Mes mémoires (Groulx), tome II/vol. 3/La revue : L’Action française

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Fides (p. 113-184).

VIII

LA REVUE : L’ACTION FRANÇAISE

L’Action française est avant tout un mouvement de pensée. Ou, si l’on préfère, un mouvement d’action, mais qui prétendait bien s’appuyer solidement sur une doctrine. Ainsi apparaissent le rôle et l’importance de sa revue. Elle a été, peut-on dire, à l’origine du mouvement, comme si, avant de se jeter dans la mêlée des hommes et des idées, l’on eût senti l’instinctif besoin de forger l’instrument qui fournirait les lumières, tactiques et munitions. L’Action française, je veux dire la revue, restera toujours l’œuvre principale de la Ligue. Le Père Charles Charlebois, o.m.i., fondateur du Droit d’Ottawa, avait coutume de dire de son journal : « C’est l’œuvre qui “accote” toutes les autres. » La revue L’Action française accotera tout le mouvement en ses diverses manifestations ou entreprises. Il faut dire mieux : elle sera la locomotive qui traînera tous les wagons, l’énergie électrique qui fournira à tout l’organisme, lumière, chaleur, élan. Les pages précédentes l’ont assez dit : c’est pour assurer la vie, le progrès de la revue que les services auxiliaires seront fondés, en particulier la Librairie. Portée par ces services, c’est elle qui, à son tour, les portera par sa publicité, son prestige.

Que trouvait donc le lecteur, en ce petit périodique, à couverture d’un rouge pâle, centrée par un médaillon de Dollard et par la devise : « Jusqu’au bout ! », périodique d’un format de poche, qui peut être lu facilement comme un Digest, dans le train ou dans le tramway ? Par quelle méthode, quelle espèce ou quelles formes d’écrits, la revue L’Action française a-t-elle mené sa campagne intellectuelle ? On pourrait dire qu’elle a utilisé presque toutes les formes de la littérature de propagande : le tract, l’article d’actualité ou l’éditorial, le portrait, la critique littéraire, la pièce documentaire, la chronique, chronique de ce que j’appellerai la « petite guerre », chronique de la vie de l’œuvre ; elle adoptera surtout le procédé de l’enquête, qui est presque le procédé du livre, étude approfondie d’une question, d’un problème, servie par tranches, comme autant de chapitres d’un ouvrage.

Le tract, L’Action française le servira mensuellement à ses lecteurs, à partir de 1921, sous la forme du « Mot d’ordre », placé en première page. L’initiative appartient à Antonio Perrault. Le temps nous manque souvent de faire sa part à l’actualité de la dernière heure, ou d’intervenir en des questions urgentes. Le mot d’ordre y pourvoit. Quelques lignes concises, bien frappées, exposeront, dira Jacques Brassier, tantôt un point de notre doctrine exigé par les circonstances, « tantôt notre attitude… sur des entreprises ou des problèmes où l’Action française ne saurait se dérober sans manquer à la raison même de son existence ». J’ai rédigé, je crois, le plus grand nombre de ces mots d’ordre. Lorsqu’il en est question dans nos réunions, mes collègues de la direction se tournent d’ordinaire de mon côté. On me prête quelque aptitude pour ces sortes de mises en garde, ces appels à la résistance, ces brèves harangues de combat. Il ne serait pas sans intérêt d’en faire un recueil. L’œuvre de L’Action française s’y révélerait, pour une bonne part, avec son caractère de revue d’avant-garde, son sens de l’actualité, son souci de la synthèse vitale. J’y retrouve, par exemple, la hantise du problème qui, vers 1920, obsède tous les esprits : celui de l’émancipation économique. Sous le titre : « Secouons le joug », l’auteur du mot d’ordre (août 1923) dénonce l’invasion sans frein du capital américain :

Nous croyons qu’un jeune État comme le nôtre ne saurait se passer du capital étranger. Mais nous croyons aussi que le capital étranger ne doit jamais prendre la place du capital national ; dans les entreprises qu’il fonde ou qu’il assiste, il doit en définitive concourir au bien public, sous peine d’être un désordre ; par-dessus tout il ne doit jamais devenir tellement puissant qu’il crée un sur-État économique capable de tenir en laisse l’État politique.

La province de Québec ne s’achemine-t-elle pas rapidement vers ce dernier péril ?

Mise en garde qui s’interdit pourtant le négativisme. Et voici aussitôt contre-indiqués le remède ou la réaction :

Plus que jamais l’opinion publique doit se tenir éveillée. Ayons peur des succès trop rapides, véritables défaites qui se soldent par la domination de l’étranger. Songeons que notre capital n’est si faible que parce qu’il est inorganisé ; une portion trop considérable est encore inactive ou opère contre nous dans des institutions étrangères. Saurons-nous créer des organismes économiques qui orientent toutes nos activités, toutes nos ressources vers les fins nationales ? Saurons-nous développer, parmi nos compatriotes, un état d’esprit qui admette spontanément cette orientation ? Disons-nous, plus que jamais, que l’indépendance économique est une condition de survivance.

Peut-être nous accordera-t-on qu’il y avait quelque mérite à faire preuve de cette clairvoyance en 1923 ? Penser, dire, en effet, que ces choses ont été écrites, il y a plus de trente ans, et qu’elles demeurent toujours d’une si cruelle actualité ! Si nous avions le cœur de nous amuser, il nous paraîtrait réjouissant, par exemple, de voir aujourd’hui nos autorités fédérales elles-mêmes dénoncer l’invasion trop massive du capitalisme de nos voisins. Et dire qu’en ce temps-là, nous, les petits mousquetaires de l’Action française, nous passions aux yeux de nos propres compatriotes canadiens-français, pour des cerveaux brûlés, des révolutionnaires au petit pied ! On pourrait relire encore le mot d’ordre de décembre 1922 qui s’intitule : « Récapitulons ». L’auteur propose cette fois, en cette fin d’année, une prise de conscience de l’ensemble des besognes toujours inachevées et qui attendent les laborieux : reculs à racheter dans le bilinguisme fédéral ; respect encore incomplet de la loi LaVergne par les compagnies d’utilité publique ; maquillage anglais à faire disparaître de nos villes, villages et campagnes ; parties de l’enseignement trop anglicisées ; envahissement du cinéma américain et corruption des mœurs qui s’ensuit ; intérieurs des foyers canadiens-français à refaire à la française ; libération de nos forces économiques ; émancipation de nos classes ouvrières de l’engrenage de l’Internationale américaine ; arrêt de l’immense coulage de nos capitaux vers les institutions étrangères ; lents progrès de notre industrie, le domaine national exploité sans nous et contre nous. Et l’auteur de conclure :

On le voit : il reste encore trop de besogne pour se reposer… Mais jurons-nous d’aller jusqu’au bout de nos énergies pour devenir entièrement maîtres dans notre maison. Que ce soit l’une de nos résolutions du Jour de l’an.

Les mots d’ordre de L’Action française ont fréquemment les honneurs de la grande presse. On les cite, on les reproduit, on les commente. En septembre 1925, à la veille des élections fédérales, la revue avait donné cette consigne : « N’élisons que des nôtres » :

Prêter aux pauvres, disait-elle, cela s’appelle proprement de la charité… mais être pauvre et prêter aux grands riches, sans espoir de retour, pour le simple plaisir de vanter sa générosité, ou de se faire brimer par le riche, cela s’appelle, en bonne langue française, de la bêtise. Être une minorité dans le parlement de son pays, invoquer volontiers sa faiblesse numérique pour s’excuser de ne pas résister au fanatisme, puis sacrifier pourtant des collèges électoraux à des adversaires ou à des indifférents, et célébrer ensuite sa libéralité, cela s’appelle doubler la bêtise de la trahison.

… Dans le prochain parlement fédéral le nombre total des députés passera de 235 à 245 : ce qui veut dire une nouvelle diminution proportionnelle de la représentation du Québec. Nous n’avons donc plus un homme à sacrifier. N’écoutons plus les sophismes des politiciens. Un peuple se doit d’être juste envers soi-même avant d’être charitable envers les autres. Que les électeurs canadiens-français n’élisent que des députés canadiens-français…

À ce mot d’ordre, Le Droit consacre deux fois son premier-Ottawa. Deux fois également, L’Action catholique (Québec) y va de son commentaire. L’Évangéline de Moncton fait de même.

Parmi les plus modestes rubriques de la revue, je ne veux pas oublier sa chronique mensuelle : « La vie de l’Action française », chronique de l’activité de la Ligue. Jusqu’en 1920, M. Héroux s’est chargé de cette rubrique. Devenu directeur, ce sera ma tâche sous mon pseudonyme habituel de Jacques Brassier. J’y vois le moyen par excellence de me tenir en contact avec les abonnés, les collaborateurs, les amis de l’œuvre, c’est-à-dire avec toute la famille de l’Action française. Et par le même moyen, cette famille pourra se sentir toute proche du cœur de l’œuvre qui lui est chère. Car, après tout, pour qu’une œuvre vive, il importe que ses soutiens en reçoivent une impression de vie. Ma chronique remplit cette fonction. Combien de fois m’a-t-on dit, écrit : « Ce que nous lisons, en premier lieu, c’est “La vie de l’Action française”. » Là, en effet, palpitent, se déroulent, d’un mois à l’autre, la vie intime et la vie publique de l’œuvre : chronique des faits et gestes du comité de direction et de nos divers groupes ; chronique de nos multiples entreprises : pèlerinages historiques, conférences, vie de la Librairie, de sa Bibliothèque ; c’est là encore que l’on cite à l’honneur ce que l’on appelle les « gestes d’action française », exploits parfois de petits héros qui ont glorieusement servi la cause commune. Petits riens si l’on veut, mais c’est par ces petites choses que, proche ou éloigné de la revue, le lecteur se persuade que l’œuvre vit, progresse, va son chemin. Les avantages de cette sorte de chronique, l’intérêt que l’on y porte, je le constate encore aujourd’hui. Directeur d’une revue et d’une œuvre singulièrement plus austères, combien de fois les lecteurs de la Revue d’histoire de l’Amérique française m’ont écrit, même d’Europe ou d’Égypte, que les premières pages vers lesquelles se portent leurs yeux, ce sont celles de la « Chronique de l’Institut ». Et là encore, on m’invite à ne pas craindre d’allonger cette partie de la revue.

La « petite guerre »

Aux côtés de « La vie de l’Action française » et dans les dernières pages de la revue, une rubrique a pris pour titre : « À travers la vie courante ». Autre chronique, si je puis dire, et combien alerte ! L’Action française mène là, sans repos, sans faiblesse, ce que j’appelle la « petite guerre ». C’est, du reste, le titre d’un article de l’un de nos directeurs, Anatole Vanier. En effet, Pierre Homier (Père Joseph-Papin Archambault), puis Anatole Vanier vont tenir la plume à cette tribune. Guerre aux compagnies d’utilité publique ; guerre au gouvernement fédéral, à ses fonctionnaires, à ses politiciens ; guerre aux maisons de commerce ou d’industrie qui attentent aux droits de la langue française ou qui rechignent à lui faire la part qui lui revient. Guerre, pour les mêmes motifs, aux fanatiques des provinces anglo-canadiennes qui combattent ou gênent l’enseignement du français dans les écoles des minorités canadiennes-françaises ; guerre à notre propre enseignement du Québec, pour ses tendances à l’anglomanie ou son manque de sens national ; guerre à notre petit peuple, qui, par faux souci du gain ou par sotte anglomanie, lui aussi, maquille à l’anglaise le visage sacré de son pays français. La langue française, c’est alors, pour les patriotes, une Grande Dame : « Sa Majesté la langue française ». Honnis soient ceux qui lui refusent ou lui contestent ses droits de souveraineté ! Pierre Homier et Anatole Vanier se tiennent à l’affût de toutes les attaques, de tous les manquements et les dénoncent sans merci. Voilà bien, à coup sûr, le secteur où L’Action française a combattu avec le plus d’énergie et une infatigable ténacité.

Ces deux collaborateurs surveillent spécialement le gouvernement fédéral qui observe de façon si mesquine le bilinguisme constitutionnel. L’Action française appuie de toutes ses forces ceux qui livrent alors la bataille pour l’obtention du timbre-poste et du timbre d’accise bilingues. Par suite de l’imprévoyance, hélas ! des Pères de la Confédération et par la faute aussi du laisser-aller de leurs successeurs, il est arrivé que ce gouvernement d’Ottawa, officiellement bilingue en théorie et en droit, ne sait encore montrer à l’étranger et au monde international, jusque vers 1920 et même après, qu’un visage anglais : visage anglais dans son drapeau, dans son chant national, dans ses timbres-poste et ses timbres d’accise ; petits riens du tout en apparence qui, cependant, s’en vont crier, à travers le monde, la nationalité d’un État. Un jeune étudiant canadien-français de l’Université de Louvain nous signale douloureusement la chose en 1927 :

Depuis un peu plus de trente jours que je suis ici, on m’a demandé à peine un peu moins de trente fois si on enseigne le français au Canada… « Il n’y a pas d’universités chez vous ? »… « Quelle langue parle-t-on dans les familles ? » « Dans vos collèges, est-ce qu’on se sert du français même pour l’enseignement des autres matières du programme ? » Et ce sont là questions ou réflexions des plus avisés et des plus ouverts !… Les choses seraient simplifiées de moitié… si mon pays, le Canada, avait un timbre bilingue. Ce fâcheux unilinguisme international enlève à l’étranger la seule attestation pratique et tangible de notre égalité avec l’Anglais dans l’existence. Je cache mes lettres et je déchire mes timbres pour ne pas les voir proclamer le peu d’esprit « gentleman » de mes compatriotes anglais, qui me refusent cette satisfaction alors qu’ils devraient en prendre l’initiative, — et le manque d’obstination efficace de mes compatriotes français qui ont mis soixante ans à ne pas obtenir cette même justice (L’Action française, XVII : 119).

Mal honteux en sa pénible réalité. Résultat sans doute de la mauvaise volonté du fonctionnaire anglo-canadien, mais tout autant du manque de dignité et de fierté de nos pauvres compatriotes. Une petite enquête, conduite alors aux douanes de Montréal, nous révèle que, par suite de l’ostracisme pratiqué à l’égard du français, dans tous les ministères fédéraux, les catalogues des articles importés, ainsi que les taux et item du tarif n’existent qu’en langue anglaise ; il en va de même des règlements et avis du ministère des douanes au sujet de ces catalogues à l’usage des courtiers. Les courtiers de langue française, incapables de faire eux-mêmes les traductions de ces pièces, ne traitent avec les douanes canadiennes qu’en langue anglaise (L’Action française, XI : 59). Le pire, en tout ce mal, faut-il le répéter, c’est l’attitude des Canadiens français qui ne ressentent même pas l’affront d’un pareil régime. Il se trouvera un Rodolphe Lemieux, ministre dans le cabinet Laurier, pour se moquer copieusement de ce qu’il stigmatise d’un terme méprisant, le « Postage Stamp Patriotism ». On sait à qui s’est heurtée la loi LaVergne qui tente de remédier à l’intolérable état de choses, et dans les services fédéraux et dans ceux des compagnies d’utilité publique. De même la proposition d’élever à la qualité de « jour férié » le 24 juin, fête patronale des Canadiens français, trouve, au Parlement de Québec, ses pires adversaires dans les journaux canadiens-français et parmi les politiciens de même nationalité.

Nul besoin de s’étonner, devant pareil état d’esprit, qu’à L’Action française, nous ayons malmené et durement nos politiciens, surtout les nôtres d’Ottawa. Pour ma part, et je l’avoue sans plaisir, nos représentants, dans la capitale fédérale, ministres, sénateurs, députés, fonctionnaires, m’ont toujours paru, à peu d’exceptions près, faire œuvre de trahison. Trahison consciente ou inconsciente ? L’épithète importe peu. Ils auront été, depuis 1867, par étroite partisannerie, par ignorance le plus souvent, puis surtout par absence d’esprit national et d’esprit politique, ils auront été, dis-je, ce que l’on dénommerait aujourd’hui, avec ce que le mot comporte d’infamant, particulièrement en France depuis la dernière guerre, des « collaborateurs », c’est-à-dire d’aveugles ou stupides associés au service de la majorité anglo-canadienne. On ne me fera pas croire, en effet, que cinq à six ministres dans le cabinet, une vingtaine de sénateurs, une soixantaine de députés canadiens-français, le moindrement intelligents et doués d’esprit public et de courage, auraient laissé tourner la Confédération comme elle a tourné contre leurs compatriotes. J’ai souvent dit : « Imaginez une soixantaine de députés juifs à Ottawa défendant les droits d’une province qui serait la leur. Ou, si la comparaison paraît excessive, pensez plus simplement à des députés irlandais, champions de la même cause ; et dites-moi quelle tournure aurait pu prendre l’histoire ! »

Je me rappelle, à ce propos, une visite que me faisait, un jour, rue Sherbrooke, un M. Molson, député aux Communes anglaises. Il désirait savoir les causes de froissement entre les deux groupes ethniques au Canada. En réponse je lui fis une description du fâcheux traitement que l’on nous inflige au gouvernement d’Ottawa. Je lui peignis notre déplorable situation économique depuis 1760. Ce M. Molson m’écouta avec beaucoup de sympathie pour me répondre du ton le plus tranquille :

— Mais, M. l’abbé, vous avez plus qu’une soixantaine de députés et de sénateurs à Ottawa ; vous êtes maîtres du gouvernement de votre province, maîtres du gouvernement de vos grandes municipalités. Alors…

Cet « alors » voulait dire : De quoi vous plaignez-vous ? Jules Fournier a écrit un jour d’écœurement : « Rien n’est plus lâche à Ottawa qu’un député canadien-français. » Plus tard, Léo-Paul Desrosiers, au même poste, mais plus calme, a écrit presque la même chose. Et voilà pourquoi, à nos amis les journalistes, et à tous ceux-là qui déplorent l’échec du fédéralisme au Canada et qui s’en prennent exclusivement aux autorités fédérales et aux fonctionnaires fédéraux, ai-je toujours dit et répété : pourquoi ne pas vous en prendre tout autant à la poltronnerie de nos représentants ? « Frappez donc à la tête ! » n’ai-je cessé de rabâcher. À L’Action française, on frappait à la tête. En octobre 1923, je dédie à nos représentants fédéraux, ce bas de page, sous ce titre qui ne manque aucunement de verdeur :

La farce (ou l’insulte) continue

Il y a un mois et plus que les protestations s’élèvent de toutes parts dans notre province contre cette version française du Bulletin des renseignements commerciaux qui paraît 40 jours en retard sur la version anglaise. Cette version française devient ainsi parfaitement inutile, un pur gaspillage des fonds publics et une insulte à la population française à qui l’on se permet d’offrir une publication aussi risible. Cependant quelques bons fonctionnaires unilingues de la race supérieure continuent là-bas cette comédie insultante, avec un flegme qui n’a d’égal que notre inconcevable patience. Après les révélations de M. Léo-Paul Desrosiers [alors correspondant parlementaire du Devoir à Ottawa] sur notre éviction du fonctionnarisme fédéral, c’est à nous demander une fois de plus si les Canadiens français ont bien quelques ministres à Ottawa et voire jusqu’à une soixantaine de députés.

Ainsi une plume frémissante se peut-elle changer en gourdin. Et l’on n’a plus à s’étonner de l’amitié que m’ont toujours portée les politiciens.

Un autre jour de la même année, dans une page, où je fais parfois passer l’excédent de ma chronique de « La vie de l’Action française », je reviens à la charge sous ce titre assez pressant :

Il faudra bien qu’ils marchent

Il faudra bien que nos députés se décident enfin à s’occuper de la défense de la langue française à Ottawa et de la situation des nôtres dans les services de l’État fédéral. Les protestations s’élèvent peu à peu. « Jamais un parti politique n’a eu autant de support de la province de Québec qu’au temps actuel, nous écrit M. J.-A. Laforest d’Orillia, Ont. ; mais jamais la province de Québec n’a eu si peu d’influence qu’au temps actuel. »

Une autre citation suivait, extraite d’une lettre adressée à la Commission du service civil par l’Association catholique des Voyageurs de commerce. Et je concluais :

Après cela, nous répétons encore la même question : avons-nous quelques députés canadiens-français à Ottawa ? Ne se trouvera-t-il point, parmi eux, quelques hommes de cœur pour s’acquitter de la tâche que personne n’est obligé de faire pour eux ? L’insulte du Bulletin des renseignements commerciaux paraissant 5 ou 6 semaines en retard sur la version anglaise continue. N’auront-ils pas le courage de la faire cesser ?

Deux fois au moins, le secrétaire de la Ligue s’adressera à ces mêmes députés par lettre ouverte, en décembre 1923 et en mars 1926. Et ce sera pour leur rappeler ces quelques vérités :

Les députés du Québec doivent veiller à Ottawa sur les intérêts généraux de la Confédération canadienne, mais ils doivent veiller aussi sur les intérêts de leur province et de leur race. Nos intérêts catholiques et français leur sont confiés à eux par un devoir strict de justice envers leurs commettants. Ils sont donc tenus de les défendre plus encore que toutes les sociétés patriotiques. Ils ne peuvent pas oublier, non plus, que la province de Québec a charge, en quelque sorte, de toute l’âme nationale ; un devoir de charité et de solidarité ethnique nous lie à l’égard de tous les groupes français essaimés en dehors de chez nous ; et c’est une vérité trop réelle que nos défaillances dans la défense du droit deviennent, parmi nos frères éloignés, des occasions de scandale et les désaffectionnent de la vieille province…

Je crois reconnaître un peu ma prose en cette lettre du 12 décembre 1923. À l’Action française lorsqu’il m’arrivait de proposer quelque démarche de cette espèce, c’était chose assez fréquente qu’on me dise : « Écrivez le morceau et nous le signerons. » Cette fois, je tentai de piquer la susceptibilité de nos députés pour le cas où, chez eux, il s’en fût trouvé quelque minime dose. J’invoquai l’esprit de solidarité de leurs collègues anglo-canadiens, dès qu’il y allait pour eux d’intérêts communs :

Se pose-t-il dans les provinces anglaises un problème d’intérêt régional, comme l’immigration asiatique pour la Colombie anglaise, le libre-échange pour les provinces du centre, la protection ou le transport par le canal Welland pour l’Ontario qu’aussitôt les cadres des partis s’effacent dans ces petites patries ; la solidarité groupe à peu près tout le monde. Pourquoi serait-il interdit à la députation québecquoise de prendre les mêmes attitudes, surtout lorsqu’elle n’aurait pas à revendiquer les droits douteux de l’égoïsme provincial, mais les droits sacrés de la charte fédérale ?

Ce neutralisme ou plus exactement peut-être, cette couardise de nos représentants fédéraux et de nos hommes publics en général m’ont toujours paru inconcevables et inqualifiables. On ne saurait, me semble-t-il, faire plus sottement le jeu de l’adversaire et surtout l’inviter à ne pas se gêner. C’est à la suite de l’une de ces sottises que j’étais amené un jour à proposer une décoration spéciale pour ceux des nôtres dont l’insanité défie toute imagination. Cela se fût appelé l’Ordre de l’Anneau dans le nez. J’écrivais ceci en bas de page, en décembre 1927 (L’Action française, XVIII : 393) :

L’Ordre de l’Anneau dans le nez à celui-là !

Lors de la réception des voyageurs de la « Survivance française » à l’Hôtel de Ville de Montréal, l’autre jour, M. le maire aurait conseillé à nos compatriotes de l’Ouest — comme si le conseil n’était pas pour eux une insulte — d’être charitables envers leurs concitoyens d’autres races, leur rappelant que nous devons donner l’exemple en étant toujours respectueux des minorités.

Qui a fait commettre cette gaffe au maire de Montréal ? Car il est entendu que M. le maire ne fait pas lui-même ses discours écrits, que la grammaire et la littérature académique comptent au nombre des mille et une choses qu’il ignore et se fait gloire d’ignorer. Mais alors quel est le pion, quel est l’imbécile qui lui a mis dans la bouche cette bêtise ? Quelqu’un proposait l’autre jour de créer une décoration, un Ordre pour cette sorte de gens qui poussent la sottise jusqu’au génie : l’Ordre de l’Anneau dans le nez. L’idée est excellente. Que le souffleur de M. le maire de Montréal se nomme donc. Et nous lui enverrons l’Anneau et y ajouterons même la longe. J.B.

Ainsi va la « petite guerre ». Autant qu’elle le peut, L’Action française s’applique à couvrir tout le champ de bataille. Elle se tient sur toutes les brèches où tente de s’infiltrer l’anglicisateur, sur toutes celles que laissent s’ouvrir nos anglomanes ou nos « collaborateurs ». Ce qui doit frapper, en effet, dans cet effort de résistance, c’en est l’ubiquité. S’agit-il, à Montréal, d’un nouveau central téléphonique à baptiser, L’Action française est là pour exiger un nom français. Elle exigera de même du français sur le cadran de l’appareil téléphonique. Elle surveille la toponymie de la province. À la suite de la Commission de Géographie du Québec, elle veut qu’on dise et qu’on écrive « rivière Outaouais » et non pas « rivière Ottawa ». Les fonctionnaires fédéraux, il ne lui suffit pas de les surveiller et de les dénoncer uniquement au Canada. Elle les suit jusqu’en leurs agissements en Europe ; elle signale à nos députés l’injuste traitement infligé à la langue française, en 1924, à l’exposition impériale de Wembley où figure notre pays. Encore au gouvernement fédéral, elle reproche l’absence de coupons en langue française pour ceux qui veulent échanger leurs titres de l’emprunt de 1917 ; elle proteste contre une émission de timbres commémoratifs du soixantenaire de la Confédération où, parmi les figures des Pères évoqués, l’on n’a pas daigné faire place à celle de George-Étienne Cartier. Elle harasse les compagnies de chemin de fer réfractaires à l’usage du français sur leur papeterie, dans les gares, sur les trains. Elle prend également à partie la Compagnie des tramways de Montréal. Le Service provincial d’hygiène s’étant permis d’adresser aux curés de la province des lettres avec enveloppes qui portent bien en évidence un On His Majesty’s Service, L’Action française rappelle à ce service québecois qu’il existe une traduction française de cette expression anglaise. En revanche elle félicite M. C.-J. Magnan qui a « défendu avec tant de perspicacité notre système scolaire contre les tendances dangereuses du National Council of Education ». Elle déplore, et avec combien de raison, que dans le commerce et l’industrie, la langue anglaise règne en maîtresse : « Nos ouvriers reçoivent leurs ordres dans une langue étrangère. Ils ignorent bien souvent les noms français des articles qu’ils fabriquent ou des instruments qu’ils emploient. » Forme de colonialisme économique que, pour ma part, j’ai maintes fois dénoncée au suprême scandale de nos bonne-ententistes. Sur maints autres points, L’Action française tiendra à manifester son caractère de revue d’avant-garde. Elle figure au premier rang parmi les propagandistes d’un drapeau spécial pour la nationalité canadienne-française. L’une des premières, également, et ce sera en 1927, elle fera campagne en faveur d’un drapeau distinct pour le Canada et d’un drapeau sans Union Jack. Dans le même ordre d’idées, elle préconise la nomination d’un gouverneur canadien à Rideau Hall. Dès l’année 1923, L’Action française mène la « petite guerre » contre les Knights of Columbus, cette infection scandaleuse de la nation canadienne-française (voir IX : 375). Et elle se risque à cette attaque à un moment où sont à craindre de dangereuses réactions en hauts lieux. Elle y revient en 1927. Mais dès novembre 1923, elle a consacré à la chevalerie colombienne, ce bas de page point du tout équivoque :

Les Knights of Columbus de la province de Québec — on les appelle Chevaliers de Colomb, nous ne savons trop pourquoi — viennent de protester publiquement contre la collusion de quelques-uns de leurs « conseils » avec les loges maçonniques. Il appartiendra aux Knights of Columbus du Québec de faire un autre pas et de se mettre complètement à l’abri de ces gênantes compromissions. S’ils veulent bien y réfléchir, ils s’apercevront qu’il n’y a qu’une race de coloniaux comme la nôtre, sans personnalité et sans fierté, pour importer ainsi une œuvre étrangère — comme on importa le syndicalisme américain — sans la mesurer ni à nos besoins ni à notre esprit. Les catholiques d’Angleterre, qui appartiennent à un peuple adulte, ont refusé d’avaler le morceau sans l’accommoder à leur convenance : ils ont fondé les Knights of St. Columba. Les catholiques de France sont en train de faire de même, en fondant les Chevaliers de Jeanne d’Arc. Ainsi nos amis de la Nouvelle-Angleterre et de Québec qui viennent d’instituer une chevalerie indépendante, strictement conforme à l’esprit catholique et français. Quand les Knights of Columbus du Québec auront accompli cette rupture que leur imposera tôt ou tard le sentiment de la dignité nationale, s’aviseront-ils de supprimer de leur rituel, ces cérémonies macabres et rosses dont le moins qu’on puisse dire, a écrit François Veuillot, après avoir vu, « est qu’elles répugnent profondément à l’esprit latin ? » (L’Action française, X : 271).

Sur ce même sujet, on parle aussi courageusement en 1954 : c’est-à-dire trente et un ans plus tard, et sans plus de succès. Il faudra bien d’autres vaccins pour guérir nos chers compatriotes de tous les complexes d’infériorité et d’abord de ce penchant morbide à ne se sentir chez eux que chez les autres ! Peuple faible qui se cherche constamment un alibi chez plus fort que soi ! Et c’est pourtant un peuple catholique, un peuple de confirmés, élevé par des maîtres catholiques !

Fondation d’un Conseil technique de la Langue française

L’Action française aura encore joué un rôle de précurseur dans la fondation d’un Conseil technique de la Langue française. Le 3e Congrès de la Langue française, celui de 1952, préconisera l’opportunité d’un tel organisme. La revue y avait songé dès 1923. André Thérive vient de proposer la chose en France. En sa livraison d’avril de cette même année, L’Action française fait sien ce projet de réalisation assez difficile. En 1924 Hermas Bastien tente l’entreprise. Au mois d’octobre, nous pouvions annoncer la composition de ce Conseil technique. En font partie : le chanoine Émile Charrier, les abbés Charbonnier, Saint-Denis et Étienne Blanchard, le Frère Piédalue, c.s.v., Léon Lorrain, Henri Dombrowski, Hermas Bastien. Le Conseil se met à l’œuvre sans tarder. Bientôt paraissent, dans la revue, des listes de vocables français destinés à remplacer des anglicismes d’usage trop courant.

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Mais c’en est peut-être assez de la « petite guerre » tant décriée aujourd’hui en certains milieux, surtout en ceux-là où ne se fait même pas la « grande guerre ». A-t-elle au moins enregistré quelques victoires ? Oui, quelques-unes. En 1924, le parlement provincial du Québec a fini par décréter jour férié, le 24 juin, fête nationale des Canadiens français. En 1927, le ministre des Postes émet, à l’occasion du soixantenaire de la Confédération, des timbres commémoratifs bilingues : première concession qui aboutira à l’entier bilinguisme postal. Nous obtenons une victoire d’égale importance pour les timbres d’accise. La loi LaVergne a eu raison des Compagnies d’utilité publique. Les campagnes de L’Action française — point seules sans doute, mais plus persévérantes peut-être que toute autre — ont éveillé, au moins dans le monde de ses lecteurs, un sens de la dignité qui, à son tour, éveille un esprit de vigilance et même d’offensive, bien amorti, à l’heure où j’écris ces lignes, c’est-à-dire en cette fin de novembre 1954. On verra maintes gens tenir tête et refuser leur billet à des chefs de train qui ne se donnent pas la courtoisie de les demander en français. Un jour de départ pour les vacances du jour de l’an, toute une escouade de collégiens de Rigaud se paient cette crâne et amusante manifestation. Une petite carte d’avertissement distribuée dans les bureaux d’affaires est posée sur l’appareil téléphonique, avec cette consigne : « S.v.p. parlez français à la téléphoniste » ; et elle fait tapage dans les bureaux et dans les centraux de la Compagnie Bell. Les plaintes, les altercations se multipliant, l’orgueilleuse Compagnie se voit forcée de céder et d’ouvrir ses portes à je ne sais plus combien de jeunes Canadiennes françaises bilingues.

On se demandera peut-être encore une fois, quels si graves soucis, quelle mystique inspiraient, commandaient la « petite guerre » ? Pourquoi tout ce bruit, ces provocations, ce malin plaisir de déranger tant de quiétude satisfaite ? Pourquoi tout ce temps perdu au détriment des œuvres essentielles ? Beaucoup de nos pauvres gens, hélas, engourdis par la résignation mortelle, beaucoup de nos « collaborateurs » se posaient la question. Guérir notre peuple précisément de sa torpeur, l’arracher à sa résignation dans la honte, aura été, je ne crains pas de l’avouer, l’un des premiers mobiles de la « petite guerre ». Ce sont les nôtres que tout d’abord nous voulions secouer, réveiller. La misère était profonde. Dans L’Action française (XVIII : 202), je lis ce bas de page de Jacques Brassier :
Une race de lions ?

Quelqu’un qui a pu traverser, en ces derniers temps, les bureaux de la Commission fédérale d’enquête sur le tarif, nous écrit : « Savez-vous ce que font nos bons commerçants et industriels canadiens-français de la province de Québec ? Presque tous écrivent en anglais à cette Commission qui est pourtant d’institution fédérale et qui tient à son service un personnel canadien-français. Se peut-il manque plus absolu de dignité, un je m’en foutisme plus complet des intérêts de sa race ? »

Quand on nous révèle quelqu’une de ces grandes bêtises, nous nous rappelons toujours ce délégué d’Irlande au premier Congrès international de la jeunesse catholique à Rome [en 1921], lequel parlait couramment le français et l’italien et qui cependant tint à prononcer son discours en langue gaélique, quitte à le faire traduire en français, l’instant d’après, par un de ses compatriotes. Voilà comme s’affirment les races tenaces, promises à la conquête intégrale de leur droit. Et dire qu’il se trouve encore parmi nous des péroreurs pour nous prêcher la tolérance, la modération, le pacifisme en toutes ses formes et ses stupidités, comme si nous étions une race de lions.

Les funèbres imbéciles !

J. B.

Eh oui, de toutes ces mêmes revendications, nous faisions une question de dignité, de respect de nous-mêmes. Au Congrès de la Saint-Jean-Baptiste de Montréal, en 1924, je servais la même leçon de fierté à nos compatriotes, à propos de la fête nationale et de la façon de la célébrer :

En cette province où nous sommes chez nous, où nous formons la grande majorité de la population, obtenons que le 24 juin devienne jour férié. Notre dignité de peuple l’exige. Et dans cinquante ans, le retard que nous aurons mis à réclamer cette chose si simple servira à démontrer jusqu’à quel degré d’insouciance nous étions tombés.

N’est-ce pas toujours le même souci, les mêmes constatations désolées que j’exprimais dans un mot d’ordre de janvier 1924, sous le titre : Vaincus ou vainqueurs ?


Les Rapaillages (1924)
De gauche à droite : Mme Guillaume Émond ; M. Guillaume Émond ;
Jacqueline Émond (Mme Louis-Marie Pilon, fille d’Honorius) ;
Pierre Émond, fils du notaire Charles-Auguste Émond ; M. Charles-Auguste
Émond ; l’abbé Lionel Groulx
(Archives d’Armour Landry)

1924

En vacances à Saint-Donat

1926
Vaincus ou vainqueurs ?

Nous avons si bien laissé faire dans le passé qu’aujourd’hui encore on espère lasser nos revendications quand on ne va pas jusqu’à les mépriser. Nous ne pouvons décider qu’une seule chose dans cette lutte, être les vainqueurs. Puisque nous sommes chez nous, nous ne pouvons accepter d’être traités comme des étrangers… Ne capitulons devant aucune arrogance. Ne laissons passer aucun déni de notre droit sans protester haut et publiquement. En réclamant notre dû, n’ayons pas l’air de réclamer une faveur ; en faisant ainsi, ne croyons pas, non plus, accomplir de l’héroïsme. Réclamer son droit c’est exiger le simple respect de soi-même. Être au-dessous de cette fierté, ce serait déjà mourir.

Déjà mourir ! J’ajoute, en effet, que notre « petite guerre » s’animait aux plus vives anxiétés : celle de l’avenir de l’esprit en notre Canada français, et par là, de l’avenir même de la nationalité. En 1924, je citais un extrait d’un article de Paul Bernard, des Études de Paris, sur « la crise du français et de l’à peu près dans les idées et dans les mots », et j’y voyais une « éloquente justification des campagnes » de Pierre Homier « contre l’anglicisation des choses et des esprits », déformation où se trouvait engagé, disais-je, « l’avenir même de notre culture ». Paul Bernard écrivait, en effet :

Il ne s’agit plus seulement d’une question de grammaire à résoudre, de la graphie des mots ou de la transmutation des vocables, ni même de l’évolution et de l’avenir de notre belle langue française ; c’est l’esprit même de la race qui est en jeu ; ce sont les qualités foncières de la pensée qui courent le risque, sous le flot montant des fautes de syntaxe ou de morphologie, de disparaître à jamais : la clarté, la justesse, la logique, l’équilibre, la précision, la noblesse, la simplicité, tout ce qui fait la force, le charme, l’éclat durable d’une œuvre littéraire, tout ce qui a fait l’âme et la grandeur intellectuelle de la France ; car tout se tient dans la vie des nations, et l’esprit d’un peuple, intimement lié à l’idiome qu’il parle au point de ne faire qu’un avec lui, suivra toujours, inéluctablement, les destinées de la langue.

Hélas, où en sommes-nous aujourd’hui de ces fortifiantes inquiétudes ?

Les grands problèmes à L’Action française

J’en arrive enfin aux œuvres majeures de L’Action française. Revue de doctrine, elle se devait à elle-même d’aller à l’essentiel, c’est-à-dire aux problèmes de fond de la nationalité. La « petite guerre » ni autres thèmes ne l’ont jamais détournée de ses grandes tâches. On verra au volume XVI (349-365), dans quel ordre la revue s’attaqua à ces problèmes capitaux. Elle se devait de les aborder en toute indépendance et vigueur d’esprit et d’y projeter tout l’éclairage possible. À cette fin, elle s’assura la collaboration des plus hautes compétences. Il paraîtra donc naturel qu’avant d’aller plus loin, je présente au moins quelques-uns de nos plus actifs et remarquables collaborateurs.

Nos collaborateurs

Mouvement d’idées, l’Action française ne pouvait se dispenser, dans le personnel de sa direction comme en celui de sa rédaction, d’une certaine homogénéité d’esprit. On n’implante pas une doctrine par la diffusion de l’incohérence. Toutefois, notre groupe ne conçut jamais comme un idéal la chapelle fermée. Que l’on se donne la peine de parcourir ses vingt volumes, on accordera, je pense, que dans le choix de ses collaborateurs, la revue fit preuve d’un loyal éclectisme et même d’un large libéralisme. Il y a là des signatures d’hommes qui étaient loin d’accepter en entier notre programme ou notre credo. Il suffisait qu’à la compétence ces hommes joignissent un fond de pensée nationale, pour qu’on les invitât à collaborer. Peu de revues peut-être ont pu aligner pareille liste de collaborateurs. Tout ce qui savait tenir une plume, puis-je dire, et portait au cerveau une pensée utile ou généreuse, s’est vu ouvrir les pages de la revue. Une liste, même raccourcie, de ces collaborateurs, révèle, à sa face, une généreuse variété d’esprits : Montpetit, Asselin, Bourassa, Jean Désy, Beaudry Leman, Émile Miller, Louis-D. Durand, Marie-Claire Daveluy, Laure Conan, l’abbé Olivier Maurault [Louis Deligny], Henri d’Arles, Henri Dombrowski, Aegidius Fauteux, Anatole Vanier, Blanche Lamontagne, abbé J.-M. Melançon, Antonio Perrault, Henry Laureys, Léon Lorrain, Gaillard de Champris, Ferdinand Bélanger, Arthur Laurendeau, Pierre Homier (P. Papin Archambault, s.j.), Omer Héroux, Georges Pelletier, Albert Lozeau, abbé Georges Courchesne (qui signe parfois François Hertel), Père Rodrigue Villeneuve, abbé Philippe Perrier, les Pères Adélard et Alexandre Dugré, s.j., Louis Dupire, Père M.-A. Lamarche, o.p., Père Ceslas Forest, o.p., Arthur Letondal, C.-J. Magnan, Père Théophile Hudon, s.j., Dr Joseph Gauvreau, Mgr Arthur Béliveau, archevêque de Saint-Boniface, Mgr Latulippe, Mgr L.-A. Paquet, abbé Arthur Curotte, Mgr F.-X. Ross, Mgr J.-R. Léonard, abbé Adélard Desrosiers, chanoine Émile Chartier, Albert Ferland, Camille L’Heureux, Dom Albert Jamet, o.s.b., Yves Tessier-Lavigne, René Chaloult, Jean Bruchési, Mgr Eugène Lapointe, René Labelle, p.s.s., J.-E. Gendreau, etc., etc. Sans doute, beaucoup de ces hommes ou de ces femmes n’ont fourni qu’une collaboration occasionnelle. Leur présence en cette liste témoigne de la large hospitalité de L’Action française. Elle démontre, en même temps, qu’au moins une fois dans leur vie ces collaborateurs n’ont pas craint de se compromettre avec une revue qu’ils savaient d’avant-garde et qui ne cachait point ses couleurs.

Les vedettes

Parmi nos collaborateurs, pourquoi parlerai-je ici de « vedettes » ? Voici mon explication : quelqu’un émergeait-il de la foule, atteignait-il à quelque poste éminent, ou plus simplement, commençait-il à jouer, dans la vie collective, un rôle de quelque importance, le directeur de la revue ne manquait pas d’en publier un portrait littéraire. On sait le public friand de ces sortes de morceaux. Il s’agissait de donner un peu plus de piquant à une revue d’idées. Ces portraits, le directeur ne se chargeait pas toujours de les brosser. Il s’adressait à un intime ou à quelque bon connaisseur du personnage. Je ne cache point une autre de ses intentions qui était de rétablir, en une certaine mesure, la hiérarchie des valeurs. Hier comme aujourd’hui, les journaux, les agences de presse fabriquent si facilement leurs grands hommes, et voire leurs idoles. Les moindres pantins de la politique, les clowns du cinéma ou des petits théâtres, les athlètes du football, du baseball ou du hockey, quand ce ne sont pas les tristes gloires du gangstérisme, tiennent facilement l’avant-scène. La foule a besoin de savoir où logent le vrai mérite, la réelle grandeur. La présentation des vedettes, de quelques-unes au moins, voulait satisfaire ce besoin. C’est ainsi qu’en parcourant les vingt volumes de L’Action française, les amateurs de ces sortes de galeries verront défiler, au hasard de leur apparition sur la grande scène : Édouard Montpetit, Henri Bourassa, le sénateur Belcourt, sir Joseph Dubuc, Rodolphe Lemieux, Olivar Asselin, Ernest Lapointe, Thomas Chapais, Pierre-Georges Roy, Arthur Meighen, MacKenzie King, Jacques Maritain ; et parmi les personnages ecclésiastiques : le cardinal Rouleau, Mgr L.-A. Paquet, Louis Lalande, s.j., Adélard Dugré, s.j., Mgr Paul-Eugène Roy, Mgr Courchesne, Mgr J.-Alfred Langlois, Mgr J.-A. Papineau, le Père Rodrigue Villeneuve (deux fois), Mgr Béliveau, J.-Papin Archambault, s.j., Olivier Maurault, p.s.s., etc., etc.

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Les jeunes collaborateurs

Tout à l’heure j’ai sauté à dessein par-dessus les noms de quelques jeunes collaborateurs. Je voulais leur accorder ici quelques lignes à part. Je m’arrête à quatre : Harry Bernard, René Chaloult, Esdras Minville, Léo-Paul Desrosiers. Directeur de L’Action française, ce fut l’un de mes plus vifs soucis d’aller au-devant du talent, surtout dans les milieux de jeunesse. Une étoile nouvelle venait-elle à paraître à l’horizon, je m’efforçais de la signaler, et, si possible, de l’annexer à notre petite constellation. J’avais l’ambition d’utiliser tous les talents. D’ailleurs on le sait, c’était ma conviction ferme qu’un mouvement de pensée ne peut appuyer ses espoirs que sur la jeune génération.

Harry Bernard

La première lettre que j’ai gardée d’Harry Bernard — la première peut-être qu’il m’ait écrite — porte la date du 14 décembre 1922. C’est alors un jeune homme de vingt-quatre ans. Né en Angleterre, de parents canadiens-français, il a fait ses études au Séminaire de Saint-Hyacinthe, puis est devenu correspondant parlementaire au Droit d’Ottawa, de 1919 à 1923. Cette dernière année, il passera à la direction du Courrier de Saint-Hyacinthe. En sa lettre du 14 décembre 1922, il m’envoie un article sur Âmes et paysages de Léo-Paul Desrosiers. Il l’offre à L’Action française. J’en profite pour l’inviter à devenir collaborateur régulier de la revue. Il accepte le « grand honneur ». Ce sera le début d’une correspondance de dix ans et d’une collaboration continue où le jeune journaliste et jeune romancier va m’imposer le rôle d’un mentor ou d’un directeur intellectuel. Il me soumettra ses manuscrits ; je m’efforcerai de lui enseigner sa technique d’écrivain, sinon de romancier. Un extrait de l’une de ses lettres (29 janvier 1924) me rappelle ce rôle :

Je me suis procuré, conformément à votre avis, plusieurs traités de linguistique et d’études grammaticales. J’avoue qu’ils m’ont révélé bon nombre de choses. À vrai dire, ils ont aussi un aspect déprimant, nous faisant sonder notre néant. J’ai lu Stapfer, Lanson, G.O. D’Harvé (Parlons Bien) et le Comment il ne faut pas écrire d’Albalat. Après cela, c’est à se demander si l’on ne ferait pas mieux de casser sa plume pour toujours ? Ce n’est pas une mince affaire que d’écrire en français !

Ma tâche de mentor n’est pas des plus faciles à remplir. Deux fois, la lecture de ses premiers romans en manuscrits m’impose de lui conseiller loyalement des refontes considérables. Le débutant se soumet en toute humilité :

Je vous remercie sincèrement du service que vous m’avez rendu en vous imposant la lecture de ma littérature. J’ai essayé d’être docile et de mettre à profit vos observations. J’ai déjà pas mal refait de mon livre en m’inspirant de vos remarques.

Le 26 août 1925, Harry Bernard m’écrit encore, cette fois à propos de sa Terre vivante :

Vos remarques ne m’ont pas déplu, loin de là. J’en ai mis à profit le plus que je pouvais et j’ai refait complètement le volume depuis que vous l’avez lu. Je vous remercie de ne pas me cacher mes vérités et de me donner ainsi quelque moyen pratique de me corriger.

J’avais à redire sur le fond même de ses premiers romans, surtout L’Homme tombé sur lequel Henri d’Arles allait proprement tomber, dans L’Action française de mars 1925, sous ce titre qui était déjà un trait cruel : « La mégère inapprivoisée ». Je reprochais à Harry Bernard le choix même de ses sujets, de ses personnages, de leur histoire, de leur affabulation : personnages médiocres, aux réflexes médiocres, se mouvant en des aventures médiocres, grisaille que le style du romancier, quoique amélioré, ne parvenait pas à relever, à éclairer. Il défendait sa théorie :

J’admets que nombre de mes personnages sont peut-être d’un monde médiocre, mais j’ai essayé de faire près de nature, et vous savez si les médiocres, dans le monde, l’emportent en nombre sur les autres ! Les médiocrités doivent être nombreuses dans un ouvrage qui essaye de rendre la vie telle qu’elle est, comme j’aurais voulu faire, non d’idéaliser celle-ci. Mais je ne veux pas critiquer moi-même mon œuvre ni vous ennuyer avec des subtilités d’auteur qui excuse ses enfants. Je vous remercie encore une fois et vous dis franchement que vos remarques m’ont rendu un bon service.

Fort bien, lui ai-je sans doute répondu. Encore faut-il se demander si le romancier, qui n’est pas un historien peignant une société quelle qu’elle soit, peut bien intéresser le public avec des personnages insignifiants se livrant à des existences insignifiantes. Y a-t-il du roman où les êtres, faute de ressorts ou de tempérament, sont incapables d’un minimum de drame ? Jusqu’en 1930, Harry Bernard me soumettra ses manuscrits. Dans l’intervalle il est devenu collaborateur assez assidu de L’Action française. Il y écrit des articles de critique littéraire, par exemple sur Les Habits rouges de Robert de Roquebrune, sur Aimée Villard, fille de France, de Charles Silvestre ; il participe à deux de nos enquêtes : « L’ennemi dans la place ! » où il traite du théâtre et du cinéma, et « Vos doctrines ? », question adressée par la revue à la jeune génération. Je reverrai plus tard Harry Bernard à L’Action nationale, résurrection ou reprise de L’Action française, dont il deviendra un temps directeur. Pourtant je n’ai plus de lettre de lui après 1930. Aventure de la vie qui veut que tant de compagnons de route et tant d’amis vous soient enlevés, les uns par la mort, les autres par l’oubli pire que la mort.

René Chaloult

Mes relations dureront plus longtemps avec René Chaloult. Je désirais faire de L’Action française une œuvre totalement canadienne-française, je veux dire de tout le Canada français. J’allais donc au-devant de la collaboration partout où j’avais espoir de l’obtenir. Ainsi me tournai-je vers Québec où, de tout temps, j’ai compté des amis — et des ennemis — et qu’on n’amène pas toujours facilement, même ceux-là, à collaborer avec Montréal. En 1923, commence à poindre, à Québec, un jeune étudiant en droit qui n’a pas fini de faire parler de lui. On le connaît déjà dans les cercles de l’ACJC. C’est dès 1923 que je l’invite à collaborer à L’Action française. Il me répond tout de suite par une lettre chaleureuse (16 novembre 1923) :

Je reçois à l’instant votre gracieuse offre de collaborer à L’Action française. Je dois d’abord vous remercier et vous dire que je suis fort touché et honoré de votre bienveillance à mon égard.

Je cite quelques autres parties de cette première lettre. Elles renseignent sur l’état des esprits à Québec vers 1923 à l’égard de L’Action française, et même sur toute la question nationale :

Permettez enfin, cher monsieur l’abbé, que je profite de l’occasion qui m’est offerte de vous exprimer ma plus profonde admiration pour votre œuvre splendide. Admiration certes qui peut vous paraître trop platonique, comme celle de plusieurs jeunes québéquois ; mais, soyez aussi assuré que si à Québec les groupes d’Action française — car il en existe plusieurs, quoique non officiellement, — semblent vivre dans une si complète inactivité, ce n’est pas toujours leur faute. Vous connaissez mieux que moi d’ailleurs les difficultés nombreuses auxquelles nous nous butons sans cesse. Plusieurs de nos aînés, trop souvent hélas ! ne se contentent pas de se moquer de nos idéaux et de nos ardeurs qui voudraient se manifester en actions utiles, mais ils mettent le plus d’entraves possibles à toutes nos entreprises. Tout leur zèle consiste à détruire celui qu’a la jeunesse pour le bien. Je pourrais vous en citer des exemples fameux au sein même du Séminaire de Québec.

Hélas, l’hostilité sourde va bientôt se changer en hostilité ouverte dans le milieu québecois. Notre enquête sur « Notre avenir politique » a scandalisé les bonnes âmes. On y a vu les prodromes d’un mouvement révolutionnaire, en voie de saper les bases de la Confédération. L’on n’est pas encore habitué à pareilles audaces de pensée. Oser dénoncer la Confédération comme un piège, une faillite ! Oser préconiser la formation d’un État français indépendant ! Le seul mot « État français », même entendu dans le sens où nous l’entendions : un Québec autonome, gouverné enfin comme une province française, c’est-à-dire conformément à son être ethnique et historique, qu’est-ce que tout cela sinon un idéalisme creux, témérité propre à provoquer l’hystérie de toute la horde des politiciens ! Quelques aumôniers de l’ACJC — l’ACJC est devenue groupe d’action catholique, c’est-à-dire en méfiance contre toutes les œuvres d’action nationale — ont réussi à soulever contre l’Action française, « école du nationalisme intégral », une portion de la jeunesse. Au journal L’Action catholique de Québec, un abbé politicien, l’abbé D’Amours, conservateur tory, ne pardonne pas aux nationalistes canadiens-français leur opposition acharnée à la participation du Canada à la Grande Guerre de 1914. Au nom de l’orthodoxie doctrinale dont il joue en habile sophiste, bien que journaliste très lourdaud, il s’emploie tenacement à brouiller les cartes. Personnage funeste qui paralysera l’intéressant mouvement de pensée nationale suscité à Québec par la Société du Parler français et par le Premier Congrès de la Langue française et à qui l’ACJC accordera, trop longtemps, une trop généreuse audience. À Québec donc, dans le milieu étudiant, le malaise est considérable, et il va durer longtemps. Déjà, en juin, l’un de nos meilleurs amis parmi les jeunes et qui n’est nul autre que le président général de l’ACJC, Me Joseph Blain[NdÉ 1], a cru opportun, à un congrès régional de l’Association dans la capitale, de faire la mise au point que voici :

La Ligue d’Action française et l’A.C.J.C. sont deux associations, deux entités absolument distinctes, indépendantes l’une de l’autre ; mais, vu que nous poursuivons partiellement le même but, nous devons nécessairement nous rencontrer sur plusieurs terrains. Sans être venu ici comme avocat de l’Action française, je vous prie cependant de ne pas oublier, quelles que puissent être vos opinions personnelles par ailleurs, que cette Ligue d’Action française est formée de gens fort distingués, très sincères et très dévoués, dont plusieurs, de plus, sont des fondateurs ou des anciens membres de l’A.C.J.C. Enfin, il importe surtout de rechercher ce qui tend à nous unir, plutôt que ce qui pourrait nous séparer.

Je crus très opportun moi-même d’y aller de mon commentaire, sous le pseudonyme de Nicolas Tillemont. Cette querelle d’Allemand me paraissait inconcevable. J’écrivis donc :

Nous aimons cette explication, encore que la nécessité d’une telle mise au point, dans un milieu de Jeunesse catholique canadienne-française, donne à penser sur l’ouverture de quelques esprits. Jalouse de son indépendance, l’Action française a toujours respecté celle des autres. Il est vrai qu’elle n’a jamais recommandé à la Jeunesse catholique l’usage du bâillon et du cache-nez, et le coton dans les oreilles, comme des moyens infaillibles de formation à l’apostolat ; mais elle n’a jamais essayé, que nous sachions, de faire dévier de leur but les œuvres qu’elle n’avait pas fondées. Elle n’a jamais demandé à personne d’autre adhésion que l’adhésion libre et réfléchie que peuvent mériter ses activités et sa doctrine. Si elle s’accorde avec les meilleurs éléments de toutes les œuvres catholiques et patriotiques, c’est que tous ensemble, nous regardons à la cause avant de regarder à des intérêts de coteries… (L’Action française, IX : 382-383).

Mise au point qui ne calmerait point l’orage. On aimera lire une description de l’état des esprits dans ce même milieu, tel que le peint, en mars 1924, mon jeune correspondant René Chaloult. La citation est longue, mais elle en vaut la peine. On apercevra, une fois de plus, ce que devient, même en démocratie, la liberté de penser :

Il vous semble, me dites-vous, dans votre bienveillante lettre du 5 mars, que « nos idées perdent du terrain parmi la jeunesse qui retourne à la politique ». J’avoue que cette phrase m’a un peu surpris. Elle m’a aussi poussé à poursuivre une petite enquête sur l’état d’esprit de mes confrères de l’Université, particulièrement des étudiants en droit : car ceux qui pensent se rencontrent surtout parmi ces derniers.

Me permettrez-vous de vous exposer brièvement le résultat de mes recherches ?

Presque tous mes confrères de la première année (il en est vraisemblablement de même des autres) ont fait partie dans leurs collèges respectifs de Cercles de l’A.C.J. Ils y ont subi l’heureuse influence du renouveau patriotique. Ils ont été des admirateurs et des propagateurs de L’Action française et du Devoir. Bref, ils se sont tous promis de devenir plus tard des champions de la cause nationale. Et ils étaient sincères. Mais aussitôt arrivés dans ce milieu glacial qu’est l’Université, leurs ardeurs se sont subitement refroidies. Ils n’y ont trouvé absolument personne pour les guider dans cette route où les avaient engagés des professeurs patriotes, à cette heure où ils en avaient le plus besoin. « Leurs illusions » se sont vite dissipées.

La première cause du malaise est donc notre manque absolu de chefs. Une seconde est l’arrivisme qui s’empare peu à peu des étudiants.

Un petit groupe de politiciens mettent en échec constamment et partout ceux qui revendiquent la liberté de penser. Veut-on obtenir une place quelque part pour payer ses cours, il faut être partisan libéral. On en obtiendra peut-être une au Parlement tout en étant conservateur, mais non pas en étant ni l’un ni l’autre. La clique des Taschereau, qui gouverne Québec, hait non pas tant ses adversaires en politique que ces indépendants qui croient que le patriotisme ne consiste pas dans la soumission aveugle à un parti politique.

Vous pensez peut-être que j’exagère. Je vous assure pourtant que je reste en deçà de la vérité.

Malgré tout, cependant, les idées de l’Action française sont tous les jours en progrès. Elles font beaucoup de nouveaux adeptes. Je n’en doute aucunement. Nous en avons eu une preuve lors de votre dernière conférence à Québec à laquelle tous les étudiants de première année assistaient sauf deux ou trois sur trente-cinq.

Combien nous disent : « Je tairai mes convictions nationalistes jusqu’à ce que je me sois créé une position sûre ; mais alors j’énoncerai mes opinions et je lutterai pour leur triomphe. » Peut-on les en blâmer ? Souvent c’est leur gagne-pain qu’ils risqueraient en agissant autrement. Presque tous mes confrères m’affirment qu’ils se rangeraient hardiment sous la bannière de l’Action française, les uns s’ils étaient indépendants de fortune, les autres s’ils avaient des guides. Que n’avons-nous cette admirable série de professeurs patriotes qu’il y a à Montréal !

Les choses se gâteront pourtant davantage. L’abbé Camille Roy et ses amis ont gardé mauvais souvenir, ai-je déjà dit, de la polémique soulevée par L’Appel de la Race. Tout ce qui est Action française leur paraît suspect. Peut-être aussi trouvent-ils étrange que la jeunesse québecoise, celle du Séminaire et celle de l’Université, prenne ses mots d’ordre et son système de pensée à Montréal plutôt qu’à Québec. C’est une lettre assez alarmiste que m’écrit, le 12 décembre 1924, René Chaloult :

Je sais qu’il y a présentement encombrement d’articles pour votre revue L’Action française. Aussi je vous demande de vouloir bien surseoir à la publication du mien, s’il n’en est pas trop tard. J’ai eu récemment des difficultés assez considérables avec le Recteur de Laval au sujet de nos idées et du travail auquel nous nous livrons, quelques amis et moi, pour leur diffusion. Il a même été question de renvoi de l’Université parce que, disait-on, nous répandions, parmi les étudiants et les écoliers, des doctrines dangereuses. Nous avons trouvé dans le Conseil du Séminaire de bienveillants défenseurs, et tout est calme pour le moment. Toutefois, je crois qu’il est plus prudent pour moi d’attendre une couple de mois avant de publier l’article que je vous ai envoyé. Vu les circonstances, M. C. Roy se croirait sûrement visé ! il est très chatouilleux… C’est Monsieur Robert toujours si dévoué pour nous qui m’a conseillé de vous écrire dans ce sens.

Me permettrez-vous d’ajouter un mot pour votre propre information ?… M. Roy, cherchant à me convaincre des « erreurs » de l’Action française, ajoutait d’un air mystérieux que, même au sein de votre Ligue, il y avait de profondes dissensions. Cette insinuation, répétée sans doute, s’est peu à peu accréditée ici. Naturellement on a prétendu que la suppression de votre nom sur la revue n’était nullement étrangère à ces divisions, etc…

On imagine un peu quelles impatiences, et voire quel esprit de fronde de pareils embêtements peuvent susciter dans un milieu d’étudiants. Perplexes, nos jeunes amis ne savent où se tourner. Comme on les souffre difficilement à l’ACJC et qu’on les redoute ainsi qu’un élément révolutionnaire, ils songent à quitter les rangs de leur association et à s’organiser plutôt sur le type du groupe d’Action française. Dans ses lettres, René Chaloult revient souvent sur l’à-propos de cette solution. Mais ce serait s’exposer, et ces jeunes gens le savent, à de dangereuses représailles. Alors ne vaudrait-il pas mieux se taire, renoncer, pour le moment, à toute collaboration à l’œuvre montréalaise ? À Québec, leurs meilleurs amis leur conseillent le silence, l’inaction temporaire. J’approuve moi-même cette tactique. Je ne vois pas d’autre issue. Toutefois et contre toute attente, voici apparaître un calme relatif. Au sein de l’ACJC des réactions courageuses se produisent. Dans La Voix de la Jeunesse catholique, « organe du Comité régional québecois » de l’Association, des mises au point vigoureuses font voir l’odieux de cette guerre intestine livrée à une œuvre d’aînés et si proche, par ses fins, de l’œuvre des jeunes. Dans son no 47, le même petit journal, par la plume de Louis-Philippe Roy, e.e.m., indique, une fois de plus, les distinctions évidentes entre les deux œuvres. Les Cercles de l’ACJC, y lit-on, ne sont d’aucune façon des « succursales de l’Action française » ; d’autre part, La Voix souligne de nouveau, entre les deux œuvres, les points de rencontre, les buts communs, et pour conclure :

N’est-il pas plus sage pour des frères de même religion et de même nationalité de combattre sur les mêmes champs au lieu de lutter sur des terrains divers quand le drapeau est le même, les intérêts et les droits défendus également chers à tous ?

Dans L’Action française (mai 1924 : 319-320), je crus bon d’y aller moi-même d’une autre mise au point. Donc, à l’adresse de ces petits Québecois, « très peu nombreux qui ne touchent à L’Action française que comme à un explosif », je rappelai le récent article de Louis-Philippe Roy, qui, me semblait-il, avait réglé une fois pour toutes « qu’on pouvait lire L’Action française, même dans les Cercles de l’A.C.J.C., sans le danger de perdre son âme ». Et « pour éclairer un peu la religion de ces candides adolescents », je continuais, démasquant les véritables auteurs de cette querelle :

Disons pourtant, entre parenthèses, que nous ne sommes pas si naïfs que d’ignorer les intentions véritables de cette petite campagne. Nos jeunes amis de Québec ne s’y méprennent pas eux-mêmes. Ils ont eu le temps de s’apercevoir que les adversaires de l’Action française, dans leurs rangs ou hors de leurs rangs, sont les mêmes qui s’emploient à leur démontrer que l’A.C.J.C. est exclusivement une œuvre de formation, œuvre de jeunes gens bien sages, soucieux de s’interdire toute autre action que celle du « bon exemple ». Et tout est bien d’une même doctrine et qui se tient.

Pendant qu’il y était, Nicolas Tillemont — un autre de mes pseudonymes, ai-je noté, — mettait les points sur les i. Mêlé de très près à la naissance de l’ACJC, il pouvait parler avec quelque connaissance de cause des intentions des fondateurs :

Il ne peut s’agir, entre les jeunes gens de l’A.C.J.C. et nous d’une question d’affiliation. Nous ne leur avons jamais demandé, que nous sachions, de s’affilier à l’Action française. Ils appartiennent à une œuvre de jeunesse qui, sans être exclusivement cela, est d’abord une œuvre de formation. L’Action française est exclusivement une œuvre d’action, pour hommes avant tout ; et si l’on plante quelquefois des choux dans son jardin, elle n’en plante pas dans le jardin des autres. Ce serait donc, entre l’A.C.J.C. et nous, une question d’adhésion à notre doctrine ? Oui, toute la difficulté est proprement là. Si l’on voulait être franc, on poserait le problème comme ceci : « Peut-on adhérer à la doctrine de l’Action française et particulièrement à son attitude sur notre avenir politique, et demeurer un membre orthodoxe de l’A.C.J.C. ? » Avec MM. Lévesque et Louis-Philippe Roy et avec M. Joseph Blain lui-même qui s’est expliqué nettement l’année dernière, nous répondons : Affirmative. Celui qui écrit ces lignes fut mêlé d’assez près, en 1904, à la naissance de l’A.C.J.C. Autant qu’il se souvient, les fondateurs de l’œuvre n’exigèrent point des premiers adhérents, un acte de foi à l’éternité de l’empire.

Antonio Perrault, au cours d’une conférence à Québec, y était allé, lui aussi, de sa mise au point. Sur notre œuvre d’action française au Canada, il venait de publier, dans les Lettres de Paris, un article qu’Albert Lévesque avait commenté dans Le Semeur de mars 1924. Ancien élève du Petit Séminaire de Québec et de l’Université Laval, parlant par conséquent dans un milieu où sa parole prenait quelque autorité, il y avait exposé et défendu nos points de vue. René Chaloult, dans une lettre du 24 avril 1925, me décrit l’effet produit par la conférence de l’ami Perrault :

Nous avons beaucoup goûté la conférence de M. Perrault. Il nous a exposé avec vigueur, un substantiel résumé des doctrines de l’Action française. Notre jeunesse est sortie enthousiasmée. Et nos professeurs d’université très songeurs. Nous n’avons pas entendu un seul mot de critique mais beaucoup de paroles élogieuses. On me dit que les Messieurs du Séminaire ont discuté le lendemain la partie qui traitait de « Notre avenir politique ». Ils ont été fort surpris de constater que le projet n’avait pas la couleur révolutionnaire qu’ils lui prêtaient. Bref M. Perrault, par sa fermeté et son tact, a acquis à lui-même et à l’Action française la sympathie de tout l’auditoire. Nous voulons publier en brochure sa conférence afin de la distribuer un peu partout.

Calme temporaire, trompeur que celui-là. Nos jeunes amis ne tarderont pas à s’en apercevoir. On se rappelle l’incident folichon auquel avait donné lieu le projet de quelques élèves du Séminaire d’installer en chacune de leurs classes un buste de Dollard. Une déconvenue de même espèce attend René Chaloult et ses amis. Forts de l’exemple de leurs camarades de Montréal et du grand succès de leur propre présentation d’un buste du héros au parlement de Québec, manifestation où s’est portée une foule de 15,000 personnes, les étudiants idéalistes décident de tenter la même démarche auprès de l’Université Laval. Un moment ils croient tenir leur victoire, ainsi qu’en témoigne une lettre de notre jeune ami de Québec :

Après maintes difficultés qu’il nous a fallu surmonter, nous avons enfin réussi à faire accepter notre buste de Dollard par le Conseil du Séminaire. Nous l’offrirons donc solennellement le 24 mai dans les jardins du Grand Séminaire. C’est M. Camille Roy qui doit l’accepter comme recteur de l’Université. Cela nous cause bien quelques appréhensions… C’est une situation assez piquante. Nous comptons sur la présence de 15 à 20 mille personnes.

Hélas, encore cette fois, il faudra déchanter. L’excellent abbé Roy, parfait gentilhomme à ses heures, ne se défend point, à d’autres heures, de quelque tour d’esprit vindicatif. Le 9 mai 1925, ce pauvre Chaloult est donc forcé de m’écrire :

Un mot seulement, à la course, pour vous avertir que M. Camille Roy vient de refuser le buste de Dollard qu’il avait accepté après maintes hésitations, au nom de l’Université, il y a déjà plusieurs mois. Et cela, parce que, prétend-il, lui et le Séminaire servent de cible aux membres de l’A.C.J.C. Le ton trop indépendant de la Voix de la Jeunesse a particulièrement eu l’honneur de lui déplaire.

Ce refus nous arrive maintenant que toute la démonstration est organisée et qu’il est trop tard pour qu’elle ait lieu ailleurs. C’est ce qui nous porte à croire qu’il n’y a pas que l’A.C.J.C. que l’on veut atteindre. L’on vise plus haut et plus loin…

On jugera assez singulier le procédé de se venger sur Dollard de l’esprit d’indépendance d’une jeunesse universitaire. Mais les choses se passaient ainsi au pays de Québec et au temps de M. l’abbé Camille Roy.

Je me demande par quel miracle d’imprudence et de courage, le jeune ami Chaloult put fournir quand même quelque collaboration à L’Action française. Il nous envoie quelques articles : « Les Acadiens et nous » (L’Action française, XII : 40-46) ; un compte rendu de la Semaine sociale tenue à Québec, en 1927 (Ibid., XVIII : 149-155). Il collabore aussi à notre enquête sur « Vos doctrines ? ». Je relève encore une allocution sur la « Nécessité de l’histoire nationale pour la jeunesse actuelle » (L’Action française, XVIII : 98-101). Pendant quelques mois, sous le prudent pseudonyme de Le Veilleur, il rédigera même, en 1927 notamment, la chronique : « À travers la vie courante ». Le cher jeune homme m’a voué une confiance et un attachement qui me confondent. Il ira jusqu’à m’écrire des propos tels que ceux-ci (10 juin 1928) :

Cher M. l’abbé,

Très flatté de constater que vous n’oubliez pas un de vos disciples très modeste mais très convaincu. Plus que jamais je vous lis avec avidité : à tel point parfois que je me demande si je n’ai pas abdiqué ma liberté de pensée, qui m’est pourtant très chère, à votre égard. Je ne suis tout de même pas inquiet pour cela…

Début d’une amitié qui, en dépit de l’épisode fâcheux du Bloc populaire, et que j’espère raconter, dure encore.

Mes relations avec Esdras Minville et Léo-Paul Desrosiers ne connaîtront pas ces orages.

Esdras Minville

Où ai-je rencontré, pour la première fois, ce frêle jeune homme, d’apparence tout en faiblesse, en timidité, en modestie, et qui pourtant portait dès lors en soi, un cœur si noble et un esprit de si riches promesses ? Il y a de ces événements dans la vie dont l’on voudrait se rappeler les moindres circonstances, tellement, avec le temps, le prix s’en est accru. J’étais lecteur assidu de La Rente d’Asselin. J’ai dû lire quelque bout d’article signé de ce nom, encore inconnu pour moi : Esdras Minville. Ou quelqu’un de nos amis aura attiré mon attention sur cette signature. Mgr Olivier Maurault dira un jour, ce sera au banquet Minville, le 17 décembre 1938 : « J’étais vicaire à Saint-Jacques quand j’ai fait connaissance avec M. Minville. Je l’ai envoyé à l’abbé Groulx. Il est entré dans le mouvement intellectuel et social. Je n’ai joué là-dedans que le rôle de poteau-indicateur. » Il est possible que les choses se soient ainsi passées. Fidèle à ma consigne d’aller à la découverte du talent et d’embrigader surtout le talent jeune, je priai le jeune Minville d’écrire quelque chose pour L’Action française. Il s’agissait d’un article qui porterait ce titre : « Les Américains et nous ». Je me sentais effrayé par l’afflux chaque jour alarmant du capital de nos voisins dans nos structures industrielles et financières. Je souhaitais qu’on attirât l’attention de notre public sur le périlleux phénomène. Le 28 juin 1923, je recevais de Minville cette première lettre où on le trouve déjà presque en entier avec sa serviabilité et sa modestie intellectuelle :

M. l’abbé,

Je vous remets ci-joint l’article que vous avez bien voulu me charger d’écrire pour L’Action française.

Je vous prie de me pardonner le long retard que j’ai apporté dans la préparation de ce travail. Puis-je vous demander, M. l’abbé, d’être indulgent et d’introduire, dans ces quelques pages, les corrections de forme que vous jugerez nécessaires.

Vous remerciant de l’honneur que vous me faites en m’invitant à collaborer à votre belle revue, je vous prie M. l’abbé, d’agréer l’expression de mes sentiments respectueux.

196 BerriEs. Minville

Il m’avait apporté un article où s’affirmaient déjà les qualités maîtresses de son esprit : de la densité et de la lucidité. L’impérialisme économique des voisins y est nettement défini en ses traits caractéristiques :

… Car les Américains, avec la ténacité et le sans-gêne qui leur sont propres, poursuivent à l’heure actuelle, par le prêt et le contrôle financier, par le trust, la direction politique et l’intervention directe dans les affaires intérieures, comme à Cuba, à Haïti, à Panama, une campagne de conquête et d’accaparement économique d’autant plus effective et dangereuse que pacifique…

Le but des Yankees est de faire contrepoids le plus vite possible à l’influence du capital anglais dans le développement économique de notre pays.

Pour finir, le jeune publiciste donnait cet avertissement destiné, hélas, à tomber dans le vide, comme en tous pays de sourds :

Il serait temps d’éclairer sur ce point l’opinion populaire, d’user d’un peu plus de prévoyance dans le trafic de nos richesses naturelles, d’amender notre politique de concessions sans recours, de canaliser le flot montant de l’or étranger, en particulier de l’or américain, si nous ne voulons pas être réduits bientôt au rôle de serviteurs dans notre propre maison (L’Action française, X : 97-105).

Dire qu’il faudra vingt-cinq ans pour qu’on s’éveille sur cette intrusion troublante du voisin et point d’abord à Québec, mais à Ottawa ! En 1923, Minville a tout juste vingt-sept ans. Dès lors on reconnaît en lui un chef de file de sa génération. On a remarqué sa maturité intellectuelle. Il restera, parmi les siens, l’un des plus magnifiques exemples de l’autodidacte. Car cet homme, appelé à jouer dans notre monde un rôle d’éclaireur et de maître à penser, s’est proprement fait soi-même. Il n’a point connu le collège classique ; il n’est pas bachelier. Il n’a fait que des études commerciales au Pensionnat St-Laurent des Frères des Écoles chrétiennes à Montréal, études qu’il a complétées à l’École des Hautes Études commerciales, d’où il sort licencié en 1922. À partir de 1926, alors que j’habite, avec ma mère jusqu’en 1939, la paroisse de Saint-Louis-de-France, tantôt sur la rue Saint-Hubert et tantôt à 847 est, Sherbrooke, je vois souvent Minville qui loge dans les environs. Je me rappelle comme tous nos problèmes l’obsèdent et comme il a le goût des ouvrages de fond, de ceux qui font appel à toutes les forces de l’intelligence. Aujourd’hui encore, il n’a pas oublié L’Europe tragique de Gonzague de Reynold dont je lui conseillai la lecture, livre qui eut le don de l’effrayer et de le passionner. Je me souviens aussi de ce jour où l’autodidacte vint me prier de lui trouver un professeur de philosophie. — « Je me rends compte, me confiait-il, que tous les problèmes d’économie et de sociologie confinent à des problèmes de philosophie ; je sens le besoin de m’éclairer. » Je lui conseillai un jeune abbé récemment arrivé de Rome. Minville lui demanda des cours privés. Mais bientôt, comme tous ceux-là qui ont appris à être leur propre maître, l’étudiant estima que le professeur n’allait pas assez vite en besogne. Il se dégoûta d’un enseignement trop « manuélique ». Il s’acheta des livres et se plongea lui-même dans les problèmes de la métaphysique et de la philosophie sociale. Après un séjour de quelques années au bureau d’une compagnie d’assurances, puis à une maison de finance, celle de Versailles-Vidricaire-Boulais, la Providence, bonne pour lui, lui ouvrait, en 1924, les portes de l’École des Hautes Études commerciales. Dans l’enseignement, puis dans la direction de l’École, il trouverait à se développer selon ses aptitudes : aptitudes d’économiste, de sociologue et de grand éducateur.

La collaboration de Minville à L’Action française sera très considérable ; elle sera surtout de qualité. Dans les six ans que durera encore L’Action française, il y écrit environ une dizaine d’articles. Sa tournure d’esprit l’entraîne vers les sujets graves. Il participe à trois de nos grandes enquêtes : « L’ennemi dans la place », « La défense de notre capital humain », « Vos doctrines ? ». En quatre articles, sous la signature de Jacques Dumont — puisqu’en ce monde de toutes les libertés, un esprit libre ne peut souvent dire ce qu’il pense que derrière un écran, — il publie, en 1927, ce qui sera, en ce temps-là, son étude maîtresse : « Méditation pour jeunes politiques ». À quoi s’ajouteront quelques notes substantielles sur son petit pays natal : la Gaspésie. Il est intéressant de relire, après vingt ans, ces études d’un homme qui débutait alors dans la carrière intellectuelle. Certains esprits n’arrivent à la maturité que par étapes progressives, en tâtonnant, parfois même au prix de faux pas, de retours en arrière. D’autres, de trempe robuste, portent en eux, tel un germe vivant, leurs idées de fond, leur système de pensée, qui n’auront plus, avec le temps, qu’à se développer, qu’à s’enrichir, selon les lignes d’une logique rigoureuse. Ce sera le privilège de Minville. Je lui dirai, le recevant quelques années plus tard à la Société Royale :

Dans votre Méditation pour jeunes politiques, n’ai-je pas cru discerner les lignes essentielles de votre pensée d’aujourd’hui ? Trois idées me paraissent les idées directrices de tous vos écrits et discours.

Trois idées que j’énonçais, ce jour-là, comme suit : foi en une sociologie chrétienne, interdépendance des problèmes dans la vie d’un peuple, soumission au réel, c’est-à-dire doctrine formulée en fonction du pays auquel on la destine. C’est lui qui, dès 1924, dans notre enquête : « L’ennemi dans la place », donne cet avertissement toujours d’actualité — il s’agit encore de la menace du capital étranger :

Ne serait-il pas temps que ceux qui ont en mains l’orientation et l’avancement de notre peuple définissent leur attitude, adoptent un programme, agissent désormais suivant un plan préétabli, inspiré d’une idée, clairement, nettement déterminée, ne laissant aucune place à l’équivoque ou à l’alternative ? Depuis assez longtemps, nous allons tâtonnant, plus ballottés que guidés, obéissant davantage à un sentiment instinctif qu’à une direction intelligente. L’heure est venue d’une action concertée vers un but unique : l’épanouissement de notre vie nationale. L’avenir du Canada français n’est-il pas au-dessus de toutes les brigues et intrigues de coteries ?

C’est encore le même qui, dans une autre de nos enquêtes : « La défense de notre capital humain », refuse de croire à l’âge d’or de l’industrialisation que nous annoncent les prophètes de la politique. Il écrit :

Nous constatons bien que des capitalistes étrangers viennent chercher chez nous la fortune. Mais n’est-ce pas précisément parce que trop d’étrangers viennent la chercher ici, que la Fortune ne trouve plus à nous jeter, à nous, les fils du sol, que les miettes de sa corne épuisée ?

Je laisse de côté, pour le moment, les idées extrêmement opportunes qu’il développait dans notre enquête « Vos doctrines ? », enquête sur le comportement de la jeune génération. J’y reviendrai. En cette collaboration de Minville à L’Action française, je ne note plus que sa conclusion à un long article qui est de 1928, et sous le titre : « L’éducation économique ». Je le note parce qu’on ne lira pas sans intérêt ces lignes de celui-là même à qui, vingt-quatre ans plus tard, l’on devait confier la fondation d’une chaire de civilisation canadienne-française, à l’Université de Montréal. Minville ne voulait point d’une civilisation partiellement française et partiellement américaine. Hybridation qui lui paraissait chimère. Mais,

ce dont nous pouvons et devons parler, c’est d’une civilisation essentiellement française qui se développera en obéissant aux impulsions de notre milieu. Ce que nous devons ambitionner, c’est de constituer ici une branche canadienne de la civilisation française, comme il existe une branche italienne et une branche française de la civilisation latine. Et cette civilisation essentiellement française, nous la perpétuerons intégralement ou nous cesserons d’exister comme entité ethnique distincte. C’est le fond qu’il importe de ne pas laisser entamer. Qu’il nous faille pour cela nous assurer le plus tôt possible la puissance économique, c’est évident. Nous l’acquerrons d’ailleurs d’autant plus vite que nous saurons plus rapidement développer en nous assez de virilité ethnique pour nous imposer dans notre milieu et nous créer une tradition commerciale conforme à notre génie propre.

Il faudrait plus que ces quelques citations, je ne l’ignore point, pour rendre justice à la maturité d’esprit de Minville d’il y a près de trente ans, et montrer du même coup, la qualité de sa collaboration à L’Action française. J’y parviendrai peut-être mieux en suivant mon jeune ami dans sa remarquable carrière : ascension constante où devaient le mener son talent et ses belles qualités d’homme.

Comme tous ceux qui parviennent à compter pour quelque chose dans la vie, Minville eut son heure d’épreuve. Il connut le mûrissement dans la souffrance. Régime dont la Providence a fait son école obligatoire. La vie, on peut dire qu’elle avait montré son austère visage au petit Gaspésien, dès les jours de l’enfance. Fait d’importance que j’évoquais pour lui, dans mon petit discours de 1945, devant la Société Royale. Comment Minville était-il venu à l’économique, à la sociologie ? Je croyais pouvoir faire cette réponse :

Le problème économique, au Canada français, je me suis demandé parfois si vous n’étiez pas venu au monde avec lui. Vous êtes né à Grande-Vallée. Vous êtes un fils de la Gaspésie : terre de tous les contrastes et de tous les paradoxes : pays aussi célèbre que méconnu, aussi hospitalier à tous les passants qu’inhospitalier à ses enfants, pays cher au tourisme et foyer d’émigration, pays de toutes les beautés et de toutes les pauvretés, aussi riche que miséreux, pays qu’on ne cesse de vanter et qu’on ne cesse d’oublier, qui pousse aujourd’hui, qui poussait, du moins hier, — je vous l’ai montré un jour, — les mêmes cris de détresse qu’il y a cent ans : preuve que le régime de l’auto s’accommode encore assez bien du char mérovingien. À Grande-Vallée, vous fûtes le fils d’un père agriculteur, qui avait de la terre, mais comme beaucoup de son pays, trop peu pour vivre, et qui demandait à la pêche, un revenu supplémentaire, pas toujours suppléant. Cependant, dans le voisinage, s’étalait la terre agricole, spacieuse et grasse, dans une forêt superbe, mais aussi fermée qu’une chasse gardée. Ce sont ces images cruelles à votre enfance, c’est le spectacle de cette gêne et de cette misère à côté de la richesse intouchable et dure qui sont cause qu’avant de porter le problème économique dans votre esprit, vous l’avez porté dans votre chair.

La grande ville fut d’abord aussi dure au jeune Gaspésien émigré chez elle. Lorsque je connus Minville, il était de santé débile : l’une de ces âmes dévorées par un feu intérieur qui demandent trop à leur organisme. À l’été de 1928 la maladie s’abattait sur lui. Un calcul du rein, logé dans l’urètre, y faisait poche. Une intervention chirurgicale créait une plaie qui n’arrivait plus à se fermer. Faudrait-il enlever le rein ? Question angoissante. De passage à Montréal, j’étais allé le voir à l’Hôpital Notre-Dame. Je lui conseillai une neuvaine à la Petite Thérèse. Il fit connaissance avec la petite sainte. J’étais persuadé qu’elle ferait quelque chose pour lui. Cependant, dans les premiers jours, les nouvelles m’arrivaient moins que rassurantes. Les 11 et 21 juillet, il m’écrivait deux lettres dont quelques extraits feront voir, en même temps que son inquiétude, sa foi chrétienne :

Y a-t-il progrès ? Lundi, ralentissement marqué. Joie, espoirs, projets. Hier matin, patatras ! Plus d’eau que jamais ! Déception et journée bien terne. Heureusement hier soir et cette nuit, d’autres signes d’amélioration ont apparu… J’ai mis toute ma confiance en S. Joseph et en Ste Thérèse de l’Enfant-Jésus. C’est d’eux que j’attends, avec la guérison, le courage, la résignation, la patience d’attendre l’heure marquée par le Bon Dieu pour la fin de l’épreuve. Ne m’oubliez pas, je vous en prie, M. l’abbé, à la messe, le matin. J’ai besoin du secours de vos bonnes prières. Quand quitterai-je l’hôpital ? J’ai commencé ce matin une seconde neuvaine à mes deux intercesseurs. J’ai espoir, je dirai même la certitude de la terminer hors d’ici. Aidez-moi à réaliser mon espoir.

Dix jours plus tard, l’état critique subsiste toujours. Autre lettre :

Heureusement j’attends ma guérison d’une main qui n’a besoin, pour agir, ni de couteau ni de sondes. En Dieu j’ai mis toute ma confiance, de Lui seul j’attends mon rétablissement final… M. l’abbé, je sais que vous ne m’oubliez pas. Je vous demande de redoubler d’instances auprès du Bon Dieu… Et je vous assure que ce n’est pas toujours commode de dompter les impétuosités du caractère. Enfin, je voudrais bien que ma confiance ne fléchisse pas. Le plus grand service que vous puissiez me rendre, M. l’abbé, vous qui m’en avez déjà tant rendus de toute sorte, c’est de prier beaucoup pour moi.

Le 1er août, une troisième lettre qui débute avec ce cri de joie : « Dieu soit loué ! J’ai passé le seuil de l’hôpital lundi soir. » Qu’est-il arrivé ? Le mal persistait toujours, allait s’aggravant. Le chirurgien ne voyait plus qu’une issue : l’ablation du rein. Le malade avait commencé une troisième neuvaine à la Petite Thérèse seule, cette fois. La neuvaine achève. Le matin même qui doit être celui de l’opération, l’infirmière constate une fermeture totale de la plaie. Plus le moindre liquide ; des linges parfaitement secs. Le chirurgien n’y comprend rien. Il décide de surseoir. Le sursis se prolonge ; la guérison est complète, définitive. Minville y voit une sorte de miracle. En reconnaissance pour celle qui le lui a obtenu, il décide que sa fille première-née s’appellera Thérèse. Elle s’appela Thérèse. J’eus le bonheur de la baptiser. Cette petite fille, je lui donnai le nom de la grande faiseuse de miracles. Ajouterai-je ici qu’après avoir été mon élève au Collège Basile-Moreau, Thérèse Minville s’est faite petite fille du Père de Foucauld ? Quant au convalescent, il m’écrivait encore ces lignes :

Continuez, M. l’abbé, à prier pour moi. J’ai encore besoin du secours d’en haut et vous pouvez beaucoup plus sûrement que moi me l’obtenir. Laissez-moi vous dire, en passant, qu’on apprend beaucoup de choses à regarder durant cinq semaines les quatre murs bien unis d’une chambre d’hôpital. Aucun livre n’est si instructif.

De l’hôpital, Minville ne rapportait pas que les grandes leçons de la souffrance. Dans l’infirmière discrète, dévouée qui l’avait soignée, il avait rencontré une fiancée. Le mariage aurait lieu quelque temps après. Pour Minville ce ne serait pas une vie nouvelle ; mais la santé lui étant revenue, ce serait une étape nouvelle dans une existence — phénomène assez rare chez nous — qui se développerait dans l’unité. Minville était installé à l’École des Hautes Études commerciales pour y rester et y vivre une carrière ascendante.

Deux fois pourtant les circonstances menacent de l’en écarter. La première fois en 1930 et 1931, alors qu’Asselin, je l’ai rappelé plus haut, songe à s’adjoindre le jeune professeur à la rédaction du Canada. Incident qu’à sa réception à la Société Royale, je rappelle ainsi à Minville :

Chacun sait que l’ancien fondateur et directeur du Nationaliste et de L’Action rêva un jour de s’asseoir dans le fauteuil d’un directeur de journal de parti. Je dois dire qu’étant resté mousquetaire, il n’entrait pas sans méfiance dans la galère. Surtout il n’était pas prêt à y entrer seul. Il désirait s’attacher quelques gardes du corps, ou, si vous le préférez, des compagnons de chaînes. Il avait jeté son dévolu en particulier sur vous, qu’à La Rente, il avait appris à estimer. Et Asselin était de ceux qui savent soupeser les hommes. Je ne sais trop pourquoi, il crut que je pourrais me constituer son recruteur de galériens. Je tentai, auprès de vous, une démarche énergique, très énergique, pour vous persuader, sans trop de peine, du reste, que vous n’aviez pas une jambe à porter le boulet et qu’au surplus, dans un bateau où vous n’auriez pas le choix de la rame, vous ne feriez jamais qu’un mauvais rameur. À parler franc, je ne vous voyais pas beaucoup, pas plus que je ne voyais le farouche Asselin, dans ce rôle de journaliste de parti où il faut plus de crédulité que de foi, le métier exigeant d’ailleurs, pour en faire accroire un peu aux autres, de tant s’en faire accroire à soi-même.

Une autre fois, c’est la politique qui tente de cueillir Minville. Est-ce en 1934 ou 1935 ? Un jour de juillet une lettre m’arrive en toute « urgence » à Vaudreuil. Quelques jours auparavant, on a tenté de me « relancer » aux « Rapaillages » ; « mais nous nous sommes perdus, m’écrivait-on, dans les nombreux sentiers de votre patelin ». Que me voulait-on ?

Viendrez-vous à Montréal ces jours-ci ? Auriez-vous la bonté de m’en prévenir ? Grave problème à vous soumettre.

Des démarches sont faites pour nous entraîner, Victor Barbeau, François Vézina, Valmore Gratton, Paul Riou et moi-même à nous porter candidats de l’Union Nationale. Barbeau, Vézina, Gratton et Riou sont enthousiastes. Moi, pas du tout, au contraire.

Minville m’énumère les raisons de son hésitation : situation personnelle (familiale et autres), désir de se tenir de préférence sur le terrain social et national, méfiance à l’égard de quelques-uns de ses compagnons. Que lui ai-je conseillé ? Je ne m’en souviens guère. Moi non plus je n’ai dû me sentir très enthousiaste, puisque ni Minville ni aucun de ses compagnons n’entrèrent dans la fournaise. Mon jeune ami resta dans sa voie. Au lendemain de sa victoire, l’Union nationale tente de se l’attacher d’assez près. Le ministre Joseph Bilodeau lui offre un poste de « collaborateur immédiat ». Minville préfère le simple poste de conseiller technique du ministère. Il occupera, dans les années à venir, plusieurs emplois de même nature : organisateur de l’inventaire des ressources naturelles du Québec, organisateur et président de l’Office de recherche scientifique de la province. Emplois qui, pour les gouvernements d’illettrés qui vont se succéder à Québec, resteront plutôt des emplois de parade, des feintes, pour donner quelque satisfaction à certaines parties de l’opinion. Minville aura pu entreprendre néanmoins l’inventaire des ressources naturelles de la province. Pendant deux ans tout au plus, je crois, on lui verse les subsides requis. Puis, on laisse tomber l’entreprise. Incurie désolante, aux conséquences incalculables, quand on songe à l’équipe de travailleurs qui aurait pu se former sous un maître tel que Minville. Et nos facultés de sciences économiques et sociales, quelle avance, quelles aptitudes au travail pratique, elles auraient pu y prendre ! Et la province, grâce à cet inventaire ébauché il y a vingt ans, n’aurait peut-être pas eu besoin de s’en rapporter à des prospecteurs étrangers pour la découverte des immenses richesses minières de l’Ungava ! Commencée en Gaspésie, l’enquête n’en parcourt pas moins la rive sud du fleuve jusqu’aux environs de Québec. Elle rédigera des rapports. Qu’en fera-t-on ? Soigneusement enfouis en quelque tiroir de l’administration québecoise, ils y dorment encore. Minville m’a raconté un jour une de ses conversations, à Québec même, avec les députés de la région parcourue par ses enquêteurs. Tout éberlués des renseignements abondants et précis qu’il leur débitait sur leurs comtés, ces messieurs de lui dire :

— Mais où et comment avez-vous ramassé toutes ces notions ?

— Par une enquête que votre propre parlement nous a confiée et dont les rapports sont déposés dans les archives de l’un de vos ministères.

Je n’ai pas à raconter ici, en entier, la carrière de Minville. Directeur de l’École des Hautes Études commerciales de Montréal en 1938, auteur de livres précieux tels que Invitation à l’étude, Le Citoyen canadien-français, il aura été le principal dirigeant et animateur, chacun le sait aujourd’hui, de l’enquête Tremblay. À lui et au Père Richard Arès, s.j., nous devons le précieux volume des conclusions. Rapport d’enquête, on le sait aussi, enfoui dans les oubliettes de Québec, pendant tout le règne de Maurice Duplessis, mais devenu aujourd’hui la bible des politiciens. Peu d’hommes ont plus réfléchi que Minville sur nos problèmes de vie et y ont plongé un regard plus clair et plus intelligent. Peu d’hommes également en ont été plus obsédés. Je le sais pour avoir suivi, pas à pas, puis-je dire, l’évolution et la montée de cet esprit. Encore aujourd’hui nos relations sont restées ce qu’elles étaient il y a trente ans. Peu de mois se passent que Minville ne m’arrive pour longtemps converser. C’est qu’alors il est aux prises avec un projet, un problème. Et l’on dirait que, pour y voir plus clair, il a besoin d’en parler, d’entendre les observations, les objections d’un interlocuteur. Sa pensée alors s’illumine, se construit sous vos yeux, échafaude thèse sur thèse. Esprit perpétuellement en travail, esprit fécond, l’un des plus généreux et l’un des plus étonnants sûrement de sa génération quand on songe au point de départ de ce magnifique autodidacte. Lors de ce banquet du 17 décembre 1938, offert au nouveau directeur de l’École des Hautes Études commerciales, je disais : « Je me glorifie d’être de ceux qui ont deviné son talent, au temps où j’étais directeur de L’Action française. » J’aurais pu ajouter que, parmi toutes les amitiés qu’il m’aura été donné de conquérir dans la génération qui me suit, celle de Minville est bien l’une de celles que je place le plus haut. Sentiment qu’il m’a généreusement retourné. Comme beaucoup de jeunes gens de son temps, il a été porté à surfaire les quelques services que j’ai pu lui rendre. Au lendemain de sa réception à la Société Royale, le 3 février 1945, il m’écrivait une lettre que je garde comme le témoignage de gratitude le plus émouvant que j’aie jamais reçu :

Cher monsieur le Chanoine,

L’autre jour, aux Trois-Rivières, sous l’avalanche, je n’ai pas eu la force de réagir assez pour vous dire au moins merci. Mais hier soir j’ai lu votre texte, dans L’Action nationale, et je serais le dernier des sans-cœur si je ne vous en exprimais ma vive reconnaissance. Vous n’y êtes pas allé de main morte. Certes, vous avez exagéré — on ne peut pas s’en empêcher en pareille circonstance. Mais vous l’avez fait avec tant de finesse et de si bon cœur que, ma foi ! on croirait que c’est arrivé comme ça. En fait, c’est arrivé comme ça a pu, et si dans l’expression même de ma reconnaissance je pouvais me permettre un reproche, ce serait d’avoir oublié de dire, de vous être arrangé même pour que personne ne soupçonne que, ce qui est arrivé de bien, c’est en grande partie à vous, à vos conseils, à votre bienveillance, à votre grand exemple, qu’il faut l’attribuer. Malgré votre silence, personne pourtant ne l’ignore. Je le dis en toute simplicité et avec d’autant plus de conviction que je ne suis pas le seul à vous devoir le meilleur de sa carrière. Cela vous consolera peut-être de tant d’autres qui, pour se venger d’avoir eux-mêmes dévié, vous blâment d’avoir avec détermination suivi la voie droite et ascendante et d’y avoir obstinément convié vos compatriotes.

Veuillez agréer, cher monsieur le Chanoine, l’expression de ma très grande et très vive reconnaissance.

Es. Minville

Léo-Paul Desrosiers

Un jour de 1918 — je ne puis établir au juste à quelle date — je recevais une lettre, non signée, d’une écriture féminine. Cette lettre me disait à peu près ceci : « Un jeune homme, étudiant en droit, désirerait grandement vous connaître. Il a besoin de direction. C’est un fervent de vos conférences d’histoire. Il vous serait facile de l’aborder. Il fréquente assidûment la Bibliothèque Saint-Sulpice. Il prend place autour d’une table qui est à quelques pas de l’endroit où vous-même travaillez. Il s’appelle : Léo-Paul Desrosiers. » De qui était cette lettre ? Me venait-elle de Mlle Michelle Le Normand, la future Mme Desrosiers ? Plus tard je l’ai fortement soupçonné.

Vers le même temps, l’abbé Émile Chartier me remet une composition que lui a apportée un étudiant. « Il s’agit d’histoire, me dit-il ; j’ai pensé qu’elle était destinée à vous plus qu’à moi. » Je lis ce travail. Il y est question d’un fait historique alors très controversé parmi les historiens canadiens : « L’expulsion des Huguenots de la Nouvelle-France au temps de Richelieu ». J’y note une documentation plutôt mince, quelques gaucheries d’expression ; mais je suis frappé de la vigueur de dialectique dont fait preuve le jeune étudiant ; j’admire le parti qu’il a su tirer de si peu de documents. Un coup de fil et je prends avec lui rendez-vous.

Quelques jours plus tard, je vois arriver à ma chambre — j’habite alors au presbytère de l’abbé Perrier — un jeune homme plutôt timide, stature à peine au-dessus de la moyenne, teint bronzé, yeux noirs très vifs, l’air fort sympathique. J’entame la conversation. Il parle d’une voix lente, posée. Tout me révèle un esprit réfléchi, en profondeur. Je lui parle de son étude historique ; je lui en vante les qualités ; j’attire son attention sur les incorrections de forme. À ma question :

— Avez-vous jamais étudié quelque ouvrage de stylistique ? Quand vous vous corrigez, le faites-vous au nom de critères dont vous êtes sûr ?

Il me répond :

— Point du tout. Je me livre à un certain instinct de la langue et de ses exigences. Des critères, je n’en possède aucun. Je me corrige sans être assuré que ma deuxième rédaction n’est pas pire que la première.

Je procède avec lui comme j’ai fait avec Harry Bernard, avec d’autres. Je tâche de le persuader qu’au principe de l’art littéraire, comme de tout art, une technique existe et s’impose, technique qui, en ce cas précis, s’appelle : connaissance de la langue, de ses exigences de langue analytique, de ses virtualités, de ses formes d’art. Ici on voudra bien m’entendre et j’insiste : je ne crois pas et je n’ai jamais cru à l’Art d’écrire enseigné en vingt leçons. Ce n’est pas affaire de ficelles, de procédés. Et je ne crois pas que le métier remplace le talent. Mais je crois que le métier peut aider le talent et que là où il y a le talent, du métier, l’art peut naître. J’indique donc à mon jeune visiteur quelques volumes qui lui livreront l’indispensable en cette matière : L’Art des vers de Dorchain, L’Art de la prose de Lanson, Les Récréations grammaticales et littéraires de Paul Stapfer, Le Travail du style enseigné par les corrections manuscrites des grands écrivains d’Antoine Albalat, L’Explication française de Gustave Rudler, La Clarté française de Vannier, etc. Il me promet de suivre mes conseils. Sur ce, je lui promets, quant à moi, de lui ouvrir les pages de L’Action française s’il m’apporte quelque article bien troussé. Encore un collaborateur que je devrai à mes cours d’histoire, tellement, à l’époque, ce réveil historique pourtant bien modeste mais attendu depuis si longtemps, émeut la jeunesse. Dans une de ses premières lettres (5 novembre 1919), Léo-Paul Desrosiers, alors à Québec, m’en fait l’aveu ingénument :

L’annonce de vos cours à l’Université m’a ramené à bien des regrets, à bien des souvenirs, ces jours-ci. Autrefois, dans un coin de la salle, je pouvais suivre, avec tant d’émotion, toutes les leçons que vous donniez, de fierté, de patriotisme, d’éloquence et de travail. Points de départ d’exaltations saines et effervescentes qui nous grisaient pendant des heures.

L’article « bien troussé » ne se fait pas attendre bien longtemps. Le jeune étudiant me l’apporte au début de 1919. « La nationalisation de notre littérature par l’étude de notre histoire » paraît dans la livraison de février de L’Action française. Je l’ai fait précéder de ces quelques lignes en italique :

L’Action française publie cette étude avec plaisir — pour sa valeur intrinsèque et comme témoignage de l’état d’esprit d’une partie, tout au moins, de la jeune génération.

Le jeune collaborateur s’y révèle déjà, avec quelques-uns de ses magnifiques dons d’écrivain. Il a mis à profit les lectures que je lui ai conseillées. Modeste, il n’en fait pas mystère. En cette même année 1919, me renvoyant un livre que je lui ai prêté, il m’écrit :

Je vous remercie sincèrement de tout ce que vous avez eu la bonté de faire pour moi, des encouragements que vous avez eu la bonté de m’accorder, de votre protection et de vos conseils. Ils m’ont été bien utiles et bien profitables : veuillez croire que ce sera le bon souvenir de ma vie.

Il a le talent. Le progrès, en sa manière d’écrire, s’affirme rapide. Longtemps toutefois il se soumettra à la correction et ne voudra rien publier que je ne l’aie revu. Encore en 1928, à propos d’un portrait de l’honorable Rodolphe Lemieux qu’il destine à L’Action française, il insiste :

Dans le cas où vous accepteriez le petit article que je vous envoie, pourriez-vous me rendre le service de le relire avant de l’envoyer à l’impression et de le corriger là où vous en verrez la nécessité ?

Je ne résiste pas à l’envie de citer quelques extraits des premiers essais du jeune littérateur. On y apercevra, ce me semble, quelle œuvre de grand style eût pu produire ce débutant de vingt-trois ans, sans les ravages que le journalisme, pour lequel il n’est point fait, va opérer en ses facultés. Dans son article sur « La nationalisation de notre littérature par l’étude de notre histoire », notons d’abord des prises de position de si grand bon sens :

La littérature canadienne-française trouvera son existence et sa perfection dans l’originalité de notre âme nationale… Il paraît bien que le premier devoir littéraire de l’heure est l’affirmation de notre personnalité distincte… H. Taine apprit, autrefois, à ses compatriotes en mal de systèmes politiques imités de Londres, que « l’âme d’un Français n’est point l’âme d’un Anglais »… Une plante étrange croît dans les régions tièdes de l’Équateur ; ses branches se courbent, touchent le sol et poussent des racines qui donnent naissance à des tiges nouvelles ; chaque arbuste reçoit de la terre, d’abord, une sève nourricière, puis, par les mille canaux entrecroisés, une circulation de la même vie rayonne à travers la forêt. C’est un symbole révélateur… Habitués aux perfections de la littérature française qui nous rendent sympathiques des objets étrangers, nous ne nous plaisons plus dans la contemplation de nous-mêmes, et les beautés de notre pays nous sont indifférentes, presque inconnues… Les livres français sont l’unique aliment de notre esprit. « Au lieu de choisir dans la pensée de France et de l’accueillir comme une éducatrice, nous nous en sommes forgé un vasselage », suivant la formule de M. l’abbé Groulx.

Je cite encore sa conclusion. À l’adresse des pessimistes — il y en avait en ce temps-là ; il y en eut toujours — Léo-Paul Desrosiers brosse ce tableau d’histoire en traits ramassés et d’une beauté tragique :

Que les jours soient proches où les enfants pourront s’émouvoir aux seuls livres de leurs pères. Notre histoire n’apprend pas à craindre l’existence de pionniers intellectuels… Les écrivains usent leurs forces dans le double souci du pain quotidien et du travail littéraire… Acculés à cette impasse, aux moments d’amère solitude, qu’ils se souviennent des défricheurs hardis, autrefois, à l’heure du crépuscule d’hiver. Une angoisse s’épanche de la forêt hostile qui se détache sur la blancheur de la neige et le bleu trop dur du ciel ; on dirait que la nature immobile subit la souffrance indicible du froid, que les choses ont des plaintes, que le pressentiment d’une douleur surhumaine envahit les êtres. Isolé dans son abri de billots équarris, seul avec la femme dont il aime l’apaisante, la silencieuse douceur, le colon français, pénétré de toute la mélancolie immense de la terre, sentant l’insécurité de sa vie, de son amour et de son rêve triomphant, s’abandonne à la nostalgie troublante de la France, cependant qu’au dehors le vent soulève la neige en larges nappes qui claquent comme des voiles.

Il a persévéré, malgré tout, le Français nostalgique, et la pérennité de son œuvre témoigne de la grandeur de ses sacrifices.

Magnifique allégorie. Morceau d’anthologie qui, dans le temps, avait charmé cet homme de goût et d’esprit si fin qu’était l’abbé Georges Courchesne (le futur archevêque de Rimouski), qui le cita avec éloge dans son discours pour la distribution des « Prix d’action intellectuelle » de l’ACJC.

On ne goûtera pas moins cette fin d’un autre article donné à L’Action française, en décembre de cette année 1919, sous le titre : « Les grandes pressions ». Les « grandes pressions », ce sont les influences maîtresses qui pèsent sur l’artiste ou l’écrivain : influences de la race, du milieu, du moment, qui, si elles « ne sont pas une explication parfaite d’un auteur… montrent du moins les racines des productions et la matière employée ». L’auteur de l’article jette à la fin cet appel à ses frères, les travailleurs intellectuels :

Pour atteindre au succès, exciter en nos âmes l’influence des « grandes pressions environnantes » ; marcher toujours avec sa hotte sur l’épaule afin de glaner, de récolter, le long des routes ; contempler, d’un regard attendri et accueillant, d’un bon regard fraternel, ami des choses ; écouter les harmonies chanter, les harmonies des forêts d’automne et des grands vents crépusculaires battant les monts comme des récifs ; dans la solitude, sur son pays, sur sa race, s’exalter un peu ; s’exalter ensuite beaucoup, et de plus en plus, jusqu’aux sommets sublimes ; et tout contenir, tout retenir, tout refouler : souffrances, obstinations, tumultes, révoltes, détresses qui nous laissent pleins de défaillances ; tout comprimer en soi énergiquement et sans pitié ; pour que jaillisse un jour, hautaine, violente et superbe, la fleur de son âme !…

Ces courts extraits nous en avertissent : un drame poignant se joue déjà au fond de cette âme de jeune homme. Le drame d’un esprit qui sent en soi les incoercibles germinations, mais aussi le souffle froid de la réalité brutale qui vient tout broyer. Léo-Paul Desrosiers est étudiant en droit et il n’aime pas le droit. Son cas est celui du petit campagnard que ses parents ont fait instruire dans l’espoir d’une vocation sacerdotale, et qui, pour n’avoir pu assumer la lourde vocation, se voit contraint à se débrouiller seul dans la vie. Pour vivre, gagner ses cours à l’Université, Desrosiers accepte de faire du journalisme ; dès 1919 il en fait au journal Le Canada et il n’aime pas le journalisme. Les lettres qu’il m’écrit en ce temps-là sont remplies des accents de sa misère : déchirement intérieur dont il ne sait comment sortir. Parti de Montréal pour s’en aller prendre à Québec, espère-t-il, un meilleur emploi qu’au Canada, il me confie sa constante désolation (15 octobre 1919) :

Ne me demandez pas où j’en suis rendu de mes études. Ma nouvelle position et ses responsabilités me gruge tout mon temps, minute à minute, et me fatigue encore si c’est possible. Quand je peux trouver quelques instants de libres, je les consacre à rédiger quelque court article, car cela me repose. Me voici rendu, moi qui fus toujours un lecteur enragé, à n’avoir plus que le temps de lire Le Devoir. Et ce sont les heures de méditations et de réflexions, si douces, qui manquent.

Quelque temps auparavant, je lui ai proposé deux sujets d’articles pour L’Action française, des sujets d’histoire autant que je peux me souvenir. Voici la réponse qu’il m’écrit de Québec, le 11 août 1919, réponse où on le voit toujours tiraillé entre ses études de droit et sa passion d’écrire :

Quant aux deux articles… C’est un vrai supplice de Tantale. Je ne peux refuser ces choses-là et il faudrait que je les refuse. Voyez-vous, depuis que je suis jeune, je travaille constamment à faire de toutes mes facultés, des facultés d’écrivain. J’ai concentré toute mon énergie pour ce but ; il est vrai que je n’ai pas réussi comme je voudrais, mais tout autre idéal aujourd’hui n’a plus de quoi me prendre. J’ai des projets d’articles, de livres qui me remontent à la gorge et me fatiguent. Dans l’attente et l’expectative, je ne sais si je dois me donner tout entier à la littérature, advienne que pourra, ou continuer à m’embarrasser d’autres travaux qui m’ennuient, qui me rongent mon temps… Dans le provisoire, dans l’expédient et le temporaire, je vis constamment, ne me décidant ni à étudier, ni à écrire… ni à ouvrir mon Code… Rien ne me plairait comme de composer les deux articles dont vous me parlez. Ces travaux historiques m’absorbent et m’attirent. Une œuvre silencieuse et lente, composée dans la quiétude et la paix, dans le bonheur intense et profond de sentir, sous ses doigts, l’âme jeune de notre race tressaillir a des attraits qui sont bien convaincants.

Aussi, je ne sais à quoi me résoudre. Tous mes désirs se coalisent pour que j’accepte votre proposition. Mais l’accepter, c’est encore remettre la date de mes examens ; il est vrai que ce serait peut-être la même chose si je n’acceptais pas.

En toute sincérité, je vous soumets mes perplexités espérant que vous me donnerez le conseil qui me guidera.

Il n’aime pas le journalisme, ai-je dit. La petite expérience qu’il en possède l’a suffisamment édifié sur les périls du métier à qui manque l’irrésistible vocation. Dans une lettre du 5 novembre 1919, il m’explique là-dessus, en toute franchise, son sentiment :

Vous me parlez de journalisme dans votre dernière lettre. J’ai toujours cru que cette profession vidait un homme de ses idées à mesure qu’elles naissent et que sa sève ainsi appauvrie constamment l’empêche de pousser une végétation puissante. À moins que le tempérament soit très robuste, la nature très riche, ce dont il est difficile de se flatter. C’est vous dire que je ne serai jamais journaliste que par nécessité.

La nécessité seule le ferait journaliste ! Il y viendrait pourtant. Et la Providence l’y allait acheminer par un curieux chemin. En 1918, à ce qu’il semble, vers la fin de la première Grande Guerre, le voici qui tombe tout à coup dans les filets de la conscription militaire. Avant d’aller endosser l’uniforme, il a mis le dernier point à un article qu’il me destine. Cela s’intitule « L’arrivisme » : description tragique du jeune idéaliste tombé dans le milieu de la grande ville et qui, victime impuissante, assiste à la lente et inexorable désintégration de son idéal. Je suis pour lors en vacances à Saint-Donat. N’ayant pu m’atteindre, le conscrit jette son article à la poste à l’adresse du Nationaliste qui le publie. Quelques jours plus tard, l’abbé Perrier m’amène à Sainte-Agathe-des-Monts. Nous allons rendre visite à M. Henri Bourassa. Mme Bourassa, gravement malade, est hébergée dans un sanatorium. Au cours de la conversation, M. Bourassa dit tout à coup :

— Oh, avez-vous lu, dans l’un des derniers numéros du Nationaliste, un article qui a pour titre : « L’arrivisme ». Franchement, je n’ai rien lu de si poignant. C’est signé L.-P. D. J’aimerais beaucoup connaître l’auteur.

— Rien de plus facile, répondis-je. Ce n’est pas pour moi un inconnu. C’est un étudiant en droit à l’Université de Montréal et il s’appelle : Léo-Paul Desrosiers.

— Croyez-vous, reprend M. Bourassa, qu’il aimerait faire du journalisme ?

— Je ne le crois pas. Le don d’improvisation n’est pas son fait. Il me l’a confié maintes fois : il écrit au compte-gouttes. Il aime le travail solitaire, la lente éclosion. Il a plutôt l’étoffe d’un penseur. Je le vois plutôt dans un poste de conservateur de bibliothèque ou d’Archives publiques… Mais M. Bourassa, je lui ferai part, si vous le permettez, de votre émotion et de votre proposition. Je suis assuré qu’il en sera très flatté et très encouragé. Et ce ne sera point pour lui, du superflu.

— Dites-lui qu’il vienne me voir.

Je transmets à Desrosiers l’invitation de M. Bourassa. Dans l’intervalle, l’armée de Sa Majesté a rejeté comme unfit, le récent conscrit. Soldat peu enthousiaste et peu enclin à donner sa vie pour la défense de l’Empire, le jeune nationaliste a dû paraître plutôt gauche dans les exercices militaires et d’une médiocre souplesse devant les exigences de la discipline des camps. Il se rend au Devoir, n’y trouve point M. Bourassa. Mais M. Héroux le reçoit amicalement. Quelques mois plus tard, l’offre lui vient du rédacteur en chef du Devoir d’entrer au journal. Desrosiers décline l’emploi. Ses parents viennent de lui ouvrir la maison paternelle pour tout le temps nécessaire à la préparation de ses examens devant le Barreau. Il prend le chemin de Berthierville. Hélas, le démon de la littérature va le suivre, le harceler jusqu’en sa retraite. Je cite deux lettres de lui, l’une du 2 mars 1920, l’autre du 14 du même mois :

Quant à mes études légales, ça ne marche absolument pas. J’ai oublié le peu que j’avais appris et je ne suis pas placé dans des conditions pour étudier… Je vais attendre encore quelque temps avant de décider définitivement si je me présenterai aux examens…

Je dois maintenant vous dire qu’il me sera encore impossible de passer mes examens en juin. Je n’ai pu trouver ici l’atmosphère qu’il faut à des études longues et ardues… Pour passer mes examens, le seul moyen que je vois, ce serait de me « déprendre » absolument de toutes préoccupations littéraires, de toutes lectures et de toute composition, d’engourdir et d’endormir toutes mes ambitions intellectuelles, ou, au moins, de ne pas leur donner d’aliments… Mais si je me mets à écrire, il y a toujours cent mille diables qui m’attirent, qui me poussent à la littérature, et le dégoût du Code vient ensuite me paralyser pour longtemps.

De ce jour, on peut dire que, pour le Code, la partie est définitivement perdue. Léo-Paul Desrosiers ne serait jamais avocat. La Providence le voulait ailleurs, et là encore où il ne voulait pas aller. Fin de juin 1920, je recevais un appel téléphonique de Georges Pelletier du Devoir :

— Ernest Bilodeau, notre correspondant parlementaire à Ottawa, nous quitte. Croyez-vous que Léo-Paul Desrosiers pourrait le remplacer ?

Je réponds au bout du fil :

— Je n’en sais rien. Je l’ai déjà dit à M. Bourassa, il n’a pas beaucoup le tempérament d’un journaliste. Mais il a beaucoup de talent. Peut-être se plierait-il au métier ? En tout cas, il n’a pas le choix pour le moment : découragé, démoralisé, j’apprends qu’il part pour les chantiers. Hâtez-vous de le rattraper.

Mon jeune correspondant ne m’avait pas mis au courant de cette récente décision. Je l’avais apprise par un commun ami. Que va-t-il faire dans les chantiers ? A-t-il obtenu un emploi dans quelque bureau ? S’en va-t-il chercher un sujet de roman ? Je puis mettre Georges Pelletier sur sa piste. Quelques jours plus tard, j’apprends le départ de Léo-Paul Desrosiers pour Ottawa. Combien cette décision lui a dû coûter, je me l’imagine un peu. Réussirait-il en son nouveau et dangereux poste ? C’est alors tâche harassante que celle de correspondant parlementaire du Devoir à Ottawa. Le journal n’exige pas moins de cinq lettres par semaine. J’attends avec inquiétude la première du nouveau correspondant. Elle me paraît pénible, d’un français plutôt embarrassé. Mais elle a paru un vendredi. Le journaliste aura la fin de semaine pour préparer sa deuxième lettre. Le dimanche, le hasard de sa promenade le conduit sur la colline parlementaire. En arrière des édifices du Parlement, il aperçoit, braqués sur Hull, vers la rive québecoise, une rangée de canons, gueule ouverte. Une image dramatique se dresse en son esprit. Nous sommes à la phase violente de la crise scolaire franco-ontarienne. Les canons, en un tel lieu, face à la rive française, évoquent le duel des races au Canada. Un splendide article jaillit de la plume du journaliste-novice, article plein d’émotion, plein de la terrible réalité historique et qui se coiffe de ce titre : « L’Appel aux armes ». Léo-Paul Desrosiers a gagné la partie haut la main.

Il fera du journalisme, sans beaucoup se réconcilier avec le métier. Pendant huit ans, il tournera sa meule. Il ne fera pas oublier les « Lettres d’Ottawa » de Georges Pelletier, aux premières années du Devoir, lettres si vivantes, si étoffées. Desrosiers n’en sera pas moins un correspondant parlementaire remarquable, l’esprit ouvert à tous les problèmes et les abordant avec une suffisante compétence. Il reste cependant le rêveur d’hier qui ambitionne toujours une fonction moins absorbante, moins ravageuse pour l’esprit. Aux premiers moments libres, il se remet à fleureter avec la littérature d’imagination. Le 1er février 1922, en même temps qu’il m’annonce son prochain mariage avec Mlle Tardif (Michelle Le Normand) pour le mois de juin, il termine sa lettre par cette note mêlée d’optimisme et de pessimisme :

L’intérêt que vous avez toujours pris à mon avenir et le soin que vous avez toujours eu de me favoriser en toutes circonstances me touchent bien vivement, veuillez le croire, mais puisque je suis destiné à parvenir seul là où je veux parvenir, j’espère bien que je saurai m’y rendre malgré tout, si la Providence le veut. Je suis plus encouragé que jamais et j’espère publier dès ce printemps un volume de contes et nouvelles.

C’est en 1920 qu’il a écrit « L’Appel aux armes », l’article que j’ai indiqué plus haut. C’est aussi cette année-là qu’il songe déjà à quitter Le Devoir, après quelques mois à peine de service. Il souhaite que je le recommande auprès d’un député « pour quelque emploi aux Archives ». Projet qui ne le quittera plus. En 1928, il quitte Le Devoir et devient traducteur aux débats : ce qui lui vaut presque six mois de congé par année. C’est alors qu’il écrit son premier grand roman Nord-Sud. Il eût souhaité le publier par tranches en la Revue hebdomadaire de Paris. En janvier 1931, je partais pour mes cours en Sorbonne. Il me prie de négocier cette publication auprès de François le Grix, directeur de la revue parisienne. Là-bas, ai-je entamé la négociation ? Quel accueil m’a-t-on fait ? Desrosiers m’écrit le 17 novembre 1931 en s’excusant d’avoir hâté la publication de son roman au Canada :

… je veux aussi m’acquitter d’un devoir que la presse du travail ou la fatigue m’ont empêché d’accomplir jusqu’à date : vous remercier des bons conseils que vous m’avez donnés pour Nord-Sud et des efforts que vous avez faits pour le faire pénétrer outre-mer. Je vous en suis vivement reconnaissant.

À partir de l’année 1932 nos lettres s’espacent. Le traducteur aux débats souhaite toujours mieux que son ingrate fonction. Il se voudrait plus complètement libre, plus entièrement adonné à une œuvre littéraire. Entre-temps il a pris goût à l’histoire. Il songe toujours aux Archives. Cependant il souhaite un milieu plus propice au travail intellectuel que celui de la capitale canadienne, milieu déprimant. Dans une lettre du 17 décembre 1934, il m’en brosse un sombre tableau :

… je m’intéresse toujours à l’histoire. Mais Ottawa est dans tout le Dominion la ville où pourrissent le plus de bonnes volontés, de talents, de résolutions. Il y a la bataille monstrueuse des partis, celle des races, celle des religions, des communautés, etc. Un individu est jeté là-dedans comme un grain de blé entre des meules toujours en mouvement, jamais au ralenti. Alors les gros batailleurs réussissent ou les intrigants très souples. Un type tranquille et qui veut travailler paisiblement aurait besoin d’une troupe d’anges pour lui concilier les ennemis qu’on lui crée, les amis que l’on tourne contre lui, pour enlever les obstacles et les embarras qu’on accumule sur sa route, pour refaire en arrière de lui sa réputation que l’on défait… Alors n’espérez rien de moi : dans ce tumulte je réussis à peine à vivre, et d’une façon pas bien brillante… Ce n’est pas amusant de vivre une telle existence et de voir le temps s’écouler en misérables petites misères odieuses. Mais huit années d’expérience m’ont convaincu qu’il n’y a pas grand’chose à y faire. Pour ma part, l’espérance est bien morte.

Était-ce le découragement absolu, définitif ? Dans cette même lettre, Desrosiers me parle d’une possible « permutation aux Archives », pour le cas où M. Doughty démissionnerait de son poste et que le successeur lui serait connu. Mais il se refuse à tenter lui-même toute démarche en ce sens, surtout point auprès des hauts fonctionnaires des Archives. Il me raconte, entre autres, ce petit incident :

On ne se bat pas avec des gants dans notre capitale. Ainsi un plan de livre que j’avais soumis à un haut officier des Archives pour le cas où j’y entrerais, s’est trouvé exécuté, deux ans après, mais pas par moi… Que voulez-vous faire alors ?

Il y avait autre chose. C’est vers cette même époque que je rencontrais Desrosiers dans le train Montréal-Ottawa. Je l’entretenais de mon espoir de le voir venir un jour totalement à l’Histoire et bien installé aux Archives de la capitale.

— Que ne faites-vous intervenir, en votre faveur, lui disais-je, quelques-uns de vos protecteurs ? Vous en avez de puissants qui vous ont fait parvenir, vous, nationaliste, à la traduction aux débats. Ne pourraient-ils vous ouvrir les portes des Archives ? Il me répondit de son ton le plus las :

— Ah, si vous saviez à quel esclavage on se condamne quand on sollicite et obtient des faveurs de ces puissants ! Ce sont leurs discours, leurs conférences, etc., qu’il faut leur composer, écrire pour eux de A à Z !…

Je saisis la réflexion au bond :

— Qu’y a-t-il de vrai dans cette rumeur qui court ici et là que vous seriez l’auteur des conférences de M. X, prononcées à la Sorbonne en 1928 ?

Desrosiers me regarde d’abord fort étonné, puis se contente de sourire. J’ajoute :

— Ne seriez-vous pas aussi pour quelque chose dans les Mémoires du même Monsieur qui paraissent actuellement par tranches dans La Presse de Montréal ?

Même étonnement et même sourire. Pour les conférences en Sorbonne, je m’appuyais déjà sur une présomption. Léo-Paul Desrosiers m’avait, en effet, écrit le 7 mai 1928 :

M. L., comme je le sais de bonne source [c’est moi qui souligne], s’appuie en grande partie sur vos travaux historiques, dans la préparation de ses conférences…

Dans ma correspondance avec Léo-Paul Desrosiers, correspondance, je l’ai dit, de plus en plus mince, je ne vois plus à retenir, au long des années qui suivent, qu’une lettre du 1er février 1938. Il venait de publier un ouvrage d’histoire : L’Accalmie, étude de la période de lord Durham. J’en avais écrit, en deux tranches, dans Le Devoir, une critique qui lui avait fait grand plaisir, critique que j’ai recueillie dans le 3e volume de Notre maître, le passé, sous le titre « Durham et son époque » :

Vos articles dans Le Devoir en marge de L’Accalmie m’ont vivement intéressé, comme vous le pensez bien. Vous avez su développer d’une manière forte et saisissante quelques idées qui éclairent parfaitement le sujet ou lui font un cadre indispensable… Je vous remercie grandement d’avoir signalé mon modeste travail ; cet encouragement public m’est précieux et il est de nature à m’aider beaucoup.

Desrosiers ne se cachait pas néanmoins les réserves qui, entre les lignes, se glissaient dans mon compte rendu. Il y trouvait encore occasion de se désoler sur sa malheureuse situation de travailleur intellectuel :

Naturellement, me disait-il, vous voyez le livre beaucoup plus fort et plus solide qui aurait pu être écrit sur le sujet ; je l’ai vu aussi. L’Accalmie souffre du même défaut qu’une grande partie des livres canadiens publiés chaque année : c’est un livre à refaire… J’ai eu l’espoir autrefois de ne pas écrire de ces sortes de livres. Soit faiblesses personnelles ou influences néfastes de milieu, je ne réussirai pas. Il me faudrait comme à d’autres l’indépendance qui abolirait ces séries d’embarras, d’ennuis, d’empêchements, d’intrigues, de petits obstacles mesquins et continuels qui détruisent les forces vives quand elles n’empêchent pas absolument le travail. Sur neuf années que j’ai été dans le fonctionnarisme, j’en ai au moins perdu cinq à être littéralement malade d’intrigues. Et cela ne changera pas. Et quand on a dépassé quarante ans, c’est presque le désespoir qui vous prend de voir que, étant donné votre caractère et le milieu, c’est à un échec que l’on va.

Il ajoutait, sur notre situation politique à Ottawa et sur le rôle de nos représentants, quelques réflexions amères, mais si justes :

Les Canadiens français sont capables de concevoir l’idée de parti, mais l’idée de race semble trop large pour eux ; ils donnent toujours la préférence à quelque idole aux pieds et au corps d’argile ; ils ne comprennent le système parlementaire que dans la fidélité aveugle à un parti…

Juste jugement d’un homme qui avait pu observer, d’un excellent poste, nos lilliputiens de députés, de sénateurs et de ministres. Jugement qui confirme tellement le mien, qui est pourtant celui d’un pauvre homme de l’extérieur. Desrosiers avait-il raison de gémir si fortement sur sa propre situation ? En 1947, il réalisera une partie de son rêve. Il deviendra conservateur de la Bibliothèque Municipale de Montréal. Ce bonheur lui arrivait-il trop tard ? Il semble bien que si le journalisme et le fonctionnarisme lui ont fourni, pendant près de vingt ans, son gagne-pain et celui de sa famille, ils aient affaibli sinon tari en lui quelques sources d’eau vive. Il pourra écrire quelques grands romans, mener à terme un ouvrage d’histoire en quatre ou cinq volumes : l’Iroquoisie, ouvrage de valeur, dont un, le 1er tome seul, est encore publié. Et l’on peut espérer que Léo-Paul Desrosiers n’a pas dit son dernier mot. Mais quand on relit ses premiers essais d’étudiant, il semble qu’il n’ait jamais pu retrouver son élan, sa fraîcheur d’âme de ce temps-là. Dans son style, la fleur bleue n’est pas toujours absente. Elle n’a pas tous ses pétales ; on dirait une fleur qui s’épanouit trop à l’ombre. Depuis trois ou quatre ans, il a quitté la Bibliothèque de Montréal pour se réfugier dans les Laurentides, à Saint-Sauveur-des-Monts. Dans cette solitude bien faite pour le grand rêveur qu’il est, réussira-t-il à nous donner l’œuvre maîtresse qui n’a cessé de hanter son esprit ? Nous avons le droit de l’espérer. Tant de graines enfouies dans le sol n’attendent pour éclore qu’un peu d’air et un rayon de soleil.

Depuis les années d’autrefois, entre nous deux, les relations ont quelque peu changé. Elles se sont faites de plus en plus rares. Effets des distances, effets du temps, impitoyable meule qui broie tant de choses ? Quand j’ai fondé l’Institut d’histoire de l’Amérique française, j’ai fait appel à Desrosiers. Il est venu, mais pour ne me donner qu’une collaboration très mince et très intermittente. Autrefois, en ses lettres, il me donnait du « Cher maître ». Aujourd’hui, je ne suis plus que « M. l’abbé » ou « M. le chanoine ». Dieu me garde d’accuser le cœur de cet homme que je sais droit. Ces séparations, ces oublis, ne sont-ils pas dans l’ordre des choses en ce bas monde ? Où sont les hommes qui, montés à quelque sommet, se souviennent des épaules des parents, épaules des maîtres qui, un temps, les ont portés ? L’oisillon une fois envolé, revient-il jamais au nid paternel ? Faut-il tant se plaindre de ces mélancoliques aventures ? Les nids désertés, oubliés, se reconstruisent d’année en année, dans la joie, dans l’indéfectible espoir. Pourquoi n’y aurait-il pas aussi de la joie dans la montée des disciples qui gravissent encore plus haut qu’on ne les avait portés ? — Je me relis en cette année 1962. Ces réflexions me paraissent amères, beaucoup trop. Nous nous sommes revus, Desrosiers et moi. À la Revue d’histoire de l’Amérique française, il est devenu, depuis quelque temps, l’un de mes plus fidèles collaborateurs. À la direction de cette Revue, ne pourrait-il me succéder ? J’y songe.

■ ■ ■

Les grands collaborateurs

Ferai-je maintenant une place à ceux que j’appellerai nos « grands collaborateurs » ? Comment les oublier ? Ils sont nombreux. Arrêtons-nous à quatre, à tout le moins, qui s’imposent plus que les autres : Laure Conan, Mgr Louis-Adolphe Paquet, Édouard Montpetit, Henri Bourassa.

Laure Conan

Parmi les grands collaborateurs, pourquoi ne pas inscrire une femme dont je garderai un touchant et si respectueux souvenir ?

Laure Conan n’a pas beaucoup écrit dans la revue, mais elle a réservé à nos éditions l’un de ses ouvrages. Et elle n’a pas ménagé à notre œuvre ses témoignages d’amitié. Qui avait lu Angéline de Montbrun, À l’œuvre et à l’épreuve, de la romancière Laure Conan, ces livres d’une haute inspiration, mais d’une si fine écriture et d’une si délicate émotion, — et ce fut ma chance de jeune collégien, — se figurait volontiers l’auteur sous l’aspect d’une demoiselle ou d’une dame aux traits aristocratiques, avec de beaux airs de châtelaine, la plume d’oie au bout d’un index élégamment effilé, image classique, presque d’Épinal, des dames de la Renaissance ou de l’époque chevaleresque. Tant pis pour les théoriciens des lettres qui conçoivent la parenté si étroite entre l’œuvre et l’ouvrier ! Pour ma part, que de fois je me suis amusé de l’étonnement naïf de certaines gens qui, m’ayant lu, se représentaient un gaillard de forte taille et qui, mis en présence de l’auteur, cachaient mal leur déception de ne découvrir qu’un petit homme de cinq pieds, cinq pouces. La surprise n’était pas légère de se trouver, pour la première fois, en présence de Laure Conan. Dans les dernières années de sa vie, elle était venue se réfugier parmi les pensionnaires des Petites Sœurs de Saint-Joseph, au Couvent de Notre-Dame-de-Lourdes, en arrière de la chapelle bâtie et décorée par Napoléon Bourassa, tout près de l’ancienne Université de la rue Saint-Denis. Je n’ai pas oublié la première visite qu’appelé par elle je lui fis. Elle avait pu suivre quelques-uns de mes cours d’histoire à l’Université. Elle désirait m’en remercier. Au lieu de la châtelaine d’antan, dame de chevalier, figure raphaélesque pour quelque exquis médaillon, je vis se lever de son fauteuil, un colosse de femme aux larges épaules, plutôt mal fichue en tout son accoutrement et même assez mal peignée, avec un visage aux traits forts, quelque peu douloureux, marqués de « l’obscure souffrance ». Pourtant cette femme avait des yeux doux, singulièrement doux, à tout instant voilés d’ombres ou de larmes, et une voix, malgré son timbre un peu fort, d’une tendresse prenante. Et de cette puissante stature, où n’apparaissait pas l’ombre de la virago, se dégageaient une indéniable distinction de manières, un air de vieille race, d’Ancien régime, quelque chose de l’impressionnante noblesse de tous les êtres qui se sont laissés habiter par des rêves magnifiques.

Je la vis plusieurs fois. Je possède quelques-unes de ses lettres. J’eus à m’occuper de la publication de son dernier roman : La Sève immortelle. Elle m’avait voué une franche amitié. Quel attachement elle dédiait à son pays, aux gens de sa race, à leur avenir intellectuel, à tout leur destin. Je me trouvai chez elle le jour où l’on nous avait appris la mort de sir Wilfrid Laurier. « Que le cher grand homme était aimé ! » me dit-elle. Elle pleurait.

Autre figure comme il n’en existe plus d’aussi pure, d’aussi élevée dans nos lettres. Sur de Gaspé, sur Marmette, sur Choquette, son œuvre attestait une réelle supériorité de forme. Et pour les sujets et pour l’inspiration, quelle distinction dans l’esprit !

Mgr Louis-Adolphe Paquet

Qui eût souhaité rencontrer un abbé de l’Ancien régime, air grand siècle, sans le rabat et la perruque bien entendu, mais d’une urbanité et d’une distinction parfaites et tout simple par surcroît, n’aurait eu qu’à s’en aller frapper à une porte d’un long corridor du vieux Séminaire de Québec. Un prêtre lui eût apparu grand, mince, au visage fin, aux manières de gentilhomme, d’une politesse exquise.

Ce qui frappait d’abord en Mgr Louis-Adolphe Paquet, c’était la simplicité de son accueil. Cet homme avait pourtant une réputation, un passé. Il était le conseiller de maints évêques, de nombre de personnages laïcs et ecclésiastiques. Un grave problème de doctrine agitait-il l’opinion, on se tournait avidement vers l’oracle québecois. Qu’en pense Mgr Paquet ? Son autorité faisait loi. Lorsqu’en 1916, au plus tragique de la lutte scolaire franco-ontarienne, Sa Sainteté Benoît XV adressa aux évêques du Canada sa lettre Commisso divinitus, les persécutés ne purent se défendre d’un moment de stupeur. Un lumineux commentaire de Mgr Paquet, paru dans Le Droit, rasséréna les esprits. Théologien et philosophe éminents, auteur de Commentaires (en six volumes) de la Somme théologique[NdÉ 2], ouvrage prisé même à Rome, sa culture dépassait pourtant ces bornes savantes. Il a laissé maints volumes sur le Droit public de l’Église, des Études et appréciations sur des thèmes apologétiques et sociaux. Tous ouvrages qui révèlent l’esprit vigoureux, clair, formé à la grande école de la scolastique où Ferdinand Brunetière croyait trouver, à leur origine, les qualités de fond du génie français : la vigueur logique, le sens de la composition, la passion de la clarté. Quand on parcourt cette œuvre de large mesure, on devine, au-delà du théologien, l’apôtre, le maître affligé de l’indigence spirituelle de son temps et qui voudrait redresser tous les travers, empêcher les fautes contre l’Esprit, dégainer, pour la vérité, l’épée de l’archange. Mgr Paquet écrivait un français d’une belle correction, quelque peu solennel : ce qui apparentait jusque-là l’homme et l’écrivain à l’âge classique.

Et quelle pondération en cet esprit ! Capable de vigueur, l’était-il de violence ? Il respirait la sérénité. Souvent, dans la vie, j’aurai rencontré des visages pas toujours ravagés, mais qui dissimulaient mal quelque trouble intérieur. Et souvent aussi je me suis demandé : y a-t-il des hommes qui ne portent en eux quelque drame secret, cancer en germe qui finira peut-être par les dévorer ? Avec sa figure si ouverte, sa parole si mesurée, sa piété, presque celle d’un enfant, Mgr Paquet n’invitait pas à ces questions indiscrètes. Il était de ces rares personnages qui vous forcent instinctivement à vous détendre. Avec lui nulle tension, nulle méfiance. On pensait plutôt à la nappe d’eau à surface et à fond tranquilles où ne se remue aucun monstre.

Dès 1917 — et voilà qui me confirme dans le rôle que, très tôt, j’assume à L’Action française — je sollicite la collaboration du prélat québecois. Audacieux comme pas un, il ne me suffit pas d’embrigader tout le jeune talent, je me jette à la tête des plus hauts seigneurs. La revue prépare alors la première, je crois, de ses grandes enquêtes. Le sujet d’étude en sera : « Nos forces nationales ». Par un article de quelque six pages, j’en donne l’annonce et j’en dis l’opportunité dans la livraison de décembre. Et voici que vont figurer parmi les collaborateurs : Nosseigneurs Georges Gauthier et Arthur Béliveau, Mgr L.-A. Paquet, MM. Henri Bourassa, Antonio Perrault, Édouard Montpetit, les Pères Louis Lalande, s.j., et M.-A. Lamarche, o.p. À Mgr Paquet échoit le sujet : « Notre foi ». Il avait accepté de bon cœur. Le 23 octobre 1917, il m’écrivait :

Je lis avec beaucoup d’intérêt L’Action française et je constate qu’elle fait une belle œuvre, très saine, très patriotique, très vigoureuse.

Ma collaboration très modeste n’ajoutera guère à sa valeur. Cependant, puisque vous y tenez, j’essaierai, malgré les travaux de toute sorte auxquels je suis mêlé et qui prennent presque tout mon temps, de vous préparer une dizaine de pages sur Notre foi, pour la fin de novembre ou le commencement de décembre.

Ce n’est pas le seul article qu’il ait donné à L’Action française. Nous publierons en brochure très largement répandue, avec commentaire par le chanoine Émile Charrier, son admirable discours sur la vocation de la race canadienne-française, prononcé en 1902. En 1924, un monsieur Trois étoiles (xxx) qui est peut-être l’abbé Cyrille Gagnon, futur recteur de l’Université Laval, donne à la revue un portrait littéraire du prélat. Le portrait est joliment dessiné. Il n’a pas échappé au portraituré qui m’en écrit plaisamment :

Je ne sais quel est l’aimable Monsieur qui, dans le dernier numéro de votre revue, couvre son nom de trois étoiles et en dépose une bonne demi-douzaine sur mon humble front.

Je vous prie d’avoir la bonté de le remercier de ma part de son extrême bienveillance, de lui dire que je n’ai pas la naïveté de me croire digne de paroles si flatteuses, et que, si j’étais son confesseur, je lui imposerais comme pénitence, pendant le Carême, trois jours de jeûne au pain et à l’eau.

J’ai bien échangé avec le prélat une vingtaine de lettres. Impossible de transcrire ici les choses par trop aimables qu’il prodigue à notre œuvre et à son directeur. Faisons exception cependant pour quelques-unes de ses lettres, pour ce qu’elles nous révèlent de ce grand esprit. Rien en lui de ces vieillards renfrognés, enclos dans l’étroite admiration de leur temps. Il aime encourager ceux qui viennent après les aînés. Il n’a pas à s’efforcer pour les comprendre. Je lui fais hommage de la plupart de mes ouvrages. Chaque fois, il se donne la peine de lire ces « hommages d’auteur », ce qui est assez rare. Et il m’en écrit pertinemment. Il vient d’apprendre mon élection probable à la Société Royale. Nous ne nous connaissons guère ; il m’écrit le premier, le 14 avril 1917 :

La nouvelle que nous apportent les journaux concernant votre élection à la Société Royale paraît bien certaine. Cette nouvelle me réjouit… Soyez donc le bienvenu parmi ceux qui, avec des talents moindres, s’efforcent eux aussi de faire leur petite part, et voient avec une joie patriotique la jeune génération qui monte déjà chargée de lauriers…

En 1918, je lui ai adressé un exemplaire de La Confédération canadienne, ses origines. Le sujet pouvait paraître inquiétant à un homme proche de 1867, et qui avait été élevé, comme tous ceux de son temps, dans une sorte de respect superstitieux des « Pères ». Dans mon petit volume, historien encore à ses débuts, sans jouer à l’iconoclaste, je secouais assez rudement les idoles. Pourtant, mon correspondant ne paraît nullement scandalisé :

Quelles belles pages vous avez écrites ! Et quelles fortes leçons vous savez donner à vos compatriotes sous vos commentaires historiques si pondérés à la fois et si pénétrants ! Par vos études d’histoire vous faites une œuvre éminemment utile, et nul n’est mieux qualifié que vous pour la réussir au double point de vue de la forme et des idées.

Compliments, certes, qui avaient de quoi faire se gourmer un jeune historien. Ils me venaient — je ne pouvais m’empêcher d’y songer — d’un noble Québecois, incapable d’ignorer que M. Thomas Chapais enseignait là-bas à ses côtés depuis deux ans.

Le théologien Paquet s’intéressait à tous nos problèmes. En 1936 je lui fais hommage, pour cette fois, d’une conférence, L’économique et le national, qui aurait chance de n’intéresser que de loin un homme plongé dans les problèmes de la métaphysique thomiste. Voici pourtant ce qu’il me répond :

J’ai lu avec un très vif intérêt ces pages dictées par un si ardent patriotisme et si propres à fouetter la fierté nationale… Quelques-uns croiront peut-être y découvrir un peu de pessimisme. J’aime mieux y voir l’intention sincère d’infuser à notre peuple plus de virilité, de l’engager à promouvoir avec plus de zèle éclairé ses intérêts économiques : ce qui ne peut que servir la cause de notre foi, en même temps que de notre race.

Il est un autre témoignage que je ne puis oublier : celui que mon grand ami m’accordait en juin 1937 : sorte d’absolution à la veille d’un événement où le suffrage ne serait pas superflu, je veux dire à la veille de mon discours au 2e Congrès de la Langue française. Ce témoignage, je le trouve dans la livraison de juin de la revue Le Canada français (1937). Mgr Paquet y expose les « Trois obstacles à la paix mondiale ». Et voici le passage que, dans le temps, je n’ai pas lu sans quelque émotion :

Pour ce qui est du patriotisme ethnique en particulier, qu’on l’appelle racisme ou nationalisme, du moment qu’il est contenu dans les limites des vertus de prudence, d’équité et de modération, on ne saurait en contester la légitimité. Toutes les races n’ont-elles pas été créées par Dieu, et n’ont-elles pas, selon les dispositions de sa Providence, un rôle à jouer sur la scène très variée de ce monde ?

Dans l’une de ses lettres si remarquables, Pie XI reconnaît « un sentiment de juste nationalisme que l’ordre légitime de la charité chrétienne non seulement ne désapprouve pas, mais sanctifie et vivifie en le réglant ».

C’est — pour le dire en passant — en s’inspirant de cette doctrine (dont l’interprétation exige sans doute de la mesure) que l’un de nos plus distingués compatriotes, M. l’abbé Lionel Groulx, s’emploie si brillamment et si activement, dans ses vigoureux écrits, à stimuler, à aiguillonner chez les nôtres la fibre patriotique et la fierté nationale.

Ce théologien éminent, on le notera, écrivait ces lignes bien avant le vaste et radical mouvement d’émancipation des jeunes peuples d’Asie et d’Afrique. Son témoignage de 1937 et beaucoup de ses lettres que je ne puis citer auront compté parmi les encouragements les plus réconfortants de ma vie. L’auteur du portrait de Mgr Paquet en 1924 lui avait décerné cet hommage et ce titre mérités et acceptés de tous : « Le premier prêtre du Canada français ». Ils étaient trois, en ce temps-là, dans notre clergé, qui émergeaient de toute la tête : aux côtés du prélat québecois, l’abbé Philippe Perrier, l’abbé Arthur Curotte. Tous trois, hommes de doctrine, hommes d’autorité dont le prestige s’imposait. Ce trio a-t-il été remplacé ? En nos stupides divisions, en nos confusions babéliques, combien pourtant nous aurions besoin de ces maîtres de vérité. Et quelle génération peut vraiment se passer de tels guides ?

Édouard Montpetit

Il a pris place très tôt parmi nos « vedettes ». À vrai dire, je l’ai peu connu et peu fréquenté. Il consentit quand même à se faire quelquefois le collaborateur de la revue. Nos relations n’allèrent pas beaucoup au-delà. Nous n’avons guère échangé de correspondance, sauf quelques mots de sa part, d’allure plutôt brève. Cependant, il prenait grand intérêt à l’œuvre de l’Action française. Invité à déjeuner avec nous, il répondait à Albert Lévesque, le 22 janvier 1928, s’excusant de son absence :

Dites bien mes regrets à M. l’abbé Groulx, avec mes vœux sincères et l’expression renouvelée de toute mon admiration pour son œuvre, à laquelle je prends tant de plaisir et de profit.

Une autre fois, je ne sais à quelle date, il m’écrivait ce billet :

Vous ne sauriez croire combien j’ai été touché de votre visite. Je vous en remercie de tout cœur. Et je me permets de vous redire ma confraternelle admiration.

Au printemps de 1943, alors que de fervents amis s’étaient mis en tête de m’obtenir un doctorat en droit « honoris causa » de l’Université de Montréal, il traçait de sa main, au bas d’une invitation officielle :

N.B. — Très heureux de l’honneur si mérité qui vous échoit !

L’un pour l’autre, nous avons donc entretenu une sympathie, assez proche de l’amitié. Encore collégien, Montpetit était devenu presque célèbre dans nos cercles de jeunes. Étudiant en théologie au Grand Séminaire de Montréal, je me rappelle qu’on nous montrait avidement, déambulant sur les longs trottoirs de la cour, un jeune homme de vingt ans environ, de teint très brun, d’une épaisse chevelure noire, d’une démarche lente, mesurée, celle d’un académicien. Certains jours, il descendait du Séminaire de philosophie, perché plus haut sur la montagne, et venait causer avec ses anciens camarades du Collège de Montréal. Il marchait, la tête engoncée dans son col de paletot, l’air grave, celui d’un rêveur. De ce jeune homme, on ne cessait de nous vanter le talent ; il était fils d’un homme de lettres ; en Rhétorique, dans son collège, l’on avait joué — en langue grecque, s’il vous plaît — l’Antigone de Sophocle où le public s’était rendu en foule, muni, cela va sans dire, d’une traduction française. Le jeune Montpetit avait tenu, dans ce jeu, l’un des rôles principaux, et avec un tel brio, qu’il s’y était bâti une réputation d’acteur.

Le collégien fit son droit, puis partit étudier l’économie politique à Paris. Là-bas, avant son retour, il prononçait et publiait une conférence : Survivances françaises, où l’on reconnut tout de suite un écrivain. À Montréal, on veut accueillir sans retard son enseignement ; on fonde la chaire Forget. Le premier, je pense, à titre de professeur régulier, il donnera, au Canada français, des leçons d’économie politique. Le jeune professeur s’impose. Après Étienne Parent, après Errol Bouchette, il prend, supérieur à tous ses prédécesseurs, la tête de file de nos premiers économistes. Il devient aussi professeur de droit à la Faculté de droit de Montréal ; il enseigne à l’École des Hautes Études commerciales qui sera bientôt fondée. C’est là surtout que j’apprends à le connaître quelque peu. Nous faisons partie de ce Comité de perfectionnement dont j’ai parlé plus haut[NdÉ 3], comité que l’on a chargé d’une réforme de la discipline et du programme d’études à l’École. Réunions extrêmement intéressantes où il m’est donné d’apprécier la gentillesse, la parfaite courtoisie de mon collègue, en même temps que ses intuitions d’éducateur. Cet homme encore jeune, avec sa chevelure pourtant traversée de fils d’argent, de tête si bien faite, de corps svelte, me paraît incarner quelque chose de la beauté grecque. Son esprit resplendit de cette beauté : esprit qui s’applique à la correction, à la mesure, et qui les eût possédées à la façon athénienne, sans de secrets instincts de poète, mal domptés en lui, et jusqu’à faire dévier parfois sa pensée en élans vaporeux. La poésie l’ensorcelle, embrume de temps à autre sa clarté. À la première Semaine d’Histoire, en 1925, il est l’orateur très applaudi de l’une de nos soirées. À la sortie, Aegidius Fauteux, resté espiègle, demande aux amis : « Ç’a été beau. Avez-vous compris ? » Critique excessive. Édouard Montpetit qui aime improviser ses discours ou conférences, ou du moins, parler sans texte, donne alors et trop souvent, par malheur, l’impression d’un homme qui cherche, élabore sa pensée et n’arrive pas toujours à l’exprimer dans la limpidité française. Impression qu’au reste il m’avait laissée dès 1913, ce soir où, pour célébrer le centenaire de Louis Veuillot, on le faisait parler avec le Père Louis Lalande, à la tribune de l’Université de Montréal. Grande soirée de gala où j’allais entendre, en la magnifique salle des Promotions remplie à craquer, plus que deux orateurs : deux genres d’éloquence. L’une qui était d’hier, l’autre qui serait celle de l’avenir. Le Père Louis Lalande, conférencier alors fort recherché, avait débuté dans un Carême au Gésu ; il y avait attiré la foule, rude concurrent du prédicateur de France qui prêchait en même temps à Notre-Dame de Montréal. Le Père était jeune, en pleine verve, en pleine force. Il n’avait pas encore gâché son talent dans les missions ou retraites populaires où ses supérieurs l’allaient bientôt jeter. Son éloquence s’éloignait notablement de l’éloquence véhémente, tonitruante, déclamatoire, des politiciens du temps. Il était disert, fin, malin, attendri, jouait de toutes les gammes ; mais il était acteur, il dramatisait son texte, son débit, avec un brio à l’emporte-pièce. Il parlait généralement debout, arpentait la rampe, ce qui ajoutait encore à ses moyens. Ainsi, ce soir de 1913, m’apparut-il, déclamant avec une vigueur entraînante, irrésistible, certaines pages vengeresses des Libres penseurs de Veuillot. Montpetit parla assis. Entre les deux, c’était déjà une différence significative. Des lèvres du jeune laïc, une parole jaillit de belle diction, de mesure, de finesse, parole académique, s’accordant parfois, pour rompre la monotonie, un brin de panache, une envolée vers la poésie. Indéniablement l’on passait d’une époque à une autre.

L’académicien Montpetit était pourtant capable de véhémence. Il devint vite l’allocutionniste des grandes circonstances. Recevait-on quelque illustre personnage ? Fallait-il célébrer quelque grand anniversaire ? À Montpetit l’honneur du mot de présentation ou d’introduction. Il s’acquittait de la tâche avec infiniment d’à-propos, en merveilleux artiste. Un soir, au Monument National de Montréal, nous recevions les délégués de l’Ontario français, en pleine guerre scolaire. Pour les persécutés, l’Association catholique de la Jeunesse, si je me souviens bien, venait d’organiser une campagne de souscriptions. Montpetit eut à prendre la parole. Il débuta à sa manière habituelle, calme, mesurée. Mais l’homme avait le cœur généreux. Tout à coup, devant la stupide persécution, monta à ses lèvres l’indignation souveraine. L’académicien se mua en tribun, un tribun magnifique, qui brandissait les verges, superbe de passion, proférant l’appel à la justice, au respect du droit, à la simple humanité. Je ne l’ai jamais vu si beau. Ce fut spontané ; ce fut bref. Mais l’auditoire était déchaîné. Surprise, la salle s’abandonnait au délire.

Qu’a-t-il manqué à cet homme pour jouer son rôle public avec plus d’éclat, répondre aux immenses espérances qu’on avait fondées sur lui ? Peut-être un peu plus de caractère, un peu plus d’esprit de décision. Chez Montpetit, le caractère restait en deçà du talent qui était grand. Non que le courage intellectuel ni le courage moral ne lui fissent gravement défaut. Il savait se donner à une cause ; il savait même se compromettre. Peut-être y mettait-il trop de prudence, trop de réserve. Il se donnait ; mais il se donnait avec mesure, en se reprenant. Il parlait fort de temps à autre, mais toutes portes bien closes. Or, l’on sait comme la jeunesse, en particulier, aime l’absolu, les hommes entiers, le don entier. Par son enseignement, par son talent, il enchanta une première génération. Celle qui la suivit ne laissa pas d’admirer le maître. Mais elle se prit à le discuter. Cette génération-là subissait les affres de l’affreux chômage de 1930. De ses gouvernants, de ses chefs, elle exigeait des miracles. Au fond, que reprochait-elle à Édouard Montpetit ? À tout prendre : de rester en deçà de ce qu’elle avait espéré. Elle l’eût voulu plus décisionnaire, payant davantage de sa personne, sur tous les terrains, crânement mêlé aux batailles de la vie publique. Que de fois ai-je répliqué à cette jeunesse exigeante : « Ne demandez pas à un homme de tout faire ; mais tenez-lui compte de ce qu’il a fait. » On lui a encore tenu rigueur de n’avoir su mettre sur pied une Faculté des sciences économiques et sociales de grand style, apte à travailler « sur le terrain » et qui y aurait conduit ses étudiants. On lui opposait la Faculté des sciences sociales du Père Georges-Henri Lévesque, o.p., à l’Université Laval : faculté d’orientation intellectuelle discutable, mais qui avait su former des spécialistes et les mettre au travail. Montpetit, si académicien, avec de si larges parties de poète, avait-il les aptitudes d’un véritable économiste et d’un sociologue ? « Économiste de manuel », disait de lui Asselin qui, de ce côté-là, ne le prisait guère. Au surplus, ce même Montpetit avait-il dans l’esprit assez de cet optimisme qui fait l’homme d’action, le créateur ? Qui le voyait s’en aller dans la rue ou ailleurs, de sa démarche lente, les épaules penchées, le front soucieux, comme s’il eût porté le poids du monde, percevait difficilement, en son regard un peu triste, une volonté dynamique, un « animal d’action », comme on a dit, par exemple, d’un maréchal Lyautey. Gâté, sinon gavé par les pouvoirs qui ne lui ont pas ménagé les fonctions lucratives : voyages d’enquête au Canada, en Europe, présidences de commissions ; par surcroît, professeur en plusieurs facultés, et, pour cela même, professeur bien renté, adulé par ses disciples, en possession, peut-on dire, de l’admiration publique, qu’a-t-il manqué à Montpetit pour qu’il se sentît heureux et le parût ? Mystère de cet homme qui avait souvent le propos énigmatique, qui lançait une phrase ou l’autre comme des flèches, sans qu’on sût au juste en quelle direction.

Rêvait-il d’honneurs ? Eût-il ambitionné un rôle politique ? La politique ! On ne voit guère ce lettré de « chambre bleue », hypersensible à la moindre critique, s’en allant se fourvoyer en la foire d’empoigne, en l’arène des fauves. Sa sensibilité, en effet, était celle d’une femme : autre faiblesse qu’il faut lui compter. Un jour de désenchantement, c’était en sa jeunesse, le voici qui pose tout à coup sa candidature au poste de conservateur de la Bibliothèque Municipale de Montréal. À cette nouvelle, grand émoi parmi ses admirateurs et amis. Cet homme s’en ira-t-il se fossiliser sur un rond de cuir ? Oubliera-t-il qu’il est taillé pour d’autres tâches ? Mis au courant, Jules Fournier, m’a-t-on raconté dans le temps, aurait dit : « Laissez-moi faire. Demain je vais lui dédier un article qui va le guérir à jamais de sa folle pensée. » L’article parut dans L’Action (23 octobre 1915). Article d’éloges, de fine moquerie, de raillerie cruelle. Fournier étalait pompeusement le Montpetit des grandes et délicieuses allocutions, coqueluche des dames et des gens de lettres, roi des discours et des conférenciers ; puis il le peignait s’en allant terminer sa carrière, enfoui entre des rayons de livres, dans l’existence d’un petit bourgeois en pantoufles. Fournier ne rata point son coup. Il avait intitulé son article : « Monsieur Montpetit n’acceptera pas ». Montpetit retira sa candidature. Un autre jour, son ami Athanase David se mit en tête de l’attirer dans la politique. Montpetit parut à une assemblée à Sainte-Thérèse, dans le comté de Terrebonne. Il y prononça même un discours. Le lendemain, les critiques de pleuvoir sur l’orateur. Ce fut la fin de la carrière politique de Montpetit. À Paris où j’étais alors, Minville m’écrivait, fin de janvier 1931 : « Il s’en va dans la politique, vous le savez, et il souffre d’avance des coups qu’on lui portera. Pauvre pâte sans levain ! » Pour l’effroyable mangeuse d’hommes, Montpetit garda longtemps néanmoins un arrière-goût de secrètes tentations. Il eût grandement souhaité, je pense, un siège de sénateur à Ottawa. Et, à la vérité, on ne se défend pas de rêver à la fleur d’élégance qu’il eût jetée dans ce milieu de vieillards décrépis et d’hommes fossiles. Mais la démocratie n’a jamais eu plus qu’il ne faut le culte des supériorités. Montpetit n’avait jamais rien fait pour le parti. De quel droit pouvait-il en attendre quelque chose ? On lui préféra un monsieur quelconque, de nom reluisant qui, lui, pour le parti, avait combattu jusque sur les tréteaux, son propre frère et qui, au reste, disait-on dans la coulisse, avait promis au vaniteux MacKenzie King d’écrire sa biographie. Édouard Montpetit porta mal l’amère déception. Il en souffrit jusqu’à la fin de sa vie. Atteint, en même temps, par une grave infirmité, ses épaules se courbèrent davantage. Son regard se fit plus triste. Il était devenu secrétaire général de l’Université de Montréal. À ce poste il rendit d’éminents services. Il s’y attarda peut-être un peu trop. Son sort serait celui des hommes qui se survivent. Il laisse après lui un brillant enseignement qui, hélas, ne demeure que dans le souvenir de ses anciens disciples. Il avait commencé à raconter ses mémoires ou ses « Souvenirs ». Autre œuvre qui resterait pourtant inachevée. De ses funérailles dirai-je qu’elles n’ont pas eu, m’a-t-il semblé, tout l’éclat qu’on pouvait attendre ? Sa mémoire est trop vite oubliée. Caprice des hommes et caprice de la gloire. Ce noble disparu méritait mieux. Les Canadiens français sont effroyablement divisés, mêlés, fourvoyés par leurs politiciens, plus hommes de parti que serviteurs de leur pays et de leur nationalité. Ils le sont aussi par trop de leurs intellectuels, parfaits déracinés, dont l’œuvre pourrait être tout aussi bien celle d’étrangers. En politique Montpetit était de ces rares qui pensent nationalement. En tout le reste, il donnait le valable exemple de l’homme de culture que sa culture n’avait que plus fortement enraciné dans le vieux sol de son petit et de son grand pays. J’oserais dire que Montpetit manque à notre paysage spirituel. Il incarnait, au Canada français, le type le plus accompli de l’académicien. Il faudra du temps, bien du temps, avant qu’on voie repasser, en notre petit monde, l’attachant profil de cet Athénien.

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Il reste une autre grande vedette : Henri Bourassa. Mais celle-ci tiendrait trop de place en ces pages. On la retrouvera dans le quatrième volume de ces Mémoires.


Notes de l’éditeur
  1. Voir la note 26 de ce volume.
  2. Disputationes theologicæ seu Commentaria in Summam theologicam D. Thomæ (1899).
  3. Voir Mes Mémoires, I : 269.