Mes mémoires (Groulx), tome I/vol. 2/Deuils

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Texte établi par Notes de Juliette Lalonde-RémillardFides (p. 403-412).

IX

DEUILS

Ma sœur Flore

Ces événements, ce sont trois deuils, trois grands deuils qui, de quatre ans en quatre ans, ont douloureusement jalonné ma vie. Le 31 janvier 1916, mourait l’aînée de mes sœurs du nom d’Emond. Elle s’appelait Flore. Elle était devenue Madame Joseph Boyer. Par l’âge elle me suivait de près. Nous étions très liés. Nés tous deux à l’époque où les enfants ne faisaient pas que s’amuser, mais travaillaient, nous avions partagé la même enfance laborieuse. Nous avions, en commun, les souvenirs de nos cueillettes de framboises, de nos corvées de bois de grève ; elle avait été avec moi chef de l’équipe. Pour entretenir l’ardeur de la petite troupe, remonter les courages fléchissants, j’avais trouvé en elle une précieuse auxiliaire. Elle était grave, d’un courage tranquille, parlait peu. Pour elle, enfant de huit ou neuf ans, le travail, même monotone, même dur, s’appelait devoir. On ne prononçait même pas ce grand mot, mais on accomplissait la tâche quotidienne comme une chose toute simple, sans s’épargner, puisque nos parents ne s’épargnaient point. Avec ce sens du devoir, ce que je revois en elle, c’est un mélange de douceur et de fermeté. Un caractère pacifique, mais en même temps généreux, et d’une féminité virile. Quand nous eûmes grandi, notre amusement favori, ainsi qu’il arrive dans les familles nombreuses mélangées de grands garçons et de grandes filles, consistait à nous taquiner. La taquinerie, nous les garçons, nous la maniions parfois avec cruauté. Elle avait peu de prise sur la grande sœur aînée qui encaissait sans jamais répondre. Elle savait rire : elle ne savait pas se fâcher. Devenue femme, mère de famille, cette possession de soi lui serait précieuse. Rarement en elle verra-t-on la mère qui gourmande ; elle sera la mère qui commande, de cette manière brève, calme, qui confère tant d’autorité. À ce don du commandement, elle joignait l’esprit de foi que tous nous emporterons de chez nous : foi de notre père et de notre mère, foi incorporée à l’âme, non pas foi d’instinct, mais foi de vieille tradition chrétienne qui inspirera nos vies d’enfants, nous dictera de très haut, avec force et prestige, nos gestes de petits croyants. Mère de sept enfants, à l’âge de trente-quatre ans, la sœur aînée me parle souvent de ses responsabilités. Elle croit en ma pauvre expérience d’éducateur ; elle sollicite des conseils. Aujourd’hui que je vois ce qui se passe, hélas, dans les familles, j’admire encore davantage cette jeune mère qui croyait à l’éducation familiale et qui s’en faisait le plus grave et le plus aimé de ses devoirs. Elle m’avait donné mes premiers neveux, mes premières nièces. J’ai vu grandir, avec combien de charme, la chère nichée. Mais je me disais aussi que leur mère manquerait à ces enfants si elle venait à partir !

Partir ! Elle avait été la première à poser le geste du départ : la première à se marier. Événement joyeux mais qui, dans les familles, s’empreint malgré tout d’un peu de mélancolie. C’est qu’il annonce la première dislocation de la petite communauté. Ma sœur aînée serait aussi la première à donner le signal des grands départs, la première à mourir parmi les grands d’entre nous. Après la naissance de son septième enfant, une sortie prématurée, sortie qu’elle n’avait acceptée qu’avec appréhension, lui occasionnait une pneumonie. Mal inexorable qui, en quelques jours, aurait raison de cette femme forte, de nerfs solides. Elle accepta la mort avec son courage habituel, comme elle avait tout accepté dans la vie. Elle trouva la force d’appeler à son chevet, l’un après l’autre, pour leur donner ses suprêmes recommandations, son mari et chacun de ses enfants. Mandé en hâte de Montréal, j’assistai à son agonie. N’ayant fait que peu de ministère auprès des malades, j’ai vu rarement mourir. Au pied du lit de ma sœur mourante, j’ai vécu des minutes pénibles, atroces. Comme à notre pauvre corps l’âme paraît opiniâtrement rivée ! Qu’il faut de spasmes, d’efforts violents pour les détacher l’un de l’autre ! La voix broyée, je dis les prières des agonisants. Un voile noir se glisse lentement sur tout un chapitre de mon enfance.

Mon frère Albert

Quatre ans plus tard, un deuil m’atteint de nouveau. Celui-ci peut-être plus cruel. J’avais un frère aîné, seul de mon nom. Seuls, en effet, nous avions échappé à la mortelle diphtérie qui, en huit jours, nous avait ravi, en notre enfance, notre sœur aînée, un petit frère et la première petite sœur du second lit. Certes, pour mon frère Albert et pour moi, les petits frères et sœurs venus après nous nous étaient chers. Mais, entre nous deux, qui eût pu nous reprocher de sentir un lien plus fort ? Séparés par moins de trois ans d’âge, aînés l’un et l’autre de la famille, nous avions été davantage des compagnons d’enfance, compagnons de jeu, compagnons d’école, compagnons de travail. Chaque été, avec quelle hâte — il me l’a confié bien des fois — il attendait mon retour du collège. Nous serions deux désormais à partager les travaux de la ferme. Travaux de fin de juin : premiers sarclages, réparations de clôtures, éliminations de mauvaises herbes, charriage du bois de grève ; puis travaux des foins, au milieu du chant des cigales et des goglus, dans la chanson du vent chaud et dans la senteur des parfums champêtres ; puis encore, travaux de la « récolte » proprement dite, fauchage et rentrée des grains, et toutes ces pièces de la terre qui se vident l’une après l’autre et vous laissent la nostalgie des jours finis. Tous ces travaux, cela va de soi, s’accomplissent au milieu d’interminables causeries, autour des veillottes de foin ou pendant le chargement des « voyages », moi dans la charrette et maniant la fourche du chargeur, lui, en bas, lançant, à bout de bras, fourchetées de foin ou javelles de grain. Il me débite la chronique de la vie de famille, la petite histoire de la paroisse pendant mon absence ; il y glisse ses confidences d’amoureux. Moi, je lui raconte ma vie de collège ; je lui parle de mes études, lui ouvre tout un monde inconnu. En plus grande confidence, nous échangions nos rêves d’avenir. Et ces rêves, dans le décor agreste, si peuplé de nos souvenirs, se doublent de charme et d’illusions.

J’aimais mon frère pour un autre motif, celui-là plus élevé. Dans la famille, comme il arrive souvent aux aînés, il avait été le sacrifié. Surchargés de dettes et de redevances, nos parents, surtout depuis l’acquisition de la « terre du bois », ne peuvent se permettre que, de temps à autre, les frais d’engagés à gros salaire. Ce sera le rôle du fils aîné de les suppléer. Ce qui veut dire que, le printemps à l’époque des semailles, l’automne à l’époque des récoltes, parfois l’hiver au temps des battages, le malheureux enfant devra bel et bien renoncer à l’école, pour aider nos parents. Sur les dix mois de l’année scolaire, à peine lui en restera-t-il sept ou huit. Un jour ou l’autre, le travail fini, il reprendra son sac d’écolier, mais pour revenir à l’école en quel désarroi. Se remettre au point, rattraper les camarades, effort héroïque où il ne peut réussir qu’à demi. Ce sera pourtant son lot. Ses frères plus jeunes n’auront qu’à le vouloir pour ne jamais manquer un jour d’école ; tous, sauf un, ils iront au collège ; ses sœurs feront du couvent, pousseront leurs études aussi loin qu’il leur plaira. Lui, à quatorze ans, rentrera à la maison pour n’en plus sortir. Son rôle d’aîné consistera à bâtir l’avenir des autres. Rôle de la lambourde cachée qui soutient le foyer commun. Il travaillera sans salaire comme c’est alors la coutume ; il ne demandera que sa nourriture et ses habits, et quelques sous parfois pour ses sorties de garçon. De ce rôle de sacrifié, s’est-il jamais plaint ? Je ne le crois point. Je l’ai toujours vu d’humeur joyeuse, taquin au possible, aimant son travail, comme on savait l’aimer, en ces temps d’autrefois, alors que, derrière la charrue, la herse, ou sur le banc de la faucheuse, on gardait le goût de chanter.

Deux événements sont venus pourtant assombrir son humble existence. Lorsqu’il apprend ma décision pour le Grand Séminaire, il m’écrit ces petites lignes où se trahit une tristesse résignée : « Nous serons désormais séparés. Va quand même ton chemin. » Le port obligatoire de la soutane, je l’ai dit plus haut, m’empêche de travailler aux champs. C’en sera donc fini de nos longues causeries et de cette fraternité dans le travail qui ajoute tant à l’autre fraternité. Nous nous verrons moins souvent. Je sens qu’il en souffre plus encore que moi-même. Vers le même temps, une pire épreuve fond sur lui. Il aime et courtise une jeune fille du village qui elle-même lui rend son amour. Il eût voulu l’épouser. Nos parents, encore en assez mauvaise posture financière, hésitent à se passer des services de l’aîné, se sentent incapables de l’établir. Peut-être aussi fait-on trop vive opposition à ce mariage d’un fils d’habitant avec une villageoise. Fatiguée d’attendre, la petite villageoise se détermine à un mariage de raison. Son amant d’hier que, jamais, je le sais, elle n’oubliera, doit pourtant se résigner à l’amer abandon. Dans la vie de mon frère, l’événement se transforme en catastrophe. Une blessure le mord au cœur qui, plus jamais, n’allait se fermer. Fier, absolu dans son amour, on le voit se replier dans un isolement définitif. Il était beau de visage, avait de la mine ; il eût pu facilement trouver un autre parti ; il se refusa à courtiser toute autre jeune fille. Sa vie devient une énigme. Il doit souffrir atrocement. Il n’en laisse rien voir. Deux amours ou deux soucis lui servent de refuge : la terre et la politique. La terre, il se prend à l’aimer encore plus qu’auparavant, presque avec passion. Avec les années, il est devenu pratiquement chef de la ferme. Dans journaux et revues, il se met à se renseigner sur la science de son état ; on le vit courir les conférences, les expositions, les concours agricoles ; il aime les belles bêtes ; il se pique d’être l’un des bons laboureurs de la paroisse, prend grand plaisir au beau coup de charrue tracé droit, d’égale levée.

Il aime aussi la politique. Et, par politique, l’on pressent ce que je veux dire en une maison où le vulgaire esprit de parti n’est jamais entré. Il n’a pas de peine à devenir nationaliste, fervent admirateur de Bourassa. Il lit péniblement. Il n’en devient pas moins, et à partir du premier numéro, lecteur assidu du Devoir. Le soir, tous travaux terminés, le journal lui fournit sa lecture quotidienne que nulle fatigue ne lui fait remettre au lendemain. Aussi, dans les réunions d’hommes, dans les veillées à la maison ou ailleurs, faut-il l’entendre discuter de politique avec une aisance, un brio victorieux.

Ainsi sa vie se passait. Deux de ses jeunes frères se sont mariés. En attendant le partage du patrimoine familial, les deux mariés habitent le foyer commun. Le grand frère accepte de travailler avec eux sans y opposer la moindre difficulté. Il vient d’atteindre ses quarante-cinq ans. Sa santé paraît bonne. Ce 21 juin 1920, je suis en visite dans ma famille à Vaudreuil, veille de mon départ pour Saint-Donat. Je prends le déjeuner en face de mon frère, joyeux comme d’habitude. À table, il taquine sans pitié un engagé qu’il prend plaisir à mystifier. À peine suis-je rendu à Montréal que le téléphone se met à ma poursuite. Je suis sorti magasiner. Mon frère Auguste ne réussit à m’atteindre que vers midi. Au bout du fil, j’entends : « Albert est mort… mort subitement, moins d’une heure après le déjeuner ! » Mort de quoi ? D’une crise d’angine, d’une indigestion aiguë ? Le médecin n’a pu le dire. Nouvelle foudroyante. J’ai peine à y croire. Faute de train, je ne peux me rendre à Vaudreuil qu’à 4 heures de l’après-midi. La maison paternelle, envahie de silence, a déjà l’aspect de ces lieux où a passé le suprême malheur. Dans le salon, mon frère que le matin j’ai vu si vivant, repose dans son cercueil. Je ne pleure pas facilement. Mais l’émotion me monte aisément à la gorge, et parfois même, dans mes discours, jusqu’à m’étrangler la voix. Je ne puis que jeter un regard sur la figure du mort. Je m’enfuis au grand air, au bout d’une galerie, pleurer à mon aise, livrer passage au flot qui me suffoque. De l’endroit où je me trouve, je puis embrasser du regard, toute la vieille terre de chez nous. Quel panorama de souvenirs se déploie tout à coup en ma mémoire ! Le lendemain, n’en pouvant plus de me tenir près de ce cercueil qui m’accable, je pars à travers champs, me rends jusqu’au bout de la terre pour me remémorer davantage, penchés sur nos faux et nos fourches, nos travaux en commun, nos causeries, nos échanges d’espoirs. J’en revins l’âme noyée de mélancolie. Que nous tenons donc à la vie et que la vie tient donc à nous par un fil de rien ! Deux jours plus tard, toujours mal remis de mon émotion, je chante le service funèbre. J’accompagne le corps au cimetière ; je dis les dernières prières. Je vois le cercueil, soutenu par les câbles, descendre lentement dans la fosse. Minute que je n’oublierai jamais. Une poignante impression s’empare de moi que, cette fois, je viens d’ensevelir tout de bon ma jeunesse et que, désormais, j’irai plus seul sur le grand chemin de ce monde.

Père Émond

Quatre ans plus tard, la mort revient nous frapper d’un troisième grand deuil. Père Émond — de son prénom William qu’il changera plus tard pour la traduction française de Guillaume — est né à Vaudreuil, à la Petite-Côte double, d’une famille de cultivateurs. Il a épousé notre mère à l’âge de vingt-cinq ans. Il l’avait connue fille, alors qu’elle servait chez Titi (Antoine) Campeau, en qualité d’engagée. Lui-même travaillait chez un voisin, David Pilon. Il avait bien connu Léon Groulx qui en avait fait son compagnon de travail aux États-Unis. Le jeune Guillaume inaugure sa vie par un acte de courage. En février 1879, il épouse la veuve de son ami qui lui apporte quatre enfants en bas âge. Son deuxième acte de courage, il le pose trois ans à peine plus tard : pour une somme énorme, à l’époque, il achète la « terre du bois ». Acte d’audace qui, dans l’entourage du jeune ménage paraîtra extravagant, presque insensé. Comment se sont-ils déterminés à cet achat ? Lequel des deux, de lui ou d’elle, en a eu l’idée, a pris les devants, a emporté la décision ? Les deux époux, très attachés l’un à l’autre, n’ont jamais connu que l’entente harmonieuse ; ils s’opposent pourtant par quelque différence de caractère. Père Émond incarne, dans la famille, ce que je pourrais appeler, le progressisme ; il ne craint pas la hardiesse, le risque ; il aime les nouveautés, les machines neuves, les méthodes nouvelles. Notre mère personnifie plutôt la prudence, le conservatisme ; à l’idéalisme trop prompt de son conjoint, elle oppose, sans esprit rétrograde, le frein, l’esprit de calcul, le sens pratique. Il en résulte de petites controverses assez opiniâtres, qui, enfants, ne laissent pas de nous amuser. Quand père Émond, tenté par l’achat d’une voiture, d’une machine agricole, par les beaux contes de quelque hâbleur de passage, paraît en voie de succomber, le premier mouvement de notre mère est de se dresser en barrage. Et chacun sait qu’à bout d’arguments, elle évoquera l’épouvantail toujours victorieux : « Nos paiements ! » Elle prononçait : peillements, ce qui semblait plus énergique. Elle désirait tant en finir avec les périlleuses échéances, rendre enfin libre le bien familial, nous mettre solidement chez nous. Deux tempéraments faits pour s’équilibrer et se compléter.

En père Émond, j’ai toujours admiré son équité, sa générosité. Entre les enfants du premier lit et les siens qui survinrent nombreux — quatorze en tout — je ne sache pas qu’il ait jamais manifesté quelque désagréable préférence, jamais laissé voir la moindre partialité. À l’école de Vaudreuil comme au Séminaire de Sainte-Thérèse où il assiste parfois à la distribution des prix, je le vois aussi fier de mes petits succès scolaires que si j’eusse été l’un de ses fils. Cet homme, presque illettré, professe une sorte de culte pour l’instruction. Il n’a pas hésité à m’envoyer au collège. Lorsque, devenu prêtre, j’irai lui porter, dans la Cathédrale de Valleyfield, ma première bénédiction, il la recevra les yeux mouillés comme si j’eusse été son véritable fils.

J’ai toujours admiré aussi sa droiture. Droiture foncière, spontanée, qui jaillissait d’un cœur franc, d’un grand fond d’honnêteté. En politique, je l’ai dit ailleurs, on le verra dépouillé de tout esprit de parti : ce qui, en son temps, fera de lui, homme du peuple, une véritable exception. Droiture même naïve que la sienne, incapable de croire à la malhonnêteté des autres et de se mettre en méfiance. Droiture trop absolue qui le fera tomber un jour dans les serres d’un escroc de notaire : faux pas qui faillit lui coûter gros. Lorsque parfois nous nous risquions à le mettre en garde, je l’entends qui nous répond : « Vous autres, à vous en croire, le monde ne serait plein que de malhonnêtes gens ! »

Cet homme droit nous donnait, par sa seule vie, l’exemple du croyant, du chrétien de foi simple, mais rigoureusement loyale. Il savait plutôt épeler que lire. En lui, la foi, ce don que Dieu prodigue souvent ainsi aux humbles, était vive, éclairée, profonde. Un jour nous était arrivé à la maison, cherchant de l’ouvrage, un Français de France, ouvrier agricole en blouse bleue et sabots, vrai type du petit Homais des routes et dont les pareils, très répandus alors dans les campagnes québecoises, ont tant contribué à y propager la réputation d’impiété de l’ancienne mère patrie. Ce bon Français de France parlait de tout, discutait de tout, surtout de religion et de Dieu dont il niait péremptoirement l’existence. Avec quelle force, quelle clarté, père Émond, s’aidant de son seul bon sens, de la seule évocation des choses et du spectacle du monde, rembarrait le bavard ! Un jour, dans la paroisse, une grosse querelle s’élève. Tout un parti se tourne contre le curé, parti qui a pour chef le seigneur à qui nous faisons nos paiements de terre. Père Émond ne se laisse pas impressionner par si peu. Carrément il se jette du côté du curé, en qui il voit l’homme de Dieu et de l’Église. Dans un temps où l’on ne communiait qu’aux grandes fêtes, et souvent même rien qu’à Pâques, notre père nous a toujours donné l’exemple de la communion mensuelle. À table, il dit toujours son bénédicité. C’est avec une émotion toujours mal contenue, qu’au matin du jour de l’an, il lève les mains sur nos têtes pour nous bénir. Il ne le fait jamais que d’une voix tremblante. Sa morale est celle de notre mère : austère sur certains points. Pudeur parfois excessive sur les questions de sexualité. Pour nos parents comme pour tous les anciens, l’ignorance reste contre le mal le meilleur préservatif. Notre père n’eût pu tolérer de blasphème, de la part de qui que ce fût, en présence de ses enfants. Lui-même se permet quelques jurons, ou plutôt ce qu’on appelle dans le style populaire, des « patois ». En ses moments d’impatience, il en use d’une certaine verdeur ; mais ce vocabulaire nous reste formellement interdit.

Il atteindrait bientôt ses soixante-dix ans. Il fit le partage de ses terres entre deux de ses fils et se mit à sa pension. C’est alors que lui et ma mère, aux mois d’été, s’en vinrent demeurer avec moi à Saint-Donat. On m’avait dit : « N’amenez pas là vos vieux parents ; c’est trop les changer de pays. Ils vont s’ennuyer ! » Jamais je n’ai vu vieilles gens plus heureux. Père Émond, dont les mains savent faire bien des choses, s’emploie à l’amélioration de ma maison et de ses dépendances. Nous commencions ensemble notre deuxième été. Mais, en ce mois de juin 1924, il est venu à Saint-Donat, boiteux, s’appuyant sur une canne. Un médecin lui a dit : « Rhumatisme, ça se passera dans les montagnes. » Faux diagnostic. Le mal ne se passe point. Un abcès s’est formé à la jambe. C’est une ostéite. Une opération pratiquée trop tard n’empêche point l’intoxication. Il faut prendre le risque de ramener à Vaudreuil ce qui est presque un moribond. Il meurt presque au lendemain de son retour en la maison familiale.

Le petit engagé de jadis, à force de travail et d’économie, était devenu propriétaire de trois terres, toutes trois dûment payées, libres de dettes, d’une évaluation municipale de $35,000. Pendant que d’autres, héritiers ou fils d’habitants riches, en particulier le fils de son ancien patron, se sont vus contraints de vendre leur bien rongé d’hypothèques, l’ancien engagé a pris place parmi les notables de la paroisse. Universellement respecté, ses co-paroissiens l’ont élu marguillier de la fabrique et conseiller municipal. Quel dommage que la coutume ne permette pas de décerner une épitaphe aux humbles gens ! Sur la tombe de père Émond, l’on eût pu graver ces simples mots, trait dominant de son caractère et de sa vie : Un homme de droiture !