Mes mémoires (Groulx), tome I/vol. 2/1915 : Arrivée à Montréal — Vers le cours d’histoire du Canada

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I

1915 : ARRIVÉE À MONTRÉAL —
VERS LE COURS D’HISTOIRE DU CANADA

Dès les premiers jours de septembre, j’entre donc à Montréal. Ainsi que m’en a prévenu Mgr Bruchési, je m’en vais prendre logement au presbytère de la paroisse Saint-Jean-Baptiste, sans lettres de vicaire. Le curé est un chanoine Dubuc qui deviendra bientôt Mgr Dubuc. Type de bon prêtre, mais de curé plutôt comptable qu’homme de ministère. Fils d’une famille riche et qui prend volontiers des airs de grand seigneur. Au surplus, peu intellectuel, même s’il affecte de l’être. Homme bien élevé, il m’accueille gentiment. On me désigne deux pièces du deuxième, pièces retirées, assez vastes pour loger ma bibliothèque encore modeste, espace où il ne manque que le soleil. Pour tout horizon par mes fenêtres, des murs de brique et de pierre. Pire qu’une cellule de moine. Tout le gris de la claustration urbaine. Parmi les vicaires, j’aperçois trois hommes de quelque culture : l’abbé Noël Fauteux, ancien professeur de Rhétorique au Séminaire de Sainte-Thérèse ; l’abbé Lapalme qui se pique de littérature et qui allait connaître, plus tard, une fin tragique ; l’abbé de Lamirande qui, au Grand Séminaire de Montréal, je me souviens, avec l’abbé Melançon, le poète, parlait poésie et art et impressionnait beaucoup le petit paysan que j’étais.

Ma chambre me vaut au moins beaucoup de solitude. Je me remets tout de suite au travail. Mon voyage en Acadie m’a passablement reposé. Du reste, l’on ne me laisse guère le temps de chômer. M. Dubuc m’invite à prêcher la retraite de rentrée en classe des enfants de la paroisse : presque deux mille garçons et filles entassés dans le soubassement de l’église. Tension presque surhumaine pour capter, retenir l’attention d’un auditoire où se coudoient des petits, des moins petits, des grands. La Révérende Sœur Sainte-Anne-Marie, grand personnage de la Congrégation de Notre-Dame, qui ne laisse point de relâche à ses amis, celle-là même qui était venue me chercher à Valleyfield pour enseigner un peu de littérature et d’histoire du Canada à son Collège, m’invite, pour sa part, à prêcher la retraite au Couvent du Mont-Sainte-Marie. Je prends vivement goût à ce genre de ministère. Mais ce n’était là que travaux d’attente. Habitué à m’en remettre à la Providence qui a toujours si magnifiquement géré mes affaires, je ne laisse pas de me poser fréquemment la question : À quoi m’occupera-t-on demain ? Vers quoi devrais-je orienter mes études ? J’en suis là. Une chose m’était certaine : je ne pouvais, pour le moment, songer à reprendre quelque enseignement dans les collèges. Mgr Émile Roy m’avait appris cette chose stupéfiante : à mon exeat de Valleyfield, Mgr Émard avait annexé une condition formelle : d’ici deux ans, l’abbé n’enseignera dans aucun des collèges de la région de Montréal. Que craignait donc le cher évêque ? Évidemment une émigration en masse, une sorte de passage de la mer Rouge des collégiens de Valleyfield vers le collège où j’aurais pu me diriger ! Crainte bien gratuite, pour ne pas dire puérile. Avant mon départ, je m’étais gardé de toute propagande. Au fait, une couple de séminaristes, trois ou quatre collégiens, dont Percival Caza, quittèrent Valleyfield, mais uniquement pour avoir été molestés dans les années précédentes, et donc las d’une situation intolérable : traitement que leur avait attiré, hélas, le simple titre de dirigés d’un certain abbé. Décisions de collégiens d’ailleurs prises avant même mon départ. À peine au surplus ai-je mis le pied dans Montréal, que Valleyfield me paraît à trois cents lieues. Par caractère, sinon pour motifs plus élevés, j’avoue n’avoir jamais été sujet aux longues rancunes. Toujours y ai-je vu une tyrannique servitude à l’égard de ceux-là qui nous ont fait du mal. Bien plutôt un manteau de plomb me parut s’abattre sur mon passé, celui de 1900 à 1915. Mes nouvelles occupations, l’atmosphère de la grande ville, l’attente de l’avenir firent se dissoudre ce qui aurait pu me rester d’amertume dans l’esprit et dans le cœur. J’avais hâte à tel point de porter en moi une âme changée, neuve.

J’en suis là. Un matin de la mi-septembre, je viens à peine d’achever ma deuxième retraite au Mont-Sainte-Marie, qu’un téléphone me mande chez Mgr Bruchési. Je m’y rencontre avec l’abbé Émile Chartier, secrétaire adjoint de l’Université Laval (de Montréal). Nous sommes en la deuxième année de la première Grande Guerre. M. René Gautheron, professeur de littérature française à ce qu’on appelait la Faculté des arts (il n’existait point de Faculté des lettres proprement dite), vient d’être mobilisé et rappelé en France. Ce professeur donnait des cours pratiques de littérature une fois la semaine et une vingtaine de conférences publiques. Mgr Bruchési nous apprend le départ de ce professeur, puis nous tient ce propos :

— Il me faut combler le vide de vingt conférences publiques. Nous ne pouvons laisser nos gens sans quelque aliment intellectuel. M. Chartier va nous faire dix conférences sur la littérature ; et vous, M. Groulx, vous allez me faire dix conférences sur l’histoire du Canada.

Je me récrie :

— Dix conférences d’histoire ! Pardonnez, Monseigneur, mais je m’en sens tout à fait incapable. Le peu de connaissance que j’ai du métier m’oblige forcément à me récuser. Je puis vous faire cinq conférences.

— Très bien, vous m’en ferez cinq.

Et, soulevant les feuillets d’un calendrier, l’Archevêque met le doigt sur une date et me dit :

— Vous ferez votre première conférence le 3 novembre. Et j’irai la présider.

Et voilà comment, au Canada français de 1915, on devenait professeur d’histoire canadienne dans une université du Québec. Encore une fois néanmoins, je ne me dispense point de l’observer, la Providence a bien travaillé. Le « petit vicaire » de Saint-Jean-Baptiste n’eut pas à chercher longtemps l’emploi de sa vie. En un tournemain, le cours de ma petite existence s’est précisé, arrêté, avec une rapidité que j’ose à peine croire. Comment l’Archevêque en était-il venu à l’idée de ce cours d’histoire du Canada ? L’abbé Émile Chartier serait celui qui aurait soufflé la chose, m’a-t-il écrit un jour. Possible. Mais je ne puis, non plus, ne pas relier la décision de l’Archevêque au petit incident de 1913 que j’ai déjà raconté. Ce jour-là, on s’en souvient, l’Archevêque m’avait confessé son ignorance de l’histoire de son pays et avait donné raison à Bourassa sur le fond de la controverse.

Ai-je tort de penser que, dès lors, le projet d’un cours d’histoire du Canada à l’Université s’est logé dans l’esprit de l’Archevêque et que, l’occasion aussitôt offerte, il y donnait suite ? Confierai-je cependant, qu’au premier moment, la proposition de l’Archevêque me laisse interdit, sinon effrayé ? Il me suffit de quelques instants de réflexion pour mesurer la terrible tâche que l’on vient de m’imposer. Je sais l’attente du public. Le nationalisme naissant éprouve le besoin de s’abreuver aux sources vives de l’histoire. Il y cherche nourriture et appui. Contrairement à tous les réveils des nationalités, celui du Canada français s’était produit à la suite d’un conflit politique : participation ou non du Canada aux guerres de l’Empire britannique. Ce réveil n’était pas le fruit d’une fermentation d’intellectuels. Un homme l’avait suscité : Henri Bourassa. J’entrevois le rôle qui va m’incomber. Mais en 1915 un professeur d’histoire du Canada, à l’Université, reprend un enseignement tombé en désuétude, abandonné depuis un demi-siècle, depuis l’époque déjà lointaine de l’abbé Ferland. Au Canada français, voilà bien, en effet, cinquante années qu’après une brève apparition en public, l’histoire s’est vue reléguée dédaigneusement sur l’Aventin. Et l’on sait en quel état l’enseignement en est tombé dans nos collèges et nos écoles. Quel vide il me faudra combler ! Et avec quelle pauvreté de moyens ! Restée sans chaire à l’Université, l’historiographie est tombée aux mains d’amateurs dont quelques-uns excellents chercheurs et de bonne méthode ; mais à côté de ceux-là, combien de petits historiens improvisés ont brouillé autant qu’éclairé maints problèmes de l’histoire de leur pays. Puis, il me faut me constituer une bibliothèque du moins sommaire, me trouver les ressources indispensables pour des séjours aux grands dépôts d’archives à Québec ou à Ottawa. Mais où prendre l’argent ? La Faculté des arts, à Montréal, n’est qu’une pauvre dame sans cassette ni porte-monnaie. Les Messieurs de Saint-Sulpice ont soldé eux seuls jusqu’alors les frais du professeur de littérature française. Au fait, l’on me versera, pour mes cinq conférences de l’année universitaire de 1915-1916, la somme phénoménale de $50, soit $10 pour chacune. Peut-être et sans doute, ai-je dit bien des fois, la marchandise ne valait-elle pas davantage. Mais avec ces honoraires mirobolants, comment m’équiper de façon convenable pour ma tâche ? D’ailleurs, à l’époque, qui possède, en mon milieu, l’idée nette d’un cours universitaire d’histoire, en sait les exigences, a quelque expérience du travail aux archives, connaît l’état de nos grands dépôts, si peu et si mal inventoriés ? Qui surtout soupçonne les frais que peuvent entraîner ces sortes de travaux et voyages ? En toute vérité de fort braves gens et pas très loin de l’Université sont bien persuadés qu’il me suffira de m’acheter un Garneau, un Ferland, un Faillon, peut-être un Benjamin Sulte, et qu’avec ces vénérables maîtres, je pourrai me tirer d’affaire et contenter, de reste, mon public. Mais cessons d’épiloguer. L’heure pressait. Une seule chose importait : me mettre à l’œuvre sans retard, c’est-à-dire à la préparation de mon premier cours. Six semaines au plus m’en séparaient. Dès le 25 septembre 1915, M. Omer Héroux annonce, dans Le Devoir, l’institution du nouvel enseignement. Et ici, je ne saurais trop exprimer ma gratitude à ce cher M. Héroux. Pendant toute ma carrière de professeur d’histoire, il se fera mon publiciste bénévole, spontané, gratuit. Sachant ma répugnance à solliciter de la publicité, il me préviendra. À l’aide de je ne sais quel agenda, il se tiendra, chaque année, au courant de la date de mes cours. Quelques jours avant chacun, invariablement, un téléphone me parvient : « Vous parlez tel jour ; quel sujet, s’il vous plaît ? Puis-je compter sur quelques notes ? »

Donc, le 25 septembre, sous les titre et sous-titre : « Nos luttes constitutionnelles, l’histoire du Canada à Laval », M. Héroux inaugure sa généreuse publicité :

Une excellente nouvelle ! L’Université Laval fera donner, au cours de l’automne et de l’hiver, cinq grandes conférences publiques sur l’histoire du Canada. On a choisi pour thème des conférences les grandes luttes constitutionnelles du régime britannique, et c’est M. l’abbé Groulx qui sera chargé du nouveau cours.

Suivent une présentation du professeur et un bref exposé du sujet de chacune de ces conférences ; à quoi s’ajoutent ces quelques paragraphes :

Ces thèmes devraient réunir autour de l’orateur un auditoire aussi attentif que nombreux. Pour nombre de raisons qu’il serait inutile de rappeler ici, l’histoire du Canada — et particulièrement l’histoire du régime britannique — est un sujet relativement peu familier à nombre d’hommes instruits par ailleurs. Le fait est que l’histoire du régime britannique est encore à faire dans une large mesure. M. l’abbé Groulx nous rendra le service de présenter, dans leur ensemble, avec leurs tenants et aboutissants — avec le calme et la netteté que permet la distance — les principales questions autour desquelles livrèrent tant de combats les initiateurs de notre vie parlementaire.

Il va de soi que ces leçons ne devront être que le début d’une série d’études régulières et prolongées sur notre histoire : cela dépendra, croyons-nous, du public et de l’intérêt qu’il y prendra.

Ces dernières lignes n’engagent pas seulement le public, mais tout autant le professeur. Je n’ai nul besoin d’un grand effort d’esprit pour comprendre que je tiendrai entre mes mains l’avenir de ce nouvel enseignement si hautement désiré par une considérable élite : enseignement indispensable à tout peuple. L’école nationaliste, alors en pleine vigueur au Canada français, cherche où appuyer sa doctrine et la ferveur de son élan. Ce suprême appui, un passé trop ignoré mais enfin sorti de la brume, ne pourrait-il le lui fournir comme à tous les groupes nationaux alors en éveil de par le monde ? Nos problèmes constitutionnels, sans que j’y sois pour rien, prennent en outre une singulière actualité par le seul fait de la guerre. Les polémiques font rage autour de la participation du Canada à la mêlée européenne. On discute âprement l’obligation de notre pays à se porter au secours de l’Angleterre. Saurai-je bâtir les cours que l’élite attend ? La Faculté des arts n’existe que sur papier ou à l’état embryonnaire. Je ne puis compter sur des étudiants attitrés et assidus. J’aurai devant moi un auditoire de grand public, auditoire capricieux, dont l’on sait l’inconstance. Encore me faut-il réussir à l’attirer. C’est donc une troublante et rude bataille à livrer. Y a-t-il quelque espoir de la gagner ?

Deux hommes me sont, à ce moment de ma vie, d’un précieux service : le libraire G. Ducharme et Aegidius Fauteux. Le premier, remarquable bibliophile, vient d’ouvrir une librairie de Canadiana. Il m’aide à me constituer une bibliothèque, me vend généralement à bon marché les ouvrages dont j’ai besoin. Je lui paierai même quelques ouvrages rares, à la petite semaine, comme une machine à laver. Le second, conservateur de la Bibliothèque Saint-Sulpice qu’il s’efforce d’équiper pour la recherche historique, met à ma disposition ses collections les plus précieuses et sa science bibliographique qui est considérable. Ma chambre au presbytère de Saint-Jean-Baptiste, très sombre, me rend le travail pénible. Aegidius Fauteux m’offre, à gauche de la salle de lecture, vers le centre, un de ces petits cabinets ouverts où il y a chaise et table et protection contre le public par un portillon de fer. Pendant bien des années, combien de jours et de soirées j’aurai passés là, peinant péniblement derrière un entassement de livres, de brochures et de vieux journaux, indifférent au va-et-vient des habitués de la bibliothèque. Le soir, à dix heures, je reprenais à pied, par la rue Saint-Denis, à demi déserte, le chemin du presbytère de Saint-Jean-Baptiste ou du Mile End, me trouvant parfois un peu fou de tant travailler pour un monde qui me paraissait si distrait derrière ses rideaux de fenêtres mal baissés. À Saint-Sulpice et chez moi, sans secrétaire ni dactylo, parce que sans les moyens de m’attacher ni l’un ni l’autre, je transcris à la main notes et extraits de documents et jusqu’aux textes mêmes de mes cours. Je ne songe pas aujourd’hui, sans un peu de mélancolie, à tout ce temps perdu et à ces retards irréparables dans ma documentation. Je n’aurai guère de secrétaire avant 1937.

J’ai donc choisi pour sujet : « Nos luttes constitutionnelles ». Je cours au plus pressé. J’avais élaboré quelque peu ces études dans mon manuel ; je les avais reprises et développées l’une ou l’autre dans la Revue canadienne, je crois, et dans la Revue de l’Enseignement secondaire au Canada. Je souhaite débuter, à mon premier cours, par une courte synthèse de l’évolution constitutionnelle de l’Angleterre : préambule nécessaire à toute mon étude de l’année. Courte synthèse mais qui me forcera à travailler dur pendant tout ce mois et demi qui me sépare de mon premier cours. Je travaille fébrilement, au point d’ébranler, certains jours, une santé peu refaite. Au surplus, ma situation à Saint-Jean-Baptiste, mal définie, ne me laisse que maigre liberté en mon travail. Je ne suis pas vicaire et je le suis, obligé à toutes les occupations du ministère paroissial : prédications, confessions, sauf la visite aux malades et la journée de garde. La veille de mes cours qui ont lieu au début de chaque mois, je me vois invariablement rivé à mon confessionnal, pendant trois jours, pour la confession des enfants, confession préparatoire au premier vendredi du mois.