Mes mémoires (Groulx), tome I/vol. 2/Le premier cours à l’Université (3 novembre 1915)

La bibliothèque libre.

II

LE PREMIER COURS À L’UNIVERSITÉ
(3 novembre 1915)

Enfin le jour redouté arrive : ce soir du 3 novembre que m’a fixé Mgr Bruchési. Le même jour, Le Devoir publie une entrevue qu’est venu solliciter M. Héroux. J’y expose le plan de ma première leçon et surtout j’y motive l’assez longue introduction dont je l’ai coiffée. Je cite quelques lignes de l’entrevue :

Peut-être trouvera-t-on, ce soir, que je me suis quelque peu attardé dans l’histoire de l’Angleterre avant d’aborder celle de notre pays. Mais mon expérience personnelle et les confidences de mes anciens élèves m’ont convaincu que nous ignorons beaucoup trop l’histoire de la métropole, et surtout les éléments essentiels de la constitution britannique… J’oserai dire plus : il me paraît impossible de comprendre quelque chose à la politique canadienne de 1791 à 1840, sans une connaissance très précise de l’état social et politique de l’Angleterre à la fin du 18e et au commencement du 19e siècle.

Ces préliminaires s’imposent toujours, même aujourd’hui, mais combien plus opportuns paraissaient-ils, il y a quarante ans, si mince est alors, parmi les professionnels et autres, le bagage d’histoire rapporté de l’enseignement collégial et même universitaire. Sur quinze pages d’imprimé, mon premier cours en contiendrait donc une dizaine sur la constitution britannique, et à peine cinq sur « Le Canada politique en 1791 ». Je parle de pages d’ « imprimé ». En effet, totalement inexpérimenté et n’ayant pas encore appris qu’un travail d’histoire ne doit pas se presser de voir le jour, mais savoir attendre et le travail de la loupe et le travail de la lime, j’avais cédé aux instances de M. Héroux et laissé imprimer, en fascicules, ce premier cours. Je commettrai la même faute pour les quatre suivants qui seront vendus au public, le soir même, à la sortie de l’Université, et largement répandus dans les collèges.

À huit heures et quelques minutes, ce 3 novembre, j’entre en ce que l’on appelle alors, à l’ancienne Université de la rue Saint-Denis, la « Salle des promotions » : assez vaste auditorium ceint de balcons. Il est comble, soit quelque 1,200 auditeurs. Fidèle à sa promesse, Mgr Bruchési préside au premier rang. Convenablement ému comme en toutes les circonstances de ma vie, je m’assieds, selon le rite académique, derrière la petite table, au centre de l’estrade. Et voilà un millier d’yeux braqués sur le pauvre professeur parfaitement inconnu du plus grand nombre. Il y a de la sympathie dans les regards ; il y a aussi une légitime inquiétude. Que nous apporte-t-il celui-là ? Inquiétude que ne sont pas loin de partager mes meilleurs amis. Ils savent l’importance, l’enjeu de la soirée. On écoute pourtant avec attention la première partie du cours sur l’évolution constitutionnelle de l’Angleterre. Pour la plupart elle est neuve. À dessein, je me suis efforcé de garder à mon exposé le ton didactique : ton du cours plus que de la conférence. Cependant, il me semble que l’on a hâte de me voir aborder l’histoire canadienne. Aussi bien, lorsque, arrivé à la deuxième partie, j’annonce : « Nous revenons maintenant au Canada… », un imperceptible soupir de soulagement que je devine plus que je ne sens s’élève de l’auditoire. Ces cinq pages du fascicule ne contiennent, elles aussi, qu’une rapide synthèse de l’état politique du Canada français en 1791 : exposé du règne de l’oligarchie anglo-canadienne, elle-même réplique, réduction ou prolongement de la haute société impériale. Mainmise puissante, par conséquent, sur les fragiles institutions parlementaires, elles-mêmes entre des mains inexpérimentées. Mais la finale ne laisse point de passer en revue les motifs d’espoir des Canadiens de l’époque : germe de liberté, invite à l’émancipation contenue dans les institutions britanniques, puis formation française, rigoureux esprit de logique des parlementaires canadiens, issus de générations rurales, puis encore et surtout, foi en la Providence qui « développe l’histoire du monde selon les lois immuables de sa haute logique et qui ne cesse de veiller sur les races adolescentes dont elle a voulu que le berceau fût un miracle ». Petit morceau d’assez maigre éloquence. À ces derniers mots cependant, je sens que j’ai devant moi beaucoup plus qu’un auditoire sympathique, mais un auditoire conquis. En réalité, sur l’évolution constitutionnelle de l’Angleterre, je n’ai présenté qu’une superficielle vulgarisation. À la sortie de l’Université, je ne suis pas peu étonné d’entendre deux avocats du temps, jeunes professionnels brillants, MM. Guy Vanier et Léon Mercier-Gouin, — et voilà qui m’en dit long sur la sorte de cours d’histoire constitutionnelle alors professé à l’Université de Montréal, — me demander, sur le ton louangeur : « M. l’abbé, où avez-vous pêché toutes ces notions ? »

Mais avais-je gagné la partie ? Dans mon entrevue du matin accordée au Devoir, je m’étais montré plutôt circonspect au sujet de l’avenir de ce cours d’histoire. À une question directe de mon interlocuteur :

— Je suppose, M. l’abbé, que ces premières conférences ne sont que le début d’un cours régulier d’histoire du Canada à l’Université pour les années prochaines ?…

Je m’étais contenté de dire :

— Oh ! là-dessus, je n’ai pas qualité officielle pour vous répondre. Le public pourrait peut-être en décider, car je suppose que la chaire ne sera fondée que si les élèves existent. Et les élèves, c’est le public qui les fera.

Que la partie soit gagnée, j’en ai à peu près l’assurance dès le lendemain. Le vice-recteur de l’Université, Mgr Dauth, me fait mander chez lui pour me poser cette question à brûle-pourpoint :

— Iriez-vous enseigner à l’École des Hautes Études commerciales ?

— Et pour enseigner quelle matière, Mgr le recteur ?

— L’histoire du Canada, l’histoire universelle et l’histoire du commerce, depuis le commencement du monde jusqu’à nos jours.

— Rien que cela ! Et ces matières, n’y avait-il personne qui les enseignât ?

— Oui, mais le professeur se refuse à continuer ces cours par manque d’autorité sur les étudiants… On l’accable de chahuts. Et pourtant ce professeur chahuté s’appelait l’abbé Adélard Desrosiers, principal de l’École normale Jacques-Cartier.

Je comprends que l’on veut surtout me donner les moyens de gagner ma vie. Le vice-recteur me l’avoue d’ailleurs candidement : « La Faculté des arts n’a pas de budget ; impossible de vous payer ; mais il faut tout de même que vous gagniez votre vie. » Et il se trouve que mon premier cours d’histoire du Canada m’aura mené à l’École des Hautes Études commerciales et m’aura permis de gagner la somme de $15 par semaine. Le plus haut traitement qu’on m’eût encore servi. Pendant cinq ans, dans la maison de la place Viger, alors tenue pour imposante et opulente, en relief sur la grisaille de la plupart de nos maisons d’enseignement, j’enseignerai les trois matières ci-haut nommées, sans préparation bien prochaine évidemment. Mais nous sommes encore à l’époque où tout honnête professeur, du seul fait de sa nomination, peut et doit se croire toutes les compétences et aller même jusqu’à se prendre pour une encyclopédie. Cette première semaine de novembre, j’irai donc affronter cette classe d’étudiants rébarbatifs dont on m’a parlé : petite collection de parfaits indisciplinés, une soixantaine, échappés de collèges, fils à papa, mêlés de quelques cancres qui fréquentent l’École sans savoir pourquoi. C’est que l’École des Hautes Études commerciales a coûté aux finances de la province deux millions : somme extravagante, énorme pour les modestes budgets de l’époque. D’où, pour démontrer l’opportunité de l’institution et affronter les critiques, obligation pour le gouvernement de recruter les premiers élèves sans trop de scrupules. Ces petits vandales ont déjà saccagé pupitres et bancs des classes, jeté par les fenêtres de précieuses collections de métaux et de plantes. À ma première leçon, j’ai donc besoin de faire appel à toutes mes ressources de pédagogue pour dompter mes jeunes sauvages. Grâce heureusement à l’appui de quelques jeunes gens et bonnes têtes placés au premier rang et qui veulent écouter le cours, j’apprivoiserai les petits fauves. Ils ne me feront point la grâce d’écouter mon enseignement ; ils cesseront leurs gamineries, causeront entre eux à voix basse, liront les journaux, fumeront la cigarette et me laisseront la paix. Comme ils faisaient rouler des marbres qui descendaient jusqu’à ma tribune et que ces petits drôles trouvaient cela bien amusant, j’endurai l’espièglerie quelques moments, puis interrompant ma leçon, je leur tins ce bref discours : « Je ne vous embête point. Pourquoi m’embêtez-vous ?… Je ne vous demande point de m’écouter, mais de laisser écouter vos camarades d’en avant, que le cours paraît intéresser. » Ces quelques mots prononcés avec calme eurent le don de les figer. J’enseignerai pour une dizaine d’élèves. Nouvelle tâche de professeur qui n’allège guère mes travaux d’historien improvisé, même si je suis heureux d’enseigner l’histoire du commerce qui va me révéler plus nettement le rôle du facteur économique dans la vie des États et des peuples. C’est pour moi gain précieux. Dès lors, et depuis mon enseignement à Valleyfield, la notion d’histoire que je porte en ma tête est celle de l’histoire intégrale, celle qui embrasse les divers aspects du passé d’un peuple ou d’une société. Et dans la texture du passé canadien-français, il ne m’est pas inutile de mieux apercevoir le rôle de l’économique.

Bataille gagnée. Autre résultat remporté à l’Université dès la deuxième conférence, celle du 1er décembre 1915, où je traiterai de la « Question des subsides ». Dans un article de ce même soir où M. Héroux annonce le cours, je retrouve ce passage trop aimable :

L’histoire du Canada devient à la mode, disait l’autre jour, à la bibliothèque Saint-Sulpice, M. l’abbé Perrier, et il semble que cet hiver l’on ira en histoire du Canada comme Mme de Sévigné allait en Bourdaloue…

Le lendemain, dans son compte rendu de la leçon, M. Héroux ajoute :

Il est maintenant sûr que la série des cinq conférences formera l’un de nos plus utiles volumes d’histoire canadienne ; il doit être à peu près sûr aussi que le cours deviendra une institution permanente.

On avait dit, paraît-il : le sort de cette chaire est entre les mains du public. Le public a donné sa réponse.

Dans les milieux de jeunesse, et voilà qui démontre encore quelle soif l’on avait d’un enseignement de l’histoire nationale, la joie est profonde. Un jeune collégien, alors étudiant au Collège Sainte-Marie, Hermas Bastien, racontera plus tard, dans L’Action nationale (janvier 1937), ses impressions et celles de ses camarades :

Je me rappelle les radieuses sorties des pensionnaires de Sainte-Marie qui suivaient alors les conférences du professeur d’histoire du Canada à l’Université. L’abbé Groulx traitait cette année-là de nos luttes constitutionnelles. Nous achetions, à l’issue de la conférence, le texte qui venait de nous être lu. Nous en achetions même quelques exemplaires pour nos confrères qui n’avaient pu assister à la conférence. Je me souviens d’en avoir vendu à prime. En récréation, les jours de pluie ou de neige, et sous les beaux soleils d’hiver, déambulant dans le préau, de jeunes rhétoriciens lisaient chacun une page de ces cours d’histoire. Le bénéfice était immense ; beaucoup d’enthousiasme, dans l’âme d’une douzaine de rhétoriciens. C’étaient les années de guerre. L’on devine l’effet de cette littérature nationale sur notre jeune irrédentisme.

Encore au souvenir de ces cours, Michelle Le Normand confiait au Devoir du 9 mars 1938 ces propos (c’était après l’une de mes conférences à Ottawa) :

En rentrant, malgré moi, je repensais… à l’ancienne et pauvre Université de Montréal et à ces premiers cours d’histoire que je suivis. D’un soir à l’autre, ma jeunesse s’éveillait un peu plus ; ma jeunesse se formait une conscience « nationale ». D’un soir à l’autre, l’amour de mon pays grandissait en moi avec le respect, la fierté du passé qui doit toujours engager le présent… L’école de ce prêtre — que Dieu bénisse — façonnait, en même temps que mon âme, celle d’un grand nombre de jeunes de ma génération…

Combien de lettres, dans le cours de ma vie, me viendront qui me rediront la même joie de mes jeunes contemporains ! Eh oui ! ces premiers et pauvres cours d’histoire provoquèrent quelques heures d’exaltation. Excellent phénomène pour les professeurs d’histoire de la littérature qui auraient besoin de démontrer, une fois de plus, la part du milieu, du moment, dans le succès d’une entreprise intellectuelle. Ces cinq plaquettes de mon premier cours d’histoire à l’Université montréalaise, j’en possède encore deux exemplaires reliés sous même couverture. Je ne les relis pas souvent et je ne les ai jamais relues sans un profond sentiment de malaise : ce malaise qu’un auteur éprouve devant une œuvre qui a eu quelque succès et dont il ne peut se cacher la déplorable insuffisance.

Quelques jours à peine après l’article de M. Héroux, une adhésion, qu’on peut dire inattendue et pour cela même presque retentissante, achève de gagner la partie. L’adhésion vient d’un homme dont on l’attendait peu et d’un lieu d’où l’on pouvait l’attendre encore moins. Le 7 décembre, Le Canada, journal montréalais, publie une lettre de l’honorable Tom-Chase Casgrain, ministre des Postes à Ottawa, lettre datée du 1er du mois. La lettre est adressée à Mgr G. Dauth, vice-recteur de l’Université Laval, Montréal. Et que contient cette lettre ? De chaleureux compliments du ministre fédéral aux autorités universitaires pour leur inauguration d’un cours public d’histoire canadienne. Je ne connais pas M. Casgrain ; je ne l’ai jamais rencontré. L’homme politique ne possédait guère, au surplus, la réputation d’un superpatriote canadien-français. Qui, quel motif l’ont amené à écrire cette lettre ? Je n’en sais rien. Encore cette fois, l’abbé Émile Chartier prétend avoir été l’entremetteur ou l’inspirateur. En sa lettre M. Casgrain a su glisser quelques phrases bien faites pour encourager les autorités universitaires en leur récente entreprise. « Si j’étais encore à Montréal, écrit-il, je me ferais un devoir de suivre ces conférences… » Outre qu’elles apprendront « au public à mieux apprécier le travail des nôtres qui se distinguent par leurs études historiques », elles approfondiront « aussi les connaissances indispensables à tous ceux qui aspirent à jouer un rôle dans la vie publique de notre pays ».

Le 5 décembre, le vice-recteur répond assez longuement au ministre. La réponse, m’écrit Mgr Émile Chartier, dans une lettre du 22 décembre 1915, serait encore de sa main à lui. Le porte-plume y souligne la valeur significative de l’intervention du ministre. « Émanant d’un personnage aussi distingué par ses fonctions, par sa valeur professionnelle et par son caractère, elle honore aussi triplement l’institution qui l’a reçue. » Il note la curiosité intellectuelle, l’appétit de connaissances historiques éveillés par les premiers cours. Il exprime le désir depuis longtemps nourri par la Faculté des arts de « tourner de plus en plus l’esprit de ses élèves vers l’étude des choses canadiennes : histoire, institutions, géographie, littérature, langues, économie, politique » ; enfin, conclut le vice-recteur, la pénurie de finances a seule gêné, empêché jusqu’ici le développement de la Faculté. « Ce n’est pas que lui fissent défaut les maîtres compétents ou les sources d’information… La pénurie financière dont elle souffre l’a jusqu’à présent privée du plaisir d’exécuter ce dessein. » Ce dernier paragraphe suit un éloge du professeur d’histoire du Canada où, soit dit en passant, l’on perçoit, dans une lumière cruelle, l’idée bien inexacte que l’on se fait alors d’un véritable technicien du terrible métier. Et voilà pour ne plus s’étonner que l’on m’ait pourvu si petitement des moyens de m’acquitter de ma tâche. Dans Le Devoir du même jour, M. Héroux ne manque point de commenter les deux lettres, celle du ministre et celle du vice-recteur. L’on perçoit jusqu’à quel point les promesses des autorités universitaires ont trouvé écho dans le public.

Voici des paroles, écrit le journaliste, qui seront lues et relues avec un frémissement de joie par des milliers et des milliers de Canadiens qui sentent plus que jamais le besoin de connaître les choses de leur pays.

À la fin de l’année universitaire, le cours d’histoire va recueillir, cette fois, sans équivoque, sa consécration définitive. Elle lui vient d’abord, le 12 avril 1916, de la bouche de l’Archevêque de Montréal. Ainsi qu’il avait fait à la première, Mgr Bruchési a daigné présider ma dernière leçon. J’emprunte au Devoir du lendemain, cet extrait de l’allocution épiscopale :

M. l’abbé Groulx vient de terminer les conférences qu’il avait entreprises sur nos luttes constitutionnelles. Je sens le besoin et je me fais un devoir de lui exprimer en votre nom et au mien les plus chaleureuses félicitations et de lui adresser notre plus cordial merci. Félicitations pour le beau succès qui a couronné son œuvre ; merci cordial pour l’éminent service qu’il a rendu à ses compatriotes et à notre pays tout entier (Le Devoir, 13 avril 1916).

Quelques semaines plus tard, le secrétaire adjoint de l’Université, M. l’abbé Chartier, présente le rapport des deux années universitaires, 1914-1915 et 1915-1916. Il accorde une page aux cours d’histoire du Canada. J’en détache ces quelques extraits où l’éloge est un peu moins excessif :

Un auditoire nombreux s’est massé pour l’entendre [l’abbé Groulx] dans cette salle. Chacun a pu suivre, phase par phase, à l’aide des indications précises de l’historien, l’évolution de nos grands problèmes constitutionnels… Toutes ces grandes questions auxquelles il avait donné, pour préface, une esquisse du parlementarisme anglais et canadien, notre professeur d’histoire du Canada les a exposées avec l’impartialité d’un juge, l’amour d’un enfant, la verve d’un vengeur.

Et le secrétaire adjoint termine par cette réflexion empruntée, dit-il, à un auditeur du conférencier :

Rarement l’Université fera meilleure acquisition. Puisse-t-elle procurer longtemps à son nouveau maître le loisir de développer sa science de l’histoire canadienne et l’avantage d’en faire bénéficier le public montréalais, le pays tout entier !

Ce dernier trait constitue, de la part de l’Université, presque un engagement à l’égard du cours d’histoire du Canada. Le cours allait continuer.

■ ■ ■

Ainsi, dès les débuts de cette année 1915-1916, apprend-on à Valleyfield, ce qu’est devenu le « petit vicaire » de Saint-Jean-Baptiste. Pour ma part, je n’ai qu’à méditer humblement les jeux secrets et combien miséricordieux de la Providence !

Dès mon entrée à Montréal, et ne sachant quel cours prendrait ma vie, je m’étais posé cette question : « Vers quoi orienter mes études ? » Quelques semaines plus tard, la question ne se posait plus. L’histoire m’allait saisir, ce monstre au froid visage, capable de fasciner, mais incapable de jamais lâcher sa proie. Venu tard à la sévère discipline, j’aurai beaucoup de temps à rattraper, et toute une technique à me mettre en tête, sans l’aide de personne, nulle école n’existant autour de moi qui pût m’enseigner mon métier. En toute hâte je me mets à piocher quelques manuels de méthode historique, entre autres, l’ouvrage de Seignobos qui me paraît systématique à l’excès. J’emprunte davantage à Travail scientifique du Père Fonck, d’une belle précision, plus pratique à mon sens que celui du théoricien de la Sorbonne.

En même temps, pour joindre le modèle à la théorie, persuadé qu’on ne saurait prendre meilleures leçons que celles des maîtres, j’entreprends la lecture méthodique des œuvres des grands historiens, de ceux au moins qu’on peut appeler les classiques de l’histoire. De leurs ouvrages, je ferai désormais la lecture assidue, mes livres de chevet. Je débute avec le Grec Thucydide, puis je continue avec Tite-Live, Salluste, Tacite que je lis dans les excellentes traductions Guillaume Budé. De là, je passe à l’école française et belge. Je lis presque en entier Godefroid Kurth qui me retient par sa remarquable érudition, son esprit philosophique, ce grand air qu’il sait donner à l’histoire. J’accorde un coup d’œil à Augustin Thierry. Je m’attarde davantage dans Fustel de Coulanges, regardé en ce temps-là comme un maître parmi les maîtres. Je lis Guizot que je ne trouve pas si méprisable qu’on veut le faire croire. Taine m’intéresse assez longuement. Mes préférences de ce temps-là vont pourtant à Pierre de La Gorce : Histoire de la seconde République française, Histoire religieuse de la Révolution française. Cet historien me semble incarner, avec son sens de l’ordre et tout son charme, l’aisance française, la plus parfaite alliance en histoire de la science et de l’art : une érudition qu’on soupçonne à peine, tant les événements et les hommes ont l’air de s’expliquer eux-mêmes ; et ce ton serein d’ancien magistrat, de gentilhomme narrateur en son salon ; et ce don de psychologue à percer les secrets des plus grands figurants de la comédie humaine. Je fais grâce de bien d’autres historiens : de Louis Madelin, par exemple, intéressant, admirable conférencier, mais tout autre que maître de style ; de quelques historiens anglais et américains et de maints auteurs de monographies et de biographies que m’imposent, au jour le jour, les besoins de la documentation. Je passe outre enfin aux ouvrages qui traitent de ce que l’on appelle les sciences auxiliaires de l’histoire, ouvrages de sociologie, de géographie par exemple : la Géographie humaine de Jean Brunhes et la Géographie de l’Histoire de Jean Brunhes et Camille Vallaux, ce dernier ouvrage, vraiment précieux. Que ne doit pas lire l’historien d’aujourd’hui qui s’aperçoit tôt qu’il n’y a d’histoire que l’histoire intégrale et que tout ce qui est humain est de sa mouvance ?

Peut-être, me demandera-t-on, par quel miracle j’ai pu lire et annoter tant d’ouvrages alors que les exigences de la recherche devaient dévorer une grande partie de mon temps ? Parler de miracle est superflu. Ma recette est toute simple et je l’offre à qui la voudra éprouver. Toute ma vie, je puis le dire, je ne me suis jamais livré à un travail de rédaction qu’auparavant je n’aie pris la peine de me mettre le cerveau en forme par un bout de lecture. Et j’entends par là l’affrontement assidu avec la pensée d’un grand écrivain ou d’un grand penseur, auteurs de ces grands livres qui ont le don de vous fouetter les facultés. Il se peut que la lecture soit tout à fait étrangère au sujet que l’on veut traiter. Peu importe. On lit un quart d’heure, dix minutes, peut-être moins, jusqu’à ces heureux moments où parfois le démon intérieur vous met du feu aux tempes et vous pousse à saisir la plume. Que l’on essaie la recette et l’on verra ce qu’il est possible de lire en une vie d’homme. À propos de ces lectures préparatoires à mon métier d’historien, dirai-je comme m’a paru plaisante, certains jours, l’opinion d’Olivar Asselin et de quelques autres, croyant découvrir, en ma manière d’écrire l’histoire, l’influence et la manière de Michelet ? Le compliment est gros, même trop gros pour que je l’accepte. La vérité est qu’en mes années de préparation, je n’ai vraiment lu de Michelet que quelques rares morceaux choisis. Et même plus tard, en possession du grand ouvrage de l’auteur, je n’en lirai que quelques bribes par-ci par-là, et, je crois pouvoir l’affirmer, sans jamais me laisser envoûter par l’historien romantique que je trouve parfois déclamatoire et lyrique.

■ ■ ■

Au printemps de 1916, à la fin de cette première année d’enseignement à l’Université, j’aurais volontiers formé un souhait : prendre le temps de me retourner, le temps aussi de me tracer un programme de vie et de travail. Je n’eus pas à me préoccuper de l’emploi de mes loisirs. Une mission assez importante m’attendait. Mandé chez le vice-recteur de l’Université, j’y rencontre le président de l’administration de l’École des Hautes Études commerciales, M. Isaïe Préfontaine. Tous deux me proposent et me pressent d’entreprendre, pour l’École, une longue tournée à travers les collèges classiques de la province de Québec. Tournée urgente, me dit-on. Hélas, à peine née, l’École des Hautes Études commerciales semble en pleine décomposition, acculée presque à la faillite : direction incompétente, et, par suite fatale, indiscipline parmi les professeurs et parmi les élèves. Désordre général. Dans le monde des politiciens, beaucoup, ai-je rappelé, avaient jugé l’institution prématurée et surtout d’un coût injustifiable. Pour la défense de son œuvre et pour en prouver l’opportunité, le gouvernement n’avait cru mieux faire que de remplir l’École d’une population d’étudiants suspects, petits barbares indomptés, aimant mieux s’amuser qu’étudier. Ne profitant guère de l’École, ils en étaient devenus, comme il arrive toujours, les pires dénonciateurs. Une petite élite d’étudiants, à compter sur les dix doigts de la main, n’arrivait pas à contrebalancer la propagande funeste. D’autant que la nouvelle institution, école indépendante et gouvernementale, pratiquement neutre, non affiliée à l’Université et pour cela même tenue en suspicion par les parents et le clergé, recrutait peu ou point la clientèle des collèges. L’administration avait donc décidé une réforme radicale. On changerait le directeur ; on affilierait l’institution à l’Université. Et déjà, en vue de cette réforme, un Comité dit de perfectionnement, composé de MM. Henry Laureys, le nouveau directeur, d’Édouard Montpetit, de Victor Doré, de Léon Lorrain et de moi-même, s’était chargé d’une refonte des programmes d’étude et d’une réforme de la discipline. Travail captivant. Il nous avait permis d’aborder de si intéressants problèmes et il m’avait mis en intimes relations avec au moins deux intelligences d’élite : Édouard Montpetit alors en pleine ascension et le fin et intelligent Léon Lorrain. Et voilà comment et pourquoi, en ce printemps de 1916, je me trouvai investi d’une mission de propagande. J’irais annoncer dans les maisons d’enseignement secondaire l’affiliation de l’École des Hautes Études commerciales à l’Université ; mais surtout, j’aurais à prêcher à la jeunesse, une orientation opportune et même urgente vers les carrières économiques : carrières où l’avenir de notre peuple se trouvait largement engagé. Eh oui ! et cela se passait dès 1916. Me permettra-t-on de le rappeler à ceux-là qui croient que le souci économique date de leur apparition dans le monde ? Et je le rappelle aussi pour qu’on réfléchisse une fois de plus sur la lente germination des idées au Canada français. J’emploierai plus de deux mois à faire le tour des collèges : randonnée qui me mènera de Montréal à Rimouski et Chicoutimi et jusqu’à Mont-Laurier. Presque partout on m’accueille chaleureusement. En plusieurs collèges, après ma conférence sur l’École des Hautes Études commerciales, on en veut une autre sur quelque autre problème d’éducation ou de la vie nationale du Canada français. Et l’accueil que l’on me fait, je ne puis me le cacher, je le dois, pour la grande part, à l’émotion suscitée en ces milieux par les récents cours d’histoire du Canada, tellement ce simple et premier réveil du passé avait touché les âmes en leur fond. Comme un peuple aime retrouver son visage ! Cette émotion, je l’ai ressentie à Montréal même. Pendant toute cette année, j’ai éprouvé le sentiment qui fut celui de Garneau, plus d’un siècle et demi auparavant, celui de découvrir à mes compatriotes leur histoire. En quelques endroits, en deux tout au plus, se fait-on prier pour recevoir le missionnaire nouveau genre. D’aucuns, qui craignaient déjà que l’apostolat laïc dans l’ACJC ne détournât des vocations sacerdotales, redoutent, pour les mêmes fins, l’attrait des nouvelles carrières. Mission opportune et féconde quand même. Dès septembre suivant, quelques bacheliers ès arts prennent le chemin de la grande École de la place Viger. Par suite de la rigoureuse sélection décrétée par notre Comité de perfectionnement, 35 étudiants au plus obtiennent leur admission. C’était loin des 125 de l’année précédente. Mais, de ce jour-là, ai-je souvent entendu dire, l’institution aura pris l’élan et le caractère de haute distinction qu’elle a gardée.

J’achevai mes courses juste à temps pour prendre quelques semaines de vacances. Une Providence qui a emprunté la voix et la plume du « Petit Père Villeneuve » m’invite au lac McGregor, à La Blanche, pour un séjour que je raconterai plus loin. J’ai dû passer là au moins trois semaines pendant chaque été de 1915, 1916, 1917.