Mes mémoires (Groulx), tome III/vol. 6/Mouvements de jeunesse

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Fides (p. 269-300).

IV

MOUVEMENTS DE JEUNESSE

Revenons une fois de plus en arrière. Je décris et raconte et ne l’oublie point, les mouvements d’opinions, surtout dans les milieux de jeunesse, mouvements qui, à mon sujet, vont susciter, entretenir tant d’équivoques et d’illusions. Le grand chômage atteint au vif la jeune génération. Un pays ne traverse point impunément ses régressions économiques. La jeunesse entre dans la vie, piaffante, bruissante d’ambitions. Elle voit devant elle toutes portes fermées. Volontiers s’en prend-elle aux aînés qu’elle tient responsables de ses malheurs. Alors qui s’étonnera qu’en ces dix années 1930-1940 foisonnent les mouvements de jeunesse d’allure plus ou moins révolutionnaire ? On y a le verbe haut, le poing levé, l’anathème en bouche contre les gens en place, les politiciens impuissants. À tout prix l’on veut du changement, du neuf, de l’air pur, et par les fenêtres trouées s’il le faut. Finie la résignation aux inévitables misères. Et l’on cherche les hommes qui se refusent, eux aussi, aux maux immérités de l’époque et qui ne craignent pas de secouer les chaînes. Sans doute, parmi les jeunes révoltés, esprits plus vigoureux, discerne-t-on, malgré tout, la petite tribu des faibles, des résignés, des blasés, déchets de toutes les crises : « génération de vieillards » qu’un étudiant de l’Université Laval, J.-Charles Bonenfant, s’applique à décrire dans le journal Le Béret (article reproduit dans L’Action catholique du 29 nov. 1932). Pour l’étudiant, cette « génération de vieillards » serait la sienne ; il l’aurait rencontrée au collège, à l’université, au fond de lui-même. La « crise », gémit-il, aurait « vieilli tout ce qui restait de jeune dans le monde ; nous sommes devenus vieux avant d’avoir vécu, et nous allons vers la tombe un peu fiers de nos cheveux blancs prématurés ». « Génération de vieillards », Jean-Charles Bonenfant tient au mot. Et cette cohue de jeunes vieux, il lui fouille l’âme ; il l’analyse, il s’essaie à la définir. Signes caractéristiques : absence de détermination ; point de crise de foi, mais la mort silencieuse du sentiment religieux ; point d’épouvante métaphysique ; point de désintéressement, non plus, mais des « struggle forlifeurs » ; point d’enthousiasme, bien entendu. Où trouver, au Canada français, « ce feu sacré » qui embrasait les auditeurs des premiers cours de Bergson au Collège de France ? « Aucun danger pour qu’en 1932 [chez nous] une Affaire Dreyfus divise les jeunes gens en deux camps ennemis. » Et les causes, les raisons de ce triste état d’âme de la jeunesse, le jeune journaliste du Béret les énumère comme suit : vie moderne ou vie de l’après-guerre, puis la « crise », puis l’absence de maîtres de la pensée et de l’action, tels qu’en France Barrès, tels qu’au Canada français Bourassa et ses lieutenants, LaVergne, Lamarche. École éteinte que celle-là et une autre formée à Montréal « autour de l’abbé Groulx ». Au surplus « les événements manquent qui seraient capables de faire vibrer les jeunes ».

Tableau attristant et morose, certes, encore que brossé de traits trop accusés, dira-t-on. Cependant un excellent observateur de son temps, éducateur de mérite par surcroît, le Père Théophile Hudon, s.j., n’est pas loin de cette vue pessimiste. À propos de mon deuxième tome de L’Enseignement français au Canada, il prononce ce bref et sévère jugement sur une génération où il n’y aurait pas que des vieux :

Le livre de l’abbé Groulx fera son chemin. Avec la génération actuelle, il n’y a pas grand’chose à faire : dans ses veines court le poison dont elle n’a pas même conscience (Le Devoir, avril 1934).

N’était-ce pas trop généraliser ? Nulle époque, à tout prendre, ne parut plus fertile en ressauts de jeunesse. Les mouvements surgissent, prolifèrent de toute part, avec des fins, des buts divers, mais en réaction unanime et vive, le plus souvent violente, contre l’état de choses, l’insupportable présent, contre les aînés à qui l’on prodigue la réprobation. À quelques-uns de ces mouvements, les circonstances m’ont particulièrement mêlé ; je n’ai ici qu’à rappeler mes souvenirs.

L’Action nationale

Voici d’abord L’Action nationale. Un jour de 1932, je loge alors au 2098, dans la côte de la rue Saint-Hubert, près de la rue Sherbrooke, je reçois la visite du Père Alexandre Dugré, jeune jésuite qui se donne volontiers, sans effort du reste, des airs de mousquetaire. Un volcan toujours à la veille d’éruption. Esprit impétueux, mais généreux, d’un patriotisme ardent. Un passionné des terres neuves, de l’établissement des colons, panacée, pour lui, de presque tous nos maux. Il défend ses thèses avec autant d’âpreté que d’enthousiasme. À quoi le comparer encore ? À un Chantecler, sans doute, qui saurait claironner le réveil, mais aussi se servir de ses ergots. Avec tout cela, de remarquables dons d’orateur, tout en saillies pittoresques, le plus joliment du monde ; don aussi d’écrivain d’un mordant, d’une sève qui ne demandait qu’à déborder. Ce Père Alexandre, combien différent de son frère aîné, le Père Adélard, jésuite lui aussi, mais l’incarnation du calme, de l’esprit pondéré, excellent conseiller, portant sous l’écorce toute la lave de son jeune frère, mais une lave refroidie. Donc, ce jour-là, le Père Alexandre, ainsi que nous l’appelions, m’arrive en trombe. De toute évidence il s’en vient me sermonner. Une pluie se déverse tout de suite, à gros grains, presque de la grêle : « Je perds mon temps ; ma vocation véritable n’est pas l’histoire, mais l’action, rien que l’action. Le feu est à la maison ! Ma place est-elle sur le trottoir à regarder les pompiers ? Puis pourquoi avoir laissé mourir L’Action française ? Et pourquoi ne pas la ressusciter ? La jeunesse m’appelle, m’attend. Vais-je donc m’embourgeoiser ? » Je subis l’averse avec un demi-sourire. Le devoir d’état, rappelai-je à mon bouillant visiteur, mérite tout de même quelque respect. Je n’ai pas choisi mon métier d’historien ; mes supérieurs ecclésiastiques me l’ont imposé. Écrire l’histoire de son pays, est-ce tâche si spéculative, si stérile, même en temps de crise ? Notre pauvre peuple s’en va de zigzags en zigzags ou s’affale au bord de la route, parce qu’il manque de boussole, de viatique. Il ne trouve rien à quoi s’accrocher, rien pour lui réapprendre la route de son destin. En quel temps, besoin plus urgent s’est-il fait sentir d’un enseignement de l’histoire nationale, enseignement délaissé, hélas, depuis plus d’un demi-siècle, et tombé dans toutes nos écoles, en une complète déchéance, pour ne pas dire dans le néant ? Je rappelle encore au cher Père le caractère absorbant du travail de l’historien, son incompatibilité totale avec l’action publique. Hélas, je ne convaincs qu’à demi mon visiteur. Quand même, je refuse net de reprendre la direction d’une autre revue, mais le Père ne s’appelle pas Alexandre pour rien ; il n’a de cesse qu’il ne m’arrache la promesse de faire au moins partie du comité de direction d’une autre revue, si elle vient à naître.

La nouvelle revue naquit. Le 1er numéro est de janvier 1933. Elle s’appela : L’Action nationale. La Ligue d’Action nationale, récemment fondée, en assuma la publication. Ce nom, puis la liste des membres de la Ligue révélaient la collaboration des anciens de L’Action française et de quelques hommes de la jeune génération. Parmi les anciens, je relève au moins quatre noms : Pierre Homier (Père Papin Archambault), Anatole Vanier, Arthur Laurendeau, Lionel Groulx. Les jeunes occupent la large part : Esdras Minville, président de la Ligue, Hermas Bastien, secrétaire ; puis suivent Eugène L’Heureux, Olivier Maurault, p.s.s., l’abbé Albert Tessier, Harry Bernard, René Chaloult, Wilfrid Guérin, Léopold Richer. Sur mes instances, Harry Bernard accepte la direction. La revue débute avec entrain. Elle prend avec aisance la succession de L’Action française. À beaucoup d’anciens collaborateurs et non des moindres, l’abbé Philippe Perrier, Mgr L.-A. Paquet, Mgr Georges Courchesne, Antonio Perrault, etc., se joignent quelques-unes des vedettes de la jeune génération : Clément Marchand, Eugène Lapierre, Albert Rioux, Paul Gouin, Pierre Dansereau, etc., et naturellement le Père Alexandre Dugré qui, dès le numéro de mai, signe un article : « Le retour à la terre ». Mon nom figure dans le premier numéro : « Une tâche entre quelques autres ». Ce sont des pages — la conclusion — empruntées au deuxième tome de L’Enseignement français au Canada, non encore paru. Mais, dès le mois de février, sous le titre de « Regards autour de nous », titre qui pourra changer, Jacques Brassier tient une chronique qui se prolongera assez longtemps. Je n’entends nullement écrire toute l’histoire de L’Action nationale. La revue « sera catholique » (sans être une revue religieuse) ; elle sera « canadienne-française », avait écrit, dans l’article liminaire, son directeur. Engagement qu’elle gardera fidèlement. La tenue en sera d’ordinaire excellente. Elle s’impose très vite à l’opinion par son franc-parler, sa large vision intellectuelle. Aucune question d’actualité, aucun des problèmes aigus de l’époque n’échappent à son attention. Dans les prochains événements qui allaient surgir : réveil national, réveil de la jeunesse, mouvements de libération politique, L’Action nationale, peut-on dire, exprimera la pensée de fond des Canadiens français ; elle sera l’organe le plus lu, le plus influent.

Naissance des Jeune-Canada

Un autre mouvement allait, pendant deux ou trois années, fortement secouer la jeunesse.

Un jour d’automne de 1932, encore au no 2098 de la rue Saint-Hubert, quatre jeunes hommes font leur entrée en mon cabinet de travail : André Laurendeau, Pierre Dansereau, deux autres dont les noms ne me reviennent pas. Les quatre ne dépassent pas leurs vingt ans. Ils paraissent soucieux, affairés, les sourcils en bataille. Pierre Dansereau est étudiant à la Faculté des sciences de l’Université de Montréal ; André Laurendeau à la Faculté des lettres où il ne suit pratiquement que mes cours. Quels graves problèmes amènent ces quatre chez moi ? La récente nomination d’un Anglophone au service des douanes de Montréal, nomination faite aux dépens d’un Canadien français ; d’autres nominations aussi provocantes au ministère du Revenu national, puis la composition du personnel des techniciens à la récente conférence impériale à Ottawa, celle-ci véritable manifestation d’ostracisme à l’égard des Canadiens français. Ces vexations multipliées ont fait déborder le vase, donner le haut-le-cœur à ces jeunes étudiants. Et voici ce qu’ils ont machiné : en fin de semaine, ils se rendront à la gare du Canadien National ; à la descente du train d’Ottawa, ils se saisiront de deux ministres canadiens-français du cabinet R. B. Bennett — en l’espèce MM. Alfred Duranleau et Arthur Sauvé — ; aux dits ministres, ils administreront une bonne et louable fessée et — si je me souviens bien — les barbouilleront d’encre par surcroît. Les quatre précisent les motifs de leur visite : ce qu’ils sont venus me demander, ce n’est point la permission de faire ce qu’ils ont résolu de faire. — « Mais, M. l’abbé, nous désirons solliciter votre avis : le geste est-il opportun ? Y a-t-il chance qu’il soit efficace, qu’il réveille l’opinion ? »

Je regarde ces jeunes gens l’un après l’autre. Je n’en peux croire mes yeux. J’ai dû me les frotter et assez longuement, tant le geste m’étonne, me renverse. Avec de menus précautions et ménagements, et tout un déploiement de diplomatie, tellement ils me paraissent résolus, butés en leur décision, je m’emploie à dissuader ces jeunes de leur esclandre.

— Vous serez fatalement arrêtés, appréhendés par des passants, sinon par la police. On vous conduira au poste, on vous fera un procès. Dans leur atonie actuelle, l’opinion, les journaux vous donneront tort. On parlera de « jeunes fous ». Vous serez condamnés ; vous ferez de la prison. Pas longtemps peut-être… Mais après, quelle université vous ouvrira ses portes ? Et alors votre carrière ! Avez-vous le droit de la briser ? Et pour une manifestation d’efficacité fort problématique ?

Je n’eus pas l’heur de convaincre mes jeunes visiteurs. Ils ne s’attendaient point, de ma part, et ils me le firent sentir, à tant de pusillanimité. Et, en effet, dois-je l’écrire ? Un homme à qui je racontai le lendemain mon entrevue de la veille, un homme, la modération même, me donna tort :

— Non, me dit-il, vous auriez dû les laisser faire. On les aurait appréhendés, emprisonnés. Mais combien de temps les aurait-on gardés en prison ?

Et cet homme s’appelait Omer Héroux. Quant à moi, je ne me croyais pas si modéré. Après de longues argumentations, je gagnai pourtant du terrain. Et je finis par tenir à peu près ces propos à mes jeunes amis :

— Non, il y a mieux à faire. Vous autres, les étudiants, vous ignorez une chose : vos prises sur la jeunesse, sur l’opinion. ― C’était vrai en ce temps-là ―. Au lieu de votre esclandre peut-être vaine, que ne faites-vous appel à la jeunesse universitaire, à la jeunesse tout court, pour un réveil, un soulèvement général ? Lancez un manifeste ; dénoncez la honte, les infamies où l’on nous fait croupir. Tâchez d’atteindre vos jeunes camarades, vos jeunes compatriotes, par où vous les savez accessibles. La jeunesse, vous n’ignorez point comme elle est inquiète, combien elle souffre à piétiner ainsi qu’elle fait depuis trois ans ; montrez-lui que des fenêtres peuvent s’ouvrir, des portes aussi, même s’il faut les enfoncer. Essayez en tout cas. Et vous me donnerez des nouvelles de votre tentative…

Apaisés, convaincus, ils me promettent d’essayer. « Rédigez-nous, s’il vous plaît, au moins le brouillon d’un manifeste. » Je rédigeai ce brouillon. André Laurendeau le remania quelque peu et les quatre le lancèrent dans les journaux. Eux-mêmes y allèrent de quelques articles dans Le Quartier latin, journal des étudiants. À ma grande surprise et à la leur, l’effet se révéla foudroyant. Preuve encore une fois qu’au lieu d’attendre toujours les circonstances, il faut parfois les savoir provoquer. Non seulement du Québec, mais de tous les coins du pays, la jeunesse répondit. Un courrier en avalanche s’abattit sur ce petit groupe de jeunes hommes qui avaient choisi de s’appeler les « Jeune-Canada ». Leur président, Pierre Dansereau, écrivait dans L’Action nationale (mai 1933 : 273-274) : « Or voilà que les Jeune-Canada doivent entretenir des relations avec des jeunes hommes de leur génération, du Pacifique à l’Atlantique. De toutes parts on se rallie à leur mouvement. Preuve qu’on les attendait, qu’ils sont venus à leur heure. » En toute vitesse un secrétariat s’imposa.

Malgré soi, ici la question se pose : Comment parvient-on, un jour, à saisir l’oreille, l’esprit d’une génération, d’un peuple ? Quels mots magiques faut-il donc prononcer ? Quel accent y faut-il mettre ? Des hommes, à différentes époques, ont possédé ce rare et merveilleux pouvoir… Question à passionner les historiens, les psychologues. Des attentes, des espoirs dorment, sans doute, dans le subconscient des foules, mais qui trépignent déjà d’une ambition, d’une impatience de réveil, d’un bondissement dans la vie. D’abord, semble-t-il, il faut porter en soi les suprêmes soucis de son temps, les fiévreuses indignations. Puis, le secret est de faire le geste du bon sourcier : frapper le roc, le sol, au bon endroit. Et l’eau vive jaillit impétueusement.

Je viens de relire ce « Manifeste de la jeune génération », dans L’Action nationale (février 1933 : 117-120). On y chercherait vainement quoi que ce soit d’incendiaire. J’en exposerais comme suit les principales idées : affirmation d’une volonté de redressement, d’une réaction ; origine, principes de cette volonté : droits des deux races de nouveau affirmés, respect scrupuleux de ces droits ; donc respect de la langue française, « langue officielle du Canada, autant que l’anglais » ; puissance du particularisme canadien-français auteur du fédéralisme canadien ; droits qui en découlent dans les services fédéraux, dans l’industrie, dans le commerce ; droit particulier à une exploitation moins humiliante des ressources naturelles de la province de Québec ; conditions de succès pour ces revendications : persévérance, conquête de la force, de la dignité, organisation d’une « vie nationale vigoureuse et ordonnée ».

Voici d’ailleurs le texte intégral du Manifeste :

Manifeste de la jeune génération

Quelques récents événements de notre vie nationale, tels que la composition du personnel des techniciens à la conférence impériale et quelques nominations de fonctionnaires au Ministère du Revenu national et au service des douanes à Montréal, ont ému l’opinion canadienne-française. Elle attend à bon droit une réaction énergique et immédiate. Nous voici, au moins quelques-uns de la jeune génération, pour répondre à cet appel. La question dépasse de haut les intérêts ou la responsabilité d’un groupe ou d’un parti politique. C’est un régime trop prolongé, un malheureux état de choses trop ancien qu’il faut redresser. Voici au nom de quels sentiments et de quels principes, nous entendons le faire.

I

Nous n’entendons point rallumer de vieilles animosités. Nous croyons, au contraire, que le seul moyen de ne pas exacerber un nationalisme légitime, chez les Canadiens anglais comme chez les Canadiens français, c’est de s’appliquer, de part et d’autre, au respect scrupuleux des droits de chacune des deux races et de leurs raisonnables susceptibilités.

Le français est langue officielle du Canada autant que l’anglais. Ce qui n’empêche point certaines publications fédérales d’être rédigées exclusivement en anglais ; leur traduction paraît en retard et trop souvent ne paraît même pas. Autre anomalie et non moins grave : la monnaie d’un État bilingue est unilingue. Nous protestons contre cet état de choses, qui consacre la supériorité d’une race pour l’humiliation de l’autre.

Nous demandons aujourd’hui ce que nous exigerons demain. Ceux qui flairent le vent doivent savoir que nous ne prononçons pas des paroles en l’air : dans toutes les classes de la société [canadienne-] française, on peut discerner un frémissement d’indignation qui indique la volonté de prendre de plus en plus conscience de ses droits et de s’organiser pour les défendre.

II

Nous sommes Canadiens français, nous constituons près du tiers de la population totale du Canada, les quatre cinquièmes de la province de Québec, près des trois quarts de celle de Montréal. Nous sommes plus de 700,000 répartis dans la Puissance en dehors du Québec. Nous vivons dans une Confédération, régime public qui a été constitué tel en 1867, précisément pour la sauvegarde de certains particularismes et de certains provincialismes. Le particularisme canadien-français a été même l’une des raisons déterminantes du fédéralisme canadien. Nous entendons que l’on ne dénature point cette pensée des Pères de la Confédération. Nous voulons que les nôtres soient équitablement représentés dans le fonctionnarisme d’État. En certains services fédéraux, nous sommes déterminés à ne plus nous contenter des miettes qu’on nous a jusqu’ici abandonnées, des positions de subalternes sous la conduite quelquefois d’un importé britannique. Nous payons notre part d’impôts ; c’est notre droit d’exiger une représentation équitable dans tous les ministères fédéraux. Dans Montréal, troisième ville française de l’univers, nous ne souffrirons pas qu’on nous impose des majordomes d’une autre race, surtout lorsqu’ils sont unilingues : servitude humiliante que ne souffrirait d’ailleurs aucune ville anglaise de la Puissance.

III

Ce que nous demandons à Ottawa, nous le demandons également aux nôtres et à tous ceux qui pratiquent l’industrie et le commerce dans le Québec.

Par l’annonce et autres procédés, l’industrie et le commerce ont déformé la physionomie de la province entière. Succursales la plupart du temps d’immenses organisations américaines ou anglo-canadiennes, nos industries trouvent fastidieux d’opérer la traduction de leurs annonces ; elles font bloc et semblent vouloir imposer leur langue au client, et faire œuvre d’anglicisation lente mais sûre. Nous-mêmes, Canadiens français, avons accéléré ce triste mouvement, par l’annonce ou l’enseigne anglaise exclusive. Pour aguicher le touriste américain — mauvais calcul — nos routes se sont couvertes de panneaux-réclames rédigés en mauvais anglais. Une campagne se poursuit actuellement pour la refrancisation de la province de Québec. Notre résolution est de la seconder de toutes nos forces.

Cette question de l’industrie et du commerce pose un problème beaucoup plus grave et de plus grande ampleur. Les Canadiens français sont en train de devenir chez eux un vaste peuple de prolétaires. Nous demandons à nos politiques et à nos économistes de redresser cette situation. Nous n’entendons point que l’on se serve des richesses naturelles de notre province pour compromettre ou nous ravir notre patrimoine moral et nous imposer la pire des dictatures. Nous n’entendons point non plus qu’il soit indéfiniment loisible à des capitalistes étrangers, qui exploitent en définitive notre fonds national et la main-d’œuvre canadienne-française, de pratiquer contre nos ingénieurs et nos techniciens un véritable ostracisme et de ne nous réserver, dans la vie économique de notre pays que des rôles de manœuvres et de domestiques.

Nous n’ignorons point que toutes ces revendications exigent de la génération actuelle un grand et généreux effort. La lutte que nous entreprenons sera longue et elle n’aura chance d’aboutir que si elle sait être persévérante. Nous ne serons respectés dans notre province que si nous conquérons la force et la dignité. Notre langue et notre culture ne seront efficacement défendues que si elles s’appuient sur un ensemble de forces, une vie nationale vigoureuse et ordonnée.

Nous faisons donc appel à la jeunesse, à toute la jeunesse de notre race : à la jeunesse universitaire, à la jeunesse des collèges et des écoles, à la jeunesse ouvrière, à la jeunesse agricole, à la jeunesse professionnelle. Que dans tous les domaines de la vie nationale le souci s’éveille, ardent, de reconquérir les positions perdues, de faire meilleur l’avenir. C’est à un vaste labeur : intellectuel, littéraire, artistique, scientifique, économique, national que nous, les jeunes, sommes conviés par les exigences de notre temps. Souvenons-nous que nous ne serons maîtres chez nous que si nous devenons dignes de l’être.

Ce n’étaient pas paroles en l’air. Les Jeune-Canada passent tout de suite à l’action. Ils ne sont que quinze ou vingt. Parmi eux je relève les noms de Pierre Dansereau, André Laurendeau, Robert Charbonneau, Lucien L’Allier, Pierre Dagenais, Dollard Dansereau, Paul Dumas, Gérard Filion, Dostaler O’Leary, Gilbert Manseau, Thuribe Belzile, René Monette, Paul Simard, Jean-Louis Dorais, Dr Georges-Étienne Cartier, Bernard Hogue, Dominique Beaudin, etc. Il leur importe de se présenter au public. Ils le font par une grande assemblée populaire à la salle du Gésu, le 19 décembre 1932. Ce soir-là Armand LaVergne préside ; Esdras Minville, président de la Ligue d’Action nationale, présente les Jeune-Canada dans une vigoureuse allocution. André Laurendeau est le héros de la soirée ; c’est lui qui prononce le discours le plus vibrant, le plus applaudi. L’assemblée finie, dans la coulisse, ces chers jeunes gens ne se tiennent pas de joie. Ils ont les larmes aux yeux. Une foule enthousiaste leur a fait fête. Retenu ailleurs par je ne sais plus quoi, je n’arrive au Gésu que sur la fin de la réunion. À ma grande et joyeuse surprise, j’aperçois de l’arrière une salle bondée. Et aux premières rangées, que vois-je ? Ô flair souvent trop court des politiciens ! Je reconnais quelques-uns des grands pontifes du parti libéral. Ces Jeune-Canada, ils le savent, vont dénoncer en leur première assemblée, les lâchetés des chefs conservateurs canadiens-français à Ottawa. Ce bon sénateur Raoul Dandurand, la barbiche en bataille, et le non moins candide sénateur F.-L. Béique sont là pour applaudir les jeunes révoltés. Hélas, quelques mois à peine plus tard, les mêmes, avec leur indépendance juvénile, dénonceront les chefs libéraux de la même scène fédérale sans être applaudis, cette fois, par les nobles sénateurs.

Ce furent des jours réconfortants. Simple incident en apparence que cette effervescence de jeunesse. Dans l’atonie générale et profonde, ces voix de jeunes résonnèrent comme la sonnerie stridente d’un réveille-matin. Disons même comme un coup de clairon. Jugé aujourd’hui à distance, ce mouvement des Jeune-Canada, je n’hésite pas à l’écrire, m’apparaît comme la chiquenaude qui sortit l’opinion de sa torpeur. De cette fin de 1932 et du début de 1933 prennent date, en effet, ces autres mouvements qui vont nous mener, en 1935, à ce quelque chose qui aurait pu être une ère nouvelle, le début d’une grande époque, si, en histoire, trop d’aubes ne s’arrêtaient au bas de l’horizon. Étais-je, quant à moi, en train de me payer, et trop à bon marché, d’autres désillusions ? Non, point pour l’heure. Emporté par l’ardeur de ces jeunes gens, je me sentais accroché à d’irrésistibles espoirs. Du sol ce sont de fines et de vraies tiges de beau grain que je voyais poindre. Et volontiers je me serais récité ces phrases exaltantes de Péguy : « Rien n’est aussi poignant que le spectacle d’une jeunesse qui se révolte, rien n’est aussi anxieusement beau que le spectacle d’un peuple qui se relève d’un mouvement intérieur, par un ressourcement profond de son antique orgueil et par un rejaillissement des instincts de sa race. » Oh ! je veux bien qu’au départ la marche de l’équipe parut hésitante. Ces jeunes gens se sentirent pris au dépourvu. C’était peu de chose que de se révolter contre la malfaisance, l’insignifiance des politiciens. Il fallait bâtir où les malfaisants n’avaient trouvé qu’à détruire. Et pour bâtir, il fallait s’adonner à quelque peu d’architecture, tirer des lignes, dresser un plan. Les Jeune-Canada, disons-le de façon plus claire, voulaient-ils devenir un peu mieux qu’une espérance ? Ils avaient à se forger une doctrine, ce par quoi une action se précise et se dirige, je dirais même se justifie. Ils ne tardent pas à s’y employer. C’est que, tout en se défiant de leur jeunesse, ils sentent pourtant le tragique de leur temps, de leur vie. De Saint-Gabriel-de-Brandon où il passe quelques semaines de vacances chez ses parents, André Laurendeau m’écrit le 16 août 1933 :

Les Jeune-Canada se reposent. Notre « doctrine » avance lentement. Nous avons eu une réunion en fin de juillet. C’était surtout pour ne point perdre contact les uns avec les autres. Nous avons amicalement discuté pendant tout l’après-midi. J’ai été agréablement surpris de constater que tous n’avaient pas complètement chômé.

Et voilà ces jeunes tentés par une séduction qui n’a pas fini de solliciter l’esprit des jeunes Canadiens français. Voyez plutôt :

J’ai lu avec attention une enquête de L’Action française : « Notre avenir politique ». Cela m’a ouvert toutes sortes de perspectives. Cette idée m’était déjà chère. Je me demande si sa réalisation ne pourrait pas être notre œuvre.

Au moment où vous étudiiez cette question, vous vous contentiez de regarder venir les événements. C’était juste, alors. Votre position était inattaquable. Ne vaudrait-il pas mieux, maintenant, aider les événements ?

Nous ne sommes pas encore prêts à lancer un tel mouvement. Nous n’avons ni l’expérience ni les compétences qu’exigerait une pareille action. Il nous suffirait, à l’heure actuelle, d’étudier les problèmes nationaux à ce point de vue précis, et d’aller de l’avant, sans divulguer tout de suite nos ambitions. Nous sommes très jeunes : c’est notre force et notre faiblesse. Si le temps ne désagrège ni notre union ni notre idéal — et j’ai grande confiance en quelques-uns de mes amis — nous atteindrons notre but.

Et voici le propos grave, ce sens du tragique, ai-je écrit tout à l’heure, qui étreint quelques-uns de ces jeunes hommes :

Il m’apparaît que la dernière bataille pour l’existence approche — à moins que nous ne soyons déjà au cœur de la mêlée, sans nous rendre compte de l’importance des événements actuels. C’est le dernier moment de l’adolescence : nous crèverons de rachitisme, ou nous deviendrons une nation adulte.

Ces propos d’un jeune homme de vingt-et-un ans peuvent sembler simplistes à un professeur d’histoire du Canada qui a assisté, de ses yeux ou rétrospectivement, à vingt réveils du nationalisme canadien-français. Pour moi, je les donne pour ce qu’ils valent. Mais je ne veux point faire de fausse humilité : j’y crois fermement, depuis plusieurs années.

Dans les années prochaines le mouvement de ces Jeune-Canada va garder son énergique et franche allure. Du mieux qu’il m’est possible, je leur apporte mon appui. Le 6 juin 1933, je l’ai rappelé plus haut, je les accompagne à Québec et prononce une conférence à leurs côtés et fais leur éloge. Ils étudient ; ils fortifient la vie intérieure de leur groupe ; ils tentent, non sans obstacles, de revivifier l’ACJC, redevenue œuvre d’action nationale. Ils n’abandonnent point pour autant les rencontres avec le grand public. Ils célèbrent, à leur façon, le quatrième centenaire de la découverte du Canada par une assemblée au Monument National (Montréal, le 22 janvier 1934). Le 3 décembre de la même année, autre assemblée, en la même salle, où ils abordent ce sujet : « Qui sauvera Québec ? » Le 8 avril 1935, de nouveau ils convoquent bravement leurs sympathisants au Monument National de Montréal. Le public répond encore une fois à leur appel. Je lis dans le compte rendu du Devoir : « Le parterre du vaste édifice de la Société Saint-Jean-Baptiste [de Montréal] était rempli à sa capacité. Des représentants des diverses sociétés de la ville avaient pris place dans les loges. » Les discours des jeunes orateurs se ressentent des origines belliqueuses de leur groupe. Ils foncent fougueusement contre les politiciens. Le président des Jeune-Canada, Jean-Louis Dorais, esprit plutôt modéré, esquisse du politicien canadien-français, ce portrait médiocrement flatteur :

Un homme aveugle, sourd et muet quand il s’agit du bien commun, gueulard de première force quand il s’agit de méduser les électeurs, en même temps que très habile prestidigitateur quand il s’agit de vider la caisse électorale ou d’y détourner les deniers publics.

Bernard Hogue ne se montre pas moins impitoyable. Thuribe Belzile, aussi cruel, prononce un discours plus constructif : aux côtés du vil politicien, il décrit le vrai politique. Le discours principal, ce soir-là, est prononcé par Paul Simard, petite figure intelligente, jeune homme d’une remarquable distinction. M. Paul Simard, écrit le journaliste du Devoir, « a, en quelque sorte, tracé l’idéal des Jeune-Canada ». Il le fait en quelques phrases ; elles vont loin :

Il nous faut acquérir à tout prix notre indépendance intellectuelle, politique, économique. Notre religion ne doit plus être une croyance de routine ; elle doit redevenir la soumission quotidienne de notre volonté libre. Notre pensée canadienne-française doit s’affranchir de la tutelle américaine matérialiste que lui imposent nos journaux jaunes.

Québec doit devenir au plus tôt un État libre dans lequel la nation canadienne-française sera absolument maîtresse de ses destinées. Dans le domaine économique il nous faut vaincre tous les spoliateurs étrangers. Une telle résurrection spirituelle ne s’accomplira que par le ralliement de tous sous une même bannière : celle d’un même chef.

À ce point de son discours, le jeune orateur lâche le grand mot. En quelques contrées de ce temps-là, des ecclésiastiques ont été poussés à la direction de leur pays. S’autorisant de ces exemples, les Jeune-Canada se sont mis en tête de se donner un chef en soutane : « Il nous est impossible, continue toujours Paul Simard, de trouver un chef parmi nos hommes publics… Mais alors cherchons ailleurs. » Et après une présentation plutôt somptueuse, Paul Simard livre à l’auditoire le nom que l’on devine. L’illusion dangereuse se propageait. Malheureusement (voir Le Devoir du 9 avril 1935) Le Devoir avait vigoureusement abondé dans le même sens. Dans le Zodiaque ’35, Robert Rumilly venait de m’enrôler parmi ses Chefs de file. Il en avait recensé presque une trentaine : ce qui faisait bien des chefs et bien des files. Mais j’étais présenté sous la figure de l’homme édifiant « l’œuvre nationale propre à ennoblir une vie, même une vie d’intellectuel et de prêtre… » André Laurendeau va encore plus loin dans les Études de Paris (5 juillet 1936) : « Si pleine et féconde que soit cette œuvre historique, ce serait diminuer l’abbé Groulx que de n’en retenir que cet aspect. L’actuelle renaissance nationale, en grande partie, sort de lui. Il a renoué la tradition. Dans le passé, il a redécouvert le sens de notre destin. Et c’est avec une énergie parfois farouche qu’il nous a rappelés à la réalité, rappelés au devoir. Un étranger mesurera-t-il la portée de ce courage et de cette lucidité ? L’abbé Groulx, c’est la continuité française en Amérique : pour un temps, presque seul il se tint debout. Il élargit notre nationalisme, il l’enrichit de toutes les valeurs culturelles que nous représentons au Canada ; par-delà les revendications politiques et les servitudes de l’imitation, il nous redonna le goût de la vie libre. » Quelques mois auparavant, l’éditeur Albert Lévesque a lancé un plébiscite. Les lecteurs de l’Almanach de la Langue française sont priés de désigner, parmi 158 écrivains canadiens-français, vingt auteurs « dignes de constituer une Académie canadienne ». On vota. L’abbé Groulx figure en tête de la liste. Ainsi peu à peu un mythe se créait ; des espérances s’échafaudaient qu’un pauvre homme ne pourrait satisfaire. On me faisait plus grand que nature. Je ne sais plus quel rhétoricien avait même parlé d’étoile enfin levée. Pauvre étoile qui allait ressembler à tant d’autres qu’on croit tenir au bout de son regard, au fond des cieux, et que le moindre brouillard, une larme au coin de l’œil, efface.

Les Jeune-Canada tiendront d’autres réunions publiques. Ils se retrouvent au Monument National, le 19 décembre 1935, pour commémorer le troisième anniversaire de leur première manifestation au Gésu. Depuis trois ans, ils se sont mûri l’esprit ; ils ont travaillé, structuré leur doctrine. Cette doctrine, ils l’ont condensée en des brochures ou tracts de propagande. En voici quelques-uns : Paul Dumas : Nos raisons d’être fiers ; Dostaler O’Leary : L’ « Inferiority Complex » ; Thuribe Belzile : Nos déficiences, conséquences, remèdes. Notons, en particulier, Notre nationalisme, par André Laurendeau (52 pages, octobre 1935). Ces jeunes hommes n’ont pas perdu leur peine ; leurs appels ont trouvé écho dans les milieux de jeunesse. Le jour même de leur assemblée du 19 décembre 1935, M. Omer Héroux leur rendait, dans Le Devoir, un hommage mérité :

Les Jeune-Canada ont vécu, et ils ont beaucoup travaillé. Et ce qui, peut-être, les distingue particulièrement, c’est qu’ils ont porté du côté de l’étude, le gros de leur effort…

Il y a assurément dans notre jeunesse un mouvement de réveil. Cela s’exprime sous les formes les plus diverses, mais paraît au fond dériver d’un même sentiment : le désir de faire quelque chose de grand, de redresser le courant de la vie nationale.

Les Jeunesses patriotes qui prirent, en quelque sorte, la succession des Jeune-Canada, publiaient, en février 1936, un numéro spécial qui m’était dédié. Leur journal portait ce nom flamboyant : L’Indépendance. À la page 3, deuxième colonne, on peut y lire ce témoignage de Walter O’Leary : « Les Jeune-Canada, je le proclame hautement, ont été les précurseurs et les promoteurs du réveil national. » Les Jeune-Canada n’ont pas toutefois moissonné sans se piquer les doigts à de vigoureux chardons. Attaqués, dénoncés tour à tour, les politiciens des deux partis ont rapidement fait le vide autour d’eux. Des oppositions plus sensibles se sont dressées. C’était le temps où des théologiens plus ou moins improvisés commençaient d’opposer l’action nationale à l’action catholique. Vue courte, vue malheureuse qui nous aura fait tant de mal, aura déraciné toute une génération de jeunes Canadiens français, sans les rendre, pour cela, il fallait s’y attendre, plus catholiques. Une « Lettre ouverte des Jeune-Canada à l’abbé Groulx », parue dans Le Canada du 2 novembre 1935, à propos de mes Orientations qui viennent de paraître, contient ce passage significatif :

Nous le notons avec infiniment de plaisir : vous n’êtes pas de ceux qui nous donnent à choisir entre notre catholicisme et notre patriotisme. Vous ne vous ingéniez pas à imaginer entre l’action catholique et l’action nationale une incompatibilité foncière, au risque de provoquer parmi la jeunesse un mouvement extrêmement dangereux. Votre catholicisme intégral, aéré, sait concilier tous les devoirs.

Hélas, deux fois hélas, et encore une fois, qui dira le mal que nous aura fait l’invention de ce dualisme entre le patriote et le catholique. À l’heure où j’écris ces lignes, octobre 1958, je viens de dénoncer, dans un discours à Saint-Timothée, les conséquences funestes, à travers la vie de notre peuple, de cette singulière doctrine. C’était sans doute pour calmer des inquiétudes déjà naissantes que, dans L’Action nationale de février 1934, je publiais une lettre à un jeune homme sur « Le national et le religieux ». La même et déplorable doctrine empêchera les Jeune-Canada de s’infiltrer dans la nouvelle ACJC, où ils auraient peut-être prévenu de déplorables déviations. Mais, dans ce milieu, on montait bien la garde. Quelques-uns seulement de ces dangereux jeunes gens purent forcer les portes du cénacle ; ils y prirent, du reste, en peu de temps, figures d’indésirables. Un bon Père jésuite, d’esprit assez borné, ne voulait que d’une ACJC à son image. Une autre épreuve guettait les Jeune-Canada : le renouvellement trop rapide des équipes en toute œuvre de jeunesse. Œuvre d’attente, œuvre saisonnière, dirai-je, où l’on entre à dix-huit ans, pour en sortir à vingt-cinq. Aussitôt engagé dans sa carrière ou dans le mariage, le jeune homme se sent serré de trop près par les exigences de sa vie ; il passe forcément la main à de plus jeunes et se donne de préférence à des œuvres d’adultes. Les Jeune-Canada n’échapperont pas à ce mal congénital. En outre, leur équipe manque de cadres ; elle n’est pas une ligue à plusieurs sections ; elle n’est qu’une équipe. Que les chefs ou une large portion du groupe soient contraints à la dispersion et ce peut être la mort de l’œuvre. Il en advint ainsi. Après 1935 quelques-uns des dirigeants partent poursuivre des études, les uns en Europe, d’autres ailleurs. Certains sont happés, garrottés par l’exercice de leur profession. En peu de temps, la flamme va baisser, le feu va s’éteindre. Son mérite, son grand mérite resta, ai-je dit, d’avoir passé l’étincelle à d’autres qui l’attendaient. Moi-même, je ne me laisse pas trop impressionner par cette fin d’œuvre prématurée. Toujours prompt à l’optimisme, je ne cesse pas d’espérer. À propos d’un livre d’Hermas Bastien, Conditions de notre destin, récemment paru, j’écris dans Le Devoir du 30 novembre 1935 : « S’il est triste de découvrir que notre patriotisme n’a été trop longtemps qu’une fleur d’herbier, il est agréable d’apprendre qu’il peut devenir une fleur vivante. » Oui, de ce choc d’une toute petite équipe sur l’opinion en l’an 1932, il faut le dire, surgit une vraie floraison de mouvements libérateurs. Dès lors l’on aurait pu voir se lever les espérances de 1935-1936. Espérances, je le veux bien, qui laisseront des souvenirs forts mélancoliques, mais pour avoir été trop pleines de promesses. Toutefois, les Jeune-Canada n’ont-ils compté pour rien dans la fondation de L’Action nationale, résurrection de L’Action française avec une jeune et nouvelle vigueur ? À Québec même, la jeunesse se met à bouger et tout de bon. À l’automne de 1934, une petite revue paraît dont le titre a déjà valeur de signal : Vivre.

Vivre — La Nation

Vivre ! Protestation de foi, appel à la vie, presque appel aux armes, contre les endormeurs et endormis, contre les morts. La petite revue ne dément pas son titre, ses promesses : articles en langue drue, mordante, sans pitié pour les bonzes de toute catégorie. Il y a là Paul Bouchard, nationaliste resté malheureux, esprit trop sèchement dialecticien, sans le je ne sais quoi du croyant et de l’idéaliste qui obtient prise sur la jeunesse ; il y a Marcel Hamel, plus littéraire, futur ex-bénédictin, auteur d’une excellente traduction du Rapport Durham ; il y a encore Jean-Louis Gagnon, futur directeur d’un journal libéral, La Réforme, et futur directeur de La Presse de Montréal, en ce temps-là dans la barque nationaliste et qui y joue de l’aviron à pleine poignée. Ces jeunes ont de la verve, de l’audace ; ils ne mâchent pas les mots, s’en prennent irrévérencieusement aux illustrations les plus chevronnées, les plus vénérables du petit milieu québecois. Bref, ils font scandale en ce « gros village » de Québec, disait un jour, sir Lomer Gouin. Ces jeunes de Vivre s’avisent de me demander des conseils, histoire, je n’en doute point, de solliciter une bénédiction, de me compromettre avec eux. Acquiescerai-je à leur prière ? Aventure périlleuse. Je n’aime point refuser aux jeunes mon coup d’épaule. D’autre part, qui ne connaît les mœurs de ces petites capitales de province, d’esprit « fonctionnaire », placidement conservateur, où l’on a horreur du pétard, de tout ce qui dérange la « douceur de vivre », où tout le monde se coudoie, se marche sur les pieds, porte en soi les susceptibilités des écorchés vifs ? Je consulte en l’occurrence René Chaloult. Il me répond, le 12 octobre 1934 :

Je connais bien, même très bien, ces jeunes gens qui dirigent la revue Vivre. L’un d’eux est mon cousin germain. J’ai souvent rencontré Jean-Louis Gagnon dont le père est mon voisin pendant la saison d’été, à Lorette. Ils ne manquent certes pas de talent ni d’une certaine culture littéraire. Ils ont de l’idéal, de la sincérité, du courage. Leurs idées, parfois personnelles, sont généralement empruntées à Maurras, Daudet, et, chez nous, à Asselin. L’influence religieuse que ces messieurs exercent sur eux me paraît franchement néfaste. Jeunes et insuffisamment pourvus de sens critique, ils se laissent facilement séduire par toutes les doctrines de leurs idoles. Vaguement partisans d’une laïcisation générale, ils sont de L’Ordre sans réserves. Au reste, je les crois catholiques sincères et pratiquants. Comme Asselin qu’ils visitent, ils admirent vivement votre carrière d’historien et d’éveilleur national. Je crois toutefois que votre rôle d’apôtre catholique ne les frappe guère. Ils ne paraissent pas se douter que vous tenez visiblement et toujours à marquer toutes vos œuvres de votre caractère sacerdotal. Mais, je deviens indiscret. Bref, j’estime que vous pouvez leur faire du bien, car ils ont de la bonne volonté.

J’écris donc, ai-je dit, à Vivre une lettre que ces mousquetaires de petits Québecois se hâtent de publier. Les conseils n’y manquent pas : « Soyez sévères, graves, sans pourtant verser dans trop de pessimisme… La lutte pour la lutte a son ivresse, mais c’est une ivresse… Tirer sur ses troupes ou sur ses alliés avec autant de brio ou de désinvolture que sur l’ennemi, c’est peut-être d’un beau tireur : c’est d’une douteuse stratégie… On ne tire personne de sa misère à ne lui montrer que sa misère… » Mais à ces rappels à la modération se mêlait beaucoup de complaisance pour l’allure combative de Vivre. Je voyais poindre là d’autres signes d’espoir. Et c’est pourquoi je transcris ces autres lignes :

Ce qui me plaît dans Vivre, c’est d’abord votre foi dans la vie. Vous faites hardiment le pied de nez à nos petits vieillards de vingt ans. Vous n’admettez point que le temps soit venu de démissionner, quand nous sommes si bas par la faute de personne, mais simplement parce que notre courage n’est pas plus haut. Après tout, il n’y a pas de raison pour que l’atmosphère d’un pays jeune, d’un pays catholique et français soit irrespirable ou ne soit qu’une atmosphère de neurasthéniques. Il ne saurait entrer dans le dessein providentiel qu’un peuple catholique meure, ni même qu’il perde la moindre de ses valeurs spirituelles. Tout cela est œuvre de volonté mauvaise, de la lâcheté des hommes.

J’aime encore Vivre pour sa foi en nos ressources d’âme, en nos chances de relèvement.

Je me montrai encourageant pour Vivre peut-être au-delà de ce qu’il convenait. Un mot du cardinal Villeneuve me rassura ; j’avais fait les réserves opportunes. Vivre ne voulait être qu’un sondage. La revue de poche eut du succès. Très tôt, en février 1936, elle se mua en journal hebdomadaire : La Nation, titre que les jeunes rédacteurs arborèrent comme un drapeau. Le journal m’accorda, comme de raison, une libérale publicité. Plus peut-être que pour sa part, il contribuera à la création de ce « mythe du chef » où, pour avoir trop espéré d’un homme, s’être forgé une dangereuse fiction, la jeunesse de 1930-1940 se trouva si grandement désemparée. La Nation groupa plusieurs jeunes hommes de grand talent. Elle eut pour directeur Paul Bouchard, dont je reprends ici le portrait. Ancien étudiant d’Oxford il avait découvert là-bas son patriotisme canadien-français : jeune homme résolu, d’un dévouement entier à ses idées, à qui il n’a manqué, je crois bien, pour devenir un chef magnétique de sa génération, qu’une foi religieuse plus vive, peut-être moins suspecte. La jeunesse, du moins celle d’alors, ne se donne pleinement qu’à ceux qui incarnent ses idéaux religieux et nationaux. Intransigeante sur ces deux points, elle veut ses chefs invulnérables. Elle ne leur pardonne même pas le talon d’Achille. La Nation aura pour rédacteur en chef Marcel Hamel. Jeune écrivain de talent, plus souple, plus enjoué que Bouchard, vrai moucheron dans la barbe des illustrations québecoises. Marcel Hamel est en un sens l’un de mes convertis. Ces jeunes gens ont gardé mauvais souvenir du neutralisme national de quelques-uns de leurs maîtres du Petit Séminaire de Québec. Ils s’en prennent en particulier à l’abbé Camille Roy, homme de lettres, critique un peu pédagogue, mais qui, malgré son accoutrement et sa roideur de personnage officiel, était au fond un fort brave homme et assurément un esprit distingué. Contre le pauvre abbé Camille Roy, l’abbé « camomille », les jeunes de La Nation prendront plaisir à vider leur carquois. Mais je reviens à la conversion de Marcel Hamel. L’un de mes ouvrages d’histoire, Vers l’émancipation, qui n’a sûrement rien du caractère apostolique, avait guéri ce jeune homme de son anticléricalisme. Il m’écrit, en sa première lettre, le 2 mai 1936 :

Ce qui m’a frappé dans votre étude sur l’Acte de Québec, c’est l’épilogue où vous traitez de la question de l’enseignement… J’avais le cerveau bouffi de préjugés et que vous êtes venu détruire. Mais oui, vous avez démantibulé comme un château de cartes les mauvaises idées à base d’anticléricalisme qui germaient subrepticement en moi. Toutes les déficiences que l’on rencontre dans nos enseignements primaire, secondaire et universitaire, je les attribuais au clergé seul. Il m’a fallu déchanter quand j’eus parcouru les pages révélatrices qui ferment votre livre…

La lettre de Marcel Hamel contenait ce premier paragraphe :

Je termine à l’instant votre livre Vers l’Émancipation. Tout de suite il me faut avouer — et à ma grande honte — que je prends connaissance avec vous pour la première fois. Ce premier contact a suffi pour que vous occupiez dorénavant la meilleure place dans ma pensée, pour tout dire dans mon cœur. Ce sentiment d’admiration que j’éprouve à votre égard ne vous dira peut-être pas grand’chose — vous comptez de si nombreux disciples — mais vous l’apprécierez davantage quand vous saurez que je fais partie de la rédaction d’un journal qui prône vos idées, qui les veut divulguer, parce que ce journal voit en elles l’unique palliatif à nos maux innombrables, vous avez deviné, sans doute, La Nation.

Je le répète : La Nation ne me ménage pas sa publicité. Quelques-uns de ses numéros portent en exergue cette phrase empruntée à l’un de mes écrits :

Le commandement du passé nous impose de conserver notre caractère ethnique, de nous dégager de plus en plus de tous les liens qui enchaîneraient notre âme et, dans le respect de nos devoirs et des contingences politiques, de nous acheminer vers la plus parfaite autonomie.

Ces jeunes et bouillants journalistes se font par surcroît mes boucliers. Malheur aux mécréants qui osent pointer leur lance vers leur « maître » ou leur inspirateur. Jean-Charles Harvey en apprend quelque chose et je ne sais plus quel falot ministre du gouvernement Duplessis. Le 2 septembre 1937, ils me consacrent un numéro spécial. La victime s’y voit tournée sur toutes ses faces, tel un saint Laurent sur son gril. En première page, au centre, un portrait, reproduction d’une pyrogravure, avec au-dessous cette désignation : « L’Abbé Lionel Groulx a su formuler toutes les aspirations du Canada français. C’est le maître incontesté de la nouvelle génération, le premier chef national depuis Papineau. » Preuve de plus, encore une fois, que l’hyperbole ne gêne pas les jeunes. On peut lire dans ce numéro, et de la plume pour ce coup du franciscain Carmel Brouillard, un parallèle « Chapais et Groulx », dont la phrase initiale indique le ton :

Chapais et Groulx, voilà deux noms qui conduisent aux commentaires les plus captivants. Il y a même un peu de rosserie à rapprocher deux personnages aussi éloignés l’un de l’autre que peuvent l’être le charbon calciné et la lave incandescente.

Naturellement, ainsi qu’on l’a vu tout à l’heure, La Nation entre avec fougue dans la conspiration de la « chefferie » mythique. Leur choix s’en va vers celui qui, après la défection de Bourassa, aura ressaisi un petit peuple défaillant, perdu sur sa route. Dans l’article de tête du numéro spécial, Paul Bouchard y insiste plus que personne. Toute la galerie historique de nos chefs est passée en revue : Papineau d’abord, « le premier de la dynastie, le plus grand, l’inégalé ». Puis suivent LaFontaine, Cartier, Mercier, Laurier, évalués, jugés selon leur mérite ou leurs déficiences. Tableaux d’histoire vigoureusement ramassés qui nous amènent à « l’homme providentiel » :

Le funeste Bourassa achevait de nous désaxer et de nous dénationaliser. Nous ne savions plus où nous orienter. Groulx, historien et patriote, vint nous rappeler au sens des réalités essentielles et fondamentales de notre histoire… Il entreprit, en s’appuyant sur la base solide de l’histoire de nous créer une mystique nationale, de nous ramener à jamais à notre vocation historique de peuple français et catholique en Amérique. Le passé s’anima sous nos yeux d’un souffle puissant. La Nouvelle-France se dressa triomphante et splendide dans nos mémoires. L’option des aïeux, après la conquête, de rester français prit alors toute sa signification… Lionel Groulx nous replaça dans la ligne de notre évolution historique la plus droite, la plus sûre, la plus ascensionnelle : la lutte pour l’autonomie… Du coup, il nous rendait l’espérance et la foi dans nos destins… Sur le charnier de nos déboires se dressait la mystique de l’État français.

Voilà désormais notre raison de vivre. Groulx retrouvait Papineau.

De quelles illusions, hélas, se berçait cette jeunesse ! Avait-elle bien mesuré son pauvre Élisée avant de lui jeter sur le dos le manteau d’Élie ? La Nation, vivante, troublante, scandaleuse parfois, végéta quelques années. La vie est dure au Canada français pour tout journal à moins qu’il ne soit journal d’action catholique ou journal de parti : celui-là soutenu par le clergé, celui-ci par les politiciens régnants. La vie est parfaitement intenable pour un hebdomadaire entêté à rester libre, et qui ose s’en prendre aux tout-puissants de la politique. La Nation, journal nationaliste, eut à se retourner contre les pseudo-nationalistes de l’Union nationale. Elle en mourut. Une autre équipe en vint donc à se disperser. Ces jeunes gens avaient-ils perdu leur peine et leur temps ? Combien d’entre eux, dans le naufrage qui engloutit leur petit journal, ont pu agiter, au-dessus de leur tête, une volonté de fidélité à la cause qui les avait passionnés ? Marcel Hamel, devenu novice bénédictin, m’écrivait, le 19 novembre 1941, de Saint-Benoît-du-Lac :

À La Nation, dont vous évoquiez la disparition, nous avons été ces adolescents sérieux et voulant accorder leurs destins avec un idéal. Comme les idées ne meurent pas, qu’elles couvent sous la cendre, il se peut bien que, plus tard, on aille y chercher à cette sincérité et ferveur d’un beau plaisir l’étincelle qui allumera les vastes incendies : littéralement, les politiciens prendront alors le feu au derrière. L’équipe s’est dispersée à tous les vents de la pensée : Pierre Chaloult est secrétaire de ministre ; J.-L. Gagnon cause du scandale à L’Événement-Journal, J.-P. Després est secrétaire de l’École du Père Lévesque ; Roger Vézina a publié un bouquin sur le Crédit ; Albert Pelletier est mort deux mois passés ; Paul Bouchard attend l’heure de la Providence ; et le dernier de tous, l’avorton comme écrivait S. Paul, s’est anéanti sous le froc des Moines d’Occident. Voilà, vous en conviendrez, une suite de vocations pittoresques et qui ont toutes sorti de la boîte de Pandore québecquoise, aux beaux jours des engueulades et des coups de matraque.

L’invariable question me revient : qu’a-t-il manqué à cet autre mouvement de jeunes pour durer davantage et s’imposer efficacement, sinon à l’opinion publique, au moins aux milieux de jeunesse ? Le groupe manquait d’abord d’homogénéité. Tous ne possédaient guère, à égale dose, leurs convictions religieuses et nationales. Je vois, par exemple, que Marcel Hamel vient près de me gronder parce qu’à ce qu’il semble, je serais intervenu en faveur de Pierre Chaloult : « Ma surprise est assez grande, en effet, de vous voir devenir le défenseur de M. Pierre Chaloult. Je comprendrais encore votre intervention si ce monsieur représentait un groupe nationaliste, mais il n’en est rien. Son influence est nulle où que ce soit ; ses aventures peu louables chez nous l’ont autrement discrédité que servi. » Paul Bouchard est un franc nationaliste et nationaliste de mouvance canadienne-française. Catholique, ne l’est-il qu’à la façon maurrassienne ? Un jour que je l’exhortais discrètement à s’exprimer, en ses articles ou discours, de manière plus explicite sur ce point, il me répondait qu’il avait horreur des professions de foi à coups de « trompette ». Fort bien. Mais il y a une manière de confesser sa foi, sa confiance en elle, en la doctrine catholique, en l’Église pour toute restauration sociale et nationale, une manière, dis-je, qui n’a rien à voir avec la trompette. Et qui était-ce que Jean-Louis Gagnon ? Un autre que le groupe n’accepta qu’avec discrétion. Je me souviens d’une visite que me fit un soir à mon cabinet de travail de la rue Sherbrooke, le jeune Gagnon. Autant que je le puis conjecturer, c’était quelque temps après la dissolution du groupe de La Nation. Jean-Louis Gagnon m’arriva avec des yeux embués d’une vague mystique. Il y avait quelque temps que l’on n’entendait plus parler de lui. Venait-il de subir l’initiation au communisme ? S’était-il prêté à quelque lavage de cerveau ? D’une voix volontairement basse, discrète et chaude, il m’entretint de l’à-propos, des beautés de la doctrine de Marx, de l’irrésistible haine qu’elle savait développer en ses adeptes contre le capitalisme. Et alors, concluait-il, « puisque nous sommes rongés, dévorés par le capitalisme étranger, voyez donc quelle puissance, quelle fécondité de haine nous pourrions insuffler à notre peuple contre l’ennemi no 1 » ! Entrevue qui me laissa gravement songeur. Peu d’années plus tard, c’était pendant la guerre 1939-1945, Jean-Louis Gagnon, assagi ou désintoxiqué du marxisme, devenait au Canada l’un des publicistes les plus panachés de la guerre, l’un des plus hautains champions du capitalisme moderne. La sainte Russie étant, il est vrai, notre alliée, l’ex-disciple de Marx se faisait le féal chevalier de la Grande-Bretagne. Et, dans un livre fort vanté, il embouchait l’olifant pour chanter son hymne au nouveau dieu : Au vent du large.

Quoi qu’il en soit, il faut en prendre note, La Nation était venue un peu tard. Elle n’avait pu agir sur le chambardement politique de 1935-1936. Elle fut quand même un témoignage de l’état d’esprit batailleur, explosif, de la jeunesse de son temps. L’on ressentait plus que de la lassitude à l’égard des politiciens ; de cette camarilla l’on avait le dégoût, l’horreur. On soupirait violemment vers un changement, presque une révolution. On voulait, dans toute la force du terme, une restauration de la petite patrie, un décisif départ vers un grand avenir. La Nation exprima, incarna ces aspirations, cette soif, cette volonté. Son ton amer, coléreusement amer, lui vint des désenchantements de l’année 1936 : avortement de tant d’espérances. Quand on relit les dernières pages du petit journal, on pense, malgré soi, à ces soirs de bataille perdue, où des blessés, laissés sur le sol, pris de cauchemars, tirent à tout hasard leurs dernières cartouches.

L’on ose

Je parlerai tout à l’heure du réveil politique. Mais d’autres réveils seraient également à signaler. Quel temps fut plus fertile en ces sortes de miracles ! Enfin on s’ébrouait, on osait. On se livrait même à quelques audaces dans le domaine économique. Un Monsieur J.-H. Marcotte, homme d’affaires encore jeune, ancien de l’ACJC, publiait, en 1936, une brochure, sous le titre hardi : Osons ! Je ne résiste pas à la tentation de féliciter l’auteur. Enfin, les hommes du domaine de l’esprit et des choses « pratiques » se ralliaient à l’émancipation de notre peuple. Osons n’est qu’un symptôme après d’autres de ce nouvel état d’esprit. En ma lettre que publie Le Devoir (12 septembre 1936) les louanges ne manquent pas sous ma plume à l’auteur de la brochure. Il ne porte, écrivais-je, « aucune des œillères trop coutumières aux hommes » de sa classe. Il n’est pas d’avis que « tout commence et tout s’arrête à la finance ». Il ne croit qu’à un « effort synthétique ». « L’économique ne se sépare point du reste de la vie, tout comme la vie d’un peuple ne saurait se passer de l’économique. » L’auteur n’est pas de ces « faux maîtres qui voudraient enfermer notre idéal de chrétiens et de Français dans une voûte de banque », pas plus que de « ces autres qui croient compatibles la vie de l’esprit et la condition de paria ». Je loue encore M. Marcotte de ne pas tout attendre de « cette grande décevante qu’est la politique ». J’ajoute même cette phrase qui plairait beaucoup aujourd’hui (je veux dire en 1958) aux tenants des freins ou de la surveillance toujours nécessaire en démocratie : « En notre société capitaliste, — et qui ne le sait ? — les politiciens ne restent généralement que des impuissants et des enchaînés si, pour les faire agir, un peuple ne se sert de sa volonté et du fouet. » Mais je veux aussi noter, en cette lettre, comme je me tenais loin de ce « messianisme » qu’on nous reproche si amèrement aujourd’hui, et par quoi nous aurions rêvé d’un peuple farouche champion de l’esprit et parfaitement dédaigneux des choses matérielles. En définitive, dans la construction de notre pyramide, diront nos critiques, nous n’aurions songé qu’à la pointe. Cette pointe, nous l’aurions voulu hisser jusqu’aux nues. Quant à la base, était-ce la peine d’y penser ?

Encore plus chaud, encore plus enthousiaste le compte rendu que je publierai, dans Le Devoir (26 juin 1937), d’un ouvrage de Victor Barbeau : Pour nous grandir. L’auteur avait écrit quelque temps auparavant un livre d’un réalisme aussi désolant que juste : Mesure de notre taille, description de notre misère économique dans l’industrie, la finance, le commerce, etc. Pour nous grandir exposait les moyens d’une restauration tout en instituant le procès des responsables de notre triste état. Je connaissais peu, à ce moment, Victor Barbeau. Plus tard nous nous rapprocherons davantage. J’adhérerai, l’un des premiers, à la coopérative de consommation fondée par cet intellectuel : La Familiale. Barbeau m’invitera à m’inscrire parmi les fondateurs de l’Académie canadienne-française. En 1937 je connais surtout le polémiste des Cahiers de Turc, le démolisseur impitoyable de ce que l’on a baptisé le « régionalisme », formule d’art et de littérature confinée, disait-on, à la paysannerie, à la fade bucolique, à « l’heure des vaches ». Caricature, parodie gratuites comme en inventent d’ordinaire ceux qui ne cèdent qu’à la rage de détruire. On dénonçait la théorie au nom des œuvres qu’elle avait alors produites, comme si elle n’aurait pu en susciter d’autres. Au reste la bataille était menée par des citadins qui n’ont jamais rien compris à la poésie des champs et de la vie campagnarde. Car enfin, — le redirai-je après tant de fois ? — qu’entendions-nous par « régionalisme », sinon une simple mais nécessaire prise de conscience de notre réalité historique et géographique, en vue d’atteindre, en art et en littérature, à l’originalité sinon à la puissance ? Et si nous nous attardions à la bucolique, aux choses rurales, quoi de plus compréhensible à une époque où la grande urbanisation commençait à peine ? Et à ceux qui avaient connu une autre période, j’oserais dire un autre monde, pourquoi tant leur reprocher la nostalgie qu’ils en avaient gardée ? Je viens de feuilleter mon spicilège, aux environs de mon compte rendu de Pour nous grandir. Et qu’y ai-je lu à la date du 16 octobre 1936 :

Nous aurons un art, une littérature, quand par l’amélioration de notre enseignement et de notre éducation, quand par la prise de possession vigoureuse de toute notre culture, nous aurons cessé d’être une ombre de peuple, une ombre de Français, pour devenir puissamment nous-mêmes, de grands Canadiens français, de grands humains (L’Idée ouvrière, Saint-Hyacinthe).

Était-ce là esthétique si violemment régionaliste ? Sans autre transition, je reviens à mon compte rendu. Même victime de Barbeau, j’avais toujours estimé son courage, la rare correction de ses écrits. En Pour nous grandir, l’auteur faisait le procès sévère de l’école rurale, de l’école urbaine, de notre régime politique. Dès mes premières lignes je prenais la défense de ce courage :

Pour nous grandir est un livre courageux. Il faut du courage pour oser dire certaines vérités à un certain monde. L’optimisme bénisseur est d’ordinaire payant ; le courage l’est rarement. Un petit monde comme le nôtre, où la susceptibilité tient lieu de conscience, a tôt fait d’organiser la conspiration du silence autour de l’importun qui ose dire noir ce qui est noir, mal ce qui est mal… Dans le jugement à porter sur les institutions, ne demandez pas aux mêmes gens de s’élever jusqu’au souci de l’intérêt général, jusqu’au plan national… Ne pas chagriner quelques bonnes âmes, ne pas compromettre la bonne réputation, fût-elle usurpée, d’institutions à demi fourvoyées, cela seul doit compter. M. Barbeau n’est pas de cet avis. Il le dit nettement.

De là j’observe que l’auteur de Pour nous grandir reproche à l’école rurale d’avoir trahi la paysannerie ; et plus sévère encore pour l’école urbaine, l’écrivain l’accuse d’être « l’école de la défaite » par son mépris du français et par son anglomanie. Son chapitre le plus virulent, l’auteur l’avait réservé à sa critique de notre régime politique. Hardiment, pour remède à nos institutions démocratiques et parlementaires défaillantes, il proposait le corporatisme social alors prôné par tout un groupe rattaché d’assez près à l’École sociale populaire. Songeons que cette critique s’exprimait avec une particulière vigueur au lendemain de l’avènement de l’Union nationale au gouvernement du Québec. Et l’on comprendra quelques prochains ressauts et chocs. Mon article sur l’ouvrage de Barbeau, notons-le également, paraissait dans Le Devoir du 26 juin 1937, à la veille même du deuxième Congrès de la Langue française. À pareil moment, quels désagréables chatouillements ont dû produire dans les oreilles des politiciens, quelques-unes de mes dernières lignes :

Les partis ne peuvent plus rester ce qu’ils sont ; ils doivent accepter de se réformer de fond en comble, et dans leurs cadres et dans leurs doctrines et dans leurs mœurs ; et s’ils ne peuvent accepter de se réformer, il faudra bien qu’ils acceptent de disparaître. Même au Canada, des esprits réalistes commencent à savoir ce qui se passe dans le monde. Et nous croyons que peu de peuples prendront le risque de leur bonheur et de leur avenir pour la gloire puérile d’être les derniers à dépouiller la défroque verdissante d’un parlementarisme gâteux.

Eh oui ! j’écrivais ces lignes au lendemain de la prise du pouvoir à Québec par l’Union nationale, ou plutôt par Maurice Duplessis. On y sent percer, je crois, l’accent d’une colère mal rentrée pour ce vol d’un avenir que l’on était venu si près de saisir. Autre explosion qui permet de prendre la température d’une atmosphère et qui peut expliquer le discours que, dans trois jours, j’allais prononcer au Colisée de Québec.

Mon article se terminait par un éloge du styliste que fut toujours Victor Barbeau :

Avec cet écrivain nerveux, nul moyen de lire en diagonale, avec le coupe-papier ; il faut lire avec ses yeux et son esprit. L’idée ne chemine pas ; elle marche. Bref, pour dire tout mon sentiment, j’avouerai qu’il n’arrive pas souvent, en notre pays, de lire des livres de cette correction et de cette force.