Mes mémoires (Groulx), tome IV/vol. 8/Dernières œuvres

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Fides (p. 283-307).

I

DERNIÈRES ŒUVRES

Pourquoi écrire, à 88 ans passés, cet autre volume de mes Mémoires ? Longtemps j’ai résisté à des instances qui me paraissaient injustifiées. Hélas ! l’on a mis autant de persévérance à me presser d’écrire que j’en ai mis à refuser. Enfin et après tout pourquoi écrire ?

Je me rappelle mon état d’âme, en 1949, après mon départ de l’Université. Il me parut que je sortais tout de bon de la vie publique ou active. J’étais l’homme désarmé qui n’a plus qu’à rentrer chez soi pour soigner ses blessures en attendant la fin. Ou si l’on veut d’autres images, je me crus devant un grand vide, en face d’une terre nouvelle où j’aurais à m’orienter et à me trouver une tâche. J’oubliais que vivait en moi ce que d’autres ont appelé un « animal d’action » ; être naturellement expansif, jamais bridé. De multiples tâches m’avaient rivé à mon cabinet de travail. Jamais pourtant je n’ai gardé quoi que ce soit du rêveur de mes années d’adolescent. Toujours l’action m’a commandé. À toute heure de ma vie il me fallut faire quelque chose, ce quelque chose fût-il peu de chose. L’année 1949 me posait un cran d’arrêt. Mon « œuvre » étant finie — ou du moins ce que l’on appelait de ce nom œuvre — si j’écrivais des Mémoires, qu’aurais-je à raconter, sinon ma vie intime, c’est-à-dire à rabâcher le sujet le plus détestable du monde : parler de moi-même, de moi seul, me nourrir du plus désolant narcissisme. Je n’ai plus à dire comment on vint à moi pour me rejeter en pleine action. On voudra bien se reporter au chapitre intitulé « Mes cours d’histoire à la radio ». J’avoue qu’avant d’accepter ces cent cours, j’avais songé à d’autres travaux. Je voulais reprendre, mettre au point tant de mes ouvrages d’histoire — une dizaine peut-être — restés en manuscrit ou dactylographiés et que, par scrupule, je n’avais pas publiés. D’autre part ces cent cours à la radio me tentaient. Si le temps me manquait, cela au moins resterait pour ceux-là qui garderaient quelque souvenir de ce premier professeur d’histoire canadienne en 1915. J’atteindrais ce large public que j’avais toujours espéré atteindre et à qui la moindre connaissance historique de son pays manquait effroyablement. Puis ces cent cours ne pouvaient que prendre la forme d’une synthèse. Je n’ai pas à rappeler que ces cours offerts d’abord à CBF se heurtèrent à un refus net. L’historien n’avait pas bonne réputation en ces milieux où l’on prône si haut la liberté de penser et de s’exprimer.

La Saint-Jean-Baptiste offrit les cours au poste CKAC qui les accepta sans grincher. Années de 1949 à 1951, années fébriles. À raison d’un quart d’heure par semaine, je récitai à la radio, l’œuvre la plus importante je crois bien, de ma carrière d’historien. Le pied une fois levé, je repris ma marche vers le labeur ardent. Je n’ai pas écrit que ma synthèse, j’ai parlé, j’ai combattu, oubliant ma vieillesse, ne me souvenant que du devoir de servir, tant qu’il fait jour. Autre et dernière décennie qu’on me presse de raconter.

Et pourquoi encore écrire ? Très jeune, petit écolier à Vaudreuil, je me suis rendu compte, ambitieusement, en écoutant hélas ! les politiciens, quelle prise peut donner sur les foules, l’art de parler. Et, dans nos petites élections de jeunes potaches, en 1891, j’avais goûté à l’éloquence du husting. Plus tard, au Collège et dès mes premières années, je me morfondis, par toutes sortes d’exercices, à capter l’art de l’écrivain. Cet art me paraissait maintenant supérieur à celui de la parole. La parole finit trop souvent avec le dernier applaudissement. Le livre, pour peu qu’il soit fort, de main d’ouvrier, reste. Idée, écho de l’âme, qui s’incruste dans les mots, dans les pages du livre, aussi vivante, aussi durable qu’une figure qui émerge d’un marbre, qu’une foi qui s’exalte dans l’élancement d’une cathédrale. Je sais un temps, en ma vie, où j’aimais singulièrement reprendre mes ébauches, mes premiers textes écrits ; je me plaisais à les peigner, à leur donner du poli. Je m’y mettais d’abord par respect pour ma langue. Pour elle, me semblait-il, l’on doit toujours s’efforcer d’être respectueux, galant : ce qui pourrait vouloir dire, écrire le moins mal possible, même avec art, si l’on en est capable. En ces reprises du premier jet, je trouvais un autre plaisir et un autre profit. Chaque effort pour améliorer sa forme, son style, enrichit l’idée, lui donne plus de force, plus de clarté. Où il faut nuancer, quel gain que la nuance ! Que d’effets obtenus par le retranchement d’un seul mot, d’un seul relatif, d’un seul membre de phrase ! La concision surgit comme une poigne qui se resserre. Et voilà que la page s’éclaire comme le jour, par l’écartement d’un rideau de fenêtre.

Notre Grande Aventure — l’Empire français
en Amérique du Nord (1535-1760)

Écrire. Mais quoi écrire ? Ma synthèse finie, je renonçai, tout de bon, à reprendre mes vieux manuscrits pour les mettre au point. Le travail me paraissait trop long, trop ardu, pour le vieillard que j’étais. Mais après tant d’années de compagnonnage, l’Histoire me tenait comme une impitoyable marâtre. Disons plutôt comme une vieille amie à qui l’on ne peut rien refuser. Un sujet me tentait, sujet qu’au cours de mes études, j’avais déjà effleuré. Mais il m’habitait à la façon de ces images suggestives, obsédantes, presque ensorcelantes, dont à tout prix il faut se libérer. Beaucoup de jeunes historiens n’attachent plus guère d’importance à ce que l’on appelle et doit appeler, en bonne et véridique histoire, l’Empire français d’Amérique. Ils n’y voient qu’une entreprise chimérique, rêve d’idéalistes, presque de songe-creux… Rêve fou d’une poignée d’hommes qui s’imaginèrent, un jour, pouvoir enserrer dans leurs bras, les trois quarts de l’Amérique du Nord. Rêve désastreux, dit-on encore, qui aurait préparé la catastrophe de 1760. L’on aurait voulu bâtir trop grand, quand il eut fallu bâtir petit, à sa mesure. L’on aurait trop embrassé quand l’on pouvait si peu étreindre… Historiens fantaisistes qui se disent pourtant si férus d’objectivité et qui ne tiennent nul compte du milieu géographique et historique de l’époque. Ignorent-ils ou feignent-ils d’ignorer les pressions politiques, économiques, militaires, qui ont commandé, imposé cette expansion de la Nouvelle-France ? Je me le suis déjà demandé : pouvait-on faire petit ? Que, certes et très tôt, l’expansion en vînt à dépasser la mesure de l’homme ; et surtout qu’elle se mît en désaccord avec la politique coloniale de la métropole, soit. Mais la grandeur de l’entreprise en est-elle diminuée pour tout cela ? Et la grandeur des hommes qui l’ont conçue, et la grandeur aussi des exécutants ?

Un champ reste, le champ immense et merveilleux où l’audace française s’est à cœur joie déployée. Et reste aussi l’époque où de pareilles entreprises pouvaient paraître presque naturelles. Non, je n’admets point l’œil froid ou moqueur, devant ces incomparables voyageurs, commerçants ou chargés de mission qui arpentaient les espaces, comme on arpente un jardin, qu’on a vu hier, sur les Grands Lacs, sur le Mississipi, qu’on verra demain, au fond du lac Supérieur, par-delà les plaines de l’Ouest, sur l’Outaouais, à Montréal, à Québec. Volontés d’acier que rien ne pouvait briser, hommes de guerre ou de mer, qui conquéraient Terre-Neuve, puis la baie d’Hudson, redescendaient vers la Louisiane. Chefs, par surcroît, sorte de petits souverains, gouverneurs des vastes provinces de l’Empire, gardiens de l’ordre, de la paix, de la civilisation et y habituant les nations indigènes. Oui, tout cela a existé, et dans l’histoire de la Nouvelle-France. Confesserai-je qu’en choisissant ce sujet, je m’accordais le contentement secret de tant de rêves ou passions nourris en ma jeunesse de collégien : l’attrait des grands desseins, du beau risque, idéalisme mâle entré de force dans la réalité ?

Ce chapitre d’histoire me tentait ― oh ! combien ―. Mais je voulais l’écrire en historien. Mon livre, je le bâtirais à coups de documents. Il me suffirait de faire vrai pour faire beau. On y verrait dans leurs textes, à eux d’abord, tous ceux-là qui ont deviné l’Empire, puis ceux qui l’ont bâti. En tête du défilé, j’installais Jacques Cartier, le Cartier de cet après-midi du 3 octobre 1535, grimpé au faîte du Mont-Royal, et là devant la large porte ouverte sur l’horizon, se laissant fasciner par l’immensité du pays. Après Cartier, viendrait Champlain, l’explorateur poussant assez loin au cœur du pays pour y poser là le siège de l’Empire, le préférant à l’Acadie, et même à la Floride. Puis viendraient bientôt les missionnaires de la Huronie. La Huronie, ont-ils bientôt découvert, révèle le seuil d’un autre monde. Les Grands Lacs, rien d’autre que les maîtresses charnières d’un continent toujours enfoui dans l’inconnu. Alors paraît Talon, l’intendant de génie, le seul que nous ayons eu de cette qualité. De l’espace sans bornes, il rassemble les membres épars. Il les articule depuis Terre-Neuve jusqu’aux confins de l’ouest et jusqu’aux extrêmes limites du nord et du sud à peine entrevus. Pour axe suprême, il donnera à l’Empire la ligne géante du Saint-Laurent, et pour plaque tournante, les mers intérieures repérées par Jean Nicolet, Étienne Brûlé, les Récollets, les Jésuites et leurs auxiliaires laïques. Jour mémorable que le 4 juin 1671. Et pourtant jour oublié, jour risible pour quelques-uns, où des Français qui étaient nos ancêtres et qui n’étaient qu’une poignée s’appropriaient jusqu’à ses extrêmes horizons tout le centre américain. J’imagine un voyageur solitaire qui se rendrait aujourd’hui à Sainte-Marie-du-Sault pour y reconstituer en esprit la cérémonie de ce jour de 1671. Que lui dirait ce souvenir ? Tout simplement, c’est à parier, l’amère réflexion de Parkman : « Que reste-t-il maintenant de cette souveraineté si pompeusement proclamée ? Le langage de la France sur les lèvres de quelques bateliers et vagabonds de race mêlée ; cela et rien de plus. » Quel élève, je ne dis pas de petite école, mais quelle grande fille ou grand garçon de collège, et j’oserais même dire quel professeur de collège ou quel professionnel nous pourrait parler convenablement de ce geste de 1671, si même l’on en sait quelque chose ?

Un jour, je m’en souviens, une école, celle de l’Action française, entreprit de mettre à la mode ces grandes actions des ancêtres. Elle organisa des pèlerinages historiques. Une autre école est venue qui a prétendu nous apprendre l’humilité. Pour un peuple, nous a-t-on dit, point de pire mal que se nourrir de ses vieilles gloires. Narcissisme qui fait oublier les tâches présentes. Philosophie nouvelle qui prétend bien que, pour se grandir, rien ne vaut comme se rapetisser à sa taille de nain.

Je reviens à notre « Empire ». Les Grands Lacs franchis, je raconterais la poussée vers l’Ouest, jusqu’au pied des Rocheuses. Puis je reviendrais à l’Est. J’y trouverais Iberville, l’insurpassable Iberville, sillonnant les bords de l’Atlantique, conquérant Terre-Neuve, remontant vers le Nord et faisant de la baie d’Hudson, le théâtre d’incroyables exploits. Avant cela, j’aurais rencontré Jolliet et Marquette, La Salle, canotant sur le Mississipi et dressant contre les empiétements de l’Anglo-Américain, le gigantesque barrage. Pour écrire ces pages, j’utiliserais généreusement mes cours inédits d’histoire du Canada, cours publics surtout, que j’avais maintenus pendant vingt-cinq ans, à raison de cinq conférences pour chaque saison universitaire. C’est-à-dire que, pendant ce quart de siècle, bon an mal an, j’avais dû écrire un volume d’histoire. Et je me proposais de glisser ici et là, à la fin des chapitres, quelques pages d’archives et quelques extraits de mes écrits et discours, de ceux-là où j’avais tenté de faire ressortir les véritables aspects de notre histoire. Après tout, cette histoire, pourquoi l’aurais-je faite plus petite que ne l’ont vue un Parkman, en tant de ses ouvrages, et un Finley dans The French in the Heart of America ?

Fides accepta mon livre : on lui fit même l’honneur de l’admettre dans la collection Fleur de lys, alors dirigée par MM. Guy Frégault et Marcel Trudel. Le lancement eut lieu le 24 février 1958. Notre Grande Aventure n’obtint point le succès que j’avais espéré. De bons amis, Léo-Paul Desrosiers, Roger Duhamel, Jean-Marc Léger, quelques autres saluèrent élogieusement le nouveau venu. La critique officielle, celle qui fait le tri entre les œuvres qui comptent et celles qui ne comptent pas, resta muette. L’ouvrage paraissait à mauvaise heure. Une sorte de rage sévissait alors : celle de saborder, de jeter par-dessus bord le passé canadien-français. Une jeune école d’historiens fauchait gaillardement toutes les têtes qui lui paraissaient dépasser l’honnête médiocrité. C’est à peine trois ans plus tard, qu’à bout d’humeur, je jetais à l’auditoire de l’Institut d’histoire de l’Amérique française, cette rude plainte : « Quand donc en finirons-nous, une bonne fois pour toutes, avec ce pessimisme amer, cette rage dont semblent possédés quelques jeunes esprits de chez nous, rage de tout saborder, foi, Église, histoire, rage aussi de nous diminuer, de nous avilir, de nous rendre encore plus petits, plus misérables que nous ne sommes ? » Dans Le Devoir du 11 avril 1961, M. Gérard Filion faisait écho à cette déclaration. Que venait faire en cette atmosphère saturée de mépris, cette Grande Aventure ? Deux témoignages me devaient cependant parvenir qui m’iraient au cœur : le premier, d’un étudiant canadien-français, élève de McGill. Il me jetait un jour au passage : « J’ai lu votre Grande Aventure. Dans le milieu où je me trouve, je me sens parfois bien peu de chose. Votre livre m’a donné du cran. » L’autre éloge me viendrait de Mgr F.-A. Savard, le soir où j’assistai à la première de La Dalle-des-morts. Après le premier acte, le dramaturge se leva de son siège pour venir me dire trop flatteusement : « Tout ceci est sorti de vous ! » Dans le dépliant préparé par lui, pour la présentation de sa pièce, il avait d’ailleurs inscrit au bas d’une carte de la Nova Francia, ce bout de confidence que j’avais faite à Jean-Marc Léger : « Les petits Canadiens français ont besoin de s’entendre dire que ce continent fut d’abord, dans sa majeure partie, français et que, par des moyens dérisoires, leurs ancêtres avaient créé au Nouveau Monde un empire dont on ne voit pas d’équivalent dans les temps modernes. »

Ne soyons pas ingrats. En cette année 1958, l’Institut d’histoire de l’Amérique française tient sa Réunion générale à Québec. Mes amis de là-bas, je veux dire le Conseil de la vie française, en profitent pour me décerner le « Prix Champlain », prix d’action intellectuelle. Le prix m’est attribué pour l’ensemble de mon œuvre historique. Mais je crois que Notre Grande Aventure compta pour quelque chose en la circonstance. De mon discours prononcé, ce soir-là, au Cercle universitaire de Québec, je ne retiens que quelques lignes : celles où je confesse l’inévitable part de subjectivisme que, malgré soi, l’historien introduit en son œuvre. Je disais donc : « Je ne me dissimule pas… les lacunes ou les infirmités de mon œuvre d’histoire, infirmités en quelque sorte congénitales en toute œuvre de pionnier. Vous l’avez jugée cependant digne d’un prix. Serait-ce pour y avoir discerné, ainsi qu’on me l’a dit de temps à autre, un certain accent, une privauté que je n’ose dire amoureuse, envers notre petite patrie, quelque chose de l’inconsciente émotion du portraitiste qui dessinerait le visage de sa mère. Je ne récuse ni cet accent ni cette émotion sous-jacente… en mes livres et en mon enseignement. L’avouerai-je à ma confusion ? Je n’ai pas même songé à me débarrasser de cette infirmité. Je ne me suis jamais cru un citoyen du monde avant d’être un citoyen de mon pays et d’abord de mon petit pays. N’allez pas en conclure pour autant, que j’aie tenté de faire canadien-français et catholique. Mais il se trouve que, par naissance et par une longue suite d’ancêtres, je suis, non pas comme on dit trop souvent “d’expression française” — expression moins française qu’équivoque — mais je suis de nationalité canadienne-française ; et il est arrivé que mon baptême m’a valu le transcendant privilège d’appartenir à la foi catholique. Alors, j’ai pensé, j’ai écrit et j’ai parlé sans me préoccuper de l’inspiration ni de l’accent qui pourraient animer mes pauvres œuvres. Tout simplement j’ai travaillé comme j’ai respiré, dans l’air de mon pays, de mon temps, de ma foi : j’ai obéi aux penchants, aux lois intimes de mon être, laissant aux grands esprits de courir après la chimère de l’universel, pour n’atteindre trop souvent que la grisaille, l’anonymat et la médiocrité. » Quoiqu’un peu tardive, réparation sera faite à Notre Grande Aventure, et par nul autre qu’un haut fonctionnaire du ministère de l’Éducation du Québec, M. Denis Vaugeois. Dans son programme : La civilisation française et catholique au Canada (programme 1966-1967 pour l’enseignement de l’histoire canadienne au cours général et scientifique : 11e année, p. 13), il écrit : « On aura constaté une lacune grave dans ces commentaires… La lecture de cet excellent ouvrage du chanoine Groulx pourrait permettre d’y remédier. »

Le Canada français missionnaire

Une fois lancé dans l’aventure, pouvais-je n’en point apercevoir une autre, et non moins en relief en notre histoire ? Ce sujet-là aussi m’avait hanté et depuis longtemps. Il me revenait chaque fois que l’un des nôtres nous reprochait notre recroquevillement, notre goût du vase clos, pour ne pas dire du ghetto. Non, il nous était resté quelque chose de notre histoire d’hier. Des empereurs de l’Amérique survivaient. Et je voyais nos canoteurs, la Conquête anglaise à peine achevée, repartir pour les « Pays d’en haut », conduire le nouveau conquérant vers d’autres horizons inconnus, atteindre pour lui la côte terminale de l’océan par-delà les Rocheuses. Mais cette fois le conquérant de l’espace avait changé de nom, les canoteurs changé de rôle et de dignité. Ils n’avironnaient plus que pour le compte d’un autre. 1760 avait tout changé. J’imagine un peu les réflexions et même les propos qu’échangent entre eux ces canoteurs. Peut-être quelques-uns avaient-ils pris service naguère auprès de La Vérendrye ? Même alors, quoique salariés, ils avaient eu conscience de travailler pour eux-mêmes ; ils agrandissaient un pays bien à eux. Tandis qu’aujourd’hui, notre monde du travail travaille pour qui et pour quoi l’on sait.

Mais une autre espèce d’hommes ne tarderait pas à continuer la « grande aventure ». Ceux-là œuvraient encore pour un autre. Mais cet « Autre » s’appelait Dieu. Et c’était le début d’un autre empire, combien plus vaste, plus spiritualisé, plus déployé aux vents d’en haut. Œuvre d’un petit peuple qui aura donné de nouveau tant de sa vie, et la meilleure, à l’immensité de son pays, à l’est, à l’ouest, au nord, puis à son voisin américain, puis à tous les continents missionnaires. Pays d’apôtres qui ne sait refuser aucun appel. C’est presque sur les traces des nouveaux canoteurs que, la foi au cœur, fils et filles du Canada français s’élancent à la conquête de l’Ouest canadien. On les trouve jusque sur les rives du Mackenzie, sur les bords de la mer Glaciale, jusqu’en Colombie-Britannique. Ils suivent nos émigrés en Nouvelle-Angleterre, aux Illinois, au Michigan. Vers la fin du 19e siècle et au début du 20e, des appels encore plus lointains se feront entendre. Et l’on partira pour l’Amérique latine, pour l’Asie, l’Afrique, l’Océanie. Vol d’oiseaux migrateurs qu’on dirait fatigués des vieilles routes et qui n’en veulent plus que de nouvelles.

Écrire cette histoire, mettre en chantier un ouvrage de cette envergure. Plus de 6,000 missionnaires. Plus de cent familles religieuses au travail. J’ai dit, en la préface de mon ouvrage, à quels obstacles je me suis heurté. Je n’y reviens pas. J’aurai peiné trois ans pour achever documentation et rédaction. Et encore n’en avais-je demandé que deux à Dieu… Mais quelles joies m’auront apportées trois années de vie en compagnie de ces âmes d’élite ! Joie de parcourir le monde, d’en faire le tour ou presque et de trouver de nos gens partout. Joie de les voir s’adapter si facilement à toutes les nations jusqu’au point d’émerveiller leurs émules d’autres pays. Joie de les voir si rapidement donner leur confiance aux Indigènes et de se préparer en eux des successeurs, d’y créer de jeunes Églises et si vivantes. Joie de les voir encore comprendre et si spontanément, par exemple en Afrique, les aspirations des jeunes pays émergeant de la brousse et si désireux de se bâtir une vie, un avenir qui soient à eux !

Le Canada français missionnaire parut le 28 mai 1962. On me l’apporta le matin même de ce jour, hâtivement achevé. Il entra dans mon cabinet de travail, traînant avec soi tout le parfum du printemps dans sa toilette blanche et bleue. On l’avait achevé en grande hâte, le lancement, un lancement très solennel, ayant lieu le soir de ce même jour. Cet ouvrage, je l’avais trop laissé entrevoir et j’étais sincère, mettrait fin à ma carrière d’historien et d’écrivain. Mes amis de la Fondation Lionel-Groulx se mirent en tête d’organiser, à l’occasion, un dîner-souscription à $15.00 le couvert, dont le surplus, cela va de soi, devait revenir à la Fondation. Le dîner aurait lieu à l’Hôtel Reine-Élizabeth. Ce soir du 28 mai, 1,000 convives se pressaient dans l’une des salles de l’Hôtel. J’avais obtenu que ce fût surtout, non un hommage à l’auteur, mais à nos missionnaires. La table d’honneur répondait à mon vœu. Y figuraient le cardinal Léger, quelques-uns de nos évêques, un ministre, représentant du gouvernement de Québec, le maire de Montréal, Jean Drapeau, quelques amis laïcs. Mais y paraissaient aussi, et dans leur costume, des évêques de nos missions et même un évêque noir. Dans la salle éclairée d’une lumière discrète, ces seules présences éveillaient je ne sais quelle émotion malaisément refoulée. De tout l’auditoire, du reste, il me semble que montait ce mystérieux effluve qui s’appelle l’amitié. J’ai abordé bien des auditoires au long de ma carrière. Rarement me suis-je senti si chaudement entouré. Le Cardinal, ancien missionnaire sulpicien au Japon, prit la parole. Le ministre Gérin-Lajoie le suivit. Vint mon tour. Nul autre discours ne m’aura plus vivement serré le cœur. J’avais la nette persuasion de prononcer le dernier discours de ma vie, de dire adieu tout de bon à la vie publique. Mon âge, ma santé chancelante depuis quelque temps, une sorte d’épuisement ressenti à la suite de ces trois années de dur travail m’étaient un avertissement. État d’âme qui explique peut-être l’accent de ma parole, ce soir-là, et certains de mes propos. Après trop de fois, sans doute, je me livrai à une défense de ma conception de l’Histoire. Je citai un éloge du missionnaire emprunté à des hommes tels que Winston Churchill et à deux de nos ambassadeurs anglo-canadiens au Canada, éloges non équivoques, et je repris :

« On me reprochera peut-être encore une fois d’avoir écrit une histoire trop rose, trop optimiste. J’ai bien envie de plaider non coupable. Je n’ai jamais cru, voyez-vous, qu’on doive écrire l’histoire autrement qu’on ne la trouve, ni que sous prétexte d’un renouvellement ou d’une nouvelle interprétation, chose en soi légitime, on puisse se permettre d’enjamber les textes et de réinventer le passé à sa façon. Ceux-là qui se donneront la peine de me lire s’en pourront rendre compte, je n’ai pas caché mes sources. Je n’ai rien écrit, ni rien affirmé que sur des documents et des témoignages précis, témoignages de gens par trop modestes pour avoir envie de tromper. Car je crois à la sincérité des humbles, tout comme je crois à la grandeur de ceux-là qui n’ont pas besoin de se hisser sur la pointe des pieds pour paraître grands. Quoi qu’en pense une génération de jeunes désabusés qui voudraient tout ramener à leur taille de Lilliputiens, je n’admets point que soit close l’ère des héros et des saints… »

Qu’ajoutai-je encore ? « Et puisque j’en suis à vous exprimer mes refus, vous dirai-je qu’à mon sens l’héroïsme ne cesse pas d’être l’héroïsme parce qu’il se mêle d’apparaître en notre jeune histoire, pas plus qu’il ne faille par je ne sais quelle fausse pudeur l’appeler d’un autre nom, parce qu’il est de chez nous ? Il y a deux semaines tout au plus, j’écrivais la dernière ligne de ce Canada français missionnaire. Est-ce ma faute si jamais, en toute ma vie d’historien, je n’eus si fortement l’impression d’avoir manié une pâte humaine d’une aussi magnifique essence ? Souvent, en feuilletant mon amas de documents si palpitants de vie, l’avouerai-je encore, j’ai senti battre le cœur d’un petit peuple qui se retrouvait dans ce qu’il a de meilleur : le vieux fonds de sa foi. Et je le répète, est-ce ma faute si cette histoire est belle ?… »

C’est à la suite de ces réflexions que je prenais congé de mes lecteurs et annonçais la fin de ma carrière d’écrivain :

« Je recommande donc à votre bienveillance, disais-je, sinon à votre pitié, ce dernier de mes écrits. Oui, le dernier, le vrai dernier, et je vous en baille ma parole. Autrefois, quand j’étais jeune — il y a longtemps — si quelqu’un hasardait la question : “Avez-vous lu le dernier livre d’Émile Faguet ?” invariablement on répondait : “Lequel ?” L’on n’aura pas à se poser la question à mon humble sujet. Et je vous demande pardon de tant de lectures que je vous aurai infligées au cours de ma vie, tout en convenant néanmoins que ma contrition serait plus parfaite, si trop souvent le plus indulgent des publics ne s’était fait mon complice. Par votre faute, je sais ce que je n’ai pas écrit ; je ne sais plus ce que j’ai écrit. Mais voilà que advesperascit et inclinata est jam dies. Les ans m’obligent à me rappeler que le crépuscule s’en vient. Souffrez que je quitte la scène avant qu’on me tire le rideau. Oh ! je sais bien que l’illusion de savoir encore ce que l’on dit est la dernière illusion dont se dépouille le front des vieillards. Mais cette dernière illusion, je voudrais tant l’avoir perdue avant qu’on m’en avertisse. D’ailleurs, entre nous, s’il ne s’agit que d’écrire un peu plus de sottises, il y en a tant d’autres, ce me semble, qui pourraient avantageusement me remplacer. »

En cet aveu et en cet adieu, étais-je sincère ? Je réponds : oui. On aura pu entendre, du reste, mes raisons de déposer la plume. J’ai toujours cru qu’il fallait respecter son métier d’écrivain, qu’il fallait se méfier de son âge. Un écrivain qui ne se sent plus la main aussi ferme doit cesser d’écrire, tout comme l’acteur, dont la voix faiblit ou devient rauque, doit quitter la scène. Pouvais-je alors deviner que ma vie s’allait prolonger et qu’il faut travailler jusqu’au moment où le dernier scrupule ferme le dernier œil ?

Lancé si solennellement, Le Canada français missionnaire paraissait voué au grand succès. Le premier mille d’exemplaires s’enleva si rapidement qu’on parla tout de suite d’une réédition. Il n’y eut pas de réimpression. Le livre paraissait à la veille des vacances. Les vacances le firent oublier. Après le lancement si solennel, Fides crut inopportune toute publicité. On avait dit au surplus : le livre paraît à l’heure. Il confond les méprisants, ceux qui ne voient en nous qu’un petit peuple de ghetto, recroquevillé « comme un poussin dans sa coquille », avais-je même écrit. Au vrai, ce Canada français missionnaire, tout comme L’Empire français d’Amérique, paraissait à mauvaise heure. Il déplaisait trop à certaine critique, pour que cette critique lui fît l’honneur de s’en occuper. Si bien que je crus, ainsi qu’on dit vulgairement, avoir manqué mon coup. Ce que je croyais être mon dernier ouvrage colla sur les tablettes des librairies. Pourtant soyons juste. Il m’avait valu d’éloquents témoignages. Jean Éthier-Blais qui, pour avoir été l’un de mes étudiants à l’Université de Montréal, m’a voué le culte d’un disciple, y alla d’un grand article dans Le Devoir. Le titre seul, « Un maître », m’empêche d’en dire davantage. Mais l’éloge ne pouvait me déplaire de la part de l’homme qui, par sa vaste connaissance de toutes les littératures, surtout de la française, et qui aussi, par la magie de son style, sa façon d’aller tout droit au fond d’une œuvre, est en train de se placer, et d’emblée, au premier rang de nos critiques. Mon Canada français missionnaire me vaudra encore la découverte d’une conquête inespérée, jusque-là ignorée de ma part, conquête de l’esprit le plus libre de chez nous, le plus escarpé, dirais-je même : Victor Barbeau, fondateur de l’Académie canadienne-française. Sa plume n’a jamais été un goupillon. Rarement a-t-il distribué de l’eau bénite. Son article, écrit pour Le Nouveau-Journal, le 31 mai 1962, se rapporte au Canada français missionnaire :

« Je pensais à cela (le critère du public dans l’estime des valeurs), l’autre soir, en assistant au lancement de son dernier ouvrage. Quelle existence dynamique que celle de cet homme poursuivant jusque dans la vieillesse, son œuvre de grandeur et d’amour ! Je n’en sais pas, pour ma part, dont le labeur ait été à la fois si constant et si fertile. Je n’en sais pas, non plus, qui ait aussi prodiguement et efficacement marié l’action à la pensée. Je l’écris avec d’autant plus de joie que je n’ai pas toujours été de ses fidèles. »

C’est déjà plus que je ne pouvais attendre de ce généreux ami. Mais, en son article, ce qui m’a plu et étonné par-dessus tout, c’est le service que je lui aurais rendu de la découverte d’une patrie :

« Tout cela ne vaudrait pas la peine d’être raconté, continuait Barbeau, si ce n’était, en définitive, pour avouer que, sans le chanoine Groulx, j’en serais encore à me chercher, nationalement parlant. J’avais besoin de lettres de naturalisation, et c’est lui qui me les a données. J’étais un voyageur sans bagages, et c’est lui qui m’a révélé que je portais mes morts. S’il ne s’agissait que de moi, le fait serait indigne de mention, mais à combien de milliers d’autres n’a-t-il pas découvert la patrie charnelle ! »

Le compliment est fort. Il est haut. Mais il m’a tellement ému le jour où je l’ai lu, que je me fais une gratitude de le rappeler en ces pages.

Une autre surprise me viendrait, et cette fois-ci de France. J’avais déjà envoyé quelques-uns de mes livres là-bas, en particulier aux Études dont je suis depuis longtemps l’abonné. On m’y connaissait. En 1931, lors de mes conférences en Sorbonne, ces bons Pères de la rue Monsieur m’avaient même ménagé, un soir, une gentille réception[NdÉ 1]. De mes livres, je n’entendis jamais parler. La surprise me venait d’André Thérive que je ne crois pas avoir rencontré en France, mais dont je lis régulièrement la chronique littéraire dans les Écrits de Paris. Thérive avait fait passer son article dans le Rivarol du 18 juillet 1963 et l’avait intitulé, « Le Canada français missionnaire ». Les premières lignes se voulaient élogieuses : « Il n’y a pas de lecture plus émouvante ni plus surprenante pour la plupart des Français, que le gros livre du chanoine Lionel Groulx dont nous avons pris le titre pour enseigne de cette chronique. » Thérive se plaisait encore à louer « les divers chapitres de ce gros livre (qui) forment autant de monographies irremplaçables sur la situation religieuse de toutes les races, de toutes les peuplades, de toutes les nations… Mais le thème essentiel du livre, qui pourrait donner une bonne leçon, ajoute le critique, c’est que l’Amérique française, en l’espèce le Canada, a partiellement pris la relève de la France pour évangéliser le monde et qu’elle n’est qu’au début de sa tâche. Et enfin qu’elle jouit d’un avantage sur le « vieux pays », celui de n’être pas soupçonnée de préparer une domination ou de se venger d’une éviction. » Le Devoir et Le Droit reproduisirent l’article de Thérive. Ces témoignages me consolèrent de quelques autres que j’attendais et qui ne vinrent pas. Les communautés missionnaires, quelques-unes, pas toutes, qui m’avaient si mal renseigné, ne perdirent pas l’occasion de me reprocher mes quelques erreurs. Notre épiscopat qui, m’assure Fides, avait reçu un exemplaire de l’ouvrage, ne me fit point l’honneur de lire ce chapitre de l’histoire de l’Église canadienne qu’un historien venait d’écrire. Il resta muet. Sans doute l’éloge du cardinal Léger lui parut suffire.

Chemins de l’avenir

Pourquoi ai-je écrit cet autre livre ? Dans ma préface, j’ai fourni quelques-uns des motifs qui m’y ont déterminé. Qui n’a été bouleversé par la révolution d’esprit surgie chez nous, en ces derniers dix ans, révolution explosive qu’on a décorée du plus mensonger des noms : « Révolution tranquille » ? Aucun événement dans notre histoire, pas même la Conquête anglaise ne nous aura à ce point remués, ébranlés jusqu’au fond de nos assises. Ce n’était plus une révolution politique, un changement de pôle culturel qui jadis n’atteignait que la surface des âmes. C’était un déferlement fou de vagues fracassantes ; tous les reniements à la fois : reniement de l’histoire, des traditions, le dos tourné au passé ; l’attaque plus que sournoise contre tous les éléments constitutifs de l’homme canadien-français, des fondements mêmes où il avait jusqu’alors assis sa vie. Homme de la technique moderne, des forces nucléaires, démiurge lancé à la conquête de l’espace astral, pouvait-on rester croyant ? Pouvait-on s’emprisonner dans les vieilles cultures méditerranéennes, se figer dans le type intellectuel de la Renaissance, quand les conjonctures historiques et géographiques ne proclamaient viable que l’homme nord-américain ?

Ainsi les problèmes se posaient et tous à la fois. Qui, parmi nos penseurs, s’était mis à la tâche d’expliquer ce phénomène, ce séisme des esprits ? Ici et là, l’on eut pu relever quelques tentatives d’explications, mais toujours partielles. Moi-même je refusai d’abord, malgré nombre d’instances, un essai d’explication. Je me sentais aussi perdu qu’un enfant dans une forêt tropicale. Mais le moyen de rester indifférent, de ne plus réfléchir sur les hommes et les événements, quand vous vous sentez bousculé, que tout autour de vous paraît s’effondrer ! Un drame se jouait qui était le mien, celui des miens, et qui, plus qu’au théâtre, m’empoignait, me serrait la gorge. Mais ma promesse publique de ne plus écrire ! Qu’en faire ? Autour de moi, les instances se pressaient… Je succombai à demi. Au cours de ma vie, j’ai toujours gardé l’habitude, avant chaque séance d’écriture, de lire quelques pages d’un livre de choix. Je me remis à lire, mais cette fois à grandes enjambées, à longs chapitres, quelques-uns de ces livres forts, excitateurs d’énergie cérébrale. Qui a pratiqué cette sorte d’hygiène intellectuelle connaît le phénomène et son processus. On lit. Un déclic se produit. Le courant électrique est au bout du pouce et du doigt. Déjà, dans l’esprit, les idées s’agitent, se pressent, claires, vives, ainsi qu’aux beaux jours d’été luisent et frétillent les feuilles d’un saule, dans la joie de boire du soleil. Il faut écrire. Au hasard de ces lectures, j’amassai des notes, je couchai des idées, jouant au petit Pascal. Inconsciemment le sujet me hantait l’esprit. Au bout de quelques semaines ces notes formaient un cahier de près de cent pages. Comme il m’arrive toujours, en lisant ces notes éparses, le plan d’un livre s’ébaucha. Allais-je l’écrire ? À ce moment encore l’hésitation me ressaisit. Autour de moi l’évolution allait si vite. La pourrais-je suivre ? Je me serais cru dans un moulin, une usine, où une courroie se brise et où les machines se déchaînent dans un rythme affolé. Je reparlai de mon projet de livre à quelques-uns de mes amis. L’on trouve toujours un bon ami pour vous donner un mauvais conseil. Je me décidai. Je me décidai surtout par amour et pitié de la jeunesse qui fut toujours, comme on disait, aux temps chevaleresques, une « dame de ma pensée ». Rue Bloomfield où j’habitais, je me trouvais placé entre deux grandes écoles : l’École Querbes et le Collège Saint-Viateur. À l’heure du dîner et à la fin des classes de l’après-midi, je pouvais observer le défilé de ces adolescents et de ces grands garçons et grandes filles. Quel débraillé ! Que j’en aurai vu de ces « collages » de garçonnets et de fillettes, empoignés par le cou et par la taille et déambulant au défi de toute pudeur. Un peu partout, dans ce monde d’écoliers, l’on parlait de la crise de la foi, phénomène inouï jusqu’alors. Et la crise morale dépassait encore le débraillé. En ce quartier où je n’étais pas tout à fait un inconnu, j’avais constaté d’ailleurs que plus personne de ces collégiens ne saluait le prêtre ; beaucoup le toisaient d’un air insolent. J’essayai de scruter ces misères, j’en cherchai les causes sans pourtant les croire incurables. Mon petit livre s’achevait, en effet, par un programme de vie qui ne pouvait être qu’un acte de foi aux réserves insoupçonnées de la jeunesse.

Le livre parut le 21 décembre 1964. Fides, une fois de plus, en avait préparé un lancement solennel. Près de 500 invitations, m’a-t-on dit, avaient été jetées dans le public. Malheureusement le principal invité séjournait à l’Hôtel-Dieu, se remettant malaisément d’une broncho-pneumonie. Serait-il présent ? Le médecin différa sa réponse jusqu’au matin même du 21 décembre. Le soir, à l’heure fixée, le Dr Jacques Genest en personne me fit emmitoufler par les infirmières, descendre en chaise roulante à la porte de sortie de l’hôpital, et lui et moi nous nous jetâmes dans un taxi bien chauffé et en route vers Fides. Le matin, le médecin m’avait dit : « Pourrez-vous vous tenir debout une demi-heure et prononcer votre allocution ? » J’avais répondu : « Je le crois. » Pour le reste, il avait été convenu entre lui et ma secrétaire, que les signatures ou hommages d’auteur seraient supprimés et qu’aussitôt la cérémonie terminée, on me pousserait vers l’ascenseur pour le prompt retour à l’Hôtel-Dieu. Mais il y avait là le maire de Montréal, M. Jean Drapeau, et M. Pierre Laporte, ministre des Affaires culturelles du Québec. Chacun y alla de son discours, y compris l’éditeur, le Père Paul-A. Martin, c.s.c. Une surprise attendait les assistants. Et elle vint, non de mon allocution ni de l’éloge des grands invités. Elle vint de Pierre Laporte. Son discours terminé, il se dit porteur d’un autre message, message qui est de nul autre que de son premier ministre. Il lut :

Cabinet du premier ministre
Province de Québec
Le 17 décembre 1964
L’honorable Pierre Laporte, C.R.
Ministre des Affaires culturelles
Hôtel du Gouvernement
Québec
Mon cher Collègue,

Puisque vous aurez le plaisir d’assister au lancement du dernier ouvrage du Chanoine Groulx, les Chemins de l’Avenir, je vous prie d’ajouter mes hommages personnels à ceux que vous lui offrirez.

Mon admiration pour ce grand historien n’a fait qu’augmenter avec les années, et je me suis toujours réjoui de la moindre rencontre de ses idées et des miennes. Il a découvert qu’on n’est jamais aussi transcendantalement humain que lorsqu’on est complètement façonné par son milieu. On n’atteint à l’universel qu’en passant par la patrie.

Historien dont le patriotisme incandescent n’a jamais ébloui l’objectivité, le Chanoine Groulx n’a peut-être commis qu’une erreur historique : celle de qualifier de dernier l’ouvrage dont nous saluons la parution.

J’espère que le titre si caractéristiquement jeune qu’a choisi le Chanoine Groulx lui sera personnellement prophétique et que nous pourrons tous compter sur lui. Le seul renoncement que je lui demande, c’est de « renoncer à renoncer à écrire ».

Cordialement à vous,
Jean Lesage

Le plus surpris en l’affaire fut bien le destinataire de cette lettre. Je n’avais jamais vu ni même entrevu M. Lesage. Tout au plus, mon ami Maxime Raymond, au temps de sa députation à Ottawa, m’avait-il quelquefois parlé de ce jeune Lesage, travailleur, qui faisait excellente figure au parlement fédéral. Ah ! mon cher ami Raymond, quel étonnement n’eût pas été le vôtre à la lecture de cette lettre ? Enfin, après tant de méfiances, tant de dénonciations de mon nationalisme, le monde politique accordait son absolution au brandon de discorde, à celui-là qu’on avait toujours représenté aux Anglo-Canadiens comme un farouche anglophobe. Longtemps, ce soir-là, rentré à l’Hôtel-Dieu, la tête collée à mon oreiller, je réfléchis aux retournements des choses ici-bas et à l’évolution de l’esprit des hommes.

Chemins de l’avenir ferait-il son chemin ? Beaucoup jugèrent l’ouvrage sévèrement. On me reprocha mon jugement impitoyable d’une certaine jeunesse ; on me reprocha ma critique de Cité libre, de l’Action catholique à l’angélisme ou à la Claude Ryan, ma pauvre présentation de l’Église désempanachée de son actuelle aggiornamento. La jeunesse ne vous lira point, m’a-t-on surtout affirmé. Un Dominicain surtout me l’a dit. L’un de mes anciens de Valleyfield, Mgr Percival Caza, me dit péremptoirement : « Votre pédagogie ou votre psychologie de l’éducation n’est plus au point. Elle pouvait convenir à la jeunesse des premières années d’après 1900 ; elle ne convient plus à la jeunesse d’aujourd’hui. » Certes, je confesse une sévérité même excessive à l’égard d’une certaine jeunesse. Sévérité pas « si excessive », m’ont assuré quand même beaucoup de jeunes gens, et même des aînés, tel René Chaloult qui me l’écrit de Floride où il passe l’hiver. En mon petit livre, j’aurais dû insister davantage sur l’existence d’une autre jeunesse que je n’ignorais pas, jeunesse propre, laborieuse, point en rupture ni avec sa foi, ni avec son milieu, ni avec les aspirations de son pays. Pour le reste, je ne retirerais pas beaucoup de mes critiques. Plus je vis, plus cette jeunesse me fait peine à pleurer. Et que j’en veux à une certaine école ou forme d’Action catholique. Que l’on peut donc dérouter une génération en lui dérobant le sol, le sien, sous ses pieds, en l’élevant comme s’il n’existait point pour elle de tâches temporelles qui valussent la peine d’y engager sa vie, en essayant de lui faire vivre un catholicisme intemporel et anonyme ! Tout homme vit sur terre. Son esprit doit baigner dans la foi. Mais cette foi spirituelle ne saurait se déprendre des exigences temporelles de son milieu. Et c’est encore travailler pour Dieu que de travailler pour l’amélioration de la cité terrestre dans l’ordre, la justice, la charité et pour tout ce qui en constitue les valeurs réelles. J’ai lu le Père Daniélou. Et comme ses ouvrages m’ont donné raison sur le rôle du croyant dans sa vie terrestre. Il se peut aussi que ma psychologie soit courte, s’écarte par trop du jargon doctrinal, moderne. Mais j’ai hâte qu’on me fasse voir la génération sortie des mains des nouveaux maîtres, ignorant tout du péché originel, du déséquilibre de l’homme, de la présence en lui de l’esprit et de la bête, de l’option décisive et souveraine à faire entre la domination de celui-là et de celle-ci, problème en somme de toute éducation. J’ai hâte, dis-je, de voir par quelle méthode mystérieuse, en dehors de l’ascèse chrétienne et de la collaboration de la grâce, des sacrements, l’on parviendra à nous bâtir des hommes équilibrés, vainqueurs de l’instinct et de leurs mauvaises passions, chefs-d’œuvre d’un nouveau christianisme. Heureuse génération que le jargon des futurs éducateurs, enrichi de psychiatrie et de psychanalyse, et de tout l’aggiornamento de la dernière heure, jettera dans la vie ! Légions de surhominisés à la Teilhard de Chardin !

D’autres jugements me survinrent et combien différents. Le livre à peine paru, trois jours plus tard, me venait d’un éducateur de Québec, le Frère Robert Sylvain, une confidence à me faire croire à une œuvre-choc : « J’ai terminé hier soir, vers minuit, la lecture faite d’affilée, de votre dernier ouvrage : Chemins de l’avenir. Vous m’avez tellement secoué que, deux heures après, je n’avais pas encore fermé l’œil ! Quelle clairvoyance dans le diagnostic des tares qui affligent une partie de notre jeunesse ! Comme vous analysez magistralement les causes qui ont produit la déliquescence, l’aveulissement actuels ! Votre scalpel, souverain, tranche impitoyablement dans les chairs putrides, mais pour dégager ce qui doit être sauvé. » L’on comprendra que je n’insiste point. Plusieurs aînés m’écrivirent sur ce ton. Dans les collèges, on fit silence. Un seul évêque m’écrivit une carte amicale. Mais nombre de jeunes gens me donnèrent raison ; des lettres touchantes me dirent combien j’avais éclairé, remué quelques esprits de la jeune génération. Et il y eut surtout pour Chemins de l’avenir l’allure qu’il prit en librairie. Les tirages se succédèrent à un rythme que je n’avais osé espérer. Un an à peine après son apparition, il en était au 8e mille ; il atteindrait bientôt le 10e. Résultat obtenu, il faut le dire, sans que personne n’ait poussé ni moussé le livre. M. Héroux n’est plus au Devoir. Mes jeunes et vieux amis ont porté Chemins de l’avenir, en ont assuré la diffusion. Au vrai quelques journalistes ont protesté contre la note dissonante de M. Claude Ryan dans Le Devoir. J’étais très discuté. Mais j’étais lu, compris, peut-être d’un bon nombre. Que faut-il de plus à l’écrivain, surtout à l’écrivain-prêtre ? Je vois, par exemple, mon vieil ami, Amédée Jasmin, qui a peut-être laissé en chemin, un peu de sa foi, écrire dans Le Devoir (13 janvier 1965) : « Je m’excuse donc de ne pas porter de jugement sur le côté religieux et moralisateur des premières pages que j’ai lues avec un brin de sommeil dans l’œil. Il en va autrement quand le patriote argumente. Alors il est au centre d’un problème qui est angoissant et actuel… Ses expressions, ses syllogismes, la chaleur personnelle de ses sentiments patriotiques ont une force de conviction qui ne peut laisser personne indifférent… »

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Je ne dirai ici que peu de chose d’un dernier ouvrage qu’à la demande de mon éditeur, je consentis à réimprimer : La Découverte du Canada — Jacques Cartier. Je m’engageai témérairement en cette entreprise. Il me fallut sept mois de travail ardu pour remplumer, rhabiller à la mode ce vieux rossignol. Il me permit de constater combien l’histoire avait marché, depuis la première édition de 1934. Rien de plus faux que l’histoire définitive, ai-je pu constater une dernière fois.

Dirais-je un mot de cette plaquette : La Grande Dame de notre histoire, parue en 1966, esquisse pour un portrait de Marie de l’Incarnation ? Président pendant vingt ans tout proche de ce que l’on a appelé le « Comité des Fondateurs de l’Église du Canada », j’avais projeté d’écrire sur chacun des candidats à la béatification que nous avait confiés notre épiscopat, un court portrait, de la dimension d’une conférence. En fait, j’ai écrit et prononcé je ne sais combien de fois, trois de ces portraits-conférences : Une petite Québécoise devant l’histoire (Mère Catherine de Saint-Augustin) ; Jeanne Mance ; Une femme de génie au Canada (Mère d’Youville). Une autre figure m’a toujours attiré par ses dons merveilleux et variés : Marie de l’Incarnation. En quelques jours de loisir, j’en crayonne « une esquisse pour un portrait ». Fides m’en fit une belle édition. « L’esquisse » me valut un bel article de Jean Éthier-Blais dans Le Devoir. Écrirai-je autre chose ? Une petite biographie du marquis de la Galissonière[NdÉ 2], peut-être, qu’on ne cesse de me demander.

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Je me dis souvent : pourquoi si longuement m’attarder sur l’histoire de mes ouvrages ? Combien de ces livres échapperont au fatal naufrage qui attend les œuvres de tout écrivain qui écrit trop ? Et comme il paraîtra fastidieux, plus tard, même aux rares amis qui auront gardé mon souvenir, de repérer ces tombes enfouies dans l’herbe ! Je me dis toutefois : j’écris mes Mémoires ; je les écris pour me désennuyer ; je les écris parce que je ne puis guère écrire autre chose et que peut-être on les lira, comme on lit, par hasard, une feuille jaunie de quelque vieille gazette trouvée au fond d’un tiroir. On la lit parce qu’il s’y trouve quand même une minime parcelle d’un passé, si loin, et qui précisément, parce que loin, fait travailler l’esprit, remue quelque cendre en notre mémoire. Qui n’aime réfléchir sur la figure à demi effacée d’une vieille monnaie ? Je me permets une revue de ces livres pour une dernière raison : en certaines de leurs pages, me semble-t-il, ils accrochent à une époque, ils révèlent un moment de notre vie de peuple.







La Revue d’histoire de l’Amérique française

Il ne se peut que je n’en dise un mot. D’aucuns la regardent comme la « grande œuvre » de ma vie. Je ne reviendrai pas sur sa fondation, ses humbles commencements, sa diffusion inattendue. Tout cela a été raconté dans le précédent volume de ces Mémoires. Mais la Revue atteint ses vingt ans. Voilà donc, devant moi, quatre-vingts gros volumes où j’ai mis beaucoup de ma vie et même de ma plume. Et il semble que l’œuvre va connaître une nouvelle vie. Les milieux officiels olympiens, la finance politique s’est même penchée sur elle. Cela a commencé avec le premier de nos ministres des Affaires culturelles, M. Georges-É. Lapalme, qui nous a versé un $5,000. Et l’allocation a continué depuis. Le nouveau gouvernement élu en 1966 a même porté l’allocation à $7,500, pour nous aider dans la publication de l’Index de notre deuxième décennie. Ainsi avons-nous pu donner à notre secrétariat, à nos collaborateurs, quoique habitués à un long jeûne de dix-sept ans, une petite bouchée qu’ils trouvent savoureuse. La Revue a tout de bon conquis les milieux officiels. Aux dernières nouvelles, celles de 1967, l’on nous apprend que notre revue figurera parmi les 10 revues admises au pavillon du Québec. Le 15 avril, au banquet des « Vingt ans » de la RHAF, le ministre des Affaires culturelles du Québec, M. Jean-Noël Tremblay, portait à $15,000 l’allocation de l’Institut. Presque le pactole pour les pauvres que nous étions restés ! À notre ministère de l’Éducation, on l’a inscrite sur la liste des ouvrages de consultation pour certaines catégories d’étudiants. Et voici que nous pénétrons les milieux d’étudiants d’université, du moins à Montréal, et que nous gagnons du terrain dans le monde anglo-canadien, que notre avance continue dans le milieu américain, qu’en Europe nous comptons de nouveaux abonnés : au grand Institut de France et dans l’université anglaise de Liverpool. Et combien d’autres abonnements et de ventes de collections complètes, même en Europe, font que le miracle se continue ! Le 4 juillet 1961, André Laurendeau accorde à la Revue un bel article dans Le Devoir. « La revue intéresse l’honnête homme : on la lit avec plaisir même si l’on n’est pas soi-même un spécialiste. Elle s’intéresse aux grands et aux petits problèmes de l’histoire… elle stimule la recherche… elle voyage à l’étranger et signifie notre existence. Elle sert donc le prestige canadien-français, soit chez les Anglo-Canadiens, soit à travers le monde entier. » Je sens toutefois qu’il faut à la Revue une direction plus jeune. En cette année 1966, j’avais soigneusement préparé ma démission. Je m’étais même trouvé un successeur qui m’aurait fait oublier et qui aurait pu donner à l’œuvre le stimulant qu’il lui faut en ce nouvel essor qu’elle connaît. La tâche, je l’avoue, commençait à me peser. J’avais trop compté sur l’indulgence des hommes. On prit peur. À qui irait la direction de la Revue ? Faute de connaître mon successeur probable, une opposition s’organisa ; mon collègue, Guy Frégault, est le premier à me blâmer de ce projet de démission. Des historiens anglo-canadiens s’en mêlent. Mon ami G. F. G. Stanley, doyen de la Faculté des arts du Collège militaire de Kingston, aurait même dit : « Je sais qui peut faire vivre la Revue ; je sais aussi qui peut la tuer. » Il me fallut céder à la pression et à 88 ans avancés, accepter une tâche qui me pourrait mener à mes 90 ans.


Notes de l’éditeur
  1. Voir Mes Mémoires, III : 94-96.
  2. Parue après la mort de l’auteur, en 1970, aux Presses de l’Université Laval, sous le titre de Roland-Michel Barrin de la Galissonière, 1693-1756.