Mes mémoires (Groulx), tome II/vol. 3/Formes, moyens d’action ou de propagande

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Fides (p. 39-59).

IV

FORMES, MOYENS D’ACTION
OU DE PROPAGANDE

Propagande populaire

L’Action française, du moins ainsi l’ai-je conçue, voulait être un mouvement de dimension nationale. Sans négliger l’élite, elle se proposait d’atteindre tout le peuple. Aussi bien, ce qui me frappe, dans la série de ses formes ou moyens de propagande, est-ce la part très large accordée à l’action sur la masse. La formule « cénacle » ou « chapelle » ne fut jamais celle du mouvement.

L’Almanach

L’Almanach de la Langue française ! C’est par lui, par cette modeste brochure, que la Ligue des droits du français prit ses premiers contacts avec le grand public. L’Almanach a précédé la revue. Le premier paru est de 1916. Qu’on ne s’étonne point de la place que j’accorde à cette publication. Nul mouvement d’idées à l’échelle humaine ne sort tout armé du cerveau du roi des dieux comme Minerve au casque étincelant. Au début, il y a cette humble chose qui est le germe. Les curieux de toutes les genèses aimeront, sans doute, savoir d’où partit une entreprise qui fit quelque peu parler d’elle. Puis, au début du mouvement de l’Action française, l’Almanach a joué un rôle nullement négligeable. Une caisse qui, bien entendu, avait connu le vide absolu, s’alimenta à cette première source. Tiré, la première année, à 10,000 exemplaires, l’Almanach atteint, en 1918, son vingt-cinquième mille, tirage qu’il dépassera de beaucoup, dans les années suivantes. Déjà, dès décembre 1918, 23,000 exemplaires de l’édition sont écoulés. L’Almanach ne durera pas autant que le mouvement. La revue fera moins sentir le besoin de cette propagande populaire. En outre, des rivaux surviendront, trop heureux de tirer la manne de leur côté. L’Action catholique de Québec aura bientôt son almanach. Et d’autres vont suivre. Celui de la Ligue n’en conquit pas moins, dès les premières années, une remarquable notoriété. C’est par milliers que quelques amis de l’œuvre le répandent. Le Frère Marie-Victorin, alors jeune instituteur au Collège de Longueuil, réussit à en placer, à lui seul, 2,000 exemplaires. La Ligue se flatte, sans la moindre modestie, d’en avoir fait, « sous un format réduit, une espèce d’encyclopédie nationale » (L’Action française, I : 308). À parler vrai, les éloges ne manquent pas à la petite Encyclopédie. Je recueille, par exemple, celui-ci, de La Tribune de Saint-Hyacinthe :

Chaque foyer canadien-français voudra lire et conserver l’Almanach de la Langue française de 1918. Les enfants, en particulier, devraient savoir de mémoire tout ce qui y est si bien dit de très intéressant sur les choses canadiennes. L’Almanach de la Langue française est notre Almanach à nous, Canadiens français ; nous devons tenir à honneur d’en faire la publication la plus répandue, la plus lue, la plus estimée, la plus aimée de tout le Canada et même de toute l’Amérique du Nord. Il deviendra, si nous le voulons, le livre de la reconquête des droits du français dans notre pays, le vade-mecum de notre vie nationale.

Éloge, comme on le voit, qui n’est pas dépourvu de chaleur. Et comment rester modeste après de tels compliments ? La Nouvelle-France, le Parler français de Québec se montrent tout aussi obligeants. Pour la première revue, c’est un « bijou d’almanach » ; pour la seconde, cet almanach « qui est un almanach… est cependant un livre… où nos meilleurs écrivains disent le mieux du monde les choses les plus intéressantes sur les sujets les plus variés. » Longtemps l’Almanach continuera de s’attirer les mêmes éloges. On les peut recueillir en chaque volume de L’Action française. Chaque année, pour répandre la petite brochure, ce que l’on veut bien appeler un « manuel de patriotisme populaire », les amis de l’œuvre dépensent d’infinis dévouements. On organise des concours de vente en certaines écoles. Je vois, par exemple, dans le volume VII de la revue (p. 59), qu’il y eut, cette année-là, à l’Académie Saint-Paul-de-la-Croix, une « Fête de l’Almanach », fête où il s’agit de couronner ou de récompenser les élèves de cette Académie et de l’École Saint-Gabriel, vainqueurs dans un concours de vente. À Saint-Paul-de-la-Croix, il y eut concert. On y joua une saynète tirée des Lendemains de conquête de l’abbé Groulx ; on récita le Quêteux d’Adjutor Rivard ; on chanta diverses chansons patriotiques. Et le tout se termina par un discours du Dr Gauvreau, le dynamique vice-président de la Ligue. Aussi bien lancé, comment l’Almanach en vint-il à cesser de paraître ? Ces sortes d’ouvrages sont de facture plus difficile que d’aucuns le pourraient penser. Pour bâtir un almanach populaire, il faut, à tout le moins, le tour d’esprit populaire. Un almanach doit savoir monnayer une doctrine, prodiguer les images, les illustrations, ne pas se refuser les choses amusantes : contes, caricatures, mots pour rire, etc. Je me souviens, par exemple, qu’en certains quartiers, on reprocha assez gravement à notre Almanach de ne contenir ni horoscope, ni pronostics sur le temps. Et force fut de condescendre à ces respectables désirs, un honnête almanach ne se pouvant concevoir sans ces éléments plus qu’essentiels. En définitive, l’homme nous manqua qui, tout en laissant à l’Almanach de la Langue française, sa stricte originalité de « manuel de patriotisme », lui eût conservé son caractère populaire.

En 1922, le président du Comité d’administration, le Dr Gauvreau, risque une petite enquête parmi nos meilleurs amis :

— Que pensent-ils de l’Almanach ? La réponse est presque un abattage :

Vous restez assez gais… mais il faut l’être davantage.

(Père Louis Lalande, s.j.)

L’Almanach est une littérature trop substantielle pour la masse des lecteurs.

(Père Auclair, du Patriote de l’Ouest)

Je ne lui trouve pas suffisamment l’air almanach.

(Frère Beausoleil, c.s.v.)

Je lui trouve un défaut capital : celui de n’être guère un almanach.

(Chanoine Émile Chartier)

Tout dans l’almanach est mesuré, digne de haute tenue intellectuelle et littéraire. Et ce qui est curieux à dire, c’est peut-être cette insigne qualité qui est, à un certain point de vue, le plus grand défaut de l’Almanach…

(Jean Nolin)

Le défaut de votre almanach est que l’actualité y est traitée comme on la traiterait dans une revue ou dans un journal.

(Adjutor Rivard)

Les compliments de quelques amis, pour généreux qu’ils fussent, ne rachetaient qu’à demi ces sévères jugements. Comme quoi il n’est pas si facile d’être simple et populaire. Ce populaire, allions-nous pour autant l’abandonner ?

Calendriers et cartes-correspondance

L’Almanach appelait de soi le calendrier patriotique. L’Action française entreprit de jeter, dans le public, cet autre instrument de propagande. Son premier calendrier est de l’année 1924. En voici la description dans la revue (X : 313) : « Le Calendrier de l’Action française porte à sa partie supérieure une belle tête de Dollard montée sur carton fort et encadrée d’un riche papier-cuir. Le calendrier indique spécialement les fêtes patriotiques, telles que celle de Dollard et celle de saint Jean-Baptiste. Chacune des douze feuilles du calendrier porte en plus un mot d’ordre bien choisi et différent pour chaque mois. »

Et pourquoi ce calendrier ? « Notre but… est d’amener les fabricants de calendriers à tenir compte des exigences du public canadien-français ; c’est aussi d’enfoncer dans les esprits quelques-uns des mots d’ordre dont l’âme nationale a besoin pour se ressaisir. » Le calendrier obtient plein succès. Dès la première année, il faut dépasser le deuxième millier, puis renoncer à satisfaire toutes les commandes. Il paraîtra, renouvelé, les années suivantes, au moins jusqu’en 1927.

Les cartes-correspondance ou cartes-mots d’ordre connaîtront le même succès. « Depuis longtemps, écrivait Jacques Brassier (X : 186-187), nous cherchions les moyens d’activer nos propagandes en mettant, sous les yeux de tous, des formules qui rediraient jusqu’à l’obsession, les mots d’ordre où doit s’animer, à l’heure actuelle, notre action patriotique. » On crut répondre à cette fin, en jetant, pour ce coup, dans le public, dix séries de cartes-correspondance. Ces cartes portent, en leur coin, l’effigie de Dollard, puis, en manchettes, diverses légendes et mots d’ordre. Et que disent, que crient ces mots d’ordre ? Des exhortations vives, pressantes comme celles-ci :

Cessons de penser en vaincus.
Pourquoi pas un timbre et un sou bilingues dans un pays bilingue ?
Colonisons, rapatrions, restons chez nous.
Nous sommes trop peu pour nous reposer.
Un peuple qui n’est pas maître de ses capitaux n’est qu’un domestique dans sa propre maison.
Notre fierté de race sera toujours la meilleure gardienne de nos droits.
Un peuple de race française et de foi catholique ne peut avoir qu’un mot d’ordre : Vers la supériorité !
Vivre catholiquement pour un peuple c’est encore la meilleure façon de vivre grandement !
Soyons chez nous, chez nous.
Jusqu’au bout !

De ces cartes, il se vendra plus de cinq mille en deux semaines, dès la première année. L’année suivante, elles toucheront le 12e mille. À ces premières séries, l’on ajoute, dès 1924, des cartes pour dames et demoiselles. Celles-ci, cartes en bristol blanc, portent à leur coin l’effigie de Jeanne LeBer, et des mots d’ordre de la façon que l’on va lire :

Vive la Canadienne !
Un cœur noble aime ce qu’il doit aimer et donne une beauté auguste à tous ses devoirs.
(Laure Conan)
Vous ne devez rien craindre dans cette redoute pourvu que vous combattiez.
(Madeleine de Verchères)
La jeune fille idéale, c’est celle qui est fortement préparée à son rôle de femme.
(Fadette)

On peut toujours ce qu’on doit.
(Laure Conan)
Rien n’est à continuer que le labeur des aïeules.
La Très Sainte Vierge aura soin de ce pays.
(Jeanne Le Ber)
Il faut que cela devienne « chic » d’être Canadienne française !
Toujours pour atteindre la masse, l’Action française imprime et répand par milliers les Refrains de chez nous, recueil des chansons populaires les plus connues, qui, dès 1924, en est déjà à son 45e mille. L’Action française organise, pour les mêmes fins, un « Concours de citations patriotiques » où il s’agit de reconstituer le texte intégral et authentique de citations incomplètes ou modifiées pour le besoin du concours, citations empruntées pour la plupart aux œuvres des écrivains de la revue. Des prix d’appréciable valeur récompensent les gagnants. On se risque même, en 1922, à un « Concours d’art dramatique ». On propose un drame ou une comédie qui aurait pour sujet : l’anglomanie. Un prix de $350 est promis au gagnant. Le jury, où figurent des connaisseurs tels que MM. Olivier Maurault, p.s.s., Édouard Montpetit, Fernand Rinfret, Léon Lorrain, n’ajoute pas peu à la notoriété du concours. Mlle Magali Michelet, Française qui habite alors au Canada, décroche la timbale avec son drame Contre le flot. Joué une première fois à Woonsocket, É.U., à l’occasion de la Saint-Jean-Baptiste, Contre le flot fut représenté à Montréal, à la salle du Gésu, le 7 novembre 1922. Le drame obtient plein succès, nous dit L’Action française (VIII : 319-320). « La très nombreuse assistance a quitté la salle, véritablement charmée. L’on venait d’applaudir une pièce qui est bien faite…, une œuvre de haute portée morale et qu’anime un large souffle de patriotisme. » Avant la représentation, M. Léon Lorrain, ancien membre de la Ligue des droits du français, avait dit, dans une courte allocution, l’esprit du concours et son succès :

L’Action française, en organisant un concours dramatique, n’avait pas imposé un sujet ; elle avait seulement indiqué un ordre d’idées ; il s’agissait d’attaquer l’anglomanie… Mlle Michelet en a tiré une belle pièce dont je ne vous dirai rien, parce que vous allez l’entendre et que vous avez hâte de l’applaudir (VIII : 279).

Encouragée, l’Action française lance, l’année suivante, un second concours d’art dramatique. Je ne vois point que celui-ci ait obtenu quelque succès.

Pèlerinages historiques

Je n’ai plus à dire le rôle que, pour le réveil ou le relèvement de la nationalité, nous conférions à l’histoire nationale. Cet enseignement enfin installé à l’Université, puis amendé, quelque peu renouvelé dans l’enseignement inférieur, il reste à le faire descendre jusqu’au plus creux de la foule. Quoi de plus propre à cette fin que de tourner l’esprit du peuple vers l’histoire de son petit coin de terre, histoire locale ou régionale, image où s’incruste, à sa partie, sous sa forme la plus vivante, le passé. L’on tient là, je crois, la pensée qui a inspiré nos « pèlerinages historiques ». Nos directeurs, surtout Antonio Perrault et moi-même, nous nous en expliquerons maintes fois. M. Perrault écrit, dans la revue, en octobre 1921 (VI : 615) :

Comme la terre canadienne est peu connue ! Comme l’on entretient à son sujet une connaissance toute livresque, sans lien avec les endroits où se passèrent les hauts faits de notre histoire. On voudrait animer nos connaissances historiques et par là vivifier notre sens de la race. À l’heure où maintes gens s’efforcent de faire accepter par notre peuple un idéal qui ne correspond ni à son passé ni à ses promesses d’avenir ; à l’heure où maintes gens tendent à couper le fil de nos traditions en nous décanadianisant, n’est-il pas nécessaire de ramener nos gens, leurs guides surtout, vers les lieux de la patrie canadienne où furent écrits en lettres de sang les gestes de notre peuple ?

Lors d’un autre pèlerinage, je dirai, pour ma part :

Ce que l’on veut avant tout, c’est fortifier le patriotisme en lui donnant son fondement rationnel : la connaissance de la terre et des morts. La patrie n’a point que son visage physique ; elle a aussi sa physionomie morale qui lui est faite par les empreintes de l’histoire. Retrouver ces empreintes, c’est glaner la gloire des aïeux et c’est mieux connaître et mieux aimer son pays (VIII : 252).

Par cette vulgarisation de l’histoire, disait encore un jour, Jacques Brassier [alias l’abbé Groulx], elle [l’Action française] est assurée d’attacher plus fortement notre peuple à sa terre et à ses origines. Pour aimer sa race et son pays il faut en connaître le passé et la noble figure, il faut se sentir lié à une tradition d’honneur (X : 186).

Je relève au moins dix pèlerinages historiques de l’Action française, de 1921 à 1927. On se transporte à la Coulée de Jean Grou, à la Rivière-des-Prairies, à Ticonderoga, États-Unis (Fort Carillon), à Chambly, à Boucherville, à Ville La Salle, à Longueuil, à Vaudreuil, à l’Île-aux-Tourtres, aux Forges du Saint-Maurice, sans parler du Long-Sault, dont il sera question tout à l’heure. En 1923, l’Action française sera même présente, par son président, l’abbé Perrier et par le Père Papin Archambault, aux fêtes qui auront lieu en l’honneur de Mgr de Laval, à Montigny-sur-Avre et à Saint-Germain-des-Prés, ainsi qu’à celles de Vauvert, en l’honneur de Montcalm. Cette même année, je représente l’Action française au centenaire de Laprairie et y porte la parole. Chacun de nos pèlerinages est soigneusement préparé, par entente et collaboration, avec les amis où nous dirigeons notre petite caravane. Le nombre des auditeurs et des pèlerins varie selon les lieux. Mais il peut aller jusqu’à cinq et six cents. Celui des Forges réunissait même 2,000 personnes. Preuve que notre peuple prend facilement goût à ces rappels de son passé. Le pèlerinage consistait en une visite du lieu ou du monument historique, bout d’histoire donné à la foule par un spécialiste. Puis l’on se réunit autour d’une tribune pour entendre les orateurs, ceux du lieu et ceux de l’Action française. À Ville La Salle, notre pèlerinage attire l’une des foules les plus nombreuses. Emporté, sans doute, par les évocations de l’endroit qui fait surgir devant nous la silhouette de Cavelier de La Salle — je crois encore en La Salle — et tout ensemble par l’histoire épique de la découverte du Mississipi et la grande image de l’Empire français en Amérique, j’embouche la trompette pour jeter à l’assistance cette péroraison :

Canadiens français, revenons plus souvent vers les souvenirs de notre passé. Nous y apprendrons à ne plus nous laisser traiter en ce pays comme une race inférieure. Nous cesserons de penser comme un peuple de vaincus. L’histoire nous dira que les traces de nos pères sont à jamais imprimées sur le continent américain, comme les traces de tous les grands civilisateurs. Deux à trois mille ans n’ont pas effacé des horizons égyptiens la silhouette des pyramides, non plus que les lignes du Parthénon du ciel athénien ; dix-neuf cents ans n’ont pu supprimer du paysage romain les arches des aqueducs impériaux ; croyons, nous aussi, fils des chevaliers qui ont fait la Nouvelle-France, croyons que ni les cheminées d’usine, ni les gratte-ciel, ni la main de l’homme, ni le souffle du temps n’effaceront jamais du sol américain, les vestiges du grand empire que nos pères y ont esquissé, ni l’ombre des croix qu’ils y avaient plantées (L’Action française, X : 255).

Le pèlerinage Dollard

Il fallait réserver une place à part à celui-là. Dans le deuxième volume de ces Mémoires, j’ai raconté mon premier pèlerinage de 1918 au Long-Sault. Ces mêmes pages ont également dit quels motifs ou raisons ont fait naître en moi le culte de Dollard. Ce culte, on comprendra que je l’aie voulu propager, amplifier. Rêve, ambition qui se réalise dès l’année suivante. Ce 24 mai 1919, le Comité du Monument Dollard faisait dévoiler au Long-Sault, un buste de Dollard, dévoilement qui sera fait par un descendant de Blaise Juillet, descendant de « l’un des premiers dix-sept ». Pour l’occasion, nous aurons tôt fait d’organiser un autre pèlerinage au Long-Sault. En l’annonçant dans L’Action française (III : 162-165), je dis quels espoirs nous y pouvons fonder pour élever l’âme de notre jeunesse :

Quels sont ceux parmi nous qui ne voudront point aller communier à ce passé sans égal ? Les pères, les mères y voudront conduire leurs enfants. Tout jeune Canadien français qu’on voudra élever selon l’idéal de sa race, dans l’âme de qui l’on voudra voir prédominer les fins supérieures de la vie, devra se rendre au pays de Dollard, laisser émouvoir sa jeune sensibilité aux pressions de ce pur héroïsme, ajuster ses rêves à la mesure de notre histoire, entrer dans un ordre d’idées et de sentiments qui appellent le meilleur de l’homme…

L’Action française (III : 252-256) a gardé un compte rendu de ce pèlerinage, par l’abbé Olivier Maurault. On y peut lire aussi (p. 284-288) le discours que j’y prononçai. Le chemin était ouvert vers le Long-Sault. Dans le même numéro de la revue, Jean Beauchemin s’en félicitait :

Tous les rêves que formulait M. l’abbé Groulx, au mois de mai 1918… sont à la veille de se réaliser. Il voulait qu’un monument se dressât face à l’Outaouais : c’est déjà fait ; il voulait que les foules apprissent le chemin du Long-Sault : cela aussi est fait ; il voulait que les jeunes gens allassent au pays de Dollard prêter leur serment à la patrie : cela est à la veille de se faire. Nous avons vu les collégiens de Rigaud accompagner en corps les pèlerins du 24 mai. Quelques jours plus tard, un groupe d’écoliers de Beauharnois se rendait à son tour au Long-Sault. Le 24 juin, des centaines de collégiens, élèves des divers collèges de la région de Montréal, reprendront, par l’Outaouais aux rives peuplées de souvenirs historiques, la route des compagnons de Dollard. Ce pèlerinage se fera sous le patronage de l’Action française, le premier secrétaire-général de la Ligue des droits du français, M. le Docteur Gauvreau, nous fera l’honneur d’y prendre la parole en notre nom, mais nous tenons à préciser que tout le mérite de cette initiative revient aux collégiens eux-mêmes.

D’année en année, en dépit du temps presque toujours incertain, en cette fin de mai, le mouvement ne cessera plus de s’amplifier. Des foules plus nombreuses se rendent à Carillon ou Long-Sault. En 1921, c’est 3,000 pèlerins qui se rendent au pays de Dollard (L’Action française, V : 359). En ces années-là, la fête débute par une veillée d’armes solennelle ; la veillée d’armes en 1921 a lieu dans l’église de Notre-Dame de Montréal. D’autres ont lieu, dans les années suivantes, à Saint-Pierre, à Saint-Henri. Dès lors la fête s’étend à toute l’Amérique française. Je demanderai bientôt qu’à l’exemple de ce qui se passe en Espagne, il y ait chez nous une « Fête de la race », et que cette « Fête de la race » soit celle du 24 mai. Il semble que l’on y soit en 1921. Dans sa chronique du mois de juin de cette année-là, Jacques Brassier relate l’extraordinaire expansion désormais prise par la journée de Dollard. En nombre de villes, à Montréal sans doute, mais encore à Québec, à Ottawa, à Lévis, à Chicoutimi, à Saint-Boniface (Manitoba), à Hull, elle donne lieu à de grandes célébrations publiques. À Ottawa et à Hull, les cloches de la capitale et des églises tintent un glas de dix-sept coups en l’honneur des dix-sept héros, glas qui est suivi d’un carillonnement de cinq minutes. Jusqu’en Nouvelle-Angleterre, on célèbre le fait du Long-Sault. On y distribue abondamment le récit de Faillon imprimé en fascicule, et une proclamation du secrétaire de l’Union Saint-Jean-Baptiste d’Amérique invite les petits Franco-Américains à solenniser avec éclat la fête du héros de la Nouvelle-France. Il en est ainsi dans nos séminaires, petits et grands, dans nos collèges, nos couvents. Les autorités des communautés religieuses exhortent, par des circulaires, leurs maisons enseignantes à faire célébrer le grand jour. Ainsi la fête se répand jusque dans les écoles des campagnes. On peut lire, dans L’Action française de 1924 et de 1925, des rapports toujours enthousiastes des fêtes de ces années-là et qui nous renseignent également sur l’expansion de ces célébrations à travers l’Amérique française. En 1924, il faut même relever ce geste marquant de l’évêque de Sherbrooke qui, dans une circulaire à son clergé où il recommande une souscription en faveur des écoles de l’Ontario, écrit : « Pour donner à cette contribution une signification patriotique encore plus accentuée, nous voulons que le jour de la fête de Dollard (24 mai), qui tend de plus en plus à devenir une fête de toute la jeunesse étudiante canadienne-française, soit choisi comme un jour de fête patriotique et religieuse dans chacun des collèges, couvents et écoles de ce diocèse » (L’Action française, XI : 58).

Chaque année, désormais, par un mot d’ordre dans la revue, mot d’ordre qui s’enfle parfois de l’emphase d’une harangue de commandant de troupe, je rappellerai la date prochaine de la célébration du 24 mai et j’inviterai à la préparer. Chaque fois, ma pensée s’en va surtout vers la jeunesse. En 1925 (XIII : 201), j’écris, entre autres choses :

Rappelons-nous bien le but essentiel de la fête. Nous voulons, sans doute, honorer l’héroïsme chevaleresque qui sauva jadis la Nouvelle-France ; mais nous voulons aussi infuser dans nos âmes, la puissance morale de cette magnifique histoire ; nous voulons que la beauté idéale du geste de 1660 entre parmi les stimulants qui exaltent les volontés de notre jeunesse… Il est bien important d’instruire notre jeunesse, de l’outiller pour les luttes de la vie ; il est encore plus important de lui faire une âme.

Qui eût pu douter, en ces années-là, de l’institution définitive, permanente, de la fête du 24 mai ? L’ébranlement est profond dans les esprits. Toute une littérature-Dollard — j’ose emprunter ce mot — tout un appareil ou équipement de fête, de culte, s’est créé d’une année à l’autre. Dès les débuts, pour souligner davantage le grand jour par le port d’un emblème, j’ai imaginé la confection d’une « rose de Dollard », rose minuscule, en tissu rouge, aux couleurs des martyrs, qu’on pût facilement épingler à sa boutonnière. L’Action française fait agréer l’emblème par toutes les sociétés nationales, et, pour en fixer le type et en empêcher les contrefaçons, en obtient enregistrement à Ottawa. La petite rose remporte un succès prodigieux. C’est par milliers qu’il la faut fabriquer. En 1920, plus de 100,000 sont vendues. Dans le Québec, dans l’Ontario, dans l’Ouest, en Nouvelle-Angleterre, partout les boutonnières se fleurissent de la rose, emblème du sang héroïque répandu un jour pour la Nouvelle-France :

Chaque année, écrit dans la revue (XIII : 389) Émile Bruchési, le cercle des amis de Dollard s’agrandit.

Des myriades de petites roses sont emportées par un vent magique à travers tout le pays et vont se poser sur les boutonnières de nos compatriotes de l’Alberta, de la Saskatchewan, du Manitoba, de l’Ontario, du Québec, de l’Acadie et de la Nouvelle-Angleterre. C’est devenu la mode du 24 mai !

Au calendrier Dollard que l’on connaît, se joignent bientôt les timbres-Dollard, neuf en tout, qui illustrent l’exploit du Long-Sault, puis une jolie carte-correspondance de Dollard, dessinée par Mlle Berthe LeMoyne. Rappelons aussi les chants à la gloire de Dollard : une cantate éditée par le Collège Bourget, paroles d’Henri Vital, musique de R.-C. Larivière, c.s.v. ; les refrains du Père Georges Boileau, o.m.i.. Au Collège Sainte-Marie de Montréal, les plus jeunes élèves organisent le « jeu des boucliers », représentation du combat du Long-Sault ; M. Julien Perrin compose une pièce à grand spectacle : « À la gloire de Dollard », d’abord jouée dans la cour du Collège de Montréal, reprise à la Colonie des Grèves, puis, dans le bas du fleuve, à Notre-Dame-du-Lac, et en quelques autres endroits. M. Guindon, p.s.s., nous donne Les trois combats du Long-Sault que l’Action française répand à profusion. Sans doute, en cette littérature et en ces essais artistiques, le chef-d’œuvre est rare et même inexistant. N’y avait-il pas lieu d’espérer, qu’un jour ou l’autre, de ce bouillonnement de la jeunesse sortirait quelque œuvre de valeur ? C’est l’espoir que j’exprime dans L’Action française de 1922 (VII : 218-219) :

Pour les mêmes motifs l’on voudra continuer dans les collèges, les couvents et les écoles, l’heureuse floraison littéraire que la fête a provoquée. Il importe surtout d’y maintenir le même esprit, celui qui nous a frappé, l’année dernière, dans les nombreux essais que nous avons tenus dans nos mains : nous voulons dire le souci d’échapper aux amplifications vides, enflées, trop sonores, [mais bien plutôt] la volonté de dire des choses claires, à la mesure exacte des aspirations, emportant avec elles de l’action pratique… Qui ne sait la vieille vérité ? Il faut laisser le temps à la substance de l’art de s’amasser, de se pétrir, avant que, remodelée par l’esprit d’un grand artiste, elle se réalise dans les formes sensibles. L’art, comme la nature, a-t-on coutume de dire, procède par lentes et multiples ébauches.

Ce sont pourtant les bustes de Dollard qui vont donner lieu aux plus impressionnantes manifestations. L’Action française a fait fabriquer, en plâtre bronzé et en diverses dimensions, une réduction du buste de Dollard de l’artiste Laliberté, le Dollard du monument du Parc LaFontaine, à Montréal. Le dessein reste le même : propager le culte du héros. Vendu à prix modique, l’article s’enlève avec rapidité. Sur combien de cheminées domestiques, combien de bureaux de cabinet de travail, combien de socles, Dollard ira se poser. Dans les collèges, les collégiens l’installent dans leurs salles de cours. Dollard ira s’asseoir encore plus haut. Une jeunesse enthousiaste, et d’un cran qu’on retrouverait difficilement dans la génération d’aujourd’hui pour des causes de cette nature, se met en tête d’installer Dollard dans nos édifices publics, dans nos plus hautes institutions. À Montréal, la jeunesse étudiante de toutes les facultés, bannières au vent, armée de pancartes à la louange de Dollard, porte le buste le 23 avril 1924 à l’Université de la rue Saint-Denis. Antonio Perrault raconte la manifestation dans L’Action française (XI : 291-296). Elle ne manque point de solennité : discours enthousiaste, émouvant de Jean Bruchési, président, je crois, de notre groupe d’Action française à l’Université ; discours de même ton du recteur, Mgr Piette, de M. de Vitrolles, consul de France au Canada, du maire de Montréal, M. Charles Duquette, et surtout de sir Lomer Gouin, ancien premier ministre à Québec, et président de l’Université. C’est ce dernier discours qui paraît avoir produit le plus considérable effet. « Prenez Dollard comme votre patron », a dit aux étudiants, sir Lomer. Sur quoi M. Perrault qui relate la cérémonie observe :

Certains auditeurs sont étonnés de voir cet homme d’État verser dans un tel spiritualisme. Il ne les a point habitués à pareille façon de comprendre les choses. Des forces qui semblent conduire le monde, M. Gouin parut donner ses préférences à celles qui sont étroitement liées aux puissances d’argent et aux intérêts matériels. Combien se sentent heureux de voir enfin M. Gouin s’arrêter devant les héros dont les gestes ne furent point tournés du côté des affaires

À Québec, c’est au parlement que, cette même année, la jeunesse porte le buste du héros et obtient un immense succès, selon le rapport de l’un de nos jeunes amis. « Au moins 15,000 personnes, nous écrit-il, assistaient à la présentation ; il y en avait autant sur le parcours de la procession. » Jacques Brassier ajoutait : « Ce fut une fête pleine d’ordre et d’enthousiasme comme on sait les faire à Québec. »

L’année précédente, la jeunesse s’est portée à un acte encore plus audacieux. C’est au parlement d’Ottawa que, pour le coup, l’ACJC ose présenter un bronze de Dollard. Joseph Blain, président général de l’Association, souligne la manifestation de ces paroles significatives :

En entrant dans le parlement de la nation, Dollard rappellera à nos compatriotes d’autre race, de quelle histoire nous sommes, et au souvenir de ce que nous a coûté le droit de vivre en ce pays, la loyauté de nos associés politiques comprendra le prix que nous attachons à l’intégrité de notre héritage.

Il y a, ce jour-là, sur la terrasse du parlement, des députés, des sénateurs, des échevins, des fonctionnaires municipaux, des représentants des diverses sociétés nationales et religieuses, un grand nombre de citoyens d’Ottawa et de Hull. Le président de la Chambre des Communes, Rodolphe Lemieux, reçoit la délégation. Dans son éloquence, toujours un peu solennelle, il prononce devant la foule ces nobles paroles :

Au nom du parlement, j’accepte ce bronze auquel je réserve une place d’honneur dans cette salle d’entrée dont l’architecture ogivale servira de cadre au héros légendaire. Dollard des Ormeaux montera la garde près de l’autel du Sacrifice que nous élevons dans la haute tour à nos héros de Saint-Julien, de Courcelette, de Vimy. Il dira aux citoyens du Canada, toute la noblesse de cette race qui, la première, évangélisa les tribus sauvages et implanta la civilisation dans le Nouveau-Monde, s’enchaînant aux rôles sublimes, s’immolant toujours au service de l’ordre, de la justice, de la liberté (IX : 354-355).

Ne négligeons pas, non plus, de rappeler, pour sa particulière signification, la présentation d’un buste de Dollard à l’Hôtel de ville de Montréal. Qui, en effet, ce dimanche après-midi, porte fièrement le héros au palais municipal, en grande tenue, cors en tête ? Les cadets de l’Institut Saint-Antoine, l’ancienne École de réforme, totalement régénérée par cet intelligent éducateur que fut l’abbé Edmond Lacroix. L’une de ces présentations de buste donne lieu à Québec, à un incident cocasse. Me Noël Dorion, avocat, me le rappelait, sur le ton quelque peu sarcastique, le 9 février 1935, au Château Frontenac, alors que j’y allais prononcer, devant le Jeune Barreau de la capitale, une causerie sur « Nos positions ». Voici ce qui s’était passé. Nous sommes toujours en 1923. Je viens de publier L’Appel de la Race. Le roman a chatouillé désagréablement le « prince » des critiques d’alors, l’abbé Camille Roy de Québec. Une polémique pointilleuse s’en est suivie. En cette atmosphère se situe l’incident. Mais laissons parler le président du Jeune Barreau :

Au Séminaire de Québec, les vieux murs devant qui, pourtant, ont défilé tant de générations, sont brusquement scandalisés. Une équipe de jeunes gens turbulents, indisciplinés, pleins d’une sorte de fièvre patriotique, mènent le bal. On leur a bien dit, au début de l’année, que la vieille institution a toujours été le foyer du véritable nationalisme : ils n’en sont pas très sûrs. Que vaut exactement cette formule ? C’est ce qu’ils verront bien. À l’occasion du 24 mai qui approche, ils tenteront une expérience : sans autorisation de leurs maîtres, après une vaste souscription parmi les élèves, ils introniseront dans chaque classe un buste de Dollard.

Mais voici que dans nos consciences délicates et timorées, un doute se lève. Lorsque l’autorité et le sentiment patriotique sont en conflit, de quel côté doit incliner la balance ? Avons-nous droit d’accomplir ce geste qui, pour nos professeurs, aura toute la couleur d’un défi ? Cas de conscience éminemment embarrassant…

Nous sommes à quatre ou cinq jours du 24 mai lorsque nous parvient la réponse. [Entre parenthèses, disons que le Conseil du Séminaire avait gravement délibéré plusieurs heures sur l’épineuse question. Et c’est à sa réponse que fait allusion M. Dorion.] Cinquante-huit pages d’une écriture très fine et pénible à déchiffrer. Tous les arguments, paraît-il, s’y trouvent. L’un à l’autre, nous nous repassons la lettre, mais toujours sans la lire, car nous en devinons la substance. Forts de ce témoignage encore mystérieux, nous partons immédiatement en campagne mais pour être, dès le lendemain, dépistés et ramenés à la discipline de la maison. Et le 24 mai, anniversaire de Dollard, de l’abondance de bustes que nous avions, cette année-là, commandés à l’Action française, un seul réussit à pénétrer au Séminaire, et c’est pour échoir dans notre classe de mathématiques.

Cet échec au Séminaire de Québec fait voir quand même l’élan — je dirais même la passion mystique — qui emporte alors la jeunesse. Pour ceux qui en furent témoins, ce furent sans conteste des heures exaltantes. Comment, par exemple, résister à la plus forte émotion, devant cette consécration au Dieu-Hostie de la jeunesse manitobaine, un soir de mai 1924, dans la cathédrale de Saint-Boniface, où elle a fait sa veillée d’armes : « Nouveaux Dollards placés aux avant-postes, dans la marche en avant du catholicisme dans l’Ouest, s’écriaient ces jeunes Manitobains, nous venons avant la lutte vous acclamer comme notre roi et vous jurer fidélité jusqu’à la mort ! »

Remué, séduit par ce qui se passe dans nos milieux de jeunesse, j’écrivais sur le même ton, dans L’Action française (VI : 215-216, 219) :

Vainement, pour expliquer ce phénomène, parlerait-on de propagande ou de mots d’ordre. Il ne faut point chercher dans l’artificiel ce qui déborde tout artifice. Ces spontanéités, ces larges mouvements d’ensemble ne trouvent leur raison complète que dans une sorte d’atmosphère déjà diffuse à travers toutes les âmes… Nous regardons alors du côté de la jeunesse et nous découvrons qu’un sens plus aigu du passé la tient et la possède… il semble que notre jeunesse ait quelque clair instinct que de grandes choses, l’avenir de sa race et de son pays se jouera sur sa tête… Ceux qui ont connu d’autres temps sont heureux de s’en apercevoir : grâce à l’admirable esprit de nos communautés religieuses, grâce au dévouement éclairé de tous ceux qui enseignent, aujourd’hui, dans nos plus petites écoles, l’on sculpte de l’espoir.

L’on aura remarqué les derniers mots. Dans nos écoles, on s’appliquait à former, en ce temps-là, une magnifique génération de petits Canadiens français. Comment ce feu sacré s’est-il éteint ? Qui a fauché tant d’espoirs, tant d’exaltantes promesses ? Qui ?… Tout ce qui, un jour, devait tuer l’Action française. Et nous aurons à y revenir. En attendant, énumérons au moins quelques causes partielles : l’absence de sens historique chez un peuple qui n’a jamais bien possédé son histoire, trop dépourvu par conséquent de sentiment national : ce qui le rend si inconstant dans ses sursauts, ses réveils trop peu appuyés sur du solide ; l’intervention aussi d’une nouvelle génération de l’ACJC, génération querelleuse qui prétend revendiquer la fête de Dollard comme sa propriété et qui ne s’en empare que pour la laisser tomber, à tout le moins, le pèlerinage à Carillon. Ajoutons l’opposition encore de quelques grincheux — tel le brave abbé Élie Auclair, pourtant surnommé le « bénitier national », qui s’insurge contre la nouvelle fête. Je me moque un peu de cette intervention dans L’Action française (VII : 213) : « Pour quelques autres, excellents esprits que n’avaient pas troublés les pétards du Victoria Day, cette nouvelle fête française est vraiment la malvenue. Ils ont peur que la grande ombre de Dollard n’éclipse le patron chrétien, saint Jean-Baptiste. » Rappelons après tout cela l’offensive de quelques historiens superficiels qui, ne pouvant s’expliquer l’héroïsme surhumain des jeunes sacrifiés de 1660, s’appliqueront à leur trouver des motifs de vulgaires mercantis de fourrures. Cette offensive, oserai-je l’ajouter ? — je l’ai cru dans le temps et je le crois encore beaucoup — servit à masquer une autre offensive contre un historien que l’on ne goûtait point. Je l’ai dit et peut-être écrit : si l’abbé Groulx ne se fût constitué le propagandiste de Dollard, y aurait-il eu jamais une question Dollard ? Mon enseignement d’histoire m’avait attiré bien des amis ; il avait également suscité une cohorte d’ennemis bien déclarés : tous ceux-là qui ne me pardonnaient point d’avoir bousculé certaines notions toutes faites, toutes cristallisées en histoire. On ne me pardonnait point, par exemple, de ne plus croire au « bienfait providentiel » de la Conquête anglaise, mais cette conquête, de la plutôt représenter sous l’aspect d’une catastrophe. La tradition politicienne me tenait rigueur, en particulier, de démolir la légende d’une Angleterre maternelle, généreuse distributrice de toutes les libertés à ses colonies ; on m’en voulait encore d’avoir tenté ce que l’on appelait une réhabilitation des Patriotes de ’37, etc., etc. Je dérangeais trop de gens, trop d’opinions cuites et recuites. Enfin mon enseignement d’histoire venait de me conférer quelque petite notoriété. C’était plus que suffisant pour abattre le mécréant. Pour répondre à ces attaques, j’écris, à la sollicitation d’Aegidius Fauteux, le Dossier de Dollard. Je tente de vider le débat. Il n’en continue pas moins, semant le scepticisme, en particulier dans les milieux de jeunesse. Vrai phénomène que cette guerre rageuse à ces pauvres jeunes gens de 1660. Surtout si l’on songe à la futilité des thèses bâties pour déchirer leur histoire. Thèses plus que branlantes, édifiées contre tous les textes, en dehors même de tous les textes, de tous les témoignages des contemporains. Pour certains professeurs de collège, Dollard est devenu quelque chose comme l’ennemi personnel, l’imposteur qu’il faut à tout prix déboulonner de son socle. On m’a cité le cas d’un professeur de grec qui oublie d’enseigner sa matière pour foncer, toute langue déployée, contre le « mythe de Dollard » et qui ne met fin à ses éruptions verbales, que devant la menace de ses élèves de faire claquer les portes. Dollard allait pourtant rencontrer un pire adversaire. Parmi les tombeurs du héros et non parmi les moindres, s’allait dresser le militarisme qui ne tue pas seulement les hommes moyens, mais tout autant les héros. Dans la seconde Grande Guerre de 1939-1945, la propagande militaire au Canada entreprit de faire flèche de tout bois et voire de tout ce qui lui pouvait tomber sous la main. Pour appeler la jeunesse aux armes, elle s’empara de Dollard. Le héros à qui hier on ne pardonnait point sa fête du 24 mai, fête concurrente du Victoria Day, parut d’un excellent profit pour les panneaux à réclame, pour les invites à la conscription. L’imposture écœura la jeunesse qui, sans calembour, ne tenait guère à tomber dans le panneau. Fêter Dollard, maquillé en agent recruteur pour la défense de la chrétienté et de l’Empire britannique, c’eût été se faire complice de la bêtise.

Me permettrait-on de rappeler ici un incident de cette triste époque ? J’allais prononcer une conférence à Québec, au Palais Montcalm, le jour même de la fête de Dollard. Ce devait être en 1942 ou 1943, alors qu’on agitait le spectre de la conscription. Le Palais Montcalm était plein à déborder. Il y avait de la poudre dans l’air. Dans la salle, m’avait-on prévenu, s’étaient faufilés des agents de la gendarmerie royale. On s’attendait naturellement que je parlerais de Dollard et risquerais quelques propos audacieux. Mais j’avais décidé, pour ne point faire le jeu des militaristes, de ne point parler du tout de l’affaire du Long-Sault. Je m’étais rabattu sur un sujet des plus pacifiques : Seigneur en soutane — seigneur de l’aviron. Le seigneur en soutane, c’était le seigneur sulpicien ; le seigneur de l’aviron, c’était le coureur de bois. Mais, comme l’organisateur de la soirée, l’abbé Pierre Gravel, avait fait allusion à Dollard, en sa présentation du conférencier, je ne pus me dispenser en mon remerciement d’y faire allusion moi-même et je dis à la barbe de ces Messieurs de la gendarmerie royale : « Indéniablement ce Dollard était un merveilleux recruteur d’hommes. Mais il recrutait pour la défense de son pays, la Nouvelle-France. Et il était le premier à s’enrôler. » On devine la réaction de l’auditoire.

Ainsi mourut un mouvement généreux en ce pays de Québec où le feu sacré meurt, du reste, le plus facilement du monde au premier vent qui passe. On continuera de fêter Dollard ici ou là, mais par des manifestations isolées, timides, comme l’on ferait d’un héros dont la gloire serait suspecte. N’importe ! Je ne me suis jamais consolé de ce cuisant échec, de tant et si beaux espoirs si sottement broyés. C’est le tragique de la vie que d’être forcé d’assister à ces revirements d’esprits, à ces phénomènes déprimants qui vous laissent dans l’âme quelque chose de l’amère tristesse qu’on éprouve devant un édifice, une maison qui vous est chère et qu’on voit crouler sous les flammes. Ou encore, dirais-je, ainsi s’en vont les rêves les plus séduisants, pareils au beau voilier blanc qui double une pointe et disparaît de la vue.