Mes mémoires (Groulx), tome III/vol. 6/Ouvrages publiés

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Fides (p. 201-238).

II

OUVRAGES PUBLIÉS

Et je continue aujourd’hui, 2 avril 1958, cet autre et sixième volume de mes Mémoires. Irai-je jusqu’au bout ? Me voilà redevenu convalescent. Le 21 novembre dernier, un grave accident de santé me terrassait de nouveau. Je ne puis écrire chaque jour que deux ou trois pages. Encore ne puis-je écrire que ces souvenirs. Allons-y. Histoire de m’ennuyer un peu moins. Quelle terrible chose que la paresse obligatoire. Souvent, j’aurais envie de réciter cette prière qui est de je ne sais plus qui, de Gustave Thibon peut-être : « Seigneur, enseignez-moi quoi faire pour ne rien faire. »

Période pleine, laborieuse. Période agitée que celle qui me mènera peut-être jusqu’à 1940. Après mes deux voyages en Europe et en Louisiane, ma besogne me ressaisit. Elle sera lourde. En moins de dix ans, pas moins de huit volumes verront le jour dont cinq d’histoire, un roman, deux recueils d’articles, de discours et conférences. En ce labeur, je ne tiens nul compte de mes cours d’histoire à l’Université : cours publics, cours fermés où je m’efforce de mettre le meilleur de mes recherches et de moi-même. Je laisse également de côté ma collaboration assez active à une revue qui prétend faire suite à L’Action française : L’Action nationale. Mes amis usent et abusent de ma bonne volonté. L’art de dire non aux quémandeurs me reste toujours incurablement étranger. Heureuse euphorie de l’existence humaine où l’on compte moins sur ses forces que sur son cœur, emporté par la fièvre ou plutôt l’illusion de servir autant que l’on se dévoue ! Tant et tant se surmènera mon débile organisme qu’à la fin un crac, une fatigue soudaine me forcera encore à un repos relatif de près de six mois.

Ainsi aperçois-je la période qu’en ce volume je souhaiterais raconter. Dans ma petite vie, on le verra, elle représente un point culminant. Peut-être aussi y trouvera-t-on, dans la mesure où les circonstances m’y ont mêlé, sinon le tableau, du moins quelques traits de cette décennie active et tourmentée qui s’appelle en notre histoire, la période du « grand chômage ». Et ma part en ce tableau, ajouterais-je que je ne la décris point par vaine complaisance ? C’est qu’elle me devait conduire à un point critique qui allait dangereusement influer sur l’orientation de la jeunesse de ce temps-là. Comment cette jeunesse en arriva-t-elle à me croire investi d’une certaine mission : mission qui me dépassait et que je n’ai jamais ambitionnée dans ma vie ? D’une part, l’attente un peu folle, trop généreuse, en tout cas, d’une génération ; de mon côté, le sentiment de mon impuissance à satisfaire de trop extravagantes illusions, puis la prescience des déceptions profondes que tout mon travail finirait par semer autour de moi. Comment ce drame s’est-il préparé ? Quels en ont été les responsables ? J’ai cru que pour éclairer, expliquer une courbe malheureuse en l’histoire de ma génération, je me devais de l’écrire. Je m’excuse d’avance de l’emploi du je et du moi que je pousserai jusqu’à l’abus. S’il existait un autre moyen de parler de soi et des événements où l’on fut mêlé, ce moyen, on peut le croire, je l’aurais employé.

Rue Sherbrooke

Puisque j’en suis aux choses intimes, pourquoi ne pas noter mon déménagement rue Sherbrooke, au no 847 est. Depuis quatre ans j’habitais la côte de la rue Saint-Hubert, no 2098. Deuxième domicile, notable amélioration sur le premier. Par l’arrière, j’avais plus de lumière et de soleil qu’au 3716, mais mon cabinet de travail, avec son encoignure de demi-tourelle et qui donnait sur la rue, n’en restait pas moins noir et froid. Au surplus, sur la rue Saint-Hubert, la circulation allait croissante, le va-et-vient des camions, des autos et autobus dans la côte, empoisonnait l’atmosphère et y faisait un bruit assourdissant. Pour comble, mon petit oratoire, de l’autre côté de la rue, venait de se fermer. Les Sœurs Dominicaines avaient émigré vers leurs Pères de Notre-Dame-de-Grâce. Sur ce, une parente de mon frère Auguste m’offrit un second étage au 847 de la rue Sherbrooke : rue de Montréal naguère encore bordée de résidences de la grosse bourgeoisie, mais qui se garnissait rapidement de maisons de rapport. Au 847 j’occuperai le deuxième étage du « Saint-Louis », propriété peu d’années auparavant d’un monsieur Préfontaine, ancien maire de Montréal, et je crois, ancien ministre de la Marine canadienne. L’étage était vaste ; j’y pourrais installer plus commodément ma bibliothèque toujours envahissante. Surtout, pour une fois, j’aurais un cabinet de travail confortablement éclairé. Un balcon donnait sur la rue ; ma mère aurait tout le loisir de s’y transporter et d’y prendre air et soleil. Au mois de mai 1932, me voici donc sur la rue Sherbrooke, partie est. Détail à ne pas oublier : j’habite aux côtés du siège social de la Fédération nationale Saint-Jean-Baptiste. Les petites Sœurs de Notre-Dame du Bon-Conseil tiennent là le secrétariat. Depuis quelque temps déjà, j’allais dire ma messe à la chapelle de la Fédération. Une fois de plus un oratoire s’offre donc à ma portée. J’y pourrai dire commodément ma messe, aller faire ma visite quotidienne au Saint-Sacrement. Rien qu’un escalier à descendre et un autre à remonter. Les circonstances voudront, du reste, que je devienne une sorte d’aumônier officieux de la Fédération. Bref, cette demeure de la rue Sherbrooke m’a laissé les plus agréables souvenirs. J’aurai vécu là les années les plus chargées peut-être de ma vie. Que j’y aurai barbouillé de papier ! Que de discours, conférences, etc., j’y aurai médités ! Isolé au bout de la maison, mon cabinet m’enferme dans le profond silence. Et j’aperçois toujours ce pan de ciel bleu, au-dessus de la basse ville, vers quoi se tournent, pour reprendre vigueur, mes yeux et ma tête fatigués.

L’Enseignement français au Canada, tome 1

L’Enseignement français au Canada, tome 1er : Dans le Québec, titre du premier ouvrage publié en ces années-là. Du manuscrit de ce tome et de celui du tome second qui va suivre, j’ai déjà tiré la substance des cours en Sorbonne et à l’Institut catholique de Paris, alors en préparation. Paru en 1931, l’ouvrage fait fortune, sinon en sous et en piastres, du moins en récompenses et éloges imprévus. À la vérité, il m’a coûté de longs mois de travail et de recherches. Mais il aura l’heur de combler une grande lacune en notre histoire. Il apporte du neuf, de l’inexploré, et sur plus de cent ans de l’enseignement au Canada français. Il me vaut des articles de Robert Rumilly, dans Le Canada ; de Louis Francœur, dans Le Journal ; d’Élie Auclair, dans L’Avenir du Nord ; de l’abbé Albert Tessier, dans Le Bien public (Trois-Rivières) ; d’Antonio Perrault, dans Le Devoir ; d’Augustin Martin, dans le Progrès de Manchester (N.H., É.-U.) ; de Napoléon Morisset, dans Le Canada français ; d’Hermas Bastien dans la Revue dominicaine.

L’unanimité de ces critiques m’attire un autre privilège : pour ce coup, on me sacre tout de bon historien. L’Université de Montréal s’en mêle. Un jour, l’abbé (ou le chanoine) Émile Chartier, doyen de la Faculté des lettres, m’aborde :

— Pourquoi ne présenterais-tu pas ton Enseignement français au Canada, à titre de thèse pour un doctorat ès lettres ? Nous manquons de professeurs portant diplômes. Cela nous donnerait figure devant les autres universités.

Je n’ai jamais été collectionneur de diplômes ni de médailles. J’accepte l’offre de mon doyen qui me paraît tenir à son projet. La soutenance est fixée au 13 février 1932. Pour la première fois dans l’histoire de l’Université montréalaise, pareille cérémonie aura lieu. Elle fait salle comble sur la rue Saint-Denis où loge encore l’Université. Ce jour-là large affluence de professeurs, de cornettes de Sœurs, d’hommes du clergé. À la tribune siègent pompeusement quatre examinateurs : le doyen de la Faculté des lettres, l’abbé Émile Chartier, le professeur de littérature française, Henri Dombrowski, un troisième dont le nom m’échappe, le quatrième, l’abbé J.-Oscar Maurice, professeur de latin à l’Université et haut fonctionnaire de la Commission scolaire de Montréal. À droite du jury, mais sur le plancher, j’occupe une petite table face à l’auditoire. Selon le rite traditionnel, on m’accorde une vingtaine de minutes pour un exposé sommaire de ma thèse. Après quoi, vient l’avalanche des questions et objections de mes savants juges. Tout se déroule dans un ordre impeccable, devant un public fort attentif. Un incident cocasse se produit pourtant. Et c’est mon quatrième juge qui le suscite. Ce cher abbé Maurice m’était arrivé, un de ces quatre matins :

— Tu penses bien, m’avait-il dit, que d’ici la soutenance (quinze jours environ), je n’ai pas le temps d’avaler ton gros bouquin. Nous allons faire un arrangement : tu vas m’indiquer quatre questions sur lesquelles tu souhaites que je t’interroge. Et je me préparerai en conséquence.

Je ne vois nulle objection à l’arrangement du confrère. La soutenance, on le sait, est affaire de pur apparat. Aussitôt la thèse jugée valable par le jury universitaire, le doctorat est bel et bien dans le sac. Mais, hélas, l’abbé Maurice, caractère acariâtre, parfois même atrabilaire, avait mauvaise réputation dans le monde des instituteurs et institutrices, Frères et Sœurs. Visiteur des écoles de Montréal, il prenait parfois, et même plus souvent que de raison, malin plaisir à humilier publiquement le maître ou la maîtresse. Il pratiquait l’art de poser des questions qui, infailliblement, devaient coller toute la classe. Et alors, devant tout ce petit monde muet, M. le Visiteur se tournait vers l’instituteur ou l’institutrice pour s’exclamer : « Et vous, Monsieur (ou Mademoiselle, ou mon Frère ou ma Sœur), qu’est-ce que vous répondez ? »

La colle, ai-je besoin de le dire, était destinée à coller le maître encore plus que les écoliers. Mais on devine l’humiliation, sinon la rage de la pauvre victime en face du visiteur triomphant et en présence de la classe étouffant mal son rire. Or donc, ce jour de soutenance, l’abbé Maurice me pose honnêtement, tel qu’entendu, les quatre questions que je lui ai fournies. Puis, enhardi, il se risque à pousser sa pointe. À propos des programmes que j’estimais trop gonflés pour nos écoles primaires, j’avais commis sciemment cette boutade qu’un pareil système pédagogique ne pouvait aboutir qu’à faire du cerveau des enfants « une encyclopédie de toutes les ignorances ». Hyberbole trop grosse pour être prise à la lettre. Mais boutade qui pouvait agacer l’auteur en partie responsable de ces programmes scolaires. On est prié de retenir en outre qu’au cours de son interrogatoire, M. le juge Maurice m’avait reproché de « sacrifier parfois, en mon ouvrage, l’histoire à la littérature ». Il me pose donc cette cinquième question :

— Une encyclopédie de toutes les ignorances ! Hum ! L’auteur peut-il vraiment concilier ces deux termes ?

Je me lève et réponds du ton le plus benêt du monde :

M. le professeur, je crois bien que c’est là l’un de ces cas où j’ai sacrifié l’histoire à la littérature.

Réponse tout amène, sans l’once d’une méchanceté. Mais quel effet dans l’auditoire ! Il fallut voir le frémissement, la danse des cornettes, les applaudissements frénétiques. Toutes les colères rentrées, toutes les rancunes amassées contre l’impitoyable visiteur, se donnaient libre cours, se débridaient. On battait des mains, on s’amusait comme si j’eusse foudroyé un adversaire. Le pire fut que ce pauvre abbé Maurice, comme tous les hargneux que l’on paie de leur monnaie, prit très mal la chose. Point illusionné sur le sens de la manifestation, il devint tout rouge. L’interrogatoire s’acheva là. Avec une unanimité aussi touchante que spontanée, le jury me proclama docteur ès lettres de l’Université de Montréal.

L’historien recevra un autre sacre. Le 20 avril 1933, la Société historique de Montréal fête son 75e anniversaire de fondation. Banquet officiel au Cercle universitaire de Montréal et circonstance tout indiquée pour décerner, à l’auteur de L’Enseignement français au Canada, la « médaille Vermeille » de la Société jubilaire. Le Devoir du 21 avril 1933 donne un assez long compte rendu de la soirée. Autour de la table, a pris place, entre quelques autres personnages — ô retour des choses ! ―, un nul autre monsieur que le sénateur Raoul Dandurand, l’un de ce mémorable quatuor qui, en 1926, m’avait fait une si jolie petite guerre à propos du rajustement de mes honoraires de professeur d’université. L’éloge du médaillé est prononcé par l’homme reconnu alors pour l’oracle de la critique historique au Canada français : le conservateur de la Bibliothèque de Montréal, Aegidius Fauteux, à la vérité, l’un de nos chercheurs les plus méritants, en tout cas l’homme qui aura eu surtout le mérite d’équiper pour la recherche la Bibliothèque Saint-Sulpice. Pendant les années où il a été conservateur de cette bibliothèque, Fauteux a vu travailler celui que l’on va décorer. À cette époque, l’on n’a pas fini de discuter le professeur d’histoire du Canada à l’Université montréalaise. Recueillons, dans l’éloge de Fauteux, ces deux passages que chacun peut accepter sans acte de foi :

On l’a dit un historien passionné. Et quelques-uns lui en ont fait un grief, prétendant qu’emporté par la fougue de ses indignations et même de ses haines, il risquait souvent d’être injuste. Je ne crois pas que le reproche soit fondé…

On a pu et on pourra encore différer honnêtement d’opinion avec lui sur quelques-unes de ses conclusions, selon l’angle sous lequel on se place, mais personne n’a jamais pu contester l’honnêteté de ses prémisses. Personne, je puis le dire, ne pousse plus loin le souci de l’exactitude, ne se donne plus de peine pour arriver à la plus complète vérité.

La médaille me fut offerte en termes très aimables par le maire de Montréal d’alors, M. Fernand Rinfret.

Une autre surprise m’adviendra et que je dois encore à ce bouquin de 1931. J’ai déjà dit ma répugnance à solliciter les faveurs des politiciens. Ne me laisser attacher par eux, à aucun prix, ne fût-ce que par un fil de soie, faisait partie de ma jalouse indépendance. En 1932, il y avait déjà dix-sept ans que je publiais des livres. De ces livres, le secrétariat de la province, même sollicité par de mes amis, n’avait jamais acheté le moindre exemplaire. Exceptons pourtant l’un des ministres de l’Agriculture d’alors, l’honorable Éd. Caron. Pendant quelques années, un bon curé de Havre-aux-Maisons, des Îles-de-la-Madeleine, osait mettre quelques-uns de mes ouvrages sur la liste des livres qu’il se faisait donner pour ses écoles. M. Caron acceptait de bon gré la liste de l’abbé Turbide. Le ministre, faut-il le rappeler, était député des Îles-de-la-Madeleine, et le curé de Havre-aux-Maisons, son grand électeur. Or, mon éditeur, pour stimuler ses ventes, me pria d’autographier quelques « hommages d’auteur » qu’il se réservait d’adresser à celui-ci ou à celui-là. Il advint que l’un des « hommages » aboutit aux bureaux du premier ministre de la province, M. Alexandre Taschereau. Je retrouve, en ma correspondance, un accusé de réception sèchement poli de l’honorable ministre. Mais un autre exemplaire de L’Enseignement français parvint à M. Damien Bouchard, en ce temps-là président de l’Assemblée législative. Certes, ni l’ouvrage, ni surtout l’auteur ne méritaient les bonnes grâces de l’anticlérical député de Saint-Hyacinthe. Seulement il se trouvait que le président de l’Assemblée législative ne manquait pas d’ambition. Au politicien arriviste, deux moyens s’offrent, comme l’on sait, de gravir les hauts échelons : s’imposer aux chefs par la force du talent ou se faire craindre par velléités d’indiscipline. À ce moment de sa carrière, le député Bouchard, à qui il arrive de temps à autre de loucher vers quelque poste dans le ministère québecois, courtise volontiers l’opinion nationaliste. On le verra bientôt, sur les mêmes tribunes que le Dr Philippe Hamel, dénoncer avec véhémence le trust de l’électricité. Preuve d’un excellent flair, soit dit en passant. Peu d’années plus tard, Damien Bouchard décrochera la timbale convoitée. Tant de bonnes dispositions me valurent sans doute — puis-je l’écrire sans jugement téméraire ? — une commande de 75 exemplaires de L’Enseignement français, commande que le Président de la Chambre renouvellera l’année suivante sans être sollicité cette fois, y ajoutant même une commande de 50 exemplaires d’Au Cap Blomidon qui venait de paraître. Comme quoi il ne faut jamais douter de l’indulgence des politiciens ni de leurs conversions possibles et momentanées.

■ ■ ■

Ces hommages, ces gains dans le monde officiel ne désarment point toutefois les antipathies de certains milieux anglo-canadiens. En ces dernières années, l’Université de Montréal a présenté quelques candidatures à la bourse Carnegie. Toujours sans succès. À l’Université, on flaire étroitesse d’esprit. On décide de faire ce que l’on appelle un test. Le chanoine Chartier, vice-recteur et le secrétaire général, Édouard Montpetit, prient l’abbé Groulx de poser sa candidature. Ces Messieurs de la bourse Carnegie, estime-t-on, n’écarteront pas si facilement le professeur d’histoire du Canada à l’Université de Montréal. Je m’exécute et propose mon sujet d’étude : « Étude de l’histoire parlementaire du Bas-Canada d’après la correspondance des hommes d’État britanniques ». Pour appuyer ma supplique, mes deux amis me trouvent en particulier deux excellents patrons : MM. Thomas Chapais et Arthur Doughty. M. Chapais, avec qui j’entretiendrai les meilleures relations du monde jusqu’à mon trop fameux discours au Congrès de 1937, c’est-à-dire jusqu’au jour où il se versera dans la « génération des morts », emprunte, pour me recommander, son style des grands jours : « J’ai la plus haute estime et la plus sincère admiration pour le talent et la compétence de cet éminent professeur. Ses travaux et ses œuvres l’ont placé au premier rang de nos écrivains d’histoire. Son mérite et sa valeur sont de tout premier ordre. » L’Archiviste du Canada n’y va pas avec non moins de générosité : « He is a careful investigator of sound judgment well trained in the best historical methods. » Dépense inutile de rhétorique complimenteuse. Ces Messieurs de la Fondation Carnegie, membres de la Société Royale autant que je me souviens, ne donnèrent nul signe de vie. Sans doute, n’avaient-ils pas encore oublié ma criminelle sentence de 1917 : « Les Empires ne sont pas éternels ! »

Au Cap Blomidon

Les livres se suivent et ne se ressemblent pas. Entre de lourds travaux d’histoire, voici que paraît, encore en 1932, mon second roman : Au Cap Blomidon. Depuis trois ou quatre ans[NdÉ 1], l’ébauche et même un peu plus que l’ébauche en était faite. On se souvient de mon voyage en Acadie, pendant le mois d’août de 1915, en compagnie du « Petit Père » Rodrigue Villeneuve. Ni l’un ni l’autre n’avions rien écrit de nos pérégrinations acadiennes. La crainte nous avait retenus d’écrire quoi que ce fût qui pût faire de la peine à nos compatriotes des Maritimes. Le voyage m’avait pourtant laissé de trop fortes impressions pour qu’un jour ou l’autre, sous une forme qu’en ce temps-là je ne soupçonnais guère, il ne rebondît en mon esprit ! Par quel hasard ce rebondissement prit-il la structure du roman ? Mystère du subconscient, de ce brassement d’images d’où jaillit soudain, à notre insu, une idée, un projet qui finit par assaillir jusqu’à l’obsession. Ce projet de roman, je l’ai porté comme le sol porte un germe qu’il nourrit, développe, enrichit de sa substance. Que de fois, dans mes rêveries ou ces courtes flâneries où chacun se laisse aller, l’obsession m’a repris. Peu à peu, au fil des jours, l’intrigue, les personnages se sont dessinés. Durant les étés, à Saint-Donat, las, harassé de mes épuisants travaux, le besoin, la tentation de m’évader ou si l’on aime mieux, de me plonger dans la fiction, me ressaisissait plus assidûment. Besoin presque irrésistible devant la grandiose nature qui, du haut de mon promontoire, s’épandait devant mes yeux. Là, dix ans auparavant, par souci d’évasion et pour amuser mon entourage, j’avais écrit L’Appel de la Race. Les mêmes invites me firent écrire un autre roman. L’entourage, c’était cette fois les jeunes scolastiques et quelques jeunes Pères de la Congrégation du Saint-Sacrement. Charmants voisins sur le lac Archambault, ils ne ménageaient guère leurs haltes à L’Abitation. À peine eurent-ils vent qu’en mes loisirs je m’adonnais encore à la composition d’une œuvre romanesque, que tout de suite ils en exigèrent la lecture en primeur. C’était me présenter un stimulant. Je précipitai davantage la rédaction d’Au Cap Blomidon. Pour ceux-là qui ne m’ont pas lu — et heureusement c’est la grande foule aujourd’hui — je rappelle brièvement l’intrigue ou le sujet. Au cours de mon voyage de 1915 en Acadie, et surtout devant les magnifiques prairies de la Grand’Prée, maintes fois j’avais éprouvé la douloureuse surprise de ne découvrir, dans l’esprit des jeunes Acadiens, ni l’espoir ni le désir de reconquérir un jour le patrimoine des ancêtres. L’idée, la charpente d’Au Cap Blomidon sont sorties de là. La scène se passe tantôt au lac Archambault, tantôt à la Grand’Prée : ce qui m’a permis d’emprunter paysages et personnages à deux milieux sociaux et à deux pays bien différents, mais que j’avais pu connaître, observer. J’imagine, en effet, un jeune descendant d’Acadien, refoulé par les remous du Grand Dérangement jusque dans les Laurentides, à Saint-Donat. Et voici qu’un jour, en son âme de collégien, s’allume le désir d’un pèlerinage au pays des aïeux. Le pèlerinage engendre un autre désir : celui d’aller ressaisir, coûte que coûte, la terre de ses pères : conquête où se déroulent trame et péripéties du roman. On le pense bien, j’utilisai abondamment notes et souvenirs de mon voyage de 1915. Pour me renseigner sur la pomiculture en Nouvelle-Écosse, je fis venir des brochures du gouvernement d’Ottawa. La scène du dénouement au cap Blomidon, je l’ai constituée d’après l’ascension que mon compagnon de voyage, le « Petit Père » Villeneuve et moi-même, avions faite. C’est là, au sommet du cap, qu’un magnifique après-midi d’août, assis tous deux sur un tronc d’arbre renversé, face au bassin des Mines, aux falaises couleur d’ocre rouge, à tout l’horizon de la Grand’Prée, j’avais lu à haute voix, avec émotion, émotion partagée par mon ami, quelques pages évocatrices du poème de Longfellow. Ce sont ces mêmes pages que le héros du roman, Jean Bérubé dit Pellerin, lira à son cousin Paul Comeau, au cours d’un pèlerinage au même endroit.

À l’été de 1932 j’ai pratiquement terminé Au Cap Blomidon. Un jour de ce même été m’arrive à L’Abitation, une grande visite : celle du « Petit Père » Villeneuve, devenu archevêque de Québec. Il est accompagné de Mgr Courchesne, évêque de Rimouski, de mon bon ami, l’abbé Wilfrid Lebon, et d’un autre bon ami, l’abbé Cyrille Gagnon (est-il alors recteur de l’Université Laval ?). Grande fête sur mon promontoire. Au cours de la conversation, l’Archevêque évoque nos souvenirs de voyage en Acadie. J’exhibe le manuscrit de mon roman. Aussitôt, ne l’ai-je point déjà raconté ? intimation de l’Archevêque : lecture commandée. Le souper à peine achevé, il me faut m’exécuter. Longtemps, jusqu’à une heure avancée de la nuit, les pages se succèdent l’une après l’autre. L’Archevêque y prend un plaisir extrême, comme si Peau-d’Âne lui eût été conté. Pris de fatigue, je demande répit jusqu’au lendemain. Mais le lendemain, de bonne heure, mes hôtes doivent repartir. L’Archevêque qui veut à tout prix connaître la fin de l’aventure, n’a de cesse que, dans le yacht qui le ramène lui et ses compagnons au village de Saint-Donat, je ne leur lise les deux derniers chapitres. On devine le reste : « Il faut publier, publier… ! » Ces amabilités emportent mes dernières hésitations. Le 28 octobre 1932 l’Imprimerie populaire, éditrice du Devoir, achevait d’imprimer, sous le pseudonyme, encore cette fois, d’Alonié de Lestres, Au Cap Blomidon.

Le roman ne fit ni fortune ni bruit. Il fit son chemin. Dans le monde de mes amis, il fallait s’y attendre, ce fut le concert d’éloges coutumiers. Louis-D. Durand, des Trois-Rivières (Le Devoir, 24 décembre 1932), y vit « le plus beau roman canadien que j’aie lu ». Dans une causerie à la radio (24 juillet 1933, Poste CKAC), André Laurendeau y voit « beaucoup plus qu’un roman…, l’épopée de la renaissance acadienne… Au cap Blomidon se fait lire d’un trait et secoue par sa sincérité. » Pour le critique de L’Action catholique (6 décembre 1932), Hervé Griffon (l’abbé Bégin) : « Une vie intense y circule, des sentiments intenses, une foi intense. » L’abbé N. Degagné qui détient alors quelque réputation de critique, estime, pour sa part, « que notre littérature s’est enrichie d’un de ses bons ouvrages et d’un roman extrêmement original, puisque c’est un bon roman ». Ces éloges et combien d’autres non moins flatteurs s’expliquent par la pauvreté encore persistante à l’époque de notre littérature romanesque, et aussi par le prestige dont m’avait revêtu mon rôle d’historien au milieu d’un peuple qui croyait découvrir son histoire. La critique officielle ou réputée telle se montra plus discrète. Contre le roman, elle aligna un mot grave : roman à thèse. Mot qui équivalait à une condamnation. Avouerai-je n’avoir jamais bien compris ce que l’on entend par cette désignation ? Quel est le romancier qui, si détaché qu’il soit de son œuvre, ne se propose une fin quelconque ? Nul auteur sensé ne barbouille des pages au hasard sans savoir où il va ni ce qu’il fait. Si vous écrivez un roman où un jeune homme se propose de conquérir l’amour d’une jeune fille, un mari l’amour de sa femme, ou vice versa, vous écrivez un roman sans épithète, un roman pur. En revanche, vous arrive-t-il de fonder votre œuvre sur la conquête d’une terre ? Maladroit que vous êtes, vous tombez dans le roman à thèse. Ce qui veut dire une trame ou intrigue roide, figée comme un théorème, ou pis encore, une action qui se résout en un syllogisme où les prémisses s’avancent vers le dénouement ou la conclusion avec la démarche rythmée d’un troupier. Et que dire des personnages enfermés en cet enclos ? Rien d’autre que des pions sans nerfs ni chair, qu’un joueur d’échecs pousse brutalement vers une partie qu’il sait d’avance gagnée ou perdue.

Dans Le Canada français (janvier 1933), Maurice Hébert ne manqua pas de relever ce travers d’Au Cap Blomidon. « Ce récit, long et lent à s’établir, écrit-il, souvent terne et monocorde, avec des reprises de couleur, d’accent et de relief, ne tire pas sa valeur de ce qui parerait un roman. » Dans Les Idées ou dans Le Canada, Albert Pelletier, esprit vinaigré qui ne m’aimait pas d’une particulière dilection, me fit à peu près les mêmes reproches. Il s’en prit aux hallucinations des Finlay, père et fils, à l’apparition du fantôme acadien, aux « momeries » d’une vieille Acadienne, traitée de sorcière par le fils Finlay : trucs insupportables pour nouer ou dénouer une situation, d’après le critique, comme s’il n’y avait pas eu les fantômes de Macbeth et le fantôme blanc des Habsbourg d’Autriche. À la vérité, j’avais bourré plus qu’il ne faut mon livre de tableaux historiques et peut-être aussi de réflexions morales. En outre, en ma courte préface, j’avais glissé deux petites phrases : « Ceci fut un divertissement de vacances… La critique est donc dispensée de s’en occuper. » Rien de mieux pour aguicher les gendarmes de la littérature que de prétendre leur interdire de mettre le nez dans une œuvre et de la bâtonner !

Sort étrange de mes deux petits romans. Les critiques, et je ne leur donne point tort, les ont bannis de la littérature. Hélas, les deux n’ont pas cessé de se vendre. L’Appel de la Race, réédité, trois fois réédité par L’Action française, puis une quatrième fois, il n’y a pas longtemps, par la Librairie Granger, prenait place, il y a deux ans, dans la collection du Nénuphar de Fides ; Au Cap Blomidon, avec une toilette nouvelle, en est à la 5e ou 6e édition, encore chez Granger. Consolons-nous. Il n’y a pas qu’en France que M. Ohnet connaît de stupéfiantes réussites. Qu’importe, le charme me restera longtemps des paysages de mon coin des Laurentides ; j’éprouvai tant de plaisir à les décrire : la rivière Pembina, en particulier, coquette demoiselle entre toutes parmi les petites rivières du nord. Que de fois je l’ai montée et redescendue en chaloupe, ramant paresseusement, m’enivrant de la fraîche poésie des moindres détours, du changement inattendu et toujours nouveau de ses tableautins. J’imaginais ce qu’en aurait écrit un Chateaubriand venu rêver en ce pays d’Amérique, si neuf et si prenant. Je me rappellerai de même le bain de sérénité qu’après les fatigues de mes travaux d’histoire m’apportait, surtout du balcon de ma petite chapelle, la vue des montagnes encore coiffées de leur forêt. Quel spectacle reposant que celui de ces pans de ciel, de terre et d’eau ! Vers l’heure du midi, la crête des monts se parait d’une buée d’or ; du point où j’étais, pas un vestige de civilisation humaine ne venait me distraire ; pas une route à travers les fourrés, pas l’ombre d’une maisonnette ; rien qu’une nature restée intouchée en sa sauvage beauté ; et, pour ajouter à mon émotion et relever encore le paysage, à cinquante pieds au-dessous de moi, au bord de la falaise, une sorte de rythme musical, le clapotement des eaux du lac. Et tout autant, ai-je aimé mes personnages d’Au Cap Blomidon : Jean Bérubé, Paul Comeau, la fine et discrète Lucienne Bellefleur, son père, ce colon rugueux, les Finlay ; je me suis pris à les aimer plus fort, à mesure qu’en mon esprit leurs traits se dessinaient plus nets, plus vifs. Quand il me fallut me séparer d’eux, longtemps ils sont restés en moi des hôtes familiers. Ainsi, après avoir lu quelque impressionnante biographie, aime-t-on se laisser hanter par des fantômes devenus chers qui sont en sorte quelque chose de vous-même.

L’Enseignement français au Canada, tome 2

Autre partie du manuscrit d’où j’ai tiré Le Français au Canada. Ce second tome, intitulé Les Écoles des minorités, paraît à l’automne de 1933. Volume massif, in-octavo de 271 pages. « Un livre dont on ne parlera pas », écrit Armand LaVergne dans un article à L’Action catholique (18 janvier 1934), article d’une parfaite violence, bourré de trop d’épithètes et de trop de mots d’accent polémique. LaVergne a tant souffert en nos débats scolaires. Il en a gardé une rancune sans merci aux politiciens flanchards. Ce second tome sur L’Enseignement français au Canada m’a coûté non moins de travail que le premier. Il m’a fallu compulser journaux et brochures du temps, me débrouiller de mon mieux en des débats abstrus, dans un fouillis de textes juridiques, mêlés comme à plaisir, par politiques et juristes. Histoire des écoles des Provinces maritimes, du Manitoba, du Nord-Ouest canadien, du Keewatin, de l’Ontario, autant de stations du chemin de croix gravies au Canada par les minorités catholiques et canadiennes-françaises.

« Un livre dont on ne parlera pas », avait écrit LaVergne. Il en sera pourtant parlé. La grande presse, retenue par des attaches politiques, reste coite. Les journaux libres ne me marchandent point articles et éloges. « Un livre nouveau et nécessaire », prononce l’apôtre par excellence des minorités, M. Omer Héroux (Le Devoir, 28 décembre 1933). Encore dans Le Devoir (9 février 1934), des pages enthousiastes de l’abbé Albert Tessier : nouvelle analyse du tome 1er de L’Enseignement français ; analyse plus brève du tome second ; éloge de l’objectivité de l’historien en face d’une histoire complexe, controversée ; aperçu sur les conclusions de l’ouvrage. Encore dans Le Devoir (25 mai 1934), je découvre un article rédigé par Thuribe Belzile, secrétaire alors des Jeune-Canada. Nul besoin d’indiquer l’allure et le sens de l’article. Je note cependant l’observation qui revient en toutes les critiques sur la valable sérénité de l’historien en un sujet si propre à passionner l’esprit le plus ferme. L’Action catholique de Québec, d’ordinaire bienveillante, généreuse, se contente d’un articulet de son directeur, Jules Dorion (12 janvier 1934). Du moins je ne trouve pas autre chose en mon spicilège. La presse politique, ai-je écrit plus haut, observa scrupuleusement la dignité du silence. Il faut faire exception toutefois pour Le Canada, encore dirigé par Olivar Asselin, je crois : ce qui inclinait le journal à se départir parfois de l’étroitesse coutumière des journaux partisans. Georges Langlois écrit l’article d’un journaliste qui s’est donné la peine de lire l’ouvrage : analyse complète, honnête, part mesurée d’éloge et de critique. Je retiens les derniers mots de la conclusion. Après vingt-quatre ans, ils me font encore sursauter. Le journaliste s’en prend à la Confédération, régime dont j’aurais fait de nouveau le procès, « Confédération qui aura, en vérité, fait de nous, et définitivement, une minorité destinée par définition à se voir déborder un jour par la majorité… L’abbé Groulx en a fait son Delenda Carthago, et c’est le mot d’ordre auquel il faudra tôt ou tard se rallier. » Georges Langlois, je présume, n’écrirait plus ces lignes aujourd’hui ; comme bien d’autres il s’est accordé sa petite « trajectoire ». Mais il fallait citer cette fin de conclusion pour montrer le fond de pensée d’excellents esprits à l’époque.

Me tournerai-je vers les revues ? Un spécialiste de l’histoire, ou du moins de la méthode historique, le Père Thomas-M. Charland, o.p., juge l’ouvrage selon la note sympathique, dans la Revue dominicaine (avril 1934). On sent que la matière volcanique de cette histoire scolaire a quelque peu inquiété le révérend Père. Il se demande : « Est-il même possible de raconter froidement des choses comme celles-là ? » Il écrit encore : « Le ton insinuant, le tour interrogatoire, l’allure emportée de la phrase trahissent l’indignation de l’historien. Comme s’il craignait que le lecteur n’aperçoive pas les torts, il les lui montre du doigt. » Le critique ne me reproche toutefois nulle sévérité excessive. Jugement à peu près semblable, aussi modéré et nuancé, dans un article du Canada français (avril 1934), signé des deux lettres N. M. L’auteur expose intelligemment les difficultés d’une pareille œuvre d’histoire : « sujets… hérissés de grosses difficultés : questions légales d’une complexité parfois quasi inextricable… événements souvent assez récents et, pour cette raison, difficiles à atteindre [en leurs sources documentaires] ; jugements à porter sur des faits et des personnages encore trop près de nous… » Ces difficultés, l’historien les aurait abordées « avec prudence et franchise ». Jamais mieux qu’en ses derniers ouvrages, il n’aurait pratiqué « le genre modéré ».

Du côté des minorités ? De ces points de l’horizon, il y avait lieu d’appréhender, non des orages, mais peut-être quelques grains de mauvaise humeur. Ceux qui ont souffert portent à fleur de peau la susceptibilité. Aurais-je trahi la vérité et surtout rendu justice à chacun des défenseurs de la liberté scolaire ? De l’Ouest, de l’Est, de l’Ontario, excellentes réactions. En témoignent deux articles de La Liberté de Winnipeg, deux du Droit d’Ottawa. Je ne veux citer qu’un témoignage : celui du Père Théophile Hudon, s.j. Le Père avait vécu dans l’Ouest, avait occupé, au Collège d’Edmonton, un poste important ; il s’était beaucoup répandu dans le monde des affaires et de la politique ; revenu à Montréal, il était devenu un conseiller très recherché, même dans la « haute gomme ». Des quelques notules envoyées par lui au Devoir (avril 1934), je détache ces lignes :

Tableau d’ensemble inexorable, exposition sévère mais juste, documentation d’une étonnante érudition, discussion serrée des arguments et des arguties, étude d’une logique rigoureuse des textes et des décisions.

Le livre est décisif : il restera. On pourra glaner des faits de moindre importance que l’auteur a négligés pour ne pas encombrer son récit, mais on ne parviendra pas à ébranler les thèses solidement établies.

En contrepartie je reçus un jour, quelque peu plus tard, un considérable dossier d’un autre jésuite, un Père Bernier, originaire du Manitoba, fils du sénateur Bernier, de la même région. Le cher Père, fidèle tenant de la tradition conservatrice de sa famille, me reprochera avec dureté ce qu’il appelait mon « manque de justice » à l’égard des chefs conservateurs du temps, dans l’affaire des écoles du Manitoba.

J’achève ce dossier par un simple bout de lettre qui me vint d’un homme naguère, lui aussi, dans l’Ouest et qu’un poste important avait ramené dans l’Est : nul autre que le « Petit Père » Rodrigue Villeneuve, hier évêque de Gravelbourg en Saskatchewan, promu archevêque de Québec depuis 1931. D’une lettre de quatre pages (5 janvier 1933), j’extrais ces lignes :

Mon cher ami,

Je voulais plus tôt et mieux vous remercier de votre hommage « L’Enseignement du français au Canada » que j’achève presque de lire, à travers mes tracas. Mes félicitations et ma gratitude pour ce beau livre encore qui, comme plusieurs de ses aînés, est un bienfait pour le Canada français. Il ne sied pas que j’abonde en détails. Mais je le trouve très bien, émouvant, suggestif, fortifiant. Et j’ai éprouvé une joie secrète à penser que je suis lié si étroitement avec l’auteur.

Je n’aligne pas ces éloges, on voudra bien me l’accorder, par pure complaisance. Historien de profession je me défends mal d’écrire l’histoire de mon temps à mesure qu’elle me revient.

La Découverte du Canada — Jacques Cartier

Presque dans les mêmes jours où paraît le 2e tome de L’Enseignement français au Canada, mes cours publics me ramènent, sans le moindre artifice, à l’étude du Régime français. Ainsi m’en ouvrirai-je à un reporter du Canada (9 novembre 1933) : « Je n’ai nullement songé à la commémoration du quatrième centenaire du pays, pour entreprendre un Jacques Cartier. Il y a simple coïncidence. En mes cours publics je viens de terminer la période de l’Union des Canadas. Je ne me sens pas suffisamment préparé pour aller plus outre, aborder la période si confuse et si proche d’après la Confédération. J’éprouve le besoin de prendre une vue plus complète, plus synthétique de toute l’histoire canadienne. Je reviendrai donc au Régime français ; je l’étudierai, lui aussi, par tranches successives. » À une question du reporter qui m’interroge sur mes projets d’avenir, sur l’élaboration possible d’une « vaste synthèse de l’histoire du Canada », ma réponse se fait circonspecte. Évidemment, j’amasse des matériaux ; mes travaux antérieurs pourraient faire penser aux pierres d’attente d’un ouvrage de cette envergure : peut-être dix volumes, cinq pour chacun des Régimes, le français et l’anglais. Je ne m’engage pas davantage. Le métier, l’enquête immense à travers la forêt presque sans limites des archives m’ont enseigné la prudence. « Ce ne sera que dans plusieurs années », dis-je en conclusion de l’entretien.

Le Régime français, j’en ai déjà pris une vue panoramique dans La Naissance d’une Race, rééditée trois fois avec corrections et accroissement du texte. Cette vue d’ensemble, je l’ai précisée, enrichie dans mes cours fermés à l’Université. Mais il me tarde d’en venir à une étude plus fouillée, plus approfondie. Le Régime britannique m’a laissé un peu de lassitude. J’avais hâte d’en finir avec cette histoire à prédominances politiques et économiques, trop pleine de heurts de races presque continuels, trop affligeante par cet enfantement laborieux d’une patrie toujours en quête de ses véritables assises. Le Régime français m’offrirait l’étude d’un peuple jeune, en voie de se constituer, se forgeant peu à peu ses institutions essentielles, lancé à la conquête presque héroïque de sa terre adoptive, opérant dans l’immense et grandiose nature de l’Amérique. Comme en l’histoire de tout peuple colonial, j’y découvrirais une extraordinaire densité de vie. Paysage historique qui m’attirait et me séduisait. C’est avec un esprit neuf et presque de l’enivrement que je me mis à l’étude de mon Jacques Cartier.

Mon premier cours a lieu le 9 novembre 1933, à l’Université de la rue Saint-Denis. Le sujet attire les auditeurs. « En dépit de la neige, la grande salle des cours de l’Université était remplie », écrit M. Héroux (Le Devoir, 10 novembre 1933). L’auditoire me restera fidèle. Mes leçons bénéficient de l’actualité, en cette veille du quatrième centenaire. Je suis allé à Ottawa, aux Archives et à la Bibliothèque du parlement, me documenter sur les vieilles cartes, l’histoire des découvertes. J’ai trouvé, à l’École normale Jacques-Cartier, dont mon ami, l’abbé Adélard Desrosiers, m’ouvre généreusement la bibliothèque, une documentation précieuse, amassée par l’abbé Verreau et l’abbé Nazaire Dubois. On me presse de publier mes cours avant les fêtes en préparation ; on en veut faire le livre du centenaire. L’ouvrage porte un « achevé d’imprimer » daté du 31 mai 1934. Un court avertissement d’une page contient, entre autres, ces quelques lignes :

Je publie cet ouvrage parce qu’on m’a prié de le faire. Cet aveu n’est ni une fiction ni une excuse d’auteur… Mais nous voici au quatrième centenaire de la découverte du Canada. Peut-être serait-il opportun, m’a-t-on représenté, que les Canadiens eussent l’air de s’en apercevoir.

L’ouvrage devait être le « livre du centenaire ». L’a-t-il été ? Quel succès fut le sien ? Mon éditeur, j’ai lieu de le croire, escomptait une vente considérable. Le brave homme avait oublié la réputation suspecte que me faisaient, en ces années-là, nombre de mes conférences — conférences sur lesquelles je reviendrai. Aussi compromettantes, jugeait-on sûrement, mes accointances avec les Jeune-Canada, troublants réveille-matin. Encore plus mal vue, peut-être, ma participation, quoique très éloignée, à un programme de restauration sociale apparemment dirigé contre la politique régnante et dont, au surplus, un groupe politique allait faire bientôt un manifeste. L’ouvrage reçut un bon accueil de la presse libre. Il n’apportait rien de très neuf. Il situait néanmoins la découverte du Canada dans la conjoncture historique du XVIe siècle ; sur le personnage Jacques Cartier et sur ses voyages, il mettait au point les dernières acquisitions de l’histoire. Il utilisait la cartographie de l’époque, peut-être un peu mieux qu’on ne l’avait fait jusqu’alors. Et les travaux historiques sur le même sujet témoignaient d’une telle pauvreté que, sans flatterie, mon volume les dépassait sans trop de peine. « La valeur du livre… ne se démontre pas ; elle s’impose », dira le critique de L’Enseignement secondaire au Canada (janvier 1935). « L’histoire, ici, s’appuie sur des documents incontestés », prononce dans la Revue dominicaine (septembre 1934), le Père M.-Ceslas Forest, o.p. Relevons une couple d’articles dans Le Devoir, l’un généreux comme toujours de M. Héroux, un autre de Raymond Douville, dans Le Bien public des Trois-Rivières, un autre de Thuribe Belzile. Mon spicilège n’en contient pas d’autres. Sur le « livre du centenaire », la grande presse garda presque unanimement le silence. L’auteur ne fut pas mieux traité. Aux fêtes, aux cérémonies, aux banquets solennels qui se multiplieront en cette année 1934, et où les invités seront pléthore, on ne fera pas à l’auteur de La Découverte du Canada, l’honneur de la moindre invitation. Consigne officielle ? Oubli concerté ? Oubli qui soulève quelques vives protestations. Le Dr Philippe Hamel m’écrit de Québec (23 septembre 1934) : « On vous a ignoré aux fêtes de Jacques Cartier. Vous en sortez grandi dans l’estime de plusieurs. » Un rédacteur du Bien public des Trois-Rivières qui intitule son article « Une fourberie », s’exprime plus vigoureusement :

On n’a pas mis à l’honneur une seule fois, durant les fêtes du quatrième centenaire de la découverte du Canada par Jacques Cartier, l’abbé Lionel Groulx, son plus remarquable, son plus lucide historien. Les organisateurs n’ont pas mentionné son nom, même sur le comité de réception, ne l’ont pas invité à rencontrer les délégués français venus ici pour connaître les principaux représentants de la culture française en terre d’Amérique. On a entendu des politiciens, surtout des politiciens, comme s’ils étaient le plus bel échantillon de l’esprit canadien…

Protestation encore plus vigoureuse peut-être de Georges Langlois, dans L’Ordre, d’Olivar Asselin :

Pourtant l’abbé Groulx est l’un des quatre que le Cardinal avait nommément désignés comme étant les seuls Canadiens français dont on puisse dire qu’ils sont des hommes « de haut savoir ». Cela seul devait l’imposer à notre petit monde officiel… La délégation française comprenait un bon nombre d’universitaires, d’hommes de lettres et de journalistes à qui le nom de l’abbé Groulx était l’un des plus familiers, sinon le plus familier, de tous nos universitaires et écrivains. Malgré cela la personne et le nom de l’abbé Groulx ont été oubliés d’une façon si complète qu’on dirait vraiment que cela était concerté. Aucun orateur, ou presque, n’a mentionné son nom. Aucun comité ne l’a prié d’adresser la parole. Il semble qu’on ne l’ait même pas invité à assister aux réunions, réceptions et autres organisations de ces dix jours de fêtes. Comme journaliste, j’ai assisté à un bon nombre des diverses cérémonies tant à Québec qu’à Montréal, et je n’ai rencontré nulle part l’historien le plus autorisé du Canada…

Si même on voulait s’en tenir étroitement aux titres officiels, l’abbé Groulx n’est-il pas le titulaire de la chaire d’histoire du Canada à l’Université de Montréal ? Les fêtes récentes n’étaient-elles pas avant tout des fêtes de l’histoire et l’abbé Groulx, à titre de professeur d’histoire, sinon à titre d’historien du Canada et d’historien de Cartier en particulier, n’était-il pas tout désigné pour donner à ces commémorations leur sens précis et leur portée véritable ?

L’article de Georges Langlois se terminait par ce dernier paragraphe qu’aujourd’hui encore, je n’oserais guère désavouer :

Mais pour notre petit, très petit monde officiel, qui est l’abbé Groulx ? L’abbé Groulx est un homme droit qui ne sait ni plier, ni se courber, c’est un mauvais courtisan qui a l’audace de rester indépendant dans un pays où cela n’est pas permis, de s’élever tout seul dans un monde où l’on ne s’élève qu’en rampant, qu’en s’usant les genoux et en courbant l’échine. L’étonnant, ce n’est pas que l’abbé Groulx ait été ignoré pendant les fêtes du quatrième centenaire : c’est qu’il soit ce qu’il est.

Le Travailleur, de Worcester, Mass., rend aussi son hommage à l’homme « qu’on a bêtement mis de côté, ignoré, lors des fêtes du quatrième centenaire de la découverte du Canada » et cite l’article de Georges Langlois. La Liberté, de Winnipeg, fait de même.

Bel éloge, trop bel éloge que je m’excuse de reproduire. La chose importe néanmoins pour l’intelligence de ce qui va suivre en ce volume de Mémoires. Pour cet oubli, la jeunesse aurait pu s’en prendre à elle-même. Elle me faisait alors une publicité tapageuse, sans égard pour les oreilles des puissants. Elle avait oublié, en 1934, que les politiciens ont l’œil au guet et la rancune tenace.

Je note, en avril 1934, une conférence à l’Université d’Ottawa, sur « Le dernier voyage de Cartier ». Une autre fois, tard, l’année suivante, le 29 octobre 1935, il m’est donné de m’exprimer sur Jacques Cartier et son œuvre. L’invitation, on le devine, ne me vient pas des milieux proprement officiels. Nous sommes à l’anniversaire de la visite de Cartier à Hochelaga. La Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal décide de commémorer la grande date. À la manifestation du soir, au Monument National, elle m’invite à prononcer la conférence. La soirée est placée sous la présidence du maire de Montréal, Camillien Houde et de M. J.-Alfred Bernier, président de la Société. Et je serai flanqué de deux sénateurs, l’un pour me présenter, l’autre pour me remercier : les honorables Rodolphe Lemieux et André Fauteux Ont-ils voulu faire oublier certains incidents de l’année précédente ? Les deux sénateurs — deux de mes amis, au reste — s’entendent pour me couvrir de fleurs. Leurs allocutions et ma conférence ont été recueillies dans un petit volume publié par la Société Saint-Jean-Baptiste sous ce titre : Sur le Mont-Royal, Jacques Cartier. — Hommage au découvreur du Canada, octobre 1535-1935. J’y renvoie.

L’auditoire — une salle comble — écoute dévotement ma conférence. En cette année 1935, rien de plus facile que de dire des choses brûlantes. Et les choses brûlantes me viennent peut-être trop spontanément aux lèvres. Je ne manque point d’en dire en ma conclusion et qui ne ratent point leur effet. Des paroles assez dures secouent d’abord les assistants : « Au Canada tel fut, à son début, le rêve français. De ce rêve, qu’avons-nous fait ?… Pauvre peuple ! Que n’est-il possible, ce soir, de faire passer, sur son front penché et blasé, un peu du vent qui soufflait dans les vergues de l’Émérillon et de la Grande Hermine, vent enivrant et large comme le rêve des forts !… Ta vie, voilà soixante ans qu’on la fait tourner autour d’une boîte à scrutin » (Parole risquée que d’aucuns ne me pardonneront jamais).

De là j’indique quelques moyens de ressaisie, de redressement, en particulier, la réforme scolaire : changer l’atmosphère des écoles, obtenir qu’on n’y fasse pas que des demi-Canadiens français. Et cette finale à la jeune génération, appel qu’elle eut garde de ne pas entendre :

Enfin j’aurais envie de dire à sa jeunesse : jeunesse qui vois plus clair parce que tu as plus souffert, je t’en supplie, prends, de nos problèmes, non plus la vue mesquine ou morcelée qui a tant dispersé notre effort, mais la vue compréhensive, ordonnée, principe de l’action forte, triomphante. Ton idéal, ton labeur, place-les sur un plan si haut que n’aient plus chance ni moyen de se diviser que les petits hommes. Et surtout sois jeune et sache la puissance de la jeunesse. Et puisqu’il nous faut recommencer par un relèvement moral, un redressement de confiance, et qu’il faut décourager le découragement, à tous les scepticismes, à tous les blasements, à toutes les timidités, à toutes les peurs séniles, oppose l’ardeur impétueuse de ta foi, ton courage, ton allant. Et ne te demande pas de quoi sera fait notre avenir. Appelle Dieu à ton aide. Et, cet avenir, fais-le.

Parole qui en rejoint une autre que je prononce, en ce temps-là, au Long-Sault, à une fête de Dollard : « Jeunes gens, vous n’avez pas de chefs, dites-vous. Passez-vous-en ! »

Après Le Devoir, Le Bien public, La Patrie du 3 novembre 1935 font écho au discours du Monument National.





Orientations

Pourquoi ce titre et d’autres qui vont lui ressembler — Directives, par exemple — ? Pourquoi cette prétention, en somme, au rôle d’un porteur de boussole ? C’est presque se demander le pourquoi de la « littérature engagée » ? Serait-ce, comme quelques-uns l’ont dit, ambition d’esprit impérieux, pris de l’orgueil de s’imposer à la foule, à son temps, de modeler l’opinion selon son rêve, sa philosophie, pour l’âpre volupté de dominer, de se savoir chef de file, chef d’école ? Serait-ce pure affaire de tempérament, d’animal d’action, d’un Lyautey, par exemple, qui n’a de cesse, de joie enivrante qu’il n’ait pétri quelque part la pâte humaine, selon l’idée, l’exemplaire qu’il trouve en soi-même ? Serait-ce plutôt et plus modestement acte tout simple de propagandiste, disons mieux acte d’apôtre, de passionné de l’idée, du vrai, qu’attriste le spectacle de toutes les misères de l’esprit, de toutes les servitudes imméritées, et qui se refuse le droit de garder égoïstement ce qu’il estime la vérité, vérité illuminatrice, vérité libératrice ? Que l’écrivain engagé qui se sait lu, écouté, suivi, se défende mal d’un peu de joie, sans doute vaniteuse, bien vaniteux qui l’oserait nier. Cette confession faite, puis-je affirmer, en toute loyauté d’âme, que si j’ai ambitionné parfois d’orienter les miens, surtout la jeunesse, je n’ai rien voulu accomplir d’autre que mon devoir d’homme et sans doute aussi de chrétien et de prêtre. Et c’est ainsi que parut Orientations.

Pour étrange que la chose paraisse, voici bien celui de mes ouvrages qui, en ce temps-là, obtient le plus large et le plus profond retentissement. À quoi le doit-il ? Voilà pourtant la sorte de livres que j’estime médiocrement : des recueils, des mélanges, des pages choisies. Je n’aime pas gratter le fond de mes tiroirs. J’ai souvent pesté contre les impuissants qui s’abandonnent à cette faiblesse. Mais, hélas, il faut compter parfois avec la gent tenace des éditeurs. Et le plus sûr moyen de se délivrer de ces crampons, ne serait-ce pas de céder, en définitive, à leur importunité ? Ainsi, quatre fois, en ma vie, il m’arrivera de gratter, mais non sans vergogne, mes tiroirs. Eugène Achard vient de fonder les éditions du Zodiaque. Déjà il a embrigadé Robert Rumilly, Marius Barbeau, Aegidius Fauteux, Marie Le Franc, Armand LaVergne, Robert Choquette. Il vient frapper et refrapper à ma porte. Je n’ai nul ouvrage d’histoire à lui offrir. Il se rabat sur un certain nombre d’écrits et de conférences jetés dans le public, en ces dernières années. La plupart ont déjà paru en brochures. L’objection n’embarrasse point l’éditeur. Pour me faire une place dans le Zodiaque ’35, Achard remet même à plus tard, la publication d’un Mgr Provencher déjà tout prêt. Le recueil paraît donc à l’automne de 1935. Dans « un simple mot » d’avertissement, je m’explique. Rien de neuf en ce volume, sauf le dernier chapitre. Rien de l’auteur, non plus, mais des idées qui « sont le bien de tous ceux qui réfléchissent ». L’ouvrage s’adresse particulièrement à la jeunesse : d’ici cinq à dix ans, « les jeunes Canadiens français auront à prendre deux ou trois décisions d’une extrême gravité ». Puisse ce petit livre leur fournir « quelques éléments de [leurs] décisions ».

À quoi le petit livre doit-il son succès ? À cela, je crois bien, qu’en la période agitée où il parut, période d’anxiété, période du grand chômage, où la jeunesse surtout ne savait de quel côté se tourner, le livre, au bout de la route sombre, projetait quelques lueurs. Spontanément, je l’ai intitulé : Orientations. Et le titre dit bien mon propos : à une génération désemparée par le cataclysme social, fournir, si possible, quelques raisons de vivre, quelques motifs de ressaisie. D’où cette insistance sur le problème proprement national, sur l’éducation nationale, sur nos responsabilités intellectuelles, sur celles de la jeunesse estudiantine, sur nos positions historiques et constitutionnelles, sur notre avenir en Amérique. Que dire de l’à-propos de ces Orientations ? Ceux qui ont vécu cette période de 1930 à 1939 apprirent jusqu’à quel point les temps troublés suscitent les réformateurs, les guérisseurs à bon marché, les charlatans pour tous maux connus et inconnus. Vers 1932 ou 1933, une véritable prolifération se produisit de ces pauvres bougres, marchands d’antidotes, de recettes qui, avec un air inspiré, vous apportaient leurs projets de libération, de docteurs guérit-tout, parfois même projets de constitutions politiques largement élaborés, tout pleins d’une métaphysique abstruse. Sauveurs, « réformateurs », comme nous les appelions, qui, pendant deux heures, trois heures, vous exposaient leur « affaire » avec une conviction sombre, et qu’il fallait écouter sans broncher, et surtout sans sourire. Plaie d’Égypte qui s’était à ce point répandue que, pour nous débarrasser de ces fâcheux, nous nous les passions l’un à l’autre : Montpetit les renvoyait au Père Papin Archambault ; le malin Jésuite me les renvoyait, et pour n’être pas en reste de malice, je les renvoyais à Minville, après avoir décliné ma compétence en ces problèmes ténébreux. Phénomène des temps troublés, ai-je dit, que cette germination de pseudo-prophètes. En cette année 1958, où j’écris ces lignes, les prodromes d’une autre crise économique ont déjà fait surgir le même phénomène. J’ai là, sur mon bureau, un long projet de république canadienne qui nous apporterait une palingénésie.

Orientations était bâti de « pièces de rapport » jointes de main légère par une idée dominante : le souci national. Disons une invite à une prise de conscience aiguë de ce qui pourrait s’appeler la faiblesse, l’inconsistance du vouloir-vivre collectif de la nationalité canadienne-française, et par suite fatale, de son peu d’attachement à sa culture, à sa tradition historique. Cheminement d’un mal secret dont l’auteur croyait discerner les symptômes, tout particulièrement au lendemain de la Confédération. Régime politique qui, selon lui, aurait brouillé au possible la notion même de l’idée ou du mot « national », mêlant arbitrairement et le sens politique (sens fédéral) et le sens culturel ou proprement canadien-français. Mal équivoque, que n’ont su corriger, disais-je en ce temps-là, les chefs politiques du Québec, collaborationnistes à Ottawa de la majorité anglo-saxonne, collaborationnistes également, dans la capitale québecoise, des partis fédéraux, c’est-à-dire serviteurs de leurs partis respectifs avant de l’être de leur province et de leur nationalité. Mal, ajouterai-je, pour ma part, pas même corrigé par un enseignement scolaire trop étranger à l’idéologie nationale, n’en transmettant que des bribes inconsistantes, incapable au surplus de s’appuyer sur le solide fondement d’une histoire elle-même réduite à des manuels étriqués, encore exclue jusqu’en 1915, des chaires d’université. Et la crise économique exerçait ses ravages jusque dans les esprits. Tant que le peuple avait vécu dans les campagnes, replié sur ses terres, il avait pu attendre de cette source au moins de quoi manger ; les crises avaient passé sur sa tête sans trop l’ébranler. Il se sentait encore petit patron. Mais on sait la terrible évolution. Pour le plus grand nombre, nos gens ont planté leur foyer dans les villes. Le jour où, sans travail, ils battront la semelle sur les pavés, et pour vivre et faire vivre leur famille, on leur infligera l’humiliante pitance du chèque de chômeur, ce jour-là, à l’instar des émigrants de 1830-1860, fuyant une patrie où ils crevaient de faim, pourront-ils ne pas se désaffectionner d’un pays et d’institutions qui les auront condamnés à pareille misère ? La crise économique au Québec se doublait d’une crise de patriotisme.

Qu’offrait donc au public Orientations ? Rien à coup sûr d’un manifeste ni d’un programme codifié de l’enseignement du patriotisme. Entre les discours, conférences, articles de revues qui constituent les chapitres du livre, un seul lien organique peut-être : une pensée, une inquiétude qui alors, et on sait lesquelles, m’obsèdent au plus haut point. Au reste, la plupart de ces discours ou écrits avaient paru dans les journaux ; quelques-uns même, ai-je déjà dit, avaient pris la forme de brochures. Serait-ce leur tassement en quelque 310 pages qui leur aurait conféré plus de prenant, plus de vigueur ? Tous ceux qui se sont livrés à quelque propagande ont appris qu’il n’y a rien de tel que de sonner inlassablement la même cloche, ou de monnayer longtemps la même idée, ou de frapper comme un sourd sur la tête du même clou. Dans Orientations, il y en avait, au surplus, pour tout le monde : pour l’école primaire, pour les écoles normales, pour l’université, pour « l’esprit estudiantin », surtout pour la jeunesse alors anxieusement aux écoutes ; il y en avait pour nos intellectuels ; il y en avait pour nos minorités et voire pour les Franco-Américains.

Ma surprise, dois-je y revenir, sera l’étonnante faveur prodiguée à ce petit livre. L’accueil du public allait dépasser tout ce que l’on avait accordé jusque-là à d’autres de mes ouvrages, ouvrages que j’estimais pourtant plus organiques et plus substantiels. Valeur de signal, témoignage sur un moment d’histoire ? Tous les journaux, toutes les revues d’un peu de crédit vont s’occuper d’Orientations, discuter le livre, et, le plus souvent, en presser la lecture. Achard lance le volume pendant une campagne électorale, en ce temps peu propice où les démocraties déraisonnent à bouche que veux-tu. Orientations fera quand même son chemin. On s’acharne à y trouver un « comprimé », un « condensé » de ce que l’on appelle ma doctrine : doctrine de réveil, de relèvement, d’action, de vie nationale. Lisez ce livre !, en-tête d’un article d’Omer Héroux dans Le Devoir (25 octobre 1935). Pour l’ami Héroux : « Une puissante unité organique domine ce livre… Il y a là, ramassé, condensé, éclairé par l’étude, le résultat de trente années d’observation et de méditation… » La Province (12 janvier 1935), organe de l’Action libérale nationale et de son chef Paul Gouin, exhorte les Canadiens français à chercher là les « directives nécessaires » à notre survie comme « entité nationale distincte ». Pour Paul Gouin, l’auteur d’Orientations serait « le chef racial incontesté des Canadiens français ». Dans Le Droit d’Ottawa (19 octobre 1935), voici Léopold Richer qui écrit : « Jamais M. Groulx n’a parlé aussi nettement. Jamais il n’a mieux défini sa doctrine. Elle s’impose à l’heure actuelle de toute la force d’une âpre nécessité. Elle est la seule qui puisse assurer notre plein développement comme entité ethnique. » Lisons maintenant ces quelques mots de Camille Bertrand dans Le Devoir (12 octobre 1935) : « Orientations est plus qu’un livre. C’est une œuvre… Tout l’essentiel de la doctrine de notre relèvement national est dans ce beau livre. »

Pour une grande part, la jeunesse fit le succès d’Orientations. Elle était lasse des chefs d’hier, du vide de leur doctrine, de leurs gestes équivoques. L’auteur, lui semble-t-il, parlait une autre langue, lui apportait quelque chose de neuf, de vrai, d’entraînant, répondait à son inquiétude. Pour le fondateur de La Relève, Paul Beaulieu, mes prises sur l’opinion proviendraient « d’un contact intime avec la jeunesse ». Pour Eugène L’Heureux, encore nationaliste jusqu’au tréfonds, Orientations, c’est l’évangile d’une « doctrine régénératrice ». « Les Canadiens français, leurs chefs en tête, écrit-il dans L’Action catholique (21 octobre 1935), ont complètement faussé l’orientation donnée à la Race par leurs pères… Une jeunesse débordante de vie, qui voit l’horizon borné tout autour d’elle, se révolte contre les postulats nationaux qui ont amené la déchéance collective de leurs compatriotes. Des chefs politiques qui ne sont pas des chefs nationaux, la jeunesse n’en veut plus. Une organisation économique dont le résultat fatal est l’asservissement de sa race, la jeunesse n’en veut plus. » Auparavant le journaliste avait lancé cette phrase : « La doctrine nationale de M. l’abbé Groulx est celle qu’il faut graver dans l’âme de toute notre génération. » Veut-on le sentiment d’un vrai jeune ? Raymond Douville, l’un de mes étudiants d’hier à l’Université, me décerne le rôle du prophète, pas moins, clamant sa doctrine devant la foule distraite ou hostile : « C’est pourquoi le dernier livre de l’abbé Groulx nous émeut et nous transporte… Un seul contre tout un peuple d’indifférents, qui lutte depuis tant d’années pour nous éveiller et nous trouve après chaque appel plus endormis encore, quel héroïsme et quelle ténacité ! » (Le Bien public, 31 octobre 1935). Un autre jeune, un Jeune-Canada celui-ci, Thuribe Belzile, souhaite, au nom de son groupe, qu’Orientations suscite « un mouvement judicieux et irrésistible de restauration nationale ». Enfin, mettons un point à ces litanies louangeuses par cette conclusion de Paul Beaulieu, dans La Relève, citée plus haut : « Ce livre est celui d’un maître. La jeunesse cherche un chef pour la conduire à de nouvelles conquêtes héroïques ; un maître s’impose et lui offre une doctrine précise, une mystique qui entraîne à la marche allègre et confiante vers l’accomplissement de notre mission catholique et française. »

En ces éloges où il faut faire la large part à un indulgent enthousiasme, une note me frappe et me plaît plus que toute autre, et c’est, en dépit de mes diagnostics souvent sévères, l’optimisme qu’on m’attribue et dont, en ma vie, je crois ne m’être jamais départi. « Groulx est trop français, le défaitisme ne mord pas dans son âme, écrira Paul Beaulieu, dans La Relève (nov. 1935). Il s’est donné une mission, et il continue en droite ligne, sans biaiser. » « Il ne cède ni au pessimisme ni à la désespérance, concède M. Héroux à l’auteur d’Orientations. Il a pour cela trop de Foi, au sens le plus élevé, trop de confiance aussi dans les vertus natives de son peuple. Il sait que Dieu a fait les nations guérissables. » Même compliment dans Le Petit Journal (27 octobre 1935) : « Devant nos questions nationales, dressant le constat de nos retards, de nos insuffisances et de nos responsabilités, l’abbé Groulx est sévère. Cependant il se sépare tout à fait des dénigreurs qui semblent prendre un malin plaisir à énumérer ces déficiences. Sévère, dur parfois comme il le faut bien, celui qu’on appelle souvent un professeur d’énergie, un professeur de fierté française, est au fond un optimiste. Il a confiance dans l’avenir de ce peuple, qui peut être splendide… » Compliment encore plus explicite d’un quelqu’un qui signe : J. B., dans L’Action universitaire (nov. 1935) : « Et ce qu’il faut… admirer le plus, je crois, dans l’œuvre, dans l’attitude de M. Groulx, c’est que ce maître d’énergie n’est pas un pessimiste. Sa foi est tellement ardente, ses convictions sont si profondément ancrées au plus intime de son être, que même après avoir disséqué nos misères, dressé le tableau révélateur de nos défaites, souligné nos pires défauts, il se redresse soudain avec une fierté communicative et laisse entrevoir la victoire au bout d’une route parsemée d’embûches. »

Signe des temps ! Un petit livre, un simple recueil de discours et d’écrits obtenait pareille audience, remuait une large opinion. Signe de terribles déficiences, dira-t-on, signe d’une époque pauvre en toute façon qui s’accrochait à si peu ! Peut-être. Mais signe aussi d’une époque où il y avait de la vie, où il y avait une jeunesse travaillée par les grandes inquiétudes, l’esprit facilement ouvert aux idées claires, à la foi, aux nobles appels. Comment cette génération s’est-elle fermée sur elle-même, sans lendemain, comme un livre resté inachevé, sans épilogue ? Elle a vieilli ; elle n’a pas été remplacée. À peine a-t-elle survécu elle-même à sa jeunesse. Elle s’est effondrée dans le double désastre de l’Union nationale et du Bloc populaire. Mais n’allons pas anticiper sur les événements. Que je prenne seulement en passant cette leçon d’humilité.

Notre maître, le passé — 2e série

Un livre d’histoire celui-ci, le sixième de mes ouvrages parus depuis 1931. En dépit d’une existence agitée et surmenée, je n’ai pas négligé mon devoir d’état. À l’histoire, on le verra, j’ai donné le meilleur de ma vie. Une conviction me possède au surplus, en ce temps-là, conviction peut-être discutable, mais on ne m’eût pas enlevé de l’esprit que je ne pouvais mieux servir mes compatriotes et surtout la jeunesse qu’en me livrant à mon métier d’historien. L’histoire, suprême tonique, ce me semble, dont notre peuple ne saurait se passer. Que de fois, aux amis trop tenaces ou même importuns qui tentent de m’arracher à mon professorat, ai-je rétorqué : « Laissez-moi bâtir en paix notre histoire ; c’est là que je puis le mieux servir. L’histoire, insistais-je, ne se bâtit pas en parcourant les routes, les tribunes. Elle ne se fait ni en auto ni en chemin de fer. » Ce tonique, le public en ressentait-il quelque besoin ? La réponse serait l’accueil accordé à cette deuxième série de Notre maître, le passé. Le volume paraît, il est vrai, en décembre 1936, à la veille du centenaire de 1837. Les esprits sont aux aguets. L’anniversaire est de taille. N’y aura-t-il pas lieu de le célébrer, ou, à tout le moins, de le commémorer ? Des projets s’esquissent. À Montréal, et peut-être ailleurs, les autorités religieuses s’inquiètent. Un jour où je me promène en face de mon domicile de la rue Sherbrooke, une limousine tout à coup rase le trottoir : de l’intérieur un personnage ecclésiastique me fait signe de monter dans la voiture. Le personnage est Mgr Georges Gauthier, alors administrateur du diocèse de Montréal. Que me veut-il ? Précisément m’interroger sur l’opportunité des célébrations qu’on projette pour 1937 et sur le rôle possible ou opportun du clergé en l’affaire. J’opine évidemment pour une participation discrète du clergé dans les prochaines commémorations. Mais je sers à mon chef ecclésiastique, puisqu’il le requiert, une bonne part, sans doute, de l’entrevue qu’à peu près vers le même temps, j’accorde sur le sujet à M. Arthur Laurendeau. Notre maître, le passé (2e série) contient cette entrevue déjà parue dans L’Action nationale (juin 1936) et que M. Laurendeau était venu m’arracher à Vaudreuil où je prenais quelques semaines de repos. Pour la première fois, un historien, geste audacieux, osait risquer une défense des « Patriotes de ’37 ». À une question précise de mon interlocuteur : « Donc, mon cher professeur, il y a lieu de réformer nos jugements sur ’37 ? », j’avais répondu :

— En somme…, il y a lieu de condamner, mais il y a lieu de changer la formule de la condamnation ; et il y a lieu de juger avec plus de modération, plus de nuances que dans le passé…

Au cours de l’entrevue accordée à M. Laurendeau, j’avais tenté de replacer les événements de ’37 dans leur ambiance ou conjoncture historique. Méthode à mon sens trop négligée jusque-là. Et c’est précisément pour avoir oublié ce principe élémentaire de critique historique que publicistes ou anciens historiens n’avaient trop souvent présenté de ce fait d’histoire, de ses causes et de ses antécédents, qu’un aspect étriqué. Ils n’y avaient vu qu’une vaine querelle de politiciens casuistes autour d’un vote de budget, c’est-à-dire d’un rite parlementaire, loin d’y discerner une question « nationale » embrassant le domaine économique, social, même culturel, autant dire toute la vie, tout l’avenir d’un peuple. On en faisait, en outre, une querelle exclusivement canadienne-française, propre au seul Bas-Canada, alors que des malaises presque identiques agitaient toutes les provinces britanniques de l’Amérique du Nord. Surtout, en cette effervescence politique l’on ne voulait retenir, afférente au Bas-Canada, que l’inique attitude du clergé et son malheureux dénouement, attitude à la fois mal comprise et mal expliquée. Sur ce dernier point le nouveau volume contenait un autre et long chapitre intitulé : « Les Patriotes de 1837 et le clergé », chapitre d’histoire absolument inédite, puisé aux archives de l’Archevêché de Montréal et de l’Évêché de Saint-Hyacinthe et où bien des demi-vérités étaient mises au point. Toujours sur ’37 ou s’y rapportant de quelque manière, ce Notre maître, le passé offrait d’autres études et par exemple sur « Le Papineau de M. Rumiliy », sur « Les idées religieuses de Louis-Joseph Papineau ». Sur l’union des Canadas, j’y dessinais le portrait d’ « Un chef de trente-trois ans » (Louis-Hippolyte LaFontaine). Autant de chapitres qui conféraient à l’ouvrage un caractère d’actualité. On le trouvait également plus substantiel, plus étoffé, moins académique, moins enflé de rhétorique, que le premier tome de la même série. J’y avais inclus, entre autres essais : « À travers les vieux journaux du British Museum », fruit de l’une de mes incursions parmi les journaux anglais lors de la discussion de l’Acte de 1774 au parlement britannique, puis « Le Dossier de Dollard », considérablement remanié et enrichi, d’autres pages d’une histoire peu connue : « Un mouvement de jeunesse vers 1850 », et « Les Canadiens français et l’établissement de la Confédération ». « La France d’outre-mer », texte de la conférence que j’avais prononcée en février 1922, à Paris, devant les Publicistes chrétiens, venait clore le livre.

En ce temps-là, on l’aura retenu, l’histoire possède sur l’opinion un singulier mordant. On la lit passionnément. Les nouveaux historiens, ou ceux qui s’appellent « l’école de la nouvelle interprétation », n’ont pas encore dévalorisé le passé. La nouvelle série de Notre maître, le passé reçoit donc l’accueil dont profite alors cette espèce d’ouvrages. On me pardonnera de ne pas aligner, de nouveau, les articles élogieux d’Omer Héroux, de Léopold Richer, d’Eugène L’Heureux, de Donatien Frémont, du Quartier latin, du Bien public, de Raymond Douville, de Maurice Hébert dans Le Canada français (mars 1937). Livre d’actualité, ouvrage indispensable, répètent ces indulgents amis. Tenons-nous-en à deux critiques, nouveaux venus parmi ceux qui daignent s’occuper de mes travaux d’histoire. Le premier est un jeune religieux franciscain qui s’est taillé une réputation enviable dans la critique littéraire. Le jeune disciple de saint François a des ongles, même des griffes. Sa critique égratigne souvent sans pitié. Il est à la page, a du goût, fraie volontiers dans les salons littéraires. Pour la première fois, je le crois bien, il s’occupe de l’un de mes livres (La Province, 6 mars 1937). Le Père Carmel Brouillard n’aime guère, et puis-je lui en vouloir ?, certaine portion de ma littérature : Les Rapaillages, mes romans, en général ma prose oratoire qui, dans Orientations par exemple, aurait besoin qu’on y passât la serpe. Il ne retient que mon œuvre historique qu’il accable de toutes sortes de compliments. « Dans l’œuvre imposante de l’abbé Lionel Groulx, son dernier livre [Notre maître, le passé (2e série)] restera comme la synthèse harmonieuse de ses pensées et de son style. » Livre « royalement écrit » qui « offre le mérite d’être actuel ». À propos de mes chapitres sur ’37, le bon Père s’élève jusqu’à la gamme des hauts éloges : « Il fallait toute la science, la dextérité exégétique et la prudence audacieuse du maître pour aborder et réussir de tels sujets… Il ne se montre pas seulement historien profond, mais canoniste habile et psychologue averti. » Mes pages sur Papineau « comptent parmi… les plus émouvantes de notre littérature ». J’en passe. Le critique franciscain tombe un peu lui-même dans le « brillanté » et l’intempérance verbale qu’il me reproche, non sans raison. Mais encore une fois, signe d’un temps, dirai-je, où l’histoire gardait son entier prestige. Les spécialistes n’étaient pas seuls à s’y intéresser ; l’opinion moyenne s’en nourrissait comme d’un plat de choix ; la gente critique elle-même, gente capricieuse et de fine bouche, qui, aujourd’hui, ne mesure nos progrès littéraires que selon la cote du roman ou de la poésie — et quelle poésie et quels romans ! — cette gente ne croyait pas indigne de son rôle olympien de se mettre sous la dent un ouvrage d’historien.

Un autre critique me causera plus vive surprise. Celui-là a plus que des griffes ; il a le coup de poing facile. Sa plume se transforme volontiers en gourdin ou stylet. Il a le mot truculent, sonore. Polémiste passionné, fougueux, entier, tranchant. Chevalier au Moyen Âge, de son épée, comme Roland, il eût tranché les monts pyrénéens. Malheur à qui tombe sous la main de ce disciple de Léon Bloy ! Il exécute, dépèce l’adversaire avec la joie féroce de l’épervier dévorant sa proie terrassée. Le polémiste a pourtant quelques parties de choix : il a du courage et il est capable de générosité. Or il arrive que Claude-Henri Grignon — plus connu alors sous son pseudonyme de Valdombre — vient de fonder ses Pamphlets dont le no 3 est de février 1937. C’est en ce numéro que paraît son article : « Notre Maître, l’abbé Groulx ». Jusque-là le pamphlétaire ne m’a guère ménagé. Mes romans, en particulier, lui ont donné sur les nerfs, et, s’il faut l’en croire, lui auraient arraché « des jurons que nos féministes ne priseraient pas beaucoup ». Il ne goûte pas davantage mes « tracts sur les questions sociales ». Il s’incline devant l’historien et pas à demi : « L’œuvre historique de l’abbé Groulx, voilà l’exégèse qui nous grandit, voilà la fresque lumineuse qui écrase de tout son poids et de toutes ses couleurs le monde de nos lettres imitées et serviles. » Quelques pages plus loin, Valdombre renchérit : « Qu’on me cite dans la littérature canadienne un autre historien qui ait réussi à créer de la vie avec des textes incontestables, et disons le mot, avec un peu de poussière du temps. Pas même Garneau qui possédait, toutefois, un sens assez aigu de la poésie de l’histoire. L’abbé Groulx est seul. Il règne. Il domine. » Pour excessif que pût être ce jugement de Valdombre, il ne resterait pas sans effets. On craignait beaucoup le pamphlétaire. Il me vaudrait un parapluie contre bien des averses ; il enseignerait prudence et discrétion aux petits envieux qui n’ont de courage qu’au sein d’une meute ou à la file. Et, sans l’avoir voulu, Valdombre serait de ceux qui peu à peu me dresseraient, hélas, un piédestal et m’assigneraient un rôle pour lequel je n’étais point fait.


Note de l’éditeur
  1. Il existe même une ébauche datée du 5 avril 1923.