bon ange, Madame la Supérieure vit-elle un symbole où se cachait mon infirmière ? Elle en fit une colère et ordonna à l’imprudente de déchirer sa copie ou de me la remettre… C’était la veille de mon départ. Le lendemain, quand je quittai la clinique, je vis la petite infirmière, dans un coin, sangloter comme une enfant.

De ces vers et de quelques autres, qu’heureusement je n’ai pas trop multipliés, Olivar Asselin dira un jour : « Ses vers valent les miens ! » Accoudé en mon lit de malade j’esquisse aussi ce qui va devenir Une Croisade d’adolescents. J’en trace le plan ; j’en ébauche quelques chapitres. Et je ne laisse pas tomber ma correspondance, tant je voudrais tout cacher à ma famille, surtout à ma mère, qui n’apprendront qu’à mon retour au Canada, ce qu’aurait pu devenir pour moi une redoutable mésaventure.


Maison des Chenaux où naquit Lionel Groulx le 13 janvier 1878.
Aquarelle de M. Lemieux.


Portrait de famille, vers 1900.


Groupe d’action catholique au Collège de Valleyfield, en 1901


La classe de Rhétorique à Valleyfield, en 1902