Mes mémoires (Groulx), tome III/vol. 6/Conférences et discours

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Fides (p. 239-267).

III

CONFÉRENCES ET DISCOURS

Mes livres n’ont pas été seuls à pousser la jeunesse vers une impasse fatale. Elle-même et quelques autres y auront fortement contribué en m’incitant à des interventions de toute sorte dans les épineux problèmes de ce temps-là. L’on me met indiscrètement à toutes les sauces. On me croit en possession de l’universelle panacée. C’est bien à cette époque que je suis amené à prononcer les discours et conférences qui ont fait le plus de bruit, sinon le plus de bien. De ces morceaux oratoires, j’en choisis deux pour le moment, deux qui, en raison des auditoires et des circonstances, ont peut-être le plus remué les esprits. Je prononce la première de ces causeries au Château Frontenac de Québec, le 9 février 1935. Je suis l’invité du Jeune Barreau de la capitale. Le président en est alors Maître Noël Dorion, futur ministre à Ottawa. Nos relations remontent à dix ans auparavant. Élève au Petit Séminaire de Québec, puis membre de l’ACJC, un jour il me fait savoir son désir de propager L’Appel de la Race d’Alonié de Lestres ; il se constitue propagandiste de L’Action française. Ses lettres de ce temps-là que j’ai conservées débordent d’enthousiasme juvénile. Il m’écrit un jour (c’est le 12 mars 1923) : « Ah quelle fièvre patriotique je ressens, lorsque je lis vos œuvres historiques, — permettez-moi de vous l’exprimer. Après avoir lu et relu “La Naissance d’une Race”, il me semblait que j’étais devenu plus fier, pouvant maintenant confesser mes ancêtres. Non seulement vos œuvres seront l’histoire du Canada, mais elles seront plus que cela : elles seront une puissance qui réveillera les endormis, qui réconfortera les découragés, qui portera à l’héroïsme les défenseurs de la race. » Noël Dorion que je retrouve au Frontenac, après dix ans, n’a pas tout perdu de ses convictions de collégien. Ma conférence de février 1935, le Jeune Barreau décide de la publier en brochure. J’invite Dorion, qui m’a présenté à l’auditoire, et son jeune collègue, Maurice Pelletier, qui m’a remercié, à vouloir bien insérer dans la brochure leurs deux allocutions. Dorion m’écrit : « Puisque vous avez l’amabilité de nous inviter, Pelletier et moi, à y loger à côté nos modestes allocutions, nous le ferons de bon gré. C’est un geste qui nous compromettra davantage et qui sera de nature, aux jours d’hésitation, à nous rappeler à la décence. »





« Nos positions »

Cette invitation du Jeune Barreau de Québec me fait plaisir et m’effraie en même temps. On me sandwichait entre le cardinal Villeneuve, leur invité d’hier, et l’honorable Alexandre Taschereau, l’invité prochain à la même tribune. Je sais en outre quel auditoire m’attend. Noël Dorion m’a d’ailleurs écrit : « Ai-je besoin de vous dire que votre auditoire sera formé de juges et d’avocats qui, plus que tout autre, ont besoin des aliments que vous êtes en mesure de leur fournir ? » Un auditoire de juges et d’avocats, donc de gens pratiques, qui ne se paient point de mots, habitués à serrer les textes de près, exigeants en fait d’argumentation et de preuve. Depuis assez longtemps un sujet m’obsède : fouiller, ramasser, grouper en faisceau nos prétentions, nos droits à la survivance, établir, en somme, les fondements du nationalisme canadien-français. Cela pourrait s’intituler « Nos positions ». Tel sera le titre de ma causerie. Je m’efforce de la bâtir sur des pièces, des faits historiques, des textes juridiques irréfutables, admissibles pour tout esprit loyal. Et comme j’aurai, en face de moi, des auditeurs de multiples nuances d’esprit, venant de milieux divers, de partis politiques opposés, j’ai bien la résolution de présenter ma thèse, de la façon la plus modérée possible, sans rien qui puisse indisposer l’esprit le plus chatouilleux. Mon plan est tout simple :

I. Nos droits

1oLe dilemme posé aux ancêtres par la Conquête anglaise : être ou ne pas être.

2oOption choisie : être. Option qui aboutit à l’Acte de Québec (1774) ; à la Constitution de 1791 : reconnaissance du droit de vivre par la plus haute autorité de l’Empire britannique.

3oUn seul recul de cette politique : l’Union des Canadas (1841). Recul effacé dès 1842 et en particulier, sous lord Elgin en 1849.

4oAutre et éclatante confirmation du droit de vivre en 1867. Régime politique voulu, exigé par les Canadiens français. Signification d’un tel geste.

Tels sont les fondements du nationalisme canadien-français. Nul n’est « plus légitime, plus orthodoxe ».

II. Nos devoirs

Nos devoirs, les avons-nous accomplis conformément aux exigences de 1867 ? Vivons-nous avec une conscience nette de notre destin ?

Deux témoins à faire comparaître :

1oLe pays : Regardons-le au visage. Est-ce un pays inviolablement français ?

2oNos âmes : Y trouvons-nous une vue juste de l’idéal, du devoir canadien-français ?

État de notre langue.
Désolante situation économique. Entre l’économique et le national, liaison ignorée.
Négligence de notre charge d’âme à l’égard de nos minorités.
Attitude humiliante devant la minorité anglaise.
Conclusion : dissolution trop évidente du sens national.

III. Les réactions nécessaires

1oRéponse à deux objections :

Une survivance française Est-elle une chimère ?
Est-elle pratique ?

2oConditions de succès : une mystique nationale.

Cette mystique, qui va l’organiser dans l’esprit de notre peuple ? L’école, les classes dirigeantes (politiques, économistes, intellectuels).

Tâche surtout de la jeunesse.

Je puis l’écrire sans forfanterie : l’effet de cette causerie fut profond, non seulement sur mon auditoire du Château Frontenac, mais sur toute la ville de Québec qui put m’écouter à la radio. Noël Dorion m’écrivait quelques jours plus tard :

Nous avons l’intention de mettre en brochure cette magistrale conférence qui fit un si grand bien dans un milieu qui en avait tant besoin. Vous ne sauriez croire l’immense service que vous avez rendu à la cause qui vous est chère et pour laquelle vous vous dépensez depuis si longtemps. Vous avez déraciné les plus solides préjugés.

Ainsi que me l’avait annoncé le président du Jeune Barreau, je me vis entouré, à la table d’honneur, de douze graves magistrats, six à ma droite, six à ma gauche. Pour mettre l’auditoire de bonne humeur, Noël Dorion m’a présenté avec beaucoup d’humour. Il a raconté quelques petites scènes de sa vie de collège au Séminaire de Québec, à l’époque où, hélas, j’inquiétais plus qu’il ne faut quelques maîtres de la jeunesse. Avant d’autoriser l’installation d’un buste de Dollard dans l’une des classes du Séminaire, le Conseil de l’institution n’en avait-il pas gravement délibéré toute une soirée pour conclure par un refus ?[NdÉ 1]

Pour rester dans la note, j’avais répondu avec le même humour à Dorion, y joignant, dans cette ville de politiciens, un grain de persiflage point du tout déplaisant à la jeunesse :

Messieurs,

Mon bon ami, monsieur Noël Dorion, me traite comme tout bon avocat de la défense traite son client. Il me présume tout d’abord parfaitement innocent. Et il plaide ma cause avec une insigne partialité. Je ne suis qu’un pauvre homme qui regarde passer, par sa fenêtre, le train de la vie. Je suis un homme de cabinet. Et pour dissiper toute équivoque, en une capitale politique, je me hâte d’ajouter que mon cabinet est un cabinet de travail. Monsieur Dorion vous l’a suffisamment insinué, il ne m’arrive jamais d’être au pouvoir. Ma seule bonne fortune est de n’être au pouvoir de personne. Cela me permet de garder une pensée libre. C’est elle que je vous apporte, persuadé que la jeunesse, qui aime la vérité, n’en veut pas entendre d’autre.

Me Maurice Pelletier, obligé de me remercier à pied levé, remplaçant d’un autre, ne se montre guère économe d’éloges. Je cite sa finale qui me sert à démontrer vers quelle méprise la jeunesse s’achemine :

Au poète des Rapaillages, au romancier claironnant L’Appel de la Race, à notre maître à tous, les chefs de file des jeunes générations qui l’admirent, je dis avec joie et avec fierté : MERCI. Trois fois : MERCI.

Ce succès, je le devais au ton de ma causerie. J’avais dit des choses sévères. Mais je les avais dites avec modération, sans vain pessimisme, m’appliquant surtout, ainsi que je l’ai écrit tout à l’heure, à bâtir ma thèse sur une série d’évidences emportant d’elles-mêmes la conviction. « Paroles extrêmement courageuses, sincères, profondes, appuyées sur les faits et la plus inébranlable logique », écrivait le reporter de L’Action catholique. Pour une fois, tous les grands journaux de Québec se mettent d’accord : « Cette conférence de M. l’abbé Groulx a obtenu un succès qui a pris figure de triomphe », prononce L’Événement (11 février 1935). « Un très nombreux auditoire, affirmait pour sa part Le Soleil, écouta le conférencier, avec un enthousiasme manifeste. » « Si nos positions sont ébranlées, m’écrit Mgr Louis-Adolphe Paquet, il y a, certes, dans votre conférence aussi suggestive qu’éloquente de quoi les renforcer. » L’un des douze juges, m’a-t-on rapporté, ce jour-là, M. Albert Sévigny, ancien nationaliste de la suite de Bourassa, passé au torysme, ancien ministre du cabinet Borden, se serait même écrié devant ses collègues : « Nous serions-nous trompés ? » « Et j’ai vu certain vieux politicien, notait un autre (L’Action catholique, 16 février 1935), s’oublier l’autre jour jusqu’à émettre quelques hourras durant l’ovation finale. »

Et naturellement on va prononcer le mot fatal, celui qui allait jeter la jeune génération sur un faux aiguillage. Sous le titre : « Le programme de M. Groulx », L’Illustration (13 février 1935), alors rédigé par Louis Francœur, si je ne me trompe, débute par ce paragraphe :

On se prend souvent à regretter que M. Lionel Groulx soit prêtre. Il est incontestablement, et sans possibilité de comparaison, le chef canadien-français. Mais il ne peut, de par son état, passer à l’action politique. À notre sens, c’est un très grand malheur…

L’article se termine par ces derniers mots :

Le programme de M. Groulx reste ignoré des politiciens. C’est pourtant le seul qui vaille parce que c’est le seul qui aille au fond vrai de notre problème canadien-français.

« L’économique et le national »

J’ai parlé de deux conférences prononcées en ces années-là et qui portaient en elles-mêmes une inquiétante signification. « Nos positions » date de 1935. L’année suivante, une autre invitation m’arrivait, et voici qui est encore significatif : elle me venait, pour cette fois encore, de Québec et des mêmes quartiers : le Jeune Barreau de la capitale, comme si j’eusse été le conférencier attitré, l’officiel à qui l’on va demander toutes les sortes de directives. De nouveau j’allais aborder un sujet de poignante actualité à cette époque de grand chômage : « L’économique et le national ». Les débats politiques se centraient de plus en plus sur un sujet que tous les clairvoyants estimaient capital : l’exploitation des richesses naturelles de la province. Exploitation irraisonnée que celle du Québec, folle dissipation du patrimoine commun au profit du capitalisme étranger. Aberration des politiciens dénoncée par l’opinion régnante qui n’était pas loin d’apercevoir là la cause de tous les maux. Déviation, au surplus, qui n’avait pu se produire que par un divorce néfaste entre la vie économique et le souci national, l’intérêt commun. Depuis longtemps, je me promettais de traiter à fond ce problème. J’y songeais même en ces années de L’Action française où j’essayais d’attirer l’opinion sur le problème économique et ses implications en notre histoire. C’est surtout, à vrai dire, notre déplorable politique à propos des biens nationaux, richesses forestières, hydrauliques, minières, qui m’alarmait. D’ailleurs la première invitation ne m’était pas venue du Jeune Barreau de Québec. La Jeune Chambre de commerce de Montréal l’avait devancée de quelques jours. Je proposai aux deux groupes de traiter le même sujet chez l’un et chez l’autre. Et pour garder à la causerie sa pleine actualité ou sa qualité de primeur, il fut convenu que je parlerais à Montréal et à Québec, à trois jours seulement d’intervalle, soit le 12 et le 15 février. Mais la première invitation reçue peut expliquer le choix de mon sujet et ma façon de le traiter.

Dès ses premiers mots le conférencier de ce soir-là plonge ses jeunes auditeurs dans leur plus grave anxiété :

De tous les problèmes qui préoccupent actuellement la jeunesse, il n’en est pas sur lequel elle m’ait plus souvent demandé de m’expliquer que le problème économique, dans ses rapports, bien entendu, avec nos intérêts plus élevés. Comme tous les jeunes hommes de votre génération, certaines détresses vous tiennent angoissés : angoisse qui vous incline cependant beaucoup moins à l’analyse du mal qu’à la recherche des causes que vous soupçonnez de l’ordre moral et spirituel. Des aiguilles chez nous, c’est trop évident, accusent, en ce moment, d’effroyables retards, si même elles n’ont cessé de marquer l’heure. Notre vie économique a pris le morne aspect d’un cadran mort ou moribond. Mais les responsables, dites-vous, ce ne sont pas les aiguilles : quelque chose a été dérangé dans le mécanisme.

Quel est ce dérangement ? Quelle pièce maîtresse aurait besoin d’être réparée ou remise à sa place ? Vous me priez de vous le dire. Je voudrais essayer de le faire, sans pour autant me croire orfèvre. J’entends parler en prêtre et en historien.

Je savais le terrain dangereux, le sujet d’un abord délicat. Dans nos milieux d’affaires, parmi les aînés, le nationalisme économique répugnait extrêmement. On redoutait, et combien, les contrecoups et voire les représailles de la finance anglaise ou américaine. Par myopie intellectuelle autant que par intérêt, on se refusait à percevoir le moindre lien entre vie économique et vie nationale. On traitait même de chimère la plus légère ambition d’autonomie économique pour la collectivité canadienne-française. État d’esprit non moins imputable aux politiciens régnants. Pour faire taire la jeunesse qu’ils redoutaient, leurs tentacules n’avaient pas cessé de l’envelopper, sans pourtant y beaucoup réussir. Au surplus, une grande bataille venait de se livrer entre les partis, principalement sur cette question des ressources naturelles de la province. Et si d’un côté l’on s’affichait en réformateurs et si l’on avait beaucoup promis, les sceptiques ne manquaient point qui se défendaient de toute illusion. Que le sujet fasse peur en 1936, preuve en pourrait être cet avertissement que René Chaloult m’adressait de Québec : « Je ne saurais trop insister pour vous demander de donner à cette causerie un titre vague, comme vous l’avez fait l’an dernier. Je craindrais autrement que le succès en soit compromis. Pour votre information… je puis vous dire que M. Savard [président du Jeune Barreau] est un libéral militant et que plusieurs membres du Jeune Barreau sont dans le même cas. »

Je n’en aborde pas moins le sujet de front et carrément ; les vérités que j’avais à dire, je les dis à bout portant. De toutes mes conférences de l’époque, celle de ce 12 février 1936 aura été peut-être la plus osée. Voici mes prémisses : les Canadiens français ont voulu, ont imposé au Canada le régime fédératif ; ce régime n’a pu qu’établir en fait, dans le Québec, un État français ; cet État détient sûrement le droit à tous les organes d’un État viable, donc à une certaine autonomie économique, condition de son autonomie politique, appui matériel de sa vie spirituelle. Or les conditions d’une autonomie économique se réalisent-elles chez nous ? Une revue de ces conditions impose une réponse négative. Les responsables d’un pareil état de choses ? Point le petit peuple qu’on accuse trop volontiers. Mais l’État dans une grande mesure. Puis, après l’État, les dirigeants, trop peu enclins à s’inspirer des principes de leur catholicisme et de l’idéal national. Parmi ces dirigeants, s’inscrit, en première ligne, une génération d’hommes d’affaires. Une désorientation essentielle s’en est suivie. Donc problème de l’heure, problème d’orientation : orientation dans les milieux de jeunesse d’abord, dans l’esprit du peuple, dans notre enseignement. Enfin, je dis ma foi en une orientation persévérante. Et je jette ce suprême appel à la jeunesse :

Le 10 octobre 1670, à l’heure où il décidait ces formidables bonds en avant qui allaient créer en Amérique un empire français, Talon écrivait au roi : « J’ai fait partir des gens de résolution qui promettent de percer plus avant qu’on n’a jamais fait… » Messieurs, l’heure est venue de s’éveiller ou de mourir. Je salue les « gens de résolution » qui vont repartir pour la grande aventure de la renaissance nationale.

Je n’ai pas craint d’aborder mon sujet par ses aspects les plus brûlants, ai-je écrit. Un paragraphe de ma causerie le pourrait démontrer : celui où je visais manifestement nos timorés devant les moindres froncements de sourcils de la minorité anglo-canadienne. Au reste, mes propres compatriotes m’ont fait si libéralement la réputation d’un anglophobe que l’occasion me paraissait bonne de m’expliquer. Et de là, ce propos :

Une politique canadienne-française n’est pas nécessairement, que je sache, une politique d’agression ni d’injustice à l’égard de qui que ce soit. Nous ne songeons à dépouiller personne ; seulement nous n’attendons pas, non plus, être dépouillés. Nous n’empêchons personne de vivre ; mais nous voulons vivre nous aussi. Et j’estime que ce n’est pas prendre la place des autres que de prendre la nôtre. Je ne suis, ai-je besoin de le dire, ni anti-anglais, ni anti-juif. Mais je constate que les Anglais sont pro-Anglais et que les Juifs sont pro-Juifs. Et dans la mesure où pareille attitude ne blesse ni la charité, ni la justice, je me garderai bien de leur en faire reproche. Mais alors je me demande pourquoi, et dans la même mesure, les Canadiens seraient tout, excepté pro-Canadiens français ? Du reste, j’oserai même demander s’il est bien dans l’intérêt de la minorité qu’un redressement tarde à s’opérer ? La question qui se pose est bien celle-ci : la situation économique qui prévaut actuellement dans la province de Québec, notre peuple la subira-t-il et peut-il la subir indéfiniment ?

Hélas, à cette question, j’osais donner une réponse :

Une génération de Canadiens français, la mienne, a pu accepter que, dans cette province, il y ait un grand commerce, une grande finance, de grandes industries, de grandes compagnies d’utilité publique, et que, dans ce commerce, cette finance, ces industries, ces compagnies, qui ne sont que le fruit de l’exploitation des ressources nationales, nous qui sommes après tout la majorité des clients, nous ne tenions, en tout cela, que les rôles les plus infimes et les plus méprisables… Mais vous savez bien qu’une autre génération ne regardera point du même œil ce spectacle poignant, parce qu’il la blesse au plus vif de son esprit et de sa fierté, parce qu’il la mord au plus sensible de sa chair.

Que le danger est grand de jouer au prophète ! Vérité accablante aussi de cet axiome que j’exprimais alors volontiers : « Les idées marchent, mais à condition qu’on les porte. » Une autre génération est venue ; elle a grandi, a pris les rênes. Hélas, elle a été aussi résignée, aussi morne que celle de ses aînés. Elle a épaulé des politiciens qui, comme elle, avaient dénoncé avec la dernière véhémence, notre servitude économique et qui, parvenus au pouvoir, ont continué, en l’aggravant, la politique de leurs prédécesseurs. Ma génération avait connu la désolante évolution d’Henri Bourassa. La génération qui nous suivit subit passivement et parfois en l’applaudissant la trahison de l’Union nationale.

Comment l’aurais-je pu croire, en cette soirée du 12 février 1936, alors que je sentais autour de moi, à Montréal, cet auditoire si vibrant, d’oreille si ouverte, de la Chambre cadette de commerce ? Je n’ai pas oublié, en particulier, la chaude, l’étreignante poignée de main que vint me donner un jeune avocat qui faisait alors quelque peu parler de lui et qui, comme tant d’autres, devait tourner le dos à ces trop compromettantes aspirations. L’enthousiaste s’appelait Roger Ouimet. « Oh ! Monsieur l’abbé, me disait-il, dans une étreinte à me broyer les doigts, c’est toute la province, ce soir, qui aurait dû vous entendre ! » Je ne résiste pas au plaisir de raconter ici une petite anecdote. Elle est piquante. Quelques années à peine plus tard, le jeune avocat prenait chambre à l’Hôtel-Dieu. Le sort voulut qu’il eut, pour infirmière, l’une de mes nièces, charmante et fine Noëlla. Devant elle, dont il ne connaissait guère la famille, ce bon Roger Ouimet, je ne sais trop à quel propos, crut opportun de se livrer à une violente diatribe contre certain conférencier qui venait de commettre, sans doute, quelque autre frasque. L’espiègle Noëlla se garda bien de couper court à cette verve généreuse. Le lendemain, comme le malade trouvait l’infirmière aimable — cela arrive — et s’enquérait de la parenté de ladite infirmière, celle-ci, pince-sans-rire, lui décline nom et prénom, et lui apprend candidement : « Je suis la nièce de l’abbé Groulx. » « Oh, ma sortie d’hier soir ! » de s’écrier le brave homme qui se prend la tête à deux mains : geste de ces pénitents qui, au lieu de battre leur confiteor sur leur poitrine, s’en prennent inconsciemment à la partie la plus légère de leur être.

Même effet de la conférence et peut-être plus considérable, à Québec, dans l’auditoire du Jeune Barreau. Y insisterai-je ? Peut-être y a-t-il lieu de faire apercevoir, une fois de plus, l’atmosphère du temps. Voyons, en tout cas, comment n’a cessé de se forger, autour de mon pauvre nom, le mythe du chef. C’est à Québec, en ce temps-là, que souvent la jeunesse se montre la plus vibrante. Qu’on s’en rapporte aux journaux du temps : à L’Action catholique, par exemple, du 17 février 1936. Dans Le Droit (27 mars 1936) la conférence me valut un article de Léopold Richer ; un autre de Fernand Lacroix dans La Province, journal de l’Action libérale nationale de Paul Gouin, mouvement de révolte contre les vieilles barbes du parti libéral de M.Alexandre Taschereau. Le 16 avril 1936, Eugène L’Heureux revient à la charge dans L’Action catholique et ne ménage pas le compliment : « Magistrale étude… d’une lecture passionnante pour tous les Canadiens français soucieux de leur avenir national. » Cet éloge s’adressait à la brochure qui allait contenir le texte de L’économique et le national. Le Devoir assuma les frais de cette impression. Monsieur Héroux, toujours généreux en sa publicité, se chargea d’assurer à la brochure une large diffusion. Il organisa une forme de publicité bien à lui : sur l’opportunité de cette réimpression en forme plus pratique qu’un rapport de journal, il sollicita des opinions. Dans le monde de mes jeunes amis, on ne se fit pas prier. « J’ai rarement vu conférencier produire sur son auditoire une influence aussi profonde », déclare Léo Pelland. « Véritable bréviaire du nationalisme canadien-français », assure Paul Bouchard. Le maire de Québec, J.-E. Grégoire, y va de son couplet : « Nos compatriotes ont besoin d’être réveillés et guidés au nom d’une doctrine patriotique orthodoxe et tonifiante. » Il ne restait plus qu’à lâcher le mot fatal, celui qui ne manquait jamais de me mettre mal à l’aise, pour son sens équivoque et pour les espoirs irréalisables qu’il risquait d’allumer : le mot « chef ». Je le trouve sous la plume de René Chaloult : « Comme l’an dernier, de nombreux juges et avocats ont écouté avec avidité notre chef national. » À peu près dans ces mêmes jours, le 21 février 1936, dans L’Action catholique, les Jeunesses patriotes, groupe de fondation récente et qui prêche crânement l’indépendance du Québec, ripostent à Edmond Turcotte, rédacteur en chef du Canada, qui m’a pris à partie : « Mais nous ne tolérerons jamais que vous veniez attaquer le chef spirituel de la nation canadienne-française. M. l’abbé Groulx représente à nos yeux l’incarnation de notre idéal national. Il est celui qui a su inculquer aux jeunes de sa patrie la juste compréhension de ce qu’est le sain patriotisme chrétien. Il est, et restera toujours, de tous les Canadiens français, un des seuls auquel la jeunesse ne permettra pas que l’on s’attaque. » Brave jeunesse à tout le moins coupable d’avoir trop espéré !

■ ■ ■

D’autres interventions, dans les débats du temps, m’attireront, hélas, ces dangereux suffrages. Je crois l’avoir écrit plus haut : l’activité que je dépensai en ces années de ma vie, et où l’on m’entraîna souvent malgré moi, me laisse stupéfait, aperçue à distance. Comment ai-je pu tenir, mener tant de choses de front ? Si je m’en tiens à des éphémérides, je note cette longue suite de discours, d’articles, qui se suivent dans une chevauchée presque éperdue : fin de janvier ou premiers jours de février 1933, long discours pour les vingt-cinq ans du journal L’Action catholique de Québec : « Vingt-cinq ans d’éducation politique et nationale » ; 10 avril 1933, discours pour un Ralliement organisé au Monument National, par la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal, ralliement de quelques hommes venus un peu de tous les coins de l’horizon, et qu’on invite à traiter de nos problèmes nationaux les plus urgents. J’y prends la parole aux côtés de l’honorable Alfred Duranleau, ministre dans le cabinet Bennett, d’Ernest Lapointe, de l’Opposition libérale à Ottawa, d’Armand LaVergne, alors passé au parti conservateur. LaVergne prononce ces quelques mots, par trop dans la note des illusions où tant se complaisent : « Ce qui me rassure, c’est que M. l’abbé Groulx, mon professeur et mon seul chef, doit parler après moi et qu’il saura tirer les leçons qui s’imposent. » Les organisateurs de cette soirée entendaient susciter un réveil patriotique. Je salue, dès le début, un groupe de jeunes « dont l’impitoyable clairon promené, en ces derniers temps, autour de la cité endormie, a fait tomber les murs du sommeil : … les Jeune-Canada ». Comme moyens de réveil, je parle d’éducation nationale ; j’affirme aussi l’instante nécessité de vivifier notre vie économique ; je dénonce en passant le capital étranger et ce qu’il peut comporter d’abusif ; je recommande de ne pas abandonner le sol, l’agriculture, la colonisation, mais aussi je prie qu’on se tourne résolument vers l’industrie « avec un outillage moderne et une technique scientifique ». Et, pour réussir en ces évolutions nouvelles de notre vie collective, j’exhorte à préparer l’avenir selon une « forte discipline sociale » : ambition et dignité, probité dans le travail, formation, aux échelons les plus élevés, de citoyens capables de penser, de vouloir et d’agir d’une façon forte et personnelle. Singuliers propos, pas très neufs, mais qu’on trouvera peut-être étonnants, dans la bouche d’un homme à qui l’on a tant reproché, depuis ce temps-là, son inintelligence des problèmes économiques et sociaux. Et surtout son farouche « agriculturisme ». La soirée se termine par quelques mots de Fernand Rinfret, alors maire de Montréal. Maintes fois, en ces années, le hasard me fait me retrouver aux côtés du maire de Montréal, naguère ministre dans le cabinet Lyon MacKenzie King : homme charmant, spirituel, esprit cultivé. Nul n’est plus aimable, comme l’on sait, que le politicien relégué dans l’Opposition. Il se découvre alors quelque chose de l’air désinvolte de l’écolier en vacances ou de l’ancien affranchi. Au reste, Fernand Rinfret est néanmoins trop intelligent pour gober et prendre au sérieux le credo des passions partisanes. C’est lui qui, six ans plus tard, lors de la déclaration de guerre de 1939, après un débat pathétique aux Communes, rencontrant le soir, dans un corridor du Parlement, Maxime Raymond, député nationaliste de Beauharnois, lui jette cette boutade : « Non, mais Maxime, les beaux discours, penses-tu, que nous aurions pu faire dans l’Opposition ! »

Soirées de refrancisation

Je reprends la série de mes explosions oratoires. Le 19 avril 1933, encore dans ce même mois, autre discours à une « soirée de refrancisation », organisée par l’Association catholique de la Jeunesse canadienne-française. Elle a lieu à la Palestre Nationale de Montréal. Beaucoup s’inquiètent de notre glissement trop manifeste vers l’anglomanie et même vers l’anglicisation. Toujours les mêmes misères, les mêmes problèmes qui reviennent épidémiquement. Phénomène de réaction consolant à tout prendre. Fièvre passagère si l’on veut, mais témoignage d’un peuple encore capable de s’inquiéter de sa culture et même de son âme.

J’ai écrit, dans Le Devoir (2 décembre 1932), un article : « Pays français, visage anglais », qui a fait causer. J’avais conclu sur cette note pessimiste : « Hélas, s’il était possible, par un instrument quelconque, de prendre, à l’heure actuelle, l’exacte mesure de l’engourdissement dans tous les domaines et dans toutes les classes de la société canadienne-française, quelle effroyable révélation, à ce qu’il semble bien, nous serait jetée au visage ! » La jeunesse a résolu de réagir. L’on m’accole, ce soir du 19 avril, à un ministre québecois du cabinet Taschereau, Joseph-Édouard Perrault, homme estimable, frère de mon grand ami Antonio Perrault. Toujours pour recomposer l’atmosphère du temps, je note quelques-uns de mes propos de ce soir-là. Tout d’abord, comme il se doit, et comme j’en ai pris l’habitude à l’époque, voici un hommage à la jeunesse : « Un des symptômes les plus consolants de l’heure présente, c’est bien que ce soit la jeunesse qui sonne le réveil. Et elle le sonne avec tant de noblesse et tant d’élan que les aînés, et même les vieux, s’embrigadent joyeusement et s’efforcent de se rajeunir les jambes pour ne pas suivre de trop loin. »

M. Perrault avait noblement parlé. Au surplus, son geste, sa présence en tel milieu, en un tel débat, conféraient au ministre un petit air d’indépendance. Je le remercie, et pour rester dans la note, je me risque à définir, une fois de plus, avec un peu d’audace, ce que pourraient être, à mon sens, les inspirations maîtresses d’une politique appropriée au Québec :

Nous ne ferons jamais le reproche à nos gouvernants, disais-je, de se souvenir qu’ils sont les gouvernants d’une province catholique et française et que non seulement ils ne sauraient se désintéresser de ce caractère de leur province, mais que leur devoir est d’y conformer leur politique, laquelle n’a d’ailleurs chance qu’en cet accord, d’être vivante et profitable.

Et pourquoi une « soirée de refrancisation ? On cherchait les causes d’un mal. Ces causes, où les trouver ?

Un peuple réfléchit spontanément, instinctivement sur son pays l’exacte image de soi-même. Si donc l’image que réfléchit notre terre québécoise est apparemment anglaise, qui en est responsable ? Non point telle cause artificielle ou extérieure, mais une cause qui est en nous-mêmes. Je ne prétends point que nos esprits, nos âmes soient irrémédiablement anglicisés ou américanisés ; mais si nous sommes restés français, le sommes-nous restés assez vigoureusement ?[NdÉ 2]

Citerai-je aussi un autre passage de mon allocution à propos du bilinguisme scolaire ? L’on débite alors sur le sujet tant de demi-vérités, pour ne pas dire de sottises. Voulions-nous vraiment refranciser l’âme canadienne-française, disais-je ? Commençons par restituer « à notre langue [en tout domaine] la primauté qui lui revient, sans en oublier la valeur pratique ». Un avertissement à nos hommes publics me paraissait surtout opportun : ne pas tant prêcher à notre peuple la nécessité d’apprendre l’anglais. Je visais là, je le pense bien, tout particulièrement Athanase David, pour qui, venait-il de soutenir, un homme bilingue vaut deux hommes.

… En parlant ainsi, continuais-je, j’ai conscience de ne pas céder à la moindre tentation d’anglophobie, pas plus que je ne conteste, dans notre vie canadienne, le rôle pratique de la langue anglaise. Mais je fais cette prière parce que déjà notre peuple n’est que trop poussé vers l’étude de la langue seconde et qu’il n’y a pas lieu d’accélérer la descente tragique d’un chariot sur la pente de l’abîme. Et je fais encore cette prière parce que la séance de ce soir le démontre assez, le péril, pour nous, ne serait pas de n’être pas assez anglais, mais de l’être trop ; et la langue en péril, la langue en grande pitié, ce n’est pas que je sache, la langue anglaise, mais bel et bien, hélas, la langue maternelle des Canadiens français. On nous dit que nul ne saurait prétendre aux premiers postes, en ce pays, sans la connaissance de l’anglais. Eh, sans doute. Mais nous croyons aussi que la connaissance de l’anglais n’est pas tout, ni même la première condition du succès, et que nul n’occupera jamais quelque haute fonction au Canada, si d’abord il n’est intelligent, et que la première condition pour être intelligent, c’est d’être formé selon les disciplines de sa culture. J’en suis, d’ailleurs, encore à chercher lequel des nôtres, doué pour les plus hauts postes, a été empêché d’y accéder, par cela seul qu’il ignorait l’anglais ou s’était révélé impuissant à l’apprendre.[NdÉ 3]

Pour finir, je livrais à l’auditoire deux mots d’ordre, empruntés à l’Action française au temps où j’en étais le directeur :

Aux dames et demoiselles : « Il faut que cela devienne chic d’être Canadiennes françaises ! »
Aux jeunes gens : « Ce n’est pas assez d’être Canadiens français ; soyons-le superlativement ! »

Le lendemain, eh oui ! le lendemain, 20 avril 1933, autre discours pour le 75e anniversaire de la Société historique de Montréal, et en remerciement pour la « médaille Vermeille » que la Société me décerne ce soir-là. Souvenir déjà évoqué, je n’y reviens pas.

Un mois et demi plus tard, je me retrouve à Québec. La capitale a voulu se donner, elle aussi, une « soirée de refrancisation ». En collaboration avec les Jeune-Canada, mouvement dont il sera question plus loin, la Ligue d’Action nationale organise une manifestation oratoire au Palais Montcalm. Chaloult (René) paraît avoir pris l’initiative de la chose. Il m’écrit le 3 mars 1933 :

Québec ne doit pas plus longtemps rester en arrière. Il faut que le renouveau patriotique que vous suscitez à Montréal nous atteigne. À cette fin, nous avons décidé, M. L’Heureux et moi, comme directeurs de la Ligue d’Action nationale, d’organiser une grande assemblée patriotique dont vous serez le principal orateur.

On m’annonce qu’Armand LaVergne sera présent à titre de président d’honneur. On invitera peut-être aussi à parler Ernest Lapointe et un Jeune-Canada. Les discours seront radiodiffusés. Et Chaloult entend bien que « les orateurs soient aussi vigoureux qu’à Montréal, même davantage si possible. C’est un coup de fouet qu’il nous faut. » La soirée eut lieu le 6 juin 1933, devant une salle comble. On peut trouver mon discours dans Orientations. Je lui avais donné pour titre : « L’inquiétude de la jeunesse et l’éducation nationale ». L’Action catholique du 8 juin, ainsi que Le Devoir ont reproduit mon texte en entier. L’Événement avait fait de même la veille ; il accorde même à la soirée une présentation fort louangeuse : « Québec a vu rarement une démonstration patriotique aussi intéressante, aussi prenante que celle d’hier soir. » Mon discours provoque un échange de propos plutôt vifs, entre Le Soleil et L’Action catholique. Le Soleil, par la plume, à ce qu’il semble, de Jean-Charles Harvey, m’avait couvert de fleurs pour mieux m’accabler et attraper, en même temps, les Jeune-Canada. Harvey reconnaissait assez de justesse à mon diagnostic de l’anémie du sens national au Canada français ; il me reprochait de n’avoir indiqué nul remède valable. J’aurais craint, lui semblait-il, « de scandaliser les faibles ». Harvey n’apercevait, en outre, nulle directive vraiment claire sur notre orientation économique, mais tout au plus une dénonciation du capitalisme étranger qui n’aboutirait qu’à nous isoler du monde. Et quant aux Jeune-Canada, vers quoi s’en allait ce mouvement ? Mouvement raté, selon toute vraisemblance ; mouvement de jeunes pessimistes par trop précoces. Dans L’Action catholique (7 juin 1933), Eugène L’Heureux joua gaillardement du bâton. « En refusant de publier les opinions de M. Groulx et des Jeune-Canada, pour les discréditer ensuite longuement, Le Soleil s’attire un peu l’épithète de “crétin” que nous nous refusons toujours d’employer, bien que notre confrère en use et abuse… »

L’inquiétude de la jeunesse ! Il y avait telle chose alors que l’inquiétude d’une génération. La jeunesse s’interrogeait et parfois avec une anxiété proche de l’angoisse, sur l’avenir de sa nationalité, de son pays, de sa culture, et même de sa foi. Cette jeunesse paraît aujourd’hui bien vieillotte et bien ridicule à une autre génération qui s’est hardiment délivrée de ses bobards. La patrie, le nationalisme, fût-ce le plus sain, le plus nécessaire, autant de vieilleries grossières qu’on a jetées aux orties, comme à vingt ans on se débarrassait autrefois de la robe prétexte. La sagesse des temps nouveaux, du moins pour une portion considérable de la jeunesse, veut que l’on soit internationaliste ; il faut penser, vivre, à la mesure de la planète, être tout ce que l’on voudra ou pourra, sauf peut-être soi-même, sauf appartenir à son pays, à sa culture, à sa nation. Et ce, en dépit du roidissement de tous les peuples dans leur être historique et culturel, en dépit de tous les nationalismes en éveil, le chinois, le japonais, l’indien, l’arabe, l’africain ! Mais chassons le présent si triste et trêve d’idées noires ! Pour reprendre espoir et sérénité devant le débordement d’idées folles où il nous faut vivre, je me réfugie aujourd’hui dans le passé qui était le bon sens, le bon sens un peu fruste peut-être, mais si ferme. Donc la jeunesse de 1930 s’inquiétait. « Une jeunesse s’est levée parmi nous, disais-je, qui ne ramène pas toute la vie aux frivolités des sportifs ou des salonnards ; une jeunesse qui repose enfin des freluquets pommadés et grimés, oisifs invertébrés qu’on dirait, à vingt ans, frappés d’ataraxie ou d’artériosclérose. » Et j’indiquais les motifs de l’inquiétude des jeunes, inquiétude qui prenait, ce me semblait, « valeur de signal » :

Ces jeunes gens s’entendent d’abord dans la recherche inquiétante, fiévreuse, d’une doctrine politique et nationale, doctrine vigoureuse et compréhensive, qui serait la loi de leur impatiente action…

En second lieu, la jeune génération est d’accord pour condamner le règne des bavards, le patriotisme de tréteaux, « le patriotardisme », comme elle dit. Et ce qu’elle fustige par là, c’est le remplacement de l’action constructive par l’interminable et impénitente parlotte, par la passion des querelles byzantines et politiciennes…

La jeunesse est donc d’accord pour condamner les trahisons d’en haut, les reculs des chefs dans le domaine de nos droits fédéraux, les agenouillements complaisants devant le plus fort, par simple timidité devant la force ou par stupide gentilhommerie… Accoutumée à prendre au sérieux la constitution de son pays, ce pacte de 1867 qui aurait, à ce qu’on lui a dit, proclamé, décrété l’égalité absolue des races au Canada, elle se refuse à ne voir, en cette égalité de droits, qu’un thème à discours pour 24 juin ou 1er juillet, une simple balançoire à l’usage du plus naïf des deux contractants.

Enfin et c’est sur quoi elle insiste, la jeune génération est d’accord pour condamner un régime économique en train de préparer à sa nationalité le pire des esclavages…

Mais un redressement restait-il possible ? Oui, répondais-je, à la condition toutefois d’une solide et décisive éducation nationale. Et pour cette éducation j’indiquais les ressources toujours à notre portée. En tout premier lieu, notre catholicisme :

À des jeunes hommes et à des jeunes filles épris d’un idéal absolu, ambitieux de pousser jusqu’à l’ultime développement leur personnalité, il serait montré que leur naissance dans un milieu et dans la foi catholiques leur vaut cet incomparable privilège d’avoir, devant les yeux, pour idéal moral, l’infinie perfection du Christ, et, pour terme de leur développement spirituel, cette élévation de personnalité qui peut faire d’eux, s’ils le veulent, des surhommes et des dieux.

En second lieu, je faisais voir les ressources de la culture originelle :

Car, enfin, celui-là qui a l’honneur privilégié d’être un fils intellectuel du pays de Racine et de Pascal, et qui est par surcroît le fils d’un milieu catholique, n’a peut-être pas le droit de se croire supérieur à tout autre, mais n’a-t-il pas le devoir de ne se croire inférieur à personne ?

Enfin, et pour conclure, venaient quelques paroles sévères, mais paroles aussi de réconfort. Jamais, en effet, la sévérité de mes diagnostics n’a pu m’arracher mon incurable optimisme, pas même en ces dures années 1930-1940 :

Une chose est certaine : nous ne pouvons plus vivre comme nous avons fait. Le moment d’un choix décisif est venu. Ou bien nous continuerons à vivre dans le désordre, les velléités paresseuses, le laisser-aller où, ces dernières années, nous avons moins vécu que sombré ; et alors ce sera la fin, à brève échéance, d’un petit peuple qui aurait pu, en cette Amérique, et pour le profit d’un splendide idéal, gagner une sublime gageure ; ou bien, et c’est, malgré tout, notre espoir, nous nous redresserons ; aux obstacles mieux dévoilés, nous mesurerons exactement nos volontés ; de nos périls, de notre destinée, nous prendrons l’idée claire, l’idée courageuse qu’il faut prendre ; nous rassemblerons toutes nos forces en un faisceau, toutes nos pensées en un flambeau, pour dire une fois de plus, comme tant de fois l’ont dit les opiniâtres ancêtres : Non, ce n’est pas encore la fin, ce n’est qu’un recommencement.

« Moulin à paroles »

Mais il faut en finir avec ce monotone déroulement de discours. D’un pauvre homme qui n’a jamais su l’art de refuser, l’on avait fait, hélas, un « moulin à paroles ». Preuve en est cette autre énumération : — Août 1933, conférence publique à Rimouski, à la XIIe session des Semaines sociales du Canada : « La survivance canadienne-française et la terre ». — Octobre 1933, deux portraits d’hommes politiques : « Hincks et Morin », paru dans L’Action nationale. — Le 17 novembre 1933, causerie devant les Anciens du Mont Saint-Louis (Montréal) : « Comment s’est faite la patrie canadienne » ; présidence du Frère Marie-Victorin. — Novembre 1933, parue dans L’Action nationale de décembre, communication à un Congrès de l’ACFAS (Montréal) : « À travers les vieux journaux du British Museum », résultat d’une enquête menée en mai 1922, dans les vieux journaux anglais de 1770-1774, à la veille de l’Acte de Québec. — Mars 1934 : « L’esprit estudiantin », article dans L’Action nationale, réponse au directeur du Quartier latin, journal des étudiants de l’Université de Montréal, qui avait sollicité mon opinion sur l’esprit estudiantin, ce qu’il devait être au Canada français. Article recueilli dans Orientations et reproduit par Asselin dans son journal L’Ordre. — Le 20 mars 1934, causerie à la salle paroissiale (51e avenue, Rosemont, près Masson, Montréal) pour le Cercle l’abbé Groulx de l’ACJC : « Y aura-t-il encore des Canadiens français dans cinquante ans ? ». Remerciement par le jeune Jean Drapeau. — Le 21 avril 1934, conférence-programme à Radio-Canada : « L’éducation nationale ». Il s’agit d’annoncer, d’appuyer une enquête de la revue L’Action nationale. Pour ce renouveau de notre éducation patriotique, je ne prononce pas seulement des discours, j’écris plusieurs articles, ainsi qu’on le peut voir dans cette « Enquête » mise alors en volume, et aussi dans Orientations et Directives. Nous voulions stimuler les éducateurs, mais d’abord élucider la notion d’une éducation nationale au Canada français. — Le 28 avril 1934, salle académique de l’Université d’Ottawa, conférence, ai-je noté, pour le 4e centenaire de la découverte du Canada : « Le dernier voyage de Cartier ». — Début de juin 1934 : conférence au Séminaire des Trois-Rivières, devant les membres-fondateurs de la Société Saint-Jean-Baptiste de la ville : « Exposé du problème canadien-français » (voir Le Bien public, 7 juin 1934). — Le 25 juin 1934, mémoire lu au Congrès de la Société Saint-Jean-Baptiste (Montréal) : « Langue et survivance », recueilli dans L’Action nationale de septembre 1934 et dans Orientations. — Le 4 juillet 1934, conférence au Congrès des instituteurs (Trois-Rivières) : « L’éducation nationale à l’école primaire ». — Numéro de septembre 1934 de L’Action nationale : reproduction d’une conférence sur « L’éducation nationale et les écoles normales », recueillie aussi dans Orientations. — Résumé dans Le Devoir du 30 octobre 1934, d’une conférence à la Palestre Nationale pour l’ACVC (Association catholique des Voyageurs de commerce). Réponse à deux questions : « Comment s’opérera la sauvegarde intégrale de notre race ? Qui sauvera la destinée du peuple canadien-français noyé dans la vaste contrée du Canada ? » J’y dis des paroles dures sur notre « mal d’âme », notre infériorité économique trop volontaire, sur notre déficiente éducation nationale, sur le défaitisme ; conférence commentée dans Le Devoir du 3 novembre 1934 et qui provoque une petite polémique entre M. Lucien Parizeau et Le Droit d’Ottawa (voir Le Droit, 17 et 24 novembre 1934). — Novembre 1934, lettre à Vivre, revue de jeunes récemment fondée à Québec : reproduction d’un portrait caricatural de l’abbé Groulx par La Palme. Je dis pourquoi j’aime Vivre : pour sa « foi dans la vie », « en nos ressources d’âme ». Conseils à ces jeunes, entre autres : « Soyez sévères, graves, sans pourtant verser dans trop de pessimisme. [Voyez l’exemple de grands éveilleurs contemporains : un Mussolini, un Dollfuss]. » Aujourd’hui, je relis cette lettre avec un certain plaisir. Elle me rappelle ma façon d’alors de parler à la jeunesse et l’existence d’une jeunesse qui, en ce temps-là, avait le goût de vivre. J’y reviendrai plus longuement tantôt. — Le 19 novembre 1934, conférence à la Société des ouvrières catholiques : « La Canadienne française à travers l’histoire et ce qu’elle doit être aujourd’hui » (La Bonne Parole, novembre 1934). — Le 22 novembre 1934, conférence à la section Duvernay de la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal : « Précisions sur l’éducation nationale ». Félicitations à la Saint-Jean-Baptiste qui professe que les Canadiens français peuvent manger, causer, s’amuser ensemble, sans se mettre sous le signe d’un club ou d’une société étrangère. Puis encore des paroles franches, sinon dures, sur la Confédération, ses devoirs envers la culture française (voir Le Devoir, 23 novembre 1934) ; commentaires dans La Presse (24 novembre 1934). — En l’année 1935, je relève encore : mai 1935, dans L’Action nationaleV : « Un chef de trente-trois ans, Louis-Hippolyte LaFontaine ». — Le 9 mai 1935, à Boston, pour les quarante ans de la Société historique franco-américaine, conférence : « Pourquoi Québec ne fut pas New York ». — Le 30 juin 1935, à Manchester, N.H., conférence : « Notre mission de Français en Amérique » (voir Le Devoir, 3 juillet 1935, commentaires de M. Héroux). — Le 30 novembre 1935, article au Devoir : « Un signe des temps », à propos de Conditions de notre destin d’Hermas Bastien.

C’en est assez. Laissons de côté la chronique que, sous les pseudonymes de Jacques Brassier et d’André Marois, je tiens régulièrement à L’Action nationale et qui s’intitule : « Pour qu’on vive ». « Moulin à paroles » ! Dirai-je qu’à travers ces envols de mots, sinon d’idées, jetés à tant d’auditoires, une pensée, une inquiétude ne m’a jamais laissé. Inquiétude du semeur qui jette à la terre le grain à pleine poignée, généreusement, et qui ne peut se défendre de cette interrogation : « Qu’en poussera-t-il ? » « Et lesquels de ces grains méritent de pousser ? » Inquiétude encore plus aiguë du semeur qui voudrait tant confier aux esprits de son époque quelques grains ou quelques germes vivants pour assurer le prochain avenir. Caprices des générations qui vous écoutent, vous applaudissent et ont sitôt fait d’oublier et même de répudier les maîtres d’hier. Il faut si peu pour changer l’atmosphère d’un pays. Ce qui plaisait hier ne plaît plus aujourd’hui, paraît suranné, dépassé. Non, il n’est pas vrai que l’on sème pour la génération qui vient après soi. Les variations de l’esprit humain sont imprévisibles. Quel météorologue les pourrait pronostiquer avec une minime justesse ? Les courants de pensée sont aussi capricieux que les courants atmosphériques. Dans l’atmosphère régnante, on ne sait jamais quel courant étranger peut se glisser. Le semeur qui s’en va, qui a tout jeté jusqu’à la dernière poignée, jusqu’au fond de son sac, s’il est sage, se résignera mélancoliquement. Il n’avait qu’à faire son métier avec confiance, avec joie si possible. Il n’a pas à s’occuper de l’avenir qui appartient à un autre.

Cours d’histoire à Ottawa et à Québec

C’est pendant cette même période que mon enseignement d’historien s’amplifie, s’étend aux trois universités françaises. À Montréal mes cours fermés se succèdent depuis 1915 et aussi, depuis 1920, mes cours publics et d’autres plus récents sur la découverte du Canada, puis sur Champlain et son temps. Mais voici qu’un beau jour de 1933, j’occupe la chaire d’histoire canadienne à l’Université d’Ottawa. Les Pères Dominicains de la capitale, dans la carence ou l’insuffisance de l’Université oblate, se donnent l’air de fonder, pièce par pièce, une université qui serait à eux. Des cours de philosophie, de science religieuse, d’art, d’autres, sont déjà ouverts au public. Le Père Augustin Leduc, l’un de mes anciens élèves à Valleyfield, m’invite à répéter chez les Dominicains, mes cours de Montréal. Je crains de me mettre à mal avec mes amis oblats. Les dirigeants de leur université sont de mes anciens compagnons de vacances au lac McGregor. Au surplus, je répugne à la fondation d’une seconde université, quand il suffirait de vivifier celle qui est en place. Je m’ouvre de mon embarras au Père Gilles Marchand, recteur de l’Université d’Ottawa. L’Oblat m’offre tout de suite la chaire de sa maison. Et voilà comment, ce qui aujourd’hui peut paraître étrange, étonnant, je deviens professeur d’histoire canadienne à l’Université d’Ottawa, alors foyer ardent de vie française. Ces cours m’intéressent. On les a fixés au samedi après-midi. Les fonctionnaires sont en congé de fin de semaine ; on invite les étudiants du Juvénat, du Scolasticat oblat, les grandes filles du Couvent de la rue Rideau, de l’École normale, les religieux et religieuses enseignants de la ville. La salle académique s’emplit. Pendant deux ans, en 1933 et 1934, le nouveau professeur fera la navette entre Montréal et Ottawa, jusqu’au jour où l’Université oblate, en mal d’évoluer, jugera bon de se donner un maître moins compromettant. Au reste, on me signifiera mon congé de façon gracieuse ; on me jettera dans les bras un diplôme de docteur en droit. Un jour donc, vers 1934, si je ne me trompe, je revêtirai la toge écarlate et prononcerai un discours naturellement très senti. Mes spicilèges ont recueilli le Ms de ce discours. L’homme à la toge écarlate plaisante un peu, l’on pense bien, sur l’à-propos de ce diplôme décerné à un quelqu’un qui n’avait pâli que modérément sur les codes. Mais le décoré se lance à toutes voiles dans l’éloge des universités ; leur rôle « dans un monde paradoxal où le nombre diminue effroyablement de ceux qui ont le temps de penser et de réfléchir, alors que le besoin de réfléchir et de penser pour les autres n’a jamais tant pressé ». Il exalte en particulier la tâche d’une université telle que celle d’Ottawa qui ne forme pas des « hommes abstraits », mais « des jeunes gens de race canadienne-française et d’une race encore plus haute : des catholiques ». Et il en vient à faire de l’institution qui lui a permis d’enseigner chez elle, « le premier bastion de la vie française et catholique » dans l’Ontario. Évolution des hommes et des choses ! J’ai pu parler ainsi à l’Université d’Ottawa en 1934. Je pense, non sans tristesse, que le même discours prononcé sous le même toit en 1958 résonnerait comme une insolente algarade.

Université « en mal d’évoluer », ai-je écrit plus haut, au sujet de l’Université de la capitale canadienne. Le mot serait-il trop risqué ? Parler d’évolution serait peut-être prématuré. Mais déjà, entre la vieille et la jeune école, celle qui avait mené la lutte scolaire contre le Règlement XVII et l’autre, celle qui profitait de la paix relative, l’esprit le plus obtus pouvait discerner les premiers signes d’une grandissante hostilité. Il n’est pas si rare, en histoire, que les combattants victorieux, ceux-là qui ont porté le lourd poids de la lutte, soient écartés puis remplacés par d’ambitieux bénéficiaires, prétendus diplomates qui se croient élus pour les négociations de la paix. Un personnage de la capitale, assez répandu dans le monde de l’enseignement, conservateur ranci en politique, m’avait tenu un jour ce propos, après l’abolition du Règlement XVII : « Il est indéniable que les chefs de l’Association d’Éducation de l’Ontario et ceux de la Commission scolaire d’Ottawa ont rendu d’immenses services ; mais en servant la cause, ils ont aussi servi la leur et celle de leur parti — le parti libéral — ; il n’est que juste, puisque l’occasion nous en est fournie, de servir à notre tour nos intérêts et ceux de notre parti — le parti conservateur — tout en servant la cause scolaire. » Laissons aux professeurs d’éthique et aux casuistes d’apprécier ce raisonnement très « matter-of-fact ». Un autre jour, c’est pendant l’un de mes séjours aux Archives canadiennes, le Père Georges Simard, o.m.i., théoricien de l’impérialisme britannique et théoricien aussi de la nouvelle école, me rend visite ; il me sert une violente sortie contre Le Droit (quotidien français d’Ottawa, organe au moins officieux de l’Association d’Éducation), et il conclut par cette menace qui visait le directeur du journal, le Père Charles Charlebois : « En tout cas, l’on s’apercevra peut-être avant longtemps que les Pères Oblats ne se sont pas donné un journal [ils soutenaient financièrement Le Droit] pour s’y faire donner des coups de pied. » Il faut se rappeler qu’en 1933, nous étions à Ottawa, sous le règne du parti conservateur au fédéral. Bien des appétits s’impatientaient. Les gens de cour sont d’une race qui ne s’éteindra jamais. Aux portes des ministères nombre de quémandeurs faisaient le pied de grue. Querelles et intrigues malheureuses où trop de braves gens et trop d’ecclésiastiques s’allaient fourvoyer. Un futur archevêque de Montréal, j’aurai peut-être l’occasion de l’écrire, préludera par ces douteuses manœuvres à son immense infortune. Et ne faudrait-il pas dater de ces années-là, la malheureuse évolution de l’Université oblate ? Une lettre que je recevais de l’archevêque de Québec, Mgr Rodrigue Villeneuve, le 5 janvier 1933, me laisse pressentir la querelle naissante. Il m’écrit :

J’ai su, d’ailleurs par diverses lettres en plus, votre voyage à Ottawa et les leçons que vous y donnez. On m’a même dit que le P. Ch. vous aurait vu et, paraît-il, prévenu contre le P. Recteur. J’aime bien le P. Ch., pour bien des mérites qu’il possède. Je confesse que j’ai toujours corrigé ses jugements, et que ses procédés m’ont souvent paru moins droits que de juste. Il n’a pas beaucoup le sens des nuances. Sans prendre à mon compte la thèse du P. Marchand ni celle du P. Ch., j’opine qu’elles ont l’une et l’autre lieu d’être examinées avec soin.

Quelle était cette thèse du P. Marchand ? Pas besoin d’augure pour la deviner. La faction conservatrice gagnera son point à la direction du Droit. À la Commission scolaire, Samuel Genest sera défait à la suite d’une honteuse campagne de diffamation. Le Père Charles Charlebois se verra exiler à la maison oblate de Sainte-Agathe-des-Monts. Pénible récompense au héros de la lutte scolaire franco-ontarienne. Une revanche tardive était pourtant réservée au disgracié. De passage quelques années plus tard à Saint-Agathe, l’Archevêque de Québec, devenu cardinal, au cours d’une allocution aux jeunes Oblats de la maison, brossait un tableau des récents et tristes reculs de la résistance française dans l’Ontario et concluait : « C’est le Père Charles qui avait raison ! » Graves paroles que le cher Père, toujours très affligé de son épreuve, quoique héroïquement résigné, me rapportera quelques jours plus tard à Montréal, n’y ajoutant que ce bref commentaire : « Je n’en demandais pas tant ! »

On comprendra, à la suite de ces faits, que le professeur d’histoire de Montréal était rien moins qu’un professeur de tout repos pour l’Université d’Ottawa. D’ailleurs, à cette époque, il n’y a pas lieu pour lui de se mettre en quête de chaire où enseigner. Au début de l’année 1937 une invitation, un appel lui arrive de Québec cette fois. M. Chapais vient de terminer ses cours à l’Université Laval. Il se refuse à dépasser la période de l’Union des Canadas. L’Université québecoise n’a préparé ni assuré un successeur à M. Chapais. Tout au plus, l’abbé Albert Tessier — il est encore simple abbé — donne-t-il quatre cours par année et rien qu’aux « mardis universitaires ». La capitale provinciale bouge à l’époque. Le trio Philippe Hamel, Ernest Grégoire, René Chaloult y a, depuis trois ou quatre ans, soulevé l’opinion. On déplore souvent avec indignation l’absence de cours d’histoire canadienne à l’Université, nourriture dont ne peut se passer l’esprit national en éveil. L’invitation m’arrive donc un jour d’aller répéter mes cours dans la capitale. Invitation embarrassante. Elle me vient de la Société Saint-Jean-Baptiste. Accepter, c’est me mettre à mal avec l’Université Laval et avec mon bon ami l’abbé Tessier. Un monsieur de Montréal se donnerait l’air de combler une carence dont ses amis de Québec se plaignaient trop ouvertement. Mon cours d’histoire pouvait paraître un soufflet à l’Université québecoise. L’abbé Tessier, dûment abordé, fait savoir qu’il n’y prendra nul ombrage : « On n’enseignera jamais trop l’histoire de notre pays », aurait-il répondu. À l’Université, on assure ces messieurs de la Saint-Jean-Baptiste qu’on ne voit nulle objection à ces cours, dès lors qu’ils ne seront point donnés dans la chaire de la maison. Mes amis se rabattent avec joie sur la grande salle du Palais Montcalm. Mais sauraient-ils y attirer un auditoire convenable ? Nous étions à la veille du deuxième Congrès de la Langue française. Les cours d’histoire auraient lieu au printemps de 1937, en février, mars et avril. J’avais choisi pour thème : « La Nouvelle-France au temps de Champlain ». Sujet, estimait-on, qui préparerait opportunément les esprits aux grandes assises du Congrès. On ne se trompait guère. Telle était, à Québec, ai-je rappelé, l’effervescence des esprits, en particulier dans les milieux de jeunesse, que, dès le premier soir, la vaste salle du Palais Montcalm s’emplit à déborder. Même auditoire jusqu’à la fin de mes six conférences. Ces cours de Québec qui se continueront pendant quatre ans, m’auront offert, je crois bien, si j’excepte l’ouverture de mes cours de 1915 à Montréal, la grande joie de ma carrière de professeur. Depuis que j’ai quitté L’Action française et que je me donne exclusivement à l’histoire, je me suis acquis — hélas pour combien de temps ? — la réputation d’un esprit rangé. Personne, pas même les politiciens, sauf quelques-uns peut-être, ne se sentent gênés au pied de ma chaire. À l’occasion de ces cours de 1937, « Un auditeur » écrit dans L’Action nationale de mai de cette année-là :

Ce sont des représentants de toutes les classes qui ont ainsi écouté ce conférencier sérieux avec une sympathie et un intérêt croissants. Nous y avons vu un grand nombre d’éducateurs, des prêtres et des religieux, quelques juges, des hommes de profession, des fonctionnaires, des commerçants, des ouvriers, etc.

À la dernière conférence, mes amis de Québec veulent conférer une certaine solennité. Il y a concert d’une petite maîtrise. Le cardinal Villeneuve est présent. À la fin il se lève pour prononcer les flatteuses paroles que lui inspire son amitié :

Je suis venu ici, ce soir, afin de manifester l’amitié que j’ai pour M. l’abbé Groulx, afin de lui apporter le sentiment de ma reconnaissance, au risque de scandaliser les faibles. M. l’abbé Groulx est l’un des maîtres de l’heure ; il est un de ceux à qui notre race doit davantage.

L’Action catholique, L’Événement de Québec, La Nation, Le Devoir, Le Droit font écho à ces paroles du Cardinal. À la fin de la soirée, on convoque quelques amis au Claridge. Et c’est banquet, discours chaleureux du directeur de L’Action catholique, le Dr Jules Dorion et de l’abbé Cyrille Gagnon. Je prononce moi-même une « émouvante allocution », paraît-il. Québec me faisait fête. Nous en étions à la fin d’avril 1937. Deux mois plus tard, ce serait le deuxième Congrès de la Langue française. À la fin de juin et après mon discours au Colisée, que me restera-t-il de l’unanimité québecoise ? Mais encore une fois je ne veux pas anticiper.


Note de l’éditeur
  1. Voir Mes Mémoires, II : 54-55.
  2. L’auteur, sans rien changer au fond, a remanié le texte de ce paragraphe.
  3. Ibid.