Mes mémoires (Groulx), tome III/vol. 5/Armand LaVergne

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Fides (p. 183-200).

I

ARMAND LAVERGNE

Un deuil a terminé le cinquième volume de ces Mémoires. Les morts vont vite, trop vite en notre bas monde. Un autre deuil ouvrira ce sixième volume. Il vient s’insérer, d’ailleurs, en ces années 1930, presque fin d’une époque en mon temps, fin, en tout cas, du mouvement nationaliste, lequel débuta, à vrai dire, en 1899, au commencement du siècle. Vers 1930, l’école a presque fini de se disperser. Par son étrange évolution d’esprit, Bourassa déconcerte ses meilleurs amis. Une amère déception, un étonnement douloureux s’emparent des fidèles disciples ou partisans. Le vide se fait autour du chef ; Le Devoir perd de sa vitalité. À ce moment, un homme disparaît, qui avait personnifié quelques-uns des traits les plus attachants de l’école ou du groupe nationaliste. Souvent, dans l’histoire, des tombes ou des morts prennent figure d’épilogue.

Portrait de LaVergne

En 1935 mourait Armand LaVergne. J’ai de lui, appendu au mur de mon cabinet de travail, l’un de ses portraits aux approches de la quarantaine. Il y apparaît debout, grand, élancé, n’émergeant toutefois qu’à moitié de sa personne, les pans de son habit légèrement écartés par deux mains à demi enfoncées dans les poches du pantalon ; une chaîne d’un grain fin barre la poitrine ; un col blanc presque fermé, enserré d’une cravate, emplit le petit triangle du haut du veston ; et voici la tête ; une tête faite pour un pinceau d’artiste, traits réguliers, une moustache légère au-dessus de lèvres qu’on dirait quelque peu moqueuses, et des yeux qui regardent droit, yeux bleus demi-rieurs et demi-rêveurs ; un front large à peine ombragé par la chevelure séparée d’une raie sur le côté de la tête. Enfin et en toute la personne, une prestance, une distinction, une beauté saine, faite de noblesse et de cran : beauté de jeune dieu, aurait-on dit dans les temps anciens.

Je ne sais si, dans son équipe et même en toute sa génération, cet homme ne fut pas le plus séduisant. Ses amis lui trouvaient une ressemblance assez frappante avec sir Wilfrid Laurier. Ses plus intimes qui pouvaient se permettre avec lui cette plaisanterie d’un goût douteux, le disaient même fils naturel du grand homme. Sur quoi, LaVergne qui, à ses heures et dans l’intimité, savait être gavroche, ripostait : « Je n’en sais rien ; tout ce que je puis dire, c’est que ma mère était très libérale. » Certes, le personnage avait grand air. Nul besoin ne s’imposait pourtant de lui prêter une origine fantaisiste. LaVergne portait en ses veines le sang des seigneurs de La Fresnaye. Son grand-père habitait encore le manoir familial.

Pourvu de dons magnifiques, LaVergne était né, par surcroît, intelligent et éloquent. Il saurait écrire et parler. Un simple appel lui manquait : la rencontre de l’une ou l’autre de ces tâches stimulantes, exaltantes qui, de bonne heure, invitent un homme au rendement de sa pleine mesure. Tâches qu’il faut saisir à l’heure où elles passent, comme l’Esprit qui ne revient pas. Jeune collégien, au Séminaire de Québec, LaVergne subit la séduction de Laurier, idole de la jeunesse après 1896. Bourassa, le petit-fils de Papineau, remplace bientôt Laurier dans l’admiration de l’étudiant en droit, le Bourassa des années 1899-1900, le premier à se dresser contre l’idole Laurier et sa politique impérialiste. Séduisant aussi ce Bourassa, et par ses origines familiales, et par sa culture et ses merveilleux dons. En 1903 LaVergne est devenu avocat. En 1904, une élection partielle, au parlement fédéral, a lieu dans Montmagny. On offre la candidature au jeune avocat de vingt-quatre ans. Il accepte et il est élu. La tâche exaltante, stimulante, est venue à lui. Qu’en fera-t-il ? Le jeune politique inaugure sa carrière par un acte de courage et de cran. L’heure venue d’accepter la candidature, les argentiers de la caisse électorale tentent de ligoter le candidat. On l’invite à signer la promesse rituelle : servir invariablement le parti. Carrément LaVergne refuse. Il entend rester libéral, mais un libéral aux mains libres. Décision grave dans la conjoncture de nos mœurs politiques ou parlementaires. L’homme qui s’insurge contre le servilisme partisan devient tout de suite un suspect. Adieu les grandes faveurs des chefs, la montée rapide vers les grasses prébendes, les postes honorifiques. Mais le phénomène est si rare de ces hommes libres qu’ils y prennent très tôt, devant le public encore capable d’admirer, une auréole singulière.

À peine arrivé au Parlement commence pour LaVergne une carrière étincelante, moins par des succès proprement politiques que par des gestes, des attitudes. À Ottawa, il est devenu le chouchou de Laurier. Mais il n’y a pas loin de 1904 à 1905, année de l’érection en provinces de la Saskatchewan et de l’Alberta. De nouveau la question des droits scolaires des minorités françaises se pose. Laurier paraît d’abord tenir bon, puis il flanche. Bourassa se révolte une fois de plus. LaVergne le suit. À la célèbre assemblée au Monument National de Montréal, le 17 avril 1905, je l’aperçois, sur l’estrade, aux côtés de Bourassa, celui-ci très fier, de toute évidence, de son jeune disciple. Le disciple ne prononce que quelques mots plus ou moins perdus dans la vaste salle. Ce soir-là, le discours du « maître » a électrisé, accaparé l’auditoire. Dès l’année suivante, le jeune député se risque à un acte plus audacieux : il présente une loi qui rendrait le français obligatoire dans les services de l’État ou d’utilité publique : monnaie bilingue, timbre-poste bilingue, billets de chemin de fer bilingues, etc., etc. Le débat s’engage ; l’idéaliste LaVergne ne rallie même pas assez de députés pour exiger un vote. La presse canadienne-française déchaîne un beau tapage. On court sus au jeune rêveur. Le rédacteur en chef de La Presse lui décerne un premier-Montréal qui a pour titre : « Le jeune fou de Montmagny ». LaVergne revient à la charge en 1908. Cette fois sept jeunes pages viennent déposer, sur la table de la Chambre, une pétition de 1,700,000 signatures, recueillies par l’Association catholique de la Jeunesse canadienne-française. Manifestation impressionnante, mais qui n’ébranle pas les murs de Jéricho. Tristesse de ces batailles où LaVergne aura pour principaux et presque seuls adversaires, ses compatriotes canadiens-français. N’est-ce pas, hélas, un fait topique en notre histoire politique ? Chaque fois que s’est engagé au parlement fédéral un débat de caractère constitutionnel, interprétation à notre désavantage d’un texte de la constitution fédérative ou contestation des droits d’une minorité française ou catholique, ne sont-ce pas trop souvent les nôtres qu’on a vus se charger de l’odieuse besogne ? Et cela va de soi, sous l’œil amusé du conquérant ! À propos de cette loi LaVergne, l’on entendra un Rodolphe Lemieux, lieutenant de Laurier, se moquer lourdement de ce qu’il appellera avec dédain le « postage-stamp patriotism ». En 1908 ou 1909 un incident significatif se produit au Monument National de Montréal. LaVergne, invité de la Société Saint-Jean-Baptiste dont Olivar Asselin est le président, y vient prononcer une conférence sur le bilinguisme officiel. Au début de la réunion, qui voit-on gravir l’estrade ? Le sénateur Raoul Dandurand, francophile style Français de France, officier de la Légion d’honneur. Nullement invité, le sénateur s’en vient prêcher à l’auditoire la prudence ; il vient surtout ridiculiser le projet LaVergne sur les droits du français. Mal lui en prend. L’opinion bougeait dans la province. Le pauvre homme l’avait oublié. Des sifflements, des cris, un tapage assourdissant s’élèvent, forcent l’intrus à disparaître dans la coulisse. Puis, tout aussitôt, des acclamations frénétiques éclatent. C’est le salut à LaVergne qui apparaît. Mais cette popularité alarme, irrite les chefs. Trop longtemps retenue, la foudre s’abat sur la tête du jeune indiscipliné. Laurier prononce contre lui l’excommunication majeure, la mise au ban du parti. La riposte ne se fait pas attendre. L’excommunié livre au public le « papier », le fameux papier qu’il a refusé de signer en 1904. Nouvelle tempête d’injures dans la presse partisane ; popularité accrue du député récalcitrant. Je résume les événements qui se précipitent : abandon de la scène fédérale par LaVergne et Bourassa. Entrée presque triomphale des deux choreutes nationalistes au parlement de Québec : LaVergne, élu dans Montmagny par une majorité accrue ; Bourassa, élu à la fois dans Saint-Hyacinthe et dans Saint-Jacques où il défait le premier ministre Lomer Gouin ; session exceptionnellement brillante à Québec ; la politique provinciale enfin remise au premier plan ; les galeries du parlement remplies à craquer les soirs où les deux nationalistes doivent parler ; triomphe particulier de LaVergne, triomphe de sa loi sur l’usage du français rejetée à Ottawa, rejetée même une première fois à l’Assemblée législative de Québec, puis entrant dans les statuts, l’année suivante, à la suite d’un irrésistible mouvement d’opinion. Le mouvement nationaliste atteint son apogée. Avec l’année 1910 il possède son quotidien : Le Devoir. Autour du fondateur, Henri Bourassa, se groupe une équipe comme il ne s’en est encore vu au Canada.

J’ouvre ici une parenthèse. La présente génération s’étonne parfois de notre emballement en ces années-là. Au vrai l’on ne comprend point le prestige dont la jeunesse d’alors entoura les chefs nationalistes si l’on ne voit en eux ce qui plaît toujours aux jeunes générations : des réactionnaires au meilleur sens du mot. Réaction contre une atmosphère que nous sentions déprimante ; réaction contre le servilisme partisan à Ottawa, contre une collaboration poussée à outrance, contre le retour du colonialisme politique et militaire. À Québec, réaction contre l’engourdissement de la conscience populaire, contre une politique trop peu française dans un État constitutionnellement français. L’image de Mercier, il importe aussi que l’on s’en souvienne, n’était pas si lointaine, Mercier, l’homme d’un redressement si brutalement enrayé par les politiciens. Bourassa et son groupe reprenaient l’œuvre de Mercier, mais avec plus de vigueur et un esprit plus constructif, plus élargi. Très intelligents et très sensibles aux aspirations de leur temps, ces hommes apercevaient d’un œil plus aigu les déviations de tous ordres, comme ils sentaient plus lourde la chape de plomb qui s’appesantissait sur la province livrée au capital étranger.

Malheureusement Bourassa se désenchante du parlement de Québec. Désormais l’histoire du maître et de son disciple se résume comme suit : retour à la politique fédérale, bataille contre la marine Laurier ; bataille pour les écoles du Keewatin ; bataille contre la marine Borden ; victoire de 1911 où Laurier succombe. LaVergne donne alors la pleine mesure de son esprit et de son talent oratoire. Il est de toutes les grandes assemblées de Bourassa. Avec le maître, il partagera aussi les déceptions profondes de 1912, la débandade des nationalistes lors de l’affaire du Keewatin et de la marine Borden. Et voilà que s’achève, trop prématurément, la fulgurante carrière de LaVergne. Déjà, et dès le lendemain de la fondation du Devoir, le bloc nationaliste a commencé de s’effriter. Asselin, Fournier ont quitté le journal, très peu de temps après sa fondation. Et l’on sait comme les deux se retourneront contre leur groupe et surtout contre le chef. LaVergne ne déserte pas. On le revoit en 1915 et en 1916, aux côtés de Bourassa, à l’occasion du cinquième et du sixième anniversaires du Devoir. Mais, entre le disciple et le maître, les liens vont peu à peu s’amenuiser pour se rompre définitivement. LaVergne ne suivra pas dans son évolution le Bourassa de 1925, en proie, ainsi que je l’ai démontré, à une terrible crise de scrupule religieux. Dès 1912, les deux hommes ne sont déjà plus des compagnons politiques. Ils ont commis l’erreur de ne se point porter candidats à l’élection de 1911. Leurs protégés ou leurs élus, mal encadrés, dépourvus de chefs de prestige et de poigne, ont presque tous déplorablement flanché. La question des écoles du Keewatin et celle de la marine Borden ont mis à trop dure épreuve leurs principes trop neufs et leur conscience trop molle.

LaVergne entre, du reste, dans la phase de ses revers politiques. En 1912, il est seul à retourner au parlement provincial. Seul aux premières heures de la première Grande Guerre, il sera là, pour opposer à la peur et à l’hypocrisie, le parler courageux et franc. En 1917, il récolte, comme candidat libéral indépendant au fédéral, sa première défaite ; en 1921, deuxième défaite au même titre ; en 1923, autre défaite, cette fois, au provincial contre l’honorable Taschereau ; en 1925, quatrième défaite d’un LaVergne devenu candidat conservateur au fédéral ; cinquième échec en 1926 sous le même drapeau ; enfin, en 1930, victoire du candidat conservateur dans Montmagny. Il se laisse porter à la vice-présidence des Communes : ce qui équivaut, en dépit de ses expresses réserves, à s’abstenir, en pratique, de toute participation aux débats.

Du reste, à ce moment, une grave maladie, suite d’un accident de chasse, le réduit peu à peu à l’impuissance. Mal terrible qui va faire, de ce grand et de ce fort, un demi-paralytique. Ses jambes ne le pourront plus porter. Armand LaVergne, si élégant et si beau, d’une démarche de grand seigneur, ne marchera plus que péniblement, avec des béquilles.

Mes relations avec Armand LaVergne

Mes relations avec lui remontent à cette dernière période de sa vie. Comment et pourquoi vint-il un jour vers un homme qu’il n’avait jamais rencontré, qu’il ne connaissait que par ses écrits ou ses livres ? La première lettre que je possède de lui est de 1922 : date où l’on peut retracer les premiers symptômes de l’évolution de Bourassa. Aux yeux de mon correspondant aurai-je incarné, prolongé certaines fidélités ? Le groupe de l’Action française auquel j’appartenais, figurait alors pour beaucoup le dernier refuge du nationalisme, celui qui avait refusé de se renier. LaVergne, j’ai raison de le croire, se sentait en outre tourmenté par la nostalgie de ce qu’il avait été. De ma part je ne pouvais arracher de ma mémoire l’image de cet homme, l’une des plus prenantes personnifications de son temps. Il était beau de tant de façons. En sa carrière politique, commencée si tôt et si brève, il avait fait preuve d’un cran si empoignant ; promis à tous les succès et à ce qu’on appelle les « honneurs », il avait tout sacrifié, on le savait, pour rester fidèle à soi-même, à ses convictions, aux intérêts suprêmes de ses compatriotes. Et ces sacrifices, il les avait accomplis avec une aisance, un esprit que, sans forcer les mots, l’on peut dire proprement chevaleresque. Il sera, écrira Louis Francœur, le « dernier des chevaliers ».

Comme beaucoup de mon temps, je goûtais l’éloquence. Je la tenais pour un superbe don de nature. LaVergne était éloquent. Moins cérébral, moins instruit, moins cultivé que Bourassa, il sera incapable d’une éloquence aussi nourrie, aussi étoffée que celle du « maître », mais la sienne se déploiera sur une gamme plus étendue. Redoutable jouteur des hustings, il restera quand même un orateur parlementaire de belle allure. Prompt au mot mordant, à la réplique brûlante, sans pitié, il sait aussi s’attendrir et attendrir. Une éloquence lucide et chaude, pour tout dire, où le cœur entre toujours de moitié avec la tête. Et quel esprit et combien pétillant ! On ferait un recueil des bons mots de LaVergne, de ses reparties fines ou impitoyables. Je l’entends encore, en 1915, au Monument National de Montréal, lors du cinquième anniversaire du Devoir (c’était encore le temps où les nationalistes faisaient une guerre à mort à la grosse Presse de la rue Saint-Jacques) :

Le Devoir a déjà cinq ans ! Qu’il est grand pour son âge, bien plus grand que ses confrères, quoiqu’ils soient plus gros que lui. C’est que Le Devoir a progressé en hauteur pendant qu’eux progressaient en épaisseur.

À la sottise, il riposte sans faire attention à la couleur de ses gants. J’ai parlé de ce journaliste qui, dans La Presse, l’avait décoré du titre de « jeune fou de Montmagny » ; au jeune député il avait surtout reproché sa jeunesse. Hélas, le pauvre homme passait pour aimer plus que de raison la « vieille fine ». Dans Le Nationaliste, LaVergne lui rétorque qu’à tout prendre, il se sent plus « avancé en âge que son honorable contradicteur qui en est resté à la bouteille ». Un autre jour, c’est au parlement de Québec, on discute le budget du secrétaire de la province, à l’article des dons ou achats de livres accordés aux auteurs. Rappelons encore qu’à l’époque, l’école nationaliste et surtout Jules Fournier ont pris, pour cible préférée, l’infortuné juge Routhier qui ne méritait pas tout à fait ce jeu de scalp. LaVergne paraît écouter distraitement la liste des allocations votées cette année-là aux écrivains. Sir Lomer Gouin, qui remplace le secrétaire de la province absent, en arrive au Centurion, roman du juge Routhier. Le député LaVergne proteste contre la somme allouée au Centurion :

— Mais, répond le premier ministre, c’est un ouvrage de valeur, traduit en sept langues, me dit-on.

— Lesquelles ? s’informe LaVergne.

— L’anglaise, l’espagnole, l’italienne, la polonaise… commence d’énumérer sir Lomer.

Cruel, LaVergne coupe court :

— L’a-t-on traduit en français ?

Le premier ministre se tient les côtes et s’affale sur son siège.

Un autre jour, c’est une assemblée politique, en plein air. LaVergne, atteint de calvitie précoce, porte un chapeau de paille dit « canotier » pour se préserver du soleil. Un interrupteur devant lui, dans la foule, ne cesse de lui crier : « Ton chapeau… ton chapeau !… » Ennuyé, LaVergne s’arrête, tend son chapeau au bout de son bras, et, dans le style populaire qu’il ne dédaigne pas, s’écrie : « Voyez-moi ces animaux. Ils sont toujours les mêmes. Ils ne peuvent voir une petite botte de paille sans avoir envie de la manger !… » Inutile de dire que l’interrupteur se tut.

Voici plus sérieux. Nous sommes encore au parlement de Québec, pendant la guerre de 1914. L’heure est venue de la conscription militaire ; les passions de race s’échauffent jusqu’à l’exaspération. LaVergne s’écrie : « Celui qui s’enrôle pour combattre à l’étranger, manque à son devoir envers son pays. » Propos audacieux. Le chef de l’Opposition, M. Mathias Tellier, se lève pour le corriger. LaVergne reprend : « Qu’on m’arrête demain, si l’on veut, pour le crime de haute trahison. Entre la haute et la basse trahison, celle qui consiste à trahir l’Empire ou son pays, je choisis la haute et ne redoute pas les conséquences de mon acte. »

C’était un orateur romantique, a-t-on dit. On a dit vrai. Il savait exposer, argumenter sèchement comme un avocat ; il ne dédaignait pas les morceaux de bravoure ; il aimait panacher peut-être un peu trop certains passages ou fins de ses discours. Mais, en ces moments, son port de tête prenait je ne sais quelle impressionnante fierté. Qu’on me permette de citer encore ce passage de son discours au cinquième anniversaire du Devoir, passage typique de son genre d’éloquence :

Vous ne savez pas ce qu’il en coûte parfois de rester fidèle au programme nationaliste, vous ne savez pas ce qu’il faut souffrir parfois pour ses idées. Il faut combattre pour elles tous les jours, le matin, le soir, la nuit ; et il y a autour de soi des êtres que l’on voudrait tant savoir heureux, à qui on voudrait donner tout le bonheur, et que l’on est obligé de priver pour mieux servir la cause et pour mieux la voir triompher.

Vive émotion ! ponctue le compte rendu du discours. Mais qui n’a pas vu l’attitude de l’orateur, entendu le tremblement de sa voix, ne peut se figurer jusqu’à quel point, ce soir-là, l’auditoire fut secoué. Dans L’Action nationale de juin 1935, je relis l’article qu’André Laurendeau consacre à LaVergne, quelques mois après sa mort. L’orateur y est décrit tel qu’il apparaît, en la salle du Gésu, un jour de 1932, à une assemblée de ceux-là qui s’appelleraient bientôt les Jeune-Canada. LaVergne se hisse péniblement sur l’estrade, appuyé sur ses béquilles. La salle debout acclame le grand infirme. Et lui, dressé sur ses jambes tremblantes, agrippé de son mieux à la petite table du centre, jette à la foule ces petites phrases :

Vous devez comprendre l’émotion très profonde qui m’étreint en ce moment, en revenant, après vingt-cinq ans, dans cette salle où a pris naissance, en 1908, la campagne de revendication française… Si les années ont passé, si le front s’est dénudé, le cœur est resté jeune, l’âme sereine ; et la doctrine n’a pas changé. Ce soir, je confie aux jeunes la barque que j’ai mise à l’eau il y a vingt-cinq ans. Qu’ils la fassent parvenir au port, pavillon au vent, saluée par les canons des citadelles ennemies.

Deux fois, en l’année 1933, il me sera donné de parler à ses côtés. L’orateur avait faibli, rongé par son mal. Mais combien le cœur avait peu changé.

J’ai connu Armand LaVergne, ai-je dit, sur le tard. J’ai surtout connu LaVergne l’infirme, le souffrant, le chrétien resté calme, resté fort malgré tout, mais sans pose dans sa foi. Aux heures les plus dures, il lui arrivait parfois de gémir et il ne s’en cachait point. Homme d’à peine cinquante ans, bâti en force, il acceptait comme une expiation, sa soudaine et douloureuse impuissance. Il achevait sa vie, comme il l’avait le plus souvent vécue, en beauté. Nous étions devenus, je puis le dire, de grands intimes. Avec une humilité à me confondre, il lui plaît de se dire, en ses lettres, mon « élève », mon « disciple ». Il m’a dédié le premier et unique volume de ses mémoires. Il me le dédie dans une lettre-préface où je relève ce témoignage trop flatteur que pouvait seule excuser sa profonde amitié :

Je prends aujourd’hui la liberté de raconter quelques pages de ma vie, ou plutôt d’événements auxquels elle a été mêlée, et s’il s’en trouve certains qui m’ont permis de faire un peu de bien, il n’était que juste d’en faire l’hommage à celui dont les enseignements m’ont servi d’étoile.

Un jour, en novembre 1924, il me réclame deux exemplaires de chacun de mes ouvrages alors parus ; la première série, m’écrit-il, sera « pour retremper ma foi qui quelques fois est portée à défaillir. Alors je vous lis et je reprends des raisons d’espérer ». La seconde série, il la destinait à Arthur Meighen « pour continuer, et surtout, disait-il, pour faire son éducation canadienne ». Souvent je me suis demandé comment LaVergne avait pu s’éprendre d’amitié pour le tory Meighen, sorte de Robespierre de l’impérialisme britannique au Canada : esprit sec, d’une conviction sombre, l’homme qui, pendant la guerre de 1914-1918, était prêt, pour la défense de l’Empire, à sacrifier le Canada « jusqu’au dernier dollar et jusqu’au dernier homme ». N’est-ce pas à Meighen, qu’au parlement de Québec, LaVergne avait riposté : « point de participation du Canada aux guerres étrangères, pas un homme, pas un sou, pas un canon » ? Comment s’était fait ce rapprochement entre les deux hommes ? Pour les mêmes raisons, sans doute, de la part de LaVergne, raisons plutôt négatives et discutables, qui l’avaient alors rallié au parti conservateur : dégoût des libéraux, désunion et querelles des nationalistes, évolution récente et plus ou moins apparente du farouche impérialiste Meighen vers un canadianisme quelque peu plus ferme. Homme de convictions franches, absolues, qui, par ce côté-là, ne pouvait déplaire à LaVergne.

Se retremper ! Comme mon ami sent alors ce besoin ! « Ne venez-vous jamais à Québec ? m’écrit-il un jour. J’aurais besoin de me retremper à la source et je serais heureux si vous me faisiez signe. » Blessé à mort, conscient d’une carrière à sa fin, il oscille facilement entre la désillusion, la crainte de s’être trompé et, malgré tout, l’invincible conviction d’avoir marché droit. À l’une de mes lettres où je lui avais écrit je ne sais quoi, il me répond en octobre 1933 :

Merci pour votre lettre ; quel réconfort ; et elle me montre que je n’ai pas fait fausse route, ce que je craignais un peu. Car il vient des moments où je ne sais plus…

Un brin d’encouragement lui va droit au cœur : une simple dédicace de l’un de mes livres me vaut ce billet exultant de joie :

Je reçois votre dernier-né pour lequel je ne sais comment vous remercier, surtout de la trop élogieuse dédicace.

Je la considère comme une citation à l’ordre de l’armée & ma plus belle récompense.

S’agit-il du 2e tome de mon Enseignement français au Canada pour lequel il écrivit un article où, contre les trahisons des politiciens, il déversa ses haut-le-cœur ? L’apparition des Jeune-Canada lui apporte une de ses dernières consolations. Leur mouvement lui rappelle si bien sa merveilleuse jeunesse. Deux fois, à tout le moins, il tient à s’afficher à leurs côtés :

Les J. C. sont venus à Québec : gros succès & gros effet. Nous n’aurons pas vécu en vain.

Bientôt s’approchent ses deux dernières années. Il entre dans une phase pénible. La souffrance l’accable, traversée de rares moments de sérénité. Alors, comme tous ceux à qui l’avenir échappe, il revient en arrière, s’agrippe au passé. Un souvenir l’obsède : celui de son ancien chef et ami Bourassa, ce dernier si loin maintenant de la plupart de ses amis d’hier. L’ancien disciple, ai-je dit, n’a pas suivi le « maître » en son évolution. Mais il est manifeste qu’avec bien d’autres il ne se console point de cette rupture :

Avez-vous des nouvelles de Bourassa ? Que pense-t-il de ce qui se passe, les Jeune-Canada, l’attaque de Taschereau, etc. Enfin tout le tremblement actuel ? Va-t-il nous donner un coup d’anathème, un de ces 4 matins ? (carte du 4 décembre 1933).

Quelques jours plus tard, il répond aux renseignements que je lui ai fournis :

Votre lettre me cause une peine profonde ; je ne pensais pas que ce fut si triste.

Pour se quereller avec Héroux, qui est un saint, il faut que ce soit grave chez notre Lamennais canadien. C’est pourquoi je craignais de sa part et la crains davantage maintenant une explosion contre vous.

Elle ne vous fera guère de mal probablement, mais à lui.

Je suis tenté parfois de lui écrire, mais je crains de l’indisposer encore plus & de recevoir une bordée d’injures. J’ai trop d’ennuis actuellement pour me causer ce chagrin additionnel, s’il est inutile.

Enfin, prions pour lui. C’est sûrement ce qu’il y a de mieux à faire.

Au milieu de ces tristesses, son mal ne lui laisse point de relâche :

Voulez-vous prier pour moi : je souffre beaucoup et mon moral se désagrège. Je désire la mort et en ai peur : je ne suis qu’un lâche au fond (17 janvier 1934).

Quelques jours plus tard :

Merci de vos bonnes paroles, elles m’ont réconforté l’âme. Je n’attends plus qu’un miracle, et Dieu combien peu je mérite pareille grâce.

Je tâche d’accepter sans murmurer l’épreuve & je bénis sa main divine. Mais priez pour moi.

Je ne puis m’empêcher de revenir quelques semaines en arrière et de citer assez largement, de mon ami, une lettre d’octobre 1933. Des sentiments mêlés s’agitent en lui : sentiment de foi, de mélancolie, d’espoir malgré tout, sentiments de sa faiblesse, de son impuissance. Il sait qu’en la grande misère de 1933, le peuple attend un chef, un sauveur. Que ne peut-il l’être ?

Sincèrement si ma santé s’améliore un tant soit peu, je donnerai tout ce qui me reste. Le bon Dieu — et Il sait bien ce qu’Il fait — ne m’a pas jugé digne.

J’expie mes fautes de jeunesse, et hélas ! elles sont lourdes. J’espère cependant que ce n’est pas à cause d’elles seules qu’il ne m’est pas permis de jouer ce rôle de premier plan. Car je porterai une terrible responsabilité.

Mais Notre-Seigneur est si bon et je [me] jette à corps perdu dans sa miséricorde infinie. Souvenez-vous de moi à l’autel, Monsieur l’abbé, quand vous tenez son corps divin & que, dans le sublime tête à tête du prêtre, vous causez avec le Maître de toutes choses. Il est venu pour les malades, pour les pécheurs, & non pour les justes.

Je Lui offre humblement mes horribles tortures, et qui sait, mes souffrances acceptées valent bien tous les efforts ou les résultats que pourraient produire les talents que la Providence m’a donnés.

Mais notre race, notre histoire ont pour base trop de mérites, trop de sacrifices, trop de martyrs. Dieu ne voudra pas abandonner leur œuvre et se détourner de nous.

Dans mes heures de trop lourde désespérance je dis à Dieu dans ma prière de regarder ce qu’encore notre pays donne dans les missions. N’est-ce pas merveilleux de voir les fils de la Nouvelle-France aller évangéliser le monde et même les colonies de la vieille France. Dieu ne laissera pas tarir cette source si pure. Mais pour cela il faut que le Canada français vive. Alors j’espère !

Mais, à part ce rayon de lumière, que c’est triste & combien l’âme même de la race est atteinte. Il semble que nous avons atteint les bas-fonds de l’égoïsme, de l’absence d’idéal, de la disparition complète de toute fierté. Cependant je me trompe, car il me semble que la jeunesse veut réagir. Parions que ce bel enthousiasme ne refroidisse pas avec les années, comme c’est arrivé pour tant d’autres.

Pardonnez-moi cette trop longue lettre, cher monsieur l’abbé : j’ai le cœur si plein que quand j’en rencontre un qui comprend, qui souffre des mêmes peines, il arrive au mien de déborder.

À partir de 1934, un sentiment le hante plus que jamais : celui de sa fin prochaine. À la veille du premier de l’an, il se pose cette question :

Que sera cette année pour moi ? La dernière ? Elle sera ce que Dieu voudra : je la lui offre d’avance pour notre chère patrie. C’est peut-être encore la meilleure manière de servir.

La dernière carte qu’il m’adresse est de la fin de décembre 1934. J’y relève encore un mot d’amitié, et une fois de plus, son souci d’expiation :

Cher M. l’abbé,

Que 1935 vous accorde tout ce que votre cœur désire. Qu’il réconforte votre âme, vous qui élevez si souvent la nôtre. Je crois que la moindre de mes souffrances — & il y en a des moins dures — quand je puis l’endurer comme je dois vaut le meilleur de mes discours ou de mes écrits.

Il devait mourir deux mois à peine plus tard, le 5 mars 1935. Des semaines ont passé, en effet, où je n’ai pas eu de nouvelles de lui. Au début de mars je fais un séjour aux Archives d’Ottawa. On m’avertit que LaVergne est mourant à l’hôpital Saint-Vincent. Je m’y rends. Je trouve un homme presque à l’agonie, à demi conscient. Il se tord dans sa douleur, encore angoissé par le sentiment de sa vie manquée. Je le réconforte de mon mieux ; je le bénis. Avant de refermer la porte de sa chambre, je lui envoie un bonjour de la main.

Je ne le reverrais plus.

Je ne me rappelle pas quelles impérieuses circonstances m’empêchèrent d’assister à ses funérailles. À son passage à Montréal, j’allai pourtant saluer la dépouille du cher défunt, dans le wagon qui l’emportait vers son petit pays d’Arthabaska. Tous nous sentions qu’un homme d’une rare espèce allait désormais nous manquer, et pour longtemps.

Pèlerinage sur sa tombe

Le 4 octobre de l’année suivante, les jeunes nationalistes canadiens-français (ACJC, Jeunesses patriotes, Jeune-Canada) se rendent en pèlerinage à Arthabaska. On veut rendre un suprême hommage à Armand LaVergne, « chevalier de la fierté française ». Après la messe qui est dite par son cousin, l’abbé Édouard-V. LaVergne, je vais, avec la foule, bénir l’humble stèle élevée sur la tombe du disparu. L’après-midi une assemblée dans la salle du Collège, assemblée qui déborde dans la rue, permet à divers orateurs de rendre hommage au grand fils d’Arthabaska. L’on entend René Chaloult, Louis-D. Durand, Pierre Chaloult, du journal La Nation, le docteur Philippe Hamel, le maire de Québec, J.-E. Grégoire, Louis Francœur, le notaire Eudore Couture, du Progrès du Golfe de Rimouski, quelques représentants des groupes de jeunesse. Je parle à mon tour. Je souffre, depuis quelque temps, d’une accablante fatigue. J’ai même supplié mes amis de me dispenser de parler. Je n’ai pas prononcé là le meilleur discours de ma vie. Pourquoi n’ai-je pas apporté avec moi quelques lettres d’Armand LaVergne que j’aurais simplement lues ? Quelle émotion elles auraient produite dans l’auditoire ! Je rappelai tout au plus, qu’en un temps où la politique affectionnait le creux et le vide, LaVergne y avait réintégré le national. Il incarnait chez nous la fierté française et l’idéal français. Fédéraliste, il se prononcerait aujourd’hui, comme nous tous, pour l’État français compatible avec la Confédération. M’adressant à la jeunesse, je lui dis, en finale, selon le compte rendu du Devoir : « [Cet État français] vous le ferez… Ce sera long et ce sera dur ! Mettez-vous du bronze dans le cœur. Prenez exemple sur Armand LaVergne. Il y a des gens qui, pour paraître grands, ont besoin de s’étirer… ; il en est d’autres qui n’ont besoin que d’apparaître dans leur taille. »

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Que reste-t-il de lui ? Que nous a-t-il légué pour perpétuer son souvenir ? Peu de chose apparemment : quelques discours dans les Débats des Communes, quelques autres recueillis sommairement par les journaux ; un discours dans la brochure pour le cinquième anniversaire du Devoir ; ses correspondances parlementaires adressées au Nationaliste d’Asselin sous le pseudonyme de Montjorge ; quelques articles éparpillés ici et là dans les journaux ; deux brochures : La Vérité sur la question scolaire du Nord-Ouest (1907) ; Deux refus (une conférence et un article de journal) (1932) ; une couple de lois pour mieux établir la dualité culturelle du pays.

Il reste sa vie. Il reste ce type d’homme qu’il aura surtout incarné. Type rare, si rare que nos « prosaïstes » ou esprits pratiques d’aujourd’hui l’estiment à peine concevable. Il appartenait sans doute à une équipe qui aura laissé derrière elle autant de regrets mélancoliques que de réconfortants souvenirs. On n’imagine rien de plus décevant et de plus pénible, en effet, que la lente désagrégation du groupe ou de l’école nationaliste. En sa vie à lui, LaVergne se reprochait certains écarts ; il s’était quelque peu amusé ; il était resté jeune ; il avait goûté peut-être plus qu’il ne faut, la joie de vivre. En politique, il avait changé de parti. Mais il en avait changé sans rien changer de ses convictions profondes. À Ottawa, libéral ou conservateur, il restera toujours ce qu’un député canadien-français doit y être : avant tout un représentant de sa province, de sa nationalité, de sa foi. Au parlement de Québec on l’entendra un jour s’écrier : « Je ne suis qu’une voix, mais je suis une voix libre. » « J’ai toujours été un franc-tireur, dira-t-il un autre jour, dans un discours à Montréal. J’ai essayé de monter la garde aux avant-postes. » À l’encontre de tant de cyniques, jamais il ne s’était moqué ni n’avait cru nécessaire de se moquer de sa jeunesse. Son pays, le Canada français, les siens, sa langue, il les aima toujours comme il les avait aimés jeune : amour intransigeant, presque mystique, auquel il avait tout sacrifié. Il mourut pauvre.

Que de vérité en la fin de ce discours, confession pathétique, qu’il prononçait, à Montréal, deux ans avant sa mort, le 11 avril 1933, lors d’un Ralliement patriotique au Monument National :

J’ai cherché à servir mon pays sans rien lui demander en retour. À ceux qui reprochaient à Madeleine d’avoir répandu inutilement un parfum précieux sur ses pieds, Jésus répondit qu’il lui serait beaucoup pardonné parce qu’elle avait beaucoup aimé. Je demande à mes compatriotes d’agir de même lorsque je serai disparu, de me pardonner beaucoup parce que j’ai beaucoup aimé. Me rendant compte de mes exagérations, de mes violences, de mes injustices peut-être, j’ai conscience d’avoir versé aux pieds sacrés de la patrie tout ce que j’avais de meilleur.

Noble, émouvante figure qu’on aurait pu croire taillée et sans qu’elle y parût étrangère, en quelque haute imagerie de l’histoire chevaleresque.