Mes mémoires (Groulx), tome I/vol. 2/Vacances à Paris

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Texte établi par Notes de Juliette Lalonde-RémillardFides (p. 373-402).

VIII

VACANCES À PARIS

Je mets au nombre de mes vacances de ce temps-là mon séjour à Paris et à Londres pendant l’année 1921-1922. Vacances laborieuses comme toutes les autres, mais qui ont eu ce bon effet de me tirer de la fournaise montréalaise. Dans un article à L’Action française (IV : 316) sur mes Lendemains de conquête, mon ami Antonio Perrault m’avait souhaité ce voyage d’études en Europe. Après une citation de ces quelques lignes de ma préface : « Ce nouveau volume garde encore, comme les précédents, le caractère d’une ébauche, d’un travail d’approche. Les œuvres définitives demandent de plus longues enquêtes que le temps seul pourra nous permettre d’achever », mon ami Perrault avait conclu :

Que l’Université de Montréal lui accorde, la première, son appui. Elle doit à ce professeur plus qu’une chaire. Pourquoi, par exemple, par un séjour en Europe, ne lui faciliterait-elle pas l’accès des documents canadiens enfouis dans les bibliothèques de Londres et de Paris ?…

Dîner de départ

Fatigué et fort désireux de retrouver un peu de calme, je sollicite un congé d’un an et je l’obtiens. Quelques jours avant mon départ, un groupe d’amis, une trentaine, m’offrent un dîner d’adieu au Cercle universitaire de Montréal. Leur dessein est d’en faire le premier « dîner d’Action française ». J’en trouve le rapport dans L’Action française (VI : 502-508). L’un des directeurs et l’un des fondateurs de la Ligue des Droits du français et de sa revue, le Dr Joseph Gauvreau, me présente à ce dîner les souhaits de bon voyage. Il s’en acquitte à sa manière pittoresque et vibrante. On vient de me confier la direction de la revue. De l’allocution du docteur, je détache deux passages dont on saisira plus loin l’à-propos :

Pour savoir quelle reconnaissance la Ligue d’Action française doit à M. l’abbé Groulx, il faut connaître les circonstances extraordinairement difficiles dans lesquelles il est entré comme directeur de la Ligue.

Notre période d’enthousiasme effervescent était passée. Déjà deux directeurs sur six avaient flanché. Nous étions en face de difficultés graves de régie interne, d’administration générale et de propagande. Nous manquions d’hommes, nous manquions d’argent. La critique, plus avide de réformes que de progrès, devenait agaçante. Le temps de commenter nos statuts était arrivé. Il fallait exposer largement notre doctrine, par le ministère de notre revue. Un maître nous était nécessaire…

L’éminent service rendu par l’abbé Groulx à la Ligue d’Action française, c’est d’avoir dégagé notre doctrine de sa gangue, et d’avoir contribué plus que personne par ses articles de revue, ses conférences, ses mots d’ordre, ses enquêtes, ses pèlerinages, je ne dis pas de faire accepter notre doctrine, elle l’était depuis longtemps par tout le peuple in petto, mais de la vulgariser et de la mettre au rang des flambeaux qui ne s’éteignent pas.

L’Action française contient ma réponse à ce discours. Quand je la relis après plus de trente ans, à la veille, à ce moment-là, d’une campagne d’idées où je dépenserai dix ans de ma vie, une chose me frappe : mes préoccupations de ces années 1920. Je crois y découvrir ce qui fera les soubassements de ma pensée, de ce que l’on appellera parfois ma « doctrine » : urgence d’une direction intellectuelle à l’usage de notre peuple ; urgence par-delà et au-dessus de nos divisions, d’un tri et de l’affirmation de quelques idées essentielles, j’entends ces deux ou trois idées autour desquelles, disait Brunetière, se groupe une collectivité humaine et qui sont, en même temps, le signe infaillible où se reconnaît une nation. Mais je débute par un compliment bien mérité à nos amis et collaborateurs :

Je me rappelle, ce soir, que l’Action française a pu grandir, est devenue ce qu’elle est, en s’appuyant uniquement sur un petit groupe de collaborateurs qui, pour tous honoraires, acceptaient l’honneur de servir une belle cause. Et le souvenir dont je m’honorerai le plus, dans toute ma vie, sera d’avoir été associé à ces campagnes intellectuelles où l’élite de ma génération faisait gratuitement le service de l’intelligence.

Puis j’entre dans le cœur de mon sujet. De toutes parts, les « milieux militants de toute l’Amérique française », la jeunesse, attendent une direction, « direction d’un caractère très élevé, qui suffise à toutes les activités et qui les coordonne ». Nous avons désempanaché les politiciens, chefs d’hier. Les avons-nous remplacés ?

Au-dessus de tous les particularismes et de tous les groupes qui doivent subsister, une pensée commune ne pourrait-elle se constituer d’où se dégageraient les directives principales de notre vie publique ? Je me demande si l’avenir de l’Action française n’est pas de ce côté-là. Notre œuvre n’a rien dans son passé qui puisse alourdir sa marche en avant, qui lui ait fait ce manteau de préjugés si lourd à porter parfois par les œuvres les plus courageuses et les plus loyales. En outre, l’Action française a eu tôt fait de comprendre que la langue chez nous ne pouvait être ni défendue ni sauvée comme une force isolée. La langue fait elle-même partie d’un système de forces qui toutes doivent être préservées, sous peine de s’effondrer toutes ensemble. C’est pourquoi l’Action française s’est appliquée depuis quelques années surtout à donner de nos problèmes une vue totale. Elle a voulu appuyer parfois sur des points trop négligés, mais toujours en les ramenant à un ordre où chaque problème apparaissait à son rang et à sa valeur.

Mais comment assurer cette direction, ce retour à une communauté d’idées au moins relative ? Voici comme je pose alors le problème :

Je demande à ceux que nos problèmes d’avenir préoccupent si le temps n’est pas venu chez nous de former la coopérative de l’intelligence, d’organiser le travail de l’esprit ? Nous admettons que toutes les autres activités doivent se grouper, se coordonner pour se fortifier. L’admettons-nous pour les forces intellectuelles ? De tels groupements avec la vaste fin de servir dans l’harmonie toutes les causes de la foi et de la patrie ont été plutôt rares chez nous. Et c’est pourquoi, sans doute, nous avons gaspillé tant de nos énergies et fait parfois de si grands pas désastreux en dehors de notre voie.

Je conclus par un vœu que je nourris, dès ce temps-là, que j’ai nourri longtemps, vœu qui, par d’autres, a fini par se réaliser, petitement il est vrai :

Demandons-nous… si avant peu une Semaine des écrivains catholiques et canadiens-français ne devra pas grouper en faisceau des forces trop éparpillées.

Voyage de l’aller

Le six août, je m’embarque à Montréal, sur le Corsican, en route pour Southampton et Anvers. Je m’en vais en voyage d’étude, de recherches d’archives. Après ces six années de vie fiévreuse, trépidante, je sens le besoin de m’éloigner de ma besogne, de rassembler mes esprits, de me recueillir. Je voudrais tant n’être pas la cymbale qui se contente de battre le vide. Ma mère m’a conservé mes lettres de cette année-là. J’y retrouve au plus parfait l’être complexe que j’ai toujours été : grand voyageur, aimant voir du pays, passionné d’images, de spectacles neufs, et néanmoins ne s’arrachant qu’avec peine aux siens, à son milieu, sensible, trop sensible aux longues absences. Le jour même du départ, j’écris, à bord du paquebot :

Ce matin, je vous ai suivis longtemps des yeux, pendant que vous agitiez vos mouchoirs. Je ne vous ai perdus de vue qu’au moment où le Corsican s’est trouvé masqué par l’arrière et les cordages d’un autre bateau. J’avais bien le cœur un peu gros à mesure que la distance s’agrandissait entre vous et moi. Mais enfin, j’ai remonté mon courage. Je me suis rappelé qu’il faut aller à son devoir, quoi qu’il en coûte, et qu’après tout, si j’ai eu le courage autrefois de partir pour trois ans, je dois être capable d’endurer une absence de huit mois.

Pensez bien à ces mêmes raisons pour vous consoler vous-mêmes. L’année prochaine nous agiterons encore nos mouchoirs dans le port de Montréal. Mais cette fois, ce sera dans la joie du retour.

À l’Hôtel Jean-Bart

Le 22 août je suis à Paris, installé à l’Hôtel Jean-Bart, rue Jean-Bart, venant d’Anvers et Bruxelles. J’ai dû écrire à d’autres mes impressions de ce premier voyage en Hollande et en Belgique. Mes lettres à ma famille n’en contiennent rien. Je n’y trouve que ces brèves notations, le long du parcours en chemin de fer, sur les régions de France dévastées par la guerre, la première « Grande » :

Dans les champs bien peu de signes des grandes batailles… À peine ci et là ai-je vu une tombe de pauvre soldat marquée par une croix, quelques amas de fil de fer tout rouillé et des trous d’obus encore mal comblés. Les ruines sont surtout apparentes aux maisons des villages et des villes. Là vous apercevez de grands squelettes d’églises et de cathédrales dont les murs se tiennent à peine debout, quantité de toits troués ou enfoncés, des murs calcinés et des arbres brûlés et morts. Le paysage devait être sinistre il y a trois ans.

À Jean-Bart, je rencontre toute une colonie de jeunes Canadiens, étudiants de Rome, de Paris ou d’ailleurs, qui passent leurs vacances dans la grande ville. J’y rencontre surtout, un jeune prêtre avec qui je vais me lier d’amitié : l’abbé Armand Chaussé, étudiant en sciences et qui loge au même hôtel. Avant de m’installer tout de bon et de commencer mon travail, j’ai à m’acquitter d’une mission dont m’a chargé la jeunesse catholique canadienne : la représenter à un Congrès des Jeunesses catholiques internationales à Rome. Je me mets en route le 6 septembre ; j’ai, pour compagnon de voyage, un jésuite, le Père Corbière, aumônier général de la Jeunesse catholique de France. À parler vrai, l’on fait assez peu de cas du représentant de la Jeunesse canadienne. Les porte-voix des grands pays catholiques accaparent toute la représentation officielle. D’ailleurs je ne m’accorde qu’un voyage rapide. Je trouve Rome en ébullition, aux prises avec une grève de tramway, la rue bruyante, agitée par des rixes violentes entre les forces révolutionnaires et les jeunesses fascistes en pleine ascension. Je vois le pape, Benoît XV, le petit pape boiteux, mais aux yeux noirs si clairs et d’un accueil si affable. Quand je lui dis que je viens du Canada, il me demande aussitôt des nouvelles de Mgr Bruchési dont l’état de santé a l’air de beaucoup l’inquiéter. Au retour, je m’arrête à Lourdes que je trouve bien différent de mon tranquille village de 1907, village devenu ville et débordant de pèlerins. Dès les derniers jours de septembre, je suis de retour à Paris. Souvent les étudiants canadiens, friands de nouvelles du pays, se réunissent à ma chambre. J’avais apporté avec moi le manuscrit de L’Appel de la Race qui s’appelait encore Le Coin de fer. L’idée me vient de faire subir au manuscrit une seconde épreuve. Et pour être assuré d’un jugement plus franc, je présente l’œuvre sous le voile de l’anonymat. Roman en manuscrit d’un jeune romancier, dis-je à mes visiteurs, qui a souhaité mon avis. Quelques-uns, très peu, percent ou croient percer le mystère ; la plupart se laissent mystifier. C’est pour moi affaire de test comme on dit aujourd’hui : le roman sera-t-il lisible ? Dans une de mes lettres, je trouve ce bout de phrase : « Pendant les huit jours qu’a duré la lecture, personne n’a manqué. » L’incognito où se tient l’auteur lui vaut d’entendre des expressions d’opinion très ouvertes et très piquantes qu’il écoute sans broncher et dont il fait son profit.

Organisation de mon travail

Je ne tarde pas à me mettre à l’œuvre. J’irai aux Archives l’avant-midi et l’après-midi. Mais comme les portes s’y ouvrent tard le matin et se ferment tôt le soir, — l’électricité n’est pas encore installée aux Archives nationales, — le matin et le soir, je m’arrêterai en chemin à l’Institut catholique de Paris y suivre quelques cours. L’avouerai-je tout de suite ? Mon travail aux Archives me donna peu. J’y entreprends des recherches sur l’époque de la cession du Canada à l’Angleterre. L’heure du film n’est pas encore venue. Je transcris à la main les résultats de mes recherches. Et avec l’espoir d’aller plus vite, je fabrique surtout des fiches. Je cours, en même temps, les librairies d’americana et de canadiana. Je veux accroître ma bibliothèque, la pourvoir des indispensables instruments de travail. Je perds beaucoup de temps. Pour passer d’un dépôt d’archives à un autre, aller, par exemple, des Archives nationales à celles des Affaires étrangères, il faut, à l’époque — nous ne sommes encore qu’une humble dépendance de l’Empire anglais — adresser sa pétition à l’Ambassade britannique, ce qui réussit à nous manger parfois deux et même trois semaines. Je m’accommode pourtant de ce régime de vie qui, pour l’avoir pratiqué assidûment à Ottawa depuis six ans, est devenu le mien. Et le plaisir de la recherche est de soi si prenant. Dans le travail historique, ai-je dit bien souvent, deux moments existent qui font oublier le dur, le terrible entre-deux. Premier moment : celui de la recherche et de la découverte : joie de l’explorateur plongeant tout à coup ses yeux dans un horizon neuf, joie du savant qui voit le mystère s’éclairer au fond de ses cornues ou de son télescope, joie du piocheur, de l’archéologue, qui fait surgir de la poussière millénaire un vestige d’antique civilisation. Autre moment, aussi enivrant celui-là sinon plus : celui de la fin, de l’achèvement, émotion vive de l’historien qui croit avoir reconstitué, sinon ressuscité un lambeau de vie humaine, une frange d’histoire morte et oubliée. Joie comparable à celle du prophète Ezéchiel, lorsqu’à son appel et sous le souffle divin, il a vu tout à coup des cadavres desséchés se couvrir de nerfs, de chair et de sang, et se dresser sur leurs pieds. Mais il y a, ai-je dit, l’entre-deux, un autre moment, celui qui force l’esprit à se cambrer, à ramasser toutes ses ressources pour le long, l’ardu dépouillement de la documentation, travail pénible, délicat de la critique, effort de la tête froide qui, de tant de lambeaux de vie éparse, confondus, mêlés, tâche à tirer une vie organique, un fragment authentique d’humanité.

En allant et revenant des Archives nationales, une joie m’attend le long de ma route, joie renouvelée chaque jour, dont il ne me souvient pas que je me sois fatigué : m’arrêter un instant et contempler, au fond de sa large place, Notre-Dame de Paris. Poème épique de la pierre et de la foi. Image de beauté dont on peut s’emplir tous les jours les yeux sans plus se lasser qu’à relire une tragédie de Racine ou un sermon de Bossuet.

Cours à l’Institut catholique

Une autre de mes distractions, c’est d’arrêter à l’Institut catholique, y capter un cours au passage. J’y entends Jacques Maritain que l’ « Enquête d’Agathon »[NdÉ 1] m’avait déjà fait connaître. Le professeur en est encore au début de son enseignement. Il paraît frêle, relève souvent une touffe de cheveux blonds ; son masque me fait penser involontairement à celui de Musset. Son débit n’est pas facile. On sent qu’il fait son cours, qu’il achève sa pensée tout en parlant. Mais il a des yeux de mystique. Il paraît se passionner tellement pour sa doctrine qu’on subit l’ardeur communicative de sa parole. Certains soirs, j’assiste à un cours de sociologie du Père Sertillanges. Tête à chevelure touffue, visage qui paraît las. Mais quelles étincelles jaillissent parfois de ce cerveau ! Et comme j’aime professeurs et auteurs qui obligent à penser, qui stimulent l’esprit ! J’estime comme une des chances de ma vie de pouvoir entendre le célèbre Dominicain. Certains autres soirs, j’entends le cours du Père Yves de La Brière qui, en cette année 1921-1922, pas si longtemps après l’affreuse mêlée de 1914 et la paix de Versailles, traite de la « juste guerre ». Leçon d’un esprit de vaste culture, qui a fréquenté les grandes réunions internationales et qui enseigne d’un ton aimablement paternel.

Cours à l’Institut d’Action française

Je ne veux pas oublier d’autres professeurs qui m’ont laissé les meilleurs souvenirs. On se rappelle la lutte ardente menée par L’Action française de Paris contre la Sorbonne et les Sorbonnards. Les Sorbonnards, on leur reproche, dans l’ordre de l’esprit, leur colonialisme germanophile et on les tient responsables du déracinement intellectuel de la jeunesse de France. L’Action française qui, alors, a le bon vent pour soi, tente un énergique redressement. Face à la vieille Université de France, elle ambitionne de dresser sa propre université, école de haut savoir, mais école aussi des plus saines traditions de la culture nationale. À l’Hôtel Jean-Bart, ai-je dit, j’ai, pour compagnon de pension, l’abbé Chaussé, charmant homme, étudiant en sciences, mais l’esprit ouvert à toutes formes de culture. L’abbé Chaussé est un passionné de l’Action française ; il en suit régulièrement les diverses manifestations ; il s’est presque donné des convictions royalistes. Sur ce point, je ne partage point ses enthousiasmes. En méfiance contre toutes les formes de colonialisme, je n’estime point le colonialisme politique même français plus acceptable que le colonialisme intellectuel. Le mouvement royaliste m’intéresse néanmoins par son extraordinaire allant, la valeur intellectuelle de ses chefs, l’effort d’assainissement tenté par lui. L’embryon d’université organisé par les royalistes maurrassiens possède ses locaux à une petite distance de l’Hôtel Jean-Bart, sur la rue Saint-André-des-Arts. Le soir, l’abbé Chaussé et moi, et parfois quelques Canadiens de passage à Paris, nous ne manquons pas d’aller entendre quelques professeurs de la jeune institution. J’assiste à une conférence de Maurras ; il y explique sa conception de la liberté d’enseignement et l’application qu’en feraient les royalistes, le pouvoir conquis. L’homme est de taille très moyenne, un peu courbé, barbu, déjà fort grisonnant, les pommettes rosées. La voix, une voix de sourd, n’a guère de résonances agréables. Du reste, Maurras ne s’entend pas soi-même ; pour lui transmettre questions et objections, — car les cours s’achèvent en forum, — Maurice Pujo, qui se tient près du maître, lui parle littéralement dans le nez. Maurras, professeur, ne m’a pas ébloui. Il n’a jamais été pour moi, au surplus et quoi qu’on ait dit, ni l’un de mes dieux littéraires, ni un maître de pensée. Je l’ai lu, je ne l’ai pas beaucoup lu. Je n’ai jamais trouvé que fût si impeccable ce qu’on appelait son impeccable clarté. Et par ce qu’elle contenait d’imprécis et de confus, sa doctrine politique ne m’a jamais conquis. J’aimais le lire toutefois dans son journal qui me paraissait alors le plus vivant de la presse parisienne, charriant le moins de sottises. Un autre professeur attire mon attention, Marius André, qui s’efforce, non sans véhémence, à une réhabilitation de la colonisation espagnole en Amérique latine. À quelle démolition de Las Casas nous assistons ! Mais le professeur émérite de l’Université royaliste et qui, plus que tout autre, nous charme véritablement, sort à peine de la Normale supérieure. On ne lui donnerait pas trente ans, il s’appelle Pierre Gaxotte. Il ébauche devant nous son futur Louis XV, sujet bien propre à nous captiver. Avec cela que le jeune professeur, s’aidant tout au plus de ses notes, parle avec abondance, une aisance de vieil homme de métier, dans une langue nette, colorée, émaillée volontiers de fines malices. Dans ma vie d’étudiant, je n’ai entendu qu’un seul professeur dont il me rappelle au surplus la manière et qui m’a plu au même degré : Maurice Masson à Fribourg. Lui et Gaxotte répondent à l’idée que je me suis fait du professeur, capteur d’attention, modèle de beau langage, éveilleur d’esprit. Après l’un de ses cours, je vais serrer la main du jeune Gaxotte ; je lui révèle ma qualité de Canadien et me permets de lui dire :

— Pour achever vos idées sur Louis XV et sur la guerre de Sept Ans en Amérique, il vous manque un séjour au Canada.

Pierre Gaxotte viendra un jour au Canada donner quelques cours. À son premier, fort aimablement, il rappellera notre rencontre de 1922, à Saint-André-des-Arts et l’invitation que je lui ai faite : « Un jeune prêtre de chez vous m’avait invité à venir au Canada. Je réponds à l’invitation… » Il m’arrivera même de présenter Gaxotte un soir à un auditoire du Cercle universitaire. En vieillissant, le jeune professeur n’avait pas changé de manière. Cette fois-ci, il nous entretenait de Louis XIV. M. Édouard Montpetit devait me dire : « De tous les conférenciers qui nous sont venus sous les auspices de l’Institut scientifique canadien-français, Gaxotte laissera le souvenir du plus charmant et du plus fin que nous ayons entendu. »

C’est encore à Saint-André-des-Arts qu’il m’est donné d’entendre Henri Massis. Celui-là, je le connais aussi par l’ « Enquête d’Agathon » que, jeune professeur à Valleyfield, j’ai lue avec une sorte de fièvre. Sans doute, depuis lors, ai-je connu Massis par d’autres de ses ouvrages. Ce soir de 1922, je me rappelle très exactement son cours à Saint-André-des-Arts. Il entreprit de démontrer jusqu’à quel point l’histoire, en envahissant les domaines de la théologie, de la philosophie et de l’exégèse, avait ébranlé, diminué ces diverses disciplines. Encore jeune, plutôt grêle, la figure mince, Massis de 1922 me fait singulièrement penser, avec sa mèche de cheveux sur le front, à Barrès que j’ai un jour entendu au Palais Bourbon. Je reviens à sa leçon d’une extraordinaire densité. Massis est moins professeur que Gaxotte. Mais avec quelle aisance il se joue en ces problèmes d’érudition et de haute métaphysique ! Au cours, j’ai ce jour-là, pour compagnon, l’abbé (ou le chanoine ?) Fortunat Charron, de Rimouski, homme de belle culture et d’une rare finesse. Pendant que nous revenons à notre hôtel, mon compagnon, presque silencieux, me paraît plongé en de profondes réflexions.

— Vous n’avez pas aimé le cours ? lui dis-je.

Et lui de me répondre :

— Je me sens humilié, profondément humilié. Nous, les clercs, nous avons passé notre vie en l’étude de ces problèmes. Et c’est à peine si nous en pouvons balbutier quelque chose. Et ces jeunes blancs-becs, ces convertis d’hier, en dissertent comme de vieux théologiens, à nous éblouir !

Conférences à la Société de géographie

Parmi mes distractions de cette année 1921-1922, à Paris, je place encore les conférences, une série en particulier, celle de la Salle de la Société de géographie, boulevard Saint-Germain. Là défilent, depuis quelques années, les plus grandes célébrités : académiciens, romanciers, diplomates, comédiens illustres (Sacha Guitry se fera entendre). Louis Madelin y donne chaque hiver une série de six leçons d’histoire. De haute taille, barbe noire, un peu fruste, figure pâle, ravagée, voix mi-caverneuse, mais capable de toutes les inflexions, avec cela un esprit clair, au trait facile, mordant, à l’humour toujours affleurant, ensemble de dons qui permettent à l’historien de retenir et de séduire un auditoire à la fois lettré et mondain. On connaît le genre de ces conférences : assez d’érudition pour apporter du neuf, du pittoresque, rien pourtant de ce qui gênerait les dons d’un merveilleux vulgarisateur. À la Salle de géographie, bien des illustrations, ai-je dit, viennent occuper la tribune. Une seule emplit chaque fois la salle : Madelin. Cet hiver-là, il a choisi pour sujet : La France du Directoire. Le sujet prête aux portraits piquants, aux traits satiriques. Le conférencier n’en rate aucun. L’auditoire admire et applaudit. Madelin me laissera le souvenir du plus remarquable conférencier que j’aie entendu en ma vie : conférencier qui, dès le premier mot, empoigne son public et ne le lâche plus, le fait rire, le fait s’indigner, le fait passer par toutes les émotions d’un beau diseur.

Je m’en voudrais de ne pas retenir ici le nom d’un autre conférencier, entendu cette année-là à Paris, et que j’ai écouté avec un véritable charme. Dans la galerie de mes admirations, je placerais même volontiers son nom, après celui de Madelin. J’avais lu l’annonce d’une conférence pour œuvre de charité. Le sujet m’avait mis en appétit : « Marie de l’Incarnation ». Le conférencier s’appelait André Bellessort. Je m’y rendis. Je ne regrettai rien. Un superbe diseur qui, lui aussi, avait le trait, le don de se faire écouter sans effort surtout. Il parla intelligemment d’un personnage du Canada, — ce qui n’est pas si commun en Europe et même en France. Bellessort traça, ce jour-là, de l’illustre Ursuline, un portrait d’une justesse remarquable et d’une rare beauté. Je me demande pourquoi l’on n’a pas su inviter et fréquemment ce conférencier au Canada, à mon avis l’un des plus grands conférenciers de son pays.

Au Vieux-Colombier

Je ne sais cependant si mes distractions profanes les plus riches, les plus goûtées, je ne les ai pas cueillies au Vieux-Colombier. Vieux-Colombier ! Un nom qui a quelque odeur de bataille dans le Paris de cette époque. Mais nom qui évoque aussi une audacieuse tentative de grand art. C’est là que domine et règne Jacques Copeau, le réformateur qui essaie de ramener le théâtre français à ses meilleures traditions : jeu d’homme plus que de machine, action qui vit, qui se déroule dans l’âme humaine plus que dans les trucs du décor ou autres expédients. Réaction rigoureuse aussi contre le théâtre commercialisé où l’on joue moins pour l’art que pour les recettes. Nous sommes en 1922 à l’un des centenaires de Molière. Dans les plus grands théâtres de Paris, on joue du Molière. On en joue au Vieux-Colombier. On joue Le Misanthrope. J’y vais deux fois, trois fois peut-être avec Henri d’Arles, en mal de bougeotte et qui, passé au diocèse de Versailles, croit alors y séjourner le reste de sa vie. Nous allons à Molière en soutane sans éveiller la moindre surprise. Quel régal ! Quelle société que celle de ce pays et de cette époque du XVIIe siècle qui pouvait s’enchanter de pareils divertissements et surtout les susciter ! Ce que j’admire, au Vieux-Colombier, c’est l’extraordinaire naturel des artistes, l’art consommé qu’ils apportent à leur jeu. Chaque soir, au sortir du théâtre, je ne puis me retenir de passer cette réflexion à Henri d’Arles : « Avons-nous assisté à une comédie ou à un drame vécu sous nos yeux, un drame de la vie réelle ? » Copeau joue un Alceste bourru, amer, cela va de soi, mais aussi follement amoureux. Et lorsque déçu, trompé, joué et prenant conscience de l’être, il s’effondre en sanglots sur un bout de table, comment ne pas voir, en ce jeu de Copeau, une trouvaille de génie ? Le grand artiste est au surplus merveilleusement secondé par Valentine Tessier qui tient le rôle de Célimène. Amusement de grand siècle et de grands esprits.

Au Louvre

Plaisirs de Paris ! Pour qui sait les discerner, combien choisis, enrichissants, et comment les passer tous en revue ? Je ne veux pourtant pas oublier mes après-midi du dimanche. Je les réserve presque régulièrement à une visite au Louvre. Je n’ai pas eu l’avantage des collégiens d’aujourd’hui dotés de magnifiques albums, de discothèques et qui peuvent entendre, à Radio-Collège, d’instructives causeries de spécialistes sur l’art et les œuvres d’art. Tout au plus, avant mon premier voyage en Europe, avais-je fouillé quelque peu la Grammaire de l’Art de Charles Blanc. En vue de mon voyage et pour en profiter, j’avais voulu me donner quelque connaissance de la technique des beaux-arts. C’est par la visite aux musées que j’essayai de me donner au moins quelque rudiment de culture artistique. Le Louvre m’a toujours attiré souverainement. J’y passai bien des après-midi. Je n’avais rien d’un connaisseur. Il se peut que, dans mes choix, je me sois grossièrement trompé. Pourtant une image de beauté m’entrait dans les yeux et dans l’esprit que je ne me lassais point de savourer. Machinalement, tous les dimanches, ma promenade quotidienne s’orientait de ce côté.

Réception à l’Académie française

Le 3 novembre 1921 j’avais la bonne chance d’assister à la réception de Joseph Bédier, à l’Académie française. Des « Rangeardières », sa maison de campagne, René Bazin m’avait envoyé un bon billet du centre. Était-ce la première fois que j’assistais à l’une de ces cérémonies académiques, restées l’un des grands événements de la vie parisienne ? Non, j’ai entendu là, un jour, Robert de Flers. Était-ce à sa réception ? Voici comment, dans une lettre à Vaudreuil, je décris sobrement la réception de Bédier :

La salle n’est pas grande ; elle contient tout au plus mille personnes ; ce fut une fête de l’esprit étincelante de finesse. L’auditoire était comme toujours recruté dans la plus haute société de Paris. J’avais à ma gauche un général et je ne sais quelle grosse légume à ma droite.

Les réceptions à l’Académie comptent, je le crois, parmi les manifestations les plus typiques, les plus fines de la culture française. Forme des discours, tenue de l’auditoire, extrême simplicité de la cérémonie, sobriété des toilettes de ces dames, tout s’accorde pour donner à l’étranger un spectacle d’un goût raffiné et un aperçu des plaisirs d’une société de grands civilisés.

Carême du Père M.-Albert Janvier, o.p.

Un spectacle d’un autre genre, mais plein des mêmes leçons, m’est fourni à Notre-Dame de Paris, pendant le Carême de 1922. Le Père Janvier, o.p., prêche encore une fois la station. Je me suis bien promis de ne pas la manquer. Lors de ma première visite à la Cathédrale parisienne, en mes vacances de 1907, mon premier regard, je me souviens, s’était porté d’instinct vers la chaire. J’avais tant hâte de voir la tribune d’où s’était fait entendre la voix de Lacordaire. Mon vif étonnement fut de trouver cette chaire si basse et toute simple, comme si l’orateur n’en devait pas être le premier et unique ornement. Et au souvenir des chaires absurdes des églises du Canada, chaires trop haut perchées, en difficile contact avec la foule, je songeais comme il doit être facile à Notre-Dame d’entrer en communication avec l’auditoire si proche du prédicateur qu’au bout du bras l’on pourrait lui tendre un verre d’eau. Ces auditoires de Lacordaire si vibrants, si facilement remués par les souveraines émotions, je m’en fis une juste image, ce premier dimanche de la station quadragésimale de 1922. Déjà, à eux seuls, c’est tout un spectacle et toute une prédication que ces quatre mille sièges qui se tassent dans la nef centrale, réservée uniquement aux hommes. Une mer de têtes. Et des auditeurs d’une tenue irréprochable. C’est dans l’après-midi, après le salut du Saint-Sacrement. Le Cardinal-archevêque de Paris, accompagné de chanoines, parfois d’évêques, gravit son trône au centre du vaste banc d’œuvre dressé en face de la chaire. Avec un minimum de bruit, chacun des assistants de la grande nef tourne sa chaise vers le prédicateur qui va paraître. Le voici dans sa robe blanche. Grand, de taille robuste, très simple de maintien, il donne surtout une impression de force et aussi ce sentiment de sécurité que dégage l’orateur qu’on sent maître de soi, rompu à ces suprêmes batailles que sont tous les discours de la chaire ou de la tribune. Le plus difficile à vaincre, à emporter dans l’homme, n’est-ce pas, ne sera-ce pas toujours son esprit ? Le Père Janvier n’est pas beau. La figure paraît rude, fruste, et, chez le moine vieilli, laisse percer quelque impression de lassitude. Impression qu’on a tôt fait d’oublier lorsqu’après le regard circulaire sur les milliers de visages tendus vers lui, l’orateur articule ses premiers mots. Voix magnifique, de sonorité riche, voix mâle, voix d’or, capable tout ensemble de charmer et de conquérir. Je suis à quelques pas de la chaire, bien placé pour suivre le prédicateur, en même temps que les réactions de l’auditoire. Le Père Janvier excelle dans la véhémence. Nulle rhétorique toutefois en cette véhémence ; rien pour l’effet. Discours d’un homme qui s’efface devant une Parole plus haute que lui, qui expose, qui argumente, qui discute, dans un style presque sévère. Les mouvements oratoires viennent d’eux-mêmes, de la force de conviction du dialecticien, de la passion de l’apôtre qui voudrait tant convaincre et convertir. Mais, à certains moments, le geste généralement sobre, devient plus nerveux ; la voix éclate orageuse ; la figure de l’orateur s’illumine, paraît singulièrement belle. L’auditoire, lui, écoute sans bouger, tous les visages tournés vers la chaire, rivés sur l’homme qui parle. Comme on écoute bien en France, quand celui qui tient la parole mérite d’être écouté ! Un de ces dimanches le Père expose la responsabilité de l’écrivain. Il ne cherche pas à la voiler ; il n’évoque, il n’admet ni excuses ni atténuations. Il parle franc, fort. Un moment, comme en presque chacune de ses conférences, un frisson court d’un bout à l’autre de la nef. Ému, le Père s’arrête pour reprendre son souffle. Émus eux-mêmes, secoués, les quatre mille auditeurs n’ont qu’un geste : un léger replacement de buste, une détente discrète après la forte tension. Que le Verbe de Dieu est beau ainsi proclamé ! Je connais déjà le Père Janvier pour avoir acheté, chaque année, son Carême et pour avoir analysé, au crayon, page à page, sa puissante et courageuse exposition de la morale chrétienne. On devine si je suis heureux de l’entendre. Il est assez rare qu’après avoir lu un auteur, on ne soit pas déçu à l’entendre ou à le rencontrer. Le Père Janvier ne m’a laissé aucune déception. Et pourtant je l’ai entendu à la fin de sa carrière. Ce n’était plus l’orateur en pleine force. Sur les cinq conférences de cette année-là, il en est bien deux au moins qu’il a relativement manquées, je veux dire qu’il n’a pas débitées avec son brio coutumier. Ces jours-là, on s’apercevait de sa fatigue ou de son manque de forme dès les premiers mots. Il trébuchait. Car il faut se rappeler qu’il accomplissait le prodige de débiter ses conférences de mémoire. Rien d’improvisé. À la sortie de Notre-Dame, on vendait le discours en fascicule. On n’avait qu’à comparer et à constater l’heureuse mémoire de l’orateur. Comment parvenait-il à donner à sa parole un si véridique accent de spontanéité ? Chez lui l’homme de conviction, l’apôtre, se livrait entier. À la sortie de l’une des conférences, j’aperçois tout à coup, à deux pas de moi, qui se laissent porter par la foule, Léon Daudet et son fils Philippe, l’enfant qui devait disparaître un jour de façon si dramatique. Et j’entends Daudet qui dit à son fils : « Il se fatigue le Père ; il ne sait pas se ménager. » Le Père Janvier ne savait pas se ménager. Mot qui rejoint ce mot héroïque de l’abbé Henri Perreyve, descendant de chaire, lui aussi, tout en nage et qui, au reproche de s’épuiser, répond simplement : « À quoi bon le prêtre qui ne s’épuise point ? »

Au Jardin du Luxembourg

Quelles autres de mes distractions de Paris rappeler ici ? Peut-être mes promenades au Jardin du Luxembourg. J’ai gardé depuis longtemps l’habitude d’interrompre, par un bref délassement, mes séances de travail de l’avant et de l’après-midi. Je prends mon chapeau et je sors prendre l’air quelque dix minutes. Je rentre les nerfs replacés, dispos, prêt à reprendre ma tâche jusqu’au prochain repas. À Paris je garde cette bonne habitude. Logé à Jean-Bart, où aller me délasser si ce n’est au Jardin du Luxembourg, tout proche ? Ce sera le lieu habituel de mes petites promenades quotidiennes. J’aime les lignes harmonieuses, les taillis, les coins d’ombre, les fontaines de ce jardin à la française ; j’en aime le demi-silence. Que de fois j’y ai promené mes rêveries de Canadien en exil, me déprenant malaisément, sans doute, de mes travaux, de mes soucis de chaque jour, mais songeant aussi au pays, aux mois qui me séparaient encore du grand retour.

Chez René Bazin

J’inscris aussi parmi mes distractions, quelques rencontres avec les sommités de là-bas. C’est cette année-là que je me lie d’amitié avec René Bazin. Je connaissais déjà quelque peu le romancier pour l’avoir rencontré à l’Archevêché de Montréal, lors de son premier voyage au Canada. Je vis surtout en lui un poète, un esprit fin d’une finesse exquise. Il paraissait enthousiaste de notre pays ; mais il blaguait volontiers ses hôtes sur les promenades par trop organisées qu’on lui servait. On l’avait conduit chez de riches habitants de Saint-Laurent près de Montréal. Il hésitait à croire qu’on lui eût montré notre vrai paysan. Fin observateur, il s’amusa, pendant le repas, à questionner ses voisins sur quelques traits de la grive canadienne : avait-elle le bec jaune et les pattes noires ou le bec noir et les pattes jaunes ? Les réponses, hélas, varièrent de convive à convive — nous étions à table — : ce qui amusa fort l’enquêteur. La première lettre que j’aie gardée de René Bazin, date du 22 septembre 1921. C’est une réponse à un mot que vraisemblablement j’avais dû lui écrire dès mon arrivée à Paris pour lui présenter quelques observations au sujet d’une critique de Maria Chapdelaine de Louis Hémon. Plus tard, j’aurai l’occasion de lui rendre quelques petits services, obtenir, par exemple, la reproduction rémunérée, dans La Presse de Montréal, d’un certain nombre d’articles de l’académicien, puis, j’écrirai, pour Le Devoir (27 juin 1931), une critique de son Magnificat qui aurait l’heur de lui plaire grandement. J’ai rappelé tout à l’heure qu’il avait daigné m’envoyer un billet pour une réception à l’Académie française. Fin de novembre ou début de décembre 1921, il m’invite à dîner chez lui. J’y rencontre Madame Bazin et quelques autres membres de la famille. Je ne répéterai pas la réflexion si banale, si usée que l’on nous sert d’ordinaire sur l’aimable simplicité de la haute bourgeoisie française. C’est fait acquis. Beaucoup de charme, beaucoup de finesse, mais aussi beaucoup de naturel dans l’accueil. Une élégante fleur de la meilleure civilisation. René Bazin habite à Paris un appartement à peu de distance de l’église Saint-Philippe-du-Roule. L’appartement est modeste. Ses livres qui ont pourtant connu les grands tirages ont donné l’aisance à l’écrivain, sans lui apporter la richesse. Naturellement, à table, on me fait parler du Canada, et particulièrement du Canada français. On en parle encore, après le dîner, dans une petite pièce, très simple elle aussi, où nous passons nous asseoir et où, tout en parlant, René Bazin s’amuse à tisonner le feu d’un foyer. Il paraît extraordinairement intéressé par le sujet d’enquête que va mener bientôt notre Action française de Montréal : « Notre avenir politique ». C’est à ce dîner aussi qu’il m’entretient de sa rencontre avec Olivar Asselin avec qui, sur la fin ou au lendemain de la guerre, il avait dîné dans un restaurant de Paris. Asselin, très Français de France et échauffé peut-être par le bon vin, s’était levé tout à coup à la fin du repas, les yeux mouillés, et avait improvisé, devant tout au plus quelques convives, une tirade, un hymne à la culture française, à sa finesse, à son immortelle royauté dans le monde. « Ce fut, me dit Bazin, charmant et émouvant. »

Chez le prince de Bauffremont

Je vais dîner, vers le même temps, chez M. Émile Lauvrière, l’historien de la Tragédie d’un peuple, brave homme, à mine de pédagogue, mais avec des yeux doux. Il me paraît assez fier de son œuvre, œuvre d’un historien passionné, mais qui, pour l’histoire de l’Acadie, marque toutefois un pas en avant fort notable. D’autres dîners prennent plus de solennité. Tous les quinze jours, un serviteur m’apporte à Jean-Bart une carte de M. le duc et prince de Bauffremont. On m’y convie à dîner le dimanche suivant. Henri d’Arles, généralement invité lui aussi, vient me prendre. Je connais le prince depuis le temps de Valleyfield. Il avait fondé, avant la guerre, une revue qui s’appelait la Pensée de France et dont il eût voulu faire la tribune de tous les écrivains de langue française de par le monde. Il m’avait prié d’y laisser publier « La leçon des érables ». Et j’avais été émerveillé par la calligraphie du prince : écriture fine, de moins d’un dixième de pouce en hauteur, et néanmoins d’une impeccable régularité : véritable spécimen d’écriture artistique comme il ne s’en voit que dans les anciennes enluminures. Henri d’Arles et moi faisions route ensemble vers la rue de Grenelle où le prince possède son hôtel à l’ancienne mode : haute enceinte de pierre, pavillons, cour intérieure, parterres. Une sonnerie nous fait entrer dans l’enceinte. Puis un serviteur nous conduit dans un grand salon où s’entassent objets d’art et souvenirs de famille. Quelques instants d’attente. Le prince apparaît, leste, joyeux, la main tendue. Le dîner se prend strictement en famille, avec la princesse, de je ne sais quelle descendance aristocratique d’Espagne, et avec leurs deux enfants, deux fillettes. Homme dans la quarantaine environ, licencié de Sorbonne, le prince est un modéré en politique, comme en art et en littérature. Nous ne tenons donc que des discours modérés. Mais encore là, l’atmosphère est charmante de simplicité. Je suis loin de me douter alors que l’une de ces fillettes dont je taquine les boucles de cheveux après dîner, deviendra un jour directrice de Marie-de-France à Montréal (Mme S. d’Alvemy, 1950-1955). J’ai gardé une dizaine de lettres du prince, toutes écrites de la même écriture fine et régulière. Il me rappelle l’un des rares survivants de ces grands de France, qui menaient encore vie opulente et élégante, aimaient à protéger arts et artistes, lettres et littérateurs. Le prince était très lié avec quelques poètes et artistes d’avant-garde. Il était un collectionneur de livres rares. Il en possédait qui remontaient à l’invention de l’imprimerie. L’un de ses châteaux en province avait été pillé par les Allemands pendant la guerre. Il courait les bouquineries, se tenait même à l’affût des ventes à l’étranger pour racheter ce qu’on lui avait pris. Chez cette génération de Français qui sortaient à peine de l’épouvantable mêlée de 1914-1918, j’ai observé un singulier mélange de fierté, de contentement, d’anxiété et de goût de cendre. Fierté de la victoire tant attendue et si chèrement payée ; contentement de vivre dans le retour de la paix et, en même temps, angoisse secrète, incertitude d’un avenir qu’on sent mal assuré ; goût de cendre pour cette douceur de vivre d’avant 1914 qu’on sait finie pour jamais.

Pèlerinage à Lisieux

Les mois passaient. Nous fûmes au printemps, un printemps maussade, tout en pluies et en jours sombres. Pâques vint. J’avais promis à un jeune étudiant de l’Institut catholique de Paris, le Père Albert Cousineau, c.s.c., futur évêque d’Haïti, de l’accompagner, pendant les vacances du printemps, dans une tournée à travers la Normandie et la Bretagne. Je connais un peu la Bretagne pour y avoir séjourné en mes vacances de 1908, un peu aussi la Normandie. Il ne me déplaît pas d’y retourner, maintenant que mes fonctions d’historien m’imposent de connaître davantage ces provinces de France. Je ne raconterai pas ce voyage avec un jeune compagnon des plus agréables. Je m’en tiens au souvenir de notre pèlerinage à Lisieux. Nous avions dit notre messe à la chapelle du Monastère. Notre déjeuner pris, nous entreprenons de nous rendre au cimetière commun de Lisieux où la Petite Thérèse a encore sa tombe. Il pleut à verse. Nous cheminons sous nos deux parapluies, par une route gravelée où l’eau du ciel coule en ruisseaux. Il est à peine huit heures du matin. Hardiesse, pensons-nous, que de cheminer vers une tombe, de si bonne heure et par un temps pareil. Hardiesse de pèlerins isolés et venus de loin. Surprise ! Une couple de cent personnes sont là sous les parapluies, priant avec ferveur auprès d’une humble croix dont l’on n’aperçoit, du reste, qu’une pointe, tant elle disparaît sous l’amas de fleurs entassées par les pèlerins. Déjà, en cette année 1922, les foules accourent à Lisieux vers la petite moniale devenue tout à coup, dans l’Église, la figure la plus séduisante et la plus aimée parmi les saints contemporains. Au Carmel, les religieuses nous ont remis quelques reliques en réalité de peu d’importance. À mon retour au Canada, en visite chez l’une de mes sœurs, j’aperçois, au fond d’un lit, l’un de ses enfants — un petit garçon — qui a mine d’un mourant. Il succombe à une pleurésie. Le médecin l’a pratiquement abandonné. Je dis à ma sœur : « Voici une relique d’une petite sainte qui, en France, fait beaucoup parler d’elle. Je suis allé en pèlerinage sur sa tombe. Je te laisse ma relique. Fais donc une neuvaine à la Petite Thérèse, avec tous tes petits enfants. » Ce fut promis. Le septième ou huitième jour de la neuvaine, à la grande stupéfaction du médecin qui s’adonne à passer, l’enfant condamné est là qui joue avec ses petits frères et sœurs. Le monde verra bien d’autres de ces prodiges. Moi-même j’en verrai bien d’autres que je raconterai peut-être en ces Mémoires. Et, plus que tout autre sentiment, ce sera la gratitude qui, dix ans plus tard, me ramènera à Lisieux.

Un Comité de propagande à Paris

J’ai gardé pour la fin de mon séjour à Paris, en 1921, ce fait divers. Comment nous est venue l’idée de la fondation de ce Comité ? Évidemment de l’ignorance effroyable de nos cousins de France au sujet du Canada et voire du Canada français. Dans L’Action française (VIII : 165-178), j’ai dit, là-dessus, ma façon de voir et l’opportunité de dissiper cette ignorance. En Bretagne, en 1908, chez l’amiral de Cuverville, un Monsieur de la petite noblesse, en visite à Crec’h Bleiz, m’avait posé cette question :

— Quelle est bien la superficie du Canada ?

Et comme j’hésitais à répondre :

— Quelque chose, par exemple, comme la Suisse ? avait risqué mon interlocuteur.

Et le cher homme se prétendait descendant par ligne collatérale de la famille des Chateaubriand. Et pour le doctement démontrer, il m’avait cité le début de la description des chutes du Niagara par le grand aïeul :

« On entendait au loin… »

Je vois encore l’embarras de ce petit Monsieur de la haute lorsque j’osai lui répondre :

— Cher monsieur, si l’on jetait la France dans un seul de nos grands lacs, disons le lac Supérieur, elle courrait le risque de s’y noyer.

Cette ignorance a pu s’atténuer depuis notre participation aux deux Grandes Guerres, sur le territoire même de la France. En 1921, nous restons encore, pour l’immense majorité des Français, le grand X, le parfait inconnu. Le 18 octobre 1921, à propos de ce Comité, j’écris à mes parents :

Vous n’êtes pas sans savoir… qu’ici l’on a presque complètement oublié le Canada qui fut pourtant pendant 150 ans une colonie française. Il n’est pas rare qu’on nous dise : « Mais comme vous parlez bien le français pour un Anglais. »

L’origine du Comité, Louis Francœur l’a racontée dans L’Action française (VI : 664-665) :

Ça ne remonte pas très haut… Le 7 octobre, un prêtre canadien venait me voir pour affaires. Ce prêtre était M. l’abbé Lionel Groulx que je n’avais jamais eu l’honneur de rencontrer. Nous causâmes longtemps : je lui exposai cette idée d’un comité de propagande qui depuis longtemps me trotte dans l’esprit. L’éminent professeur voulut bien la juger réalisable. Il me donna rendez-vous pour un jour suivant. Tourné et retourné sous toutes ses faces, le projet prit corps. Et le vendredi 14 octobre, quelques camarades se joignirent à nous pour mettre l’affaire sur pieds. Et voilà l’histoire. Un fait : nous existons, c’est l’essentiel !

En effet, j’étais allé rendre visite à Louis Francœur, ex-bénédictin et ex-secrétaire des Lettres, revue qui avait pour directeur, Gaëtan Bernoville. On m’avait dit ce pauvre Francœur passablement démoralisé, désorienté, battant la semelle dans Paris. On m’avait prié de l’aller voir. Ce 7 octobre 1921, j’étais chez lui. Nous causâmes, en effet, longtemps. Je saisis au vol cette idée de Comité qui me permettrait de le voir plus souvent et qui lui donnerait de quoi s’occuper. Le 14 octobre la fondation était faite. Peu de membres, mais qui promettaient d’être actifs : l’abbé Armand Chaussé, étudiant en sciences, professeur au Collège de Saint-Jean-sur-Richelieu ; l’abbé Alphonse Fortin, licencié ès lettres, professeur au Séminaire de Rimouski ; Louis Francœur, agent de publicité, ancien secrétaire aux Lettres, Augustin Frigon, professeur à l’École polytechnique de Montréal, secrétaire général de la Revue trimestrielle canadienne, pour l’heure étudiant à l’École centrale d’électricité de Paris ; Paul Riou, professeur à l’École des Hautes Études commerciales de Montréal, en séjour d’études, lui aussi, à Paris ; Gaston Jolicœur, chef de publicité, attaché à la Maison Et. Damour, de Paris ; l’abbé Lionel Groulx, professeur à l’Université de Montréal, directeur de L’Action française. Je n’acceptai point officiellement la présidence du Comité. Louis Francœur pouvait encore écrire :

M. l’abbé Groulx, s’il n’a pas voulu accepter la présidence en titre que nous lui avons offerte par acclamation, présidera en fait nos réunions.

Et les propagandistes se mettent à l’œuvre. Ils font appel à leurs amis du Canada qui leur envoient de l’argent et des moyens de propagande : cartes géographiques, dépliants de tourisme, cartes pour projection lumineuse. Si j’avais entretenu de meilleures relations avec nos gouvernements, surtout celui du Québec, notre Comité aurait pu recevoir une aide substantielle. Mais — et ceci n’est pas un regret — je n’ai jamais joui des bonnes grâces des dieux de la politique, de quelque couleur qu’ils fussent. Assez pauvrement munis, nous partons quand même, généralement deux, nos cartes géographiques roulées sous le bras, la lanterne de projection à la main. Nous allons dans tous les milieux où l’on veut bien nous inviter : milieux populaires, bourgeois, même intellectuels. L’Action française tient nos amis du Canada au courant de nos faits et gestes. On en peut lire des rapports sous la signature d’Alonié de Lestres, de Paul Riou, d’Armand Chaussé (VII : 43-46, 96-97, 151-152, 229-234). Augustin Frigon parle (7 nov.) aux élèves du Laboratoire central d’électricité où il est étudiant ; l’abbé Alphonse Fortin (9 déc.), à l’Association des jeunes de Saint-Roch ; Louis Francœur, à Ménilmontant ; l’abbé Armand Chaussé (29 déc.), à Plaisance ; l’abbé Lionel Groulx (en mars 1922), à Melun. Et ce n’est que le commencement. Au printemps et au cours de mon voyage en Normandie et Bretagne, je parle à Nantes de « La vie catholique au Canada ». Au cours du même voyage, je m’arrête à Chartres où l’ACJF tient son Congrès national. J’y prends la parole au banquet de clôture. La veille de mon départ de Paris pour l’Angleterre, je donne ma dernière conférence à Saint-Germain-des-Prés, devant un auditoire choisi, composé en bonne partie d’hommes d’études et d’écrivains (voir L’Action française, VIII : 83-85). À la propagande par la conférence, nous joignons parfois la lettre de rectification adressée à certains messieurs qui se permettent sur le Canada ou les Canadiens français des propos véritablement fantastiques et déplaisants. L’abbé Édouard Lafortune écrit une de ces lettres à M. Fortunat Strowski qui, en pleine Sorbonne, s’est permis de juger très lestement l’attitude des Canadiens français pendant la guerre de 1914. J’en adresse une, pour ma part, à la fois respectueuse et raide, à M. Vincent d’Indy qui, de retour d’un voyage en notre pays, nous prête pour langage, « une sorte de patois normand du XVIIIe siècle ». L’Action française (VII : 251-253) a reproduit ces deux lettres. Bien entendu ni l’un ni l’autre de ces grands messieurs n’ont daigné répondre aux petits blancs-becs que nous étions. Le Comité réussit à faire passer quelques articles dans les grandes revues françaises. La Revue hebdomadaire publie une intelligente mise au point du Père Lamarche, o.p., sur Maria Chapdelaine. Les Études publient de solides pages du Père Adélard Dugré, s.j., sur « L’apostolat des Canadiens français ». Jean Désy écrit, pour l’Université de Montréal, un article dans la Revue hebdomadaire. J’avais également espéré faire passer, dans la Revue universelle, un article d’Asselin sur les récentes élections fédérales. Ma correspondance de ce temps avec Antonio Perrault a gardé souvenir de cette partie de ma propagande. Son coup d’état, le Comité le frappe — et je puis le dire sans vanité puisqu’il n’a tenu qu’à ma chance — le 22 février 1922, au dîner mensuel de la Corporation des Publicistes chrétiens dont René Bazin est alors le président. On l’aura lu plus haut, lors de mon dîner chez Bazin, j’ai entretenu ce bon ami de notre enquête alors en préparation à L’Action française, sur « Notre avenir politique ». Ce sujet audacieux l’a séduit. Il veut tout de suite que j’en entretienne les Publicistes chrétiens. J’ai d’abord consenti. Mais la prolongation de mon séjour à Paris m’amène à retraiter. Parler de l’avenir du Canada français à des gens qui ignorent même l’existence de ce pays, était-ce autre chose que perdre son temps ? J’ose même dire à M. Bazin : « J’aurais l’impression de planter un clou dans les nuages. » Chez les Publicistes chrétiens, la conférence mensuelle ne doit pas, selon les règlements, dépasser les vingt minutes. Je dis à M. Bazin :

— Pouvez-vous m’accorder une demi-heure et même trente-cinq minutes ? J’essaierai de vous présenter un raccourci, une petite synthèse de notre histoire. Je crois que le sujet sera plus approprié à l’auditoire.

Il consent. J’avais constaté, en effet, que le Français, même cultivé, ne s’intéresse guère au fait canadien-français, si on ne le lui sert que par bribes ou fragments au cours de brèves conversations, mais qu’il en va autrement si on peut lui passer, comme je disais familièrement, tout le paquet. Et par là, j’entendais l’exposé, avec une certaine ampleur, de notre histoire, de notre situation présente dans l’Empire anglais, dans un Canada officiellement bilingue, dans une province plus grande et aussi riche que la France, dont numériquement au moins nous sommes les maîtres. Et voilà donc que ce 22 février 1922, j’apporte aux Publicistes ce qui est devenu La France d’outre-mer et que j’ai publié dans le deuxième tome de Notre maître, le passé. On m’a accordé trente-cinq minutes. Je parle pendant près d’une heure. Au début, on achève de boire son café et l’on fait un peu de bruit. Je n’ai point parlé cinq minutes que l’auditoire est devenu attentif, m’écoute religieusement. L’effet dépasse et bien au-delà ce que nos amis du Comité auraient pu attendre. L’Action française (VII : 151-152, 185-186), sous le titre « Notre directeur à Paris » et « Chez les Publicistes chrétiens », publie quelques extraits de journaux de la capitale française sur la réunion. La Libre Parole ne craint pas de citer largement les passages les plus chatouilleux de la conférence et conclut : « Que de vérité utile dans tout cela et qui serait singulièrement féconde si les Français voulaient y réfléchir avec sérieux. » Dans le même journal (17 août 1922), François Veuillot veut bien dire à propos de la brochure La France d’outre-mer :

J’ai lu bien des articles et bien des ouvrages sur les origines et les développements du Canada français, sur le caractère et les idées de nos parents d’Amérique. Je ne me souviens pas d’en avoir trouvés qui, sous un plus petit volume, enferment plus de substance et de vie.

Dans le même volume de L’Action française (231-232), l’abbé Chaussé donne son rapport de la soirée. Le président de la Ligue d’Action française de France, Bernard de Vesins, occupe à table le siège en face de moi. Il réclame sur-le-champ mon texte pour publication en brochure. Publication qui est chose faite quelques jours plus tard. La France d’outre-mer connut un tirage d’au moins 10,000 exemplaires. Mes amis du Comité s’en feront un instrument de propagande. La plupart de mes collègues sont présents à la causerie, invités des Publicistes. Ils ne sont pas les moins joyeux. Ce soir-là, nous retournons ensemble à nos pensions par les rues désertes de Paris. Augustin Frigon, d’un flegme britannique et d’un patriotisme plutôt discret, exulte plus que les autres. Le Comité est lancé. Il survivra, même après mon retour au Canada, avec une nouvelle équipe. L’Action française de Montréal nous a conservé quelques échos de la propagande de nos cadets, parmi lesquels figure en tête Jean Bruchési.

Le retour — Séjour en Angleterre

Le 4 mars 1922, à propos du printemps de France enfin venu, j’écris à mes parents :

Il y a même déjà huit ou quinze jours que, dans les jardins et les parcs, les oiseaux d’été ont fait leur apparition. Cela fait penser à d’autres grands oiseaux et que le temps d’émigrer vers l’Amérique est arrivé… Je m’embarque le 11 mai à Southampton, en Angleterre, à bord du Melita… Si nous ne sommes pas trop retardés par les brumes en mer ou à Terre-Neuve, je devrais arriver à Montréal, le samedi 20 mai… Je repasserai à Paris [après un voyage en Normandie et en Bretagne] vers la fin d’avril, pour, de là, me rendre en Angleterre, à Londres, où j’ai quelques recherches d’histoire à finir.

Je relis une lettre du 2 mai, encore à mes parents :

Je quitterai… Paris pour Londres le 4 au matin, et demain sera ma dernière journée en France. Cela me fait bien un petit toc au cœur de songer que, dans trois semaines, je verrai les rives du pays, des arbres canadiens, des visages de chez nous. J’emporte avec moi un affreux souvenir de l’hiver et du printemps parisiens… Mon espérance est de trouver enfin un peu de soleil et un peu de chaleur au Canada. Car je compte que le printemps ne vaut guère mieux en Angleterre…

Je me trompais. Je débarquai en la brumeuse Angleterre par un splendide soleil qui aurait pu être celui de Trafalgar ou de Waterloo. Le soleil, par-delà la Manche, paraissait narguer la France. Et cela dura la huitaine que j’y passai. Je devais emporter de l’Angleterre la même impression qu’en 1909, impression d’un pays courtois, accueillant. À Paris, il fallait négocier son passage d’un dépôt d’archives à un autre, comme une question d’État ou de diplomatie internationale, et se résigner à une attente de deux à trois semaines. Les choses se passeraient plus rondement de l’autre côté de la Manche. J’avais annoncé à notre préposé aux Archives, à Londres, M. Biggar, mon arrivée prochaine et l’objet des recherches que je souhaitais mener au British Museum. Le jour même de mon arrivée, j’allais rendre visite à M. Biggar. Nous convenions d’un rendez-vous au British Museum pour le lendemain matin. Le lendemain matin, au Musée, on me faisait signer une carte où j’indiquais le sujet de mes recherches, le nombre de jours que j’entendais y consacrer. Cinq minutes plus tard, j’étais installé à mon travail. Voilà comme on procède dans les pays où la démocratie ne se réduit pas à des accumulations de paperasses. J’employai le plus diligemment possible cette huitaine au British Museum. Je voulais terminer quelques recherches sur « l’Acte de Québec », sujet que j’avais traité dans mes derniers cours à l’Université de Montréal. Et, par exemple, la Révolution américaine avait-elle été, en Angleterre, vers 1774, le phénomène si soudain, si inattendu, qu’inclinait à nous le faire croire toute une école d’historiens ? Et se pouvait-il qu’elle n’eût aucunement influé sur les débats des Chambres anglaises et sur les décisions du gouvernement britannique, dans la rédaction de la célèbre « charte » à la colonie récemment conquise ? Des extraits de journaux anglais de l’époque, dont j’ai publié quelques-uns dans Notre maître, le passé (II), ont confirmé, ce me semble, ce que j’avais écrit dans mon volume Vers l’émancipation, sur les causes et origines de « l’Acte de Québec ».

Le 11 mai je m’embarque donc pour le Canada. Je rentre au pays avec quelques ménages d’étudiants canadiens qui ramènent avec eux des enfants nés là-bas. Quelques-uns, un entre autres, désaxés par leur séjour en France, se croient et se disent fort détachés du pays natal. Leur rentrée n’est pas loin de leur paraître comme la mauvaise aventure de leur vie. Étrange prestige, sortilège souverain de la terre des aïeux ! Un soir, nous entrons dans le fleuve Saint-Laurent. Au loin, vers la gauche, les rives de la Gaspésie nous apparaissent dans une demi-brume : quelques blanches silhouettes de maisons, quelques clochers… Le pays de Québec est là ! Deux ou trois enthousiastes entonnent le Ô Canada. À la fin, tous ces jeunes rapatriés chantent en chœur, les yeux un peu mouillés. Et les moins émus ne sont point les prétendus déracinés.

Je reviens au pays content, mais un peu soucieux. Je sais la besogne qui m’attend. Il me faudra reprendre mon cours d’histoire. Et je suis devenu directeur de L’Action française. Au grand ennui de mes collègues de la Ligue, j’ai passé huit mois de mon directorat en Europe, ne suivant forcément la revue que de très loin. J’aurai à me passer le cou dans le collier, sans jamais oublier, je l’espère, que je suis prêtre. Une période nouvelle, me semble-t-il, s’ouvre dans ma vie, et chargée de quelles lourdes responsabilités ! Mais avant de l’aborder, je sens le besoin de consigner ici quelques événements de vie familiale. Ils m’ont laissé de trop graves souvenirs pour qu’il me soit permis de les négliger.


Note de l’éditeur
  1. Voir p. 188 du premier volume.