Mes mémoires (Groulx), tome IV/vol. 8/La « Révolution tranquille »

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Fides (p. 335-350).

IV

LA « RÉVOLUTION TRANQUILLE »

1960. Date considérable dans l’histoire du Québec. L’on a parlé de « Révolution tranquille ». Que s’est-il passé ? La mort de Duplessis, mort d’un homme, mort d’un régime. Soudain, eût-on dit, des aspirations trop longtemps comprimées explosent. Quelque chose comme un séisme souterrain. Car l’on ne saurait citer ni campagne de presse, ni ouvrage du temps qui l’eussent préparé. Notre gent intellectuelle se montre plutôt étrangère à la vie de la nation et se balance fichument du destin canadien-français. Séisme mystérieux, ai-je dit. Il semble, en effet, que la secousse provienne des courants de pensée des années quarante et donc qu’il faille remonter assez loin dans le passé. Réaction pourtant puissante et qui, pour l’heure, provient d’où nul ne l’aurait soupçonné. Ni d’un ennemi, ni d’un ami du régime qui vient de prendre fin. Encore moins d’un disciple véritable du chef qui incarnait ce régime, mais qui était devenu l’on ne sait trop comment l’homme de confiance, le dauphin tout désigné à sa succession. Comment Paul Sauvé était-il parvenu à ce point de sa fortune ? Énigme encore inexpliquée. Et quel beau sujet de thèse pour l’étudiant en histoire que les « Cent jours de Paul Sauvé » ! Tout au plus croit-on savoir que Paul Sauvé avait forcé, lui et ses amis, son entrée au ministère : ministère de la Jeunesse, alors un peu celui de l’Éducation. Quelque temps, le « chef » tient en laisse le nouveau venu. Aux maîtres des grandes écoles qui lui demandent direction et allocations, le nouveau ministre répond — je le sais par Esdras Minville, directeur de l’École des Hautes Études commerciales et par Jean-Marie Gauvreau, de l’École du Meuble — : « Je suis chef de ministère ; mais je n’ai pas de budget. » Par quelle promesse a-t-il pu vaincre la méfiance du « Maître tout-puissant » ? Autre mystère à éclaircir. Ceux qui alors abordent Paul Sauvé le disent vif, intelligent, de pensées et de solutions rapides. L’homme a fait la dernière Guerre, a appris à commander, à se débrouiller. Au banquet du dixième anniversaire de l’Institut d’histoire de l’Amérique française, je l’ai pour voisin de table. À quelques confidences, je puis constater comme il a conquis la confiance du chef. Il est devenu ce que l’on appelle le leader des débats à la Chambre québecoise. Malade, le chef s’en repose sur son leader. Du Château Frontenac, me confie-t-il, le chef lui téléphone dix fois par jour, pour lui indiquer comment procéder : quel projet de loi pousser de l’avant, quel autre laisser en plan, etc., etc. Pour le jeune ministre, encore le rôle de l’élève. La mort du chef survient. D’emblée les collègues de Paul Sauvé se tournent vers lui. Spontanément, dirait-on, il prononce son fameux : « Désormais ! ». « Hier on faisait telle chose. “Désormais” on fera autrement. » Mot-choc qui courut d’un bout à l’autre de la province. On se prit à croire à une aube nouvelle, à une libération, à rien de moins qu’un tournant d’histoire et même de politique. Phénomène qui n’est pas rare chez tous les vivants qui, se sentant faiblir ou mourir, réagissent vers la vie. Un tressaillement secoua les esprits. Paul Sauvé, c’était connu, n’était pas un bourreau de travail. Mais dès le « Désormais », il se retrousse les manches et s’attelle à la besogne à pleines et grandes journées. Son sous-ministre, nous dit-on, l’avertit du péril, lui conseille de prendre les choses à un autre rythme. Il répond : « Si, en six mois, je ne puis débrouiller et nettoyer les choses, je ne suis pas digne d’être le premier ministre de ma province. » Il se brûle en trois mois. Sa mort est accueillie comme une catastrophe. Rarement plus vif sentiment de regret, je dirais même d’affection, entoura une tombe d’homme politique. À l’heure de ses funérailles, à Saint-Eustache, l’émotion est si dense que chacun semblait avoir perdu un proche parent. L’adieu du cardinal Léger fut émouvant au possible. Paul Sauvé était mort. L’élan imprimé par le « Désormais » continua. Une digue s’était rompue dont rien ne pouvait freiner le débordement. C’était une prise de conscience adulte d’un peuple adulte. Une volonté de vivre comme jamais il ne s’en était vu. Causes d’ordre psychologique et social. La honte de ses misères, la fatigue de sa médiocrité et l’âpre volonté de s’en guérir ; le renoncement énergique à la marche funèbre vers la mort ou l’insignifiance.

La preuve suprême de l’ébranlement des esprits, ce pourrait être la conversion des milieux politiques aux aspirations nouvelles. Jusqu’alors les libéraux québecois s’étaient révélés d’une extraordinaire incompréhension. Beaucoup de nationalistes votaient pour Duplessis, non pour Duplessis, mais contre l’irréductible bêtise de l’Opposition. Lorsque Duplessis prit nettement l’offensive contre le centralisme de M. Louis Saint-Laurent et déclara retenir 5% de l’impôt sur le revenu des particuliers, le premier ministre québecois posait enfin un geste courageux et concret d’autonomie. Que feraient les libéraux ? L’occasion s’offrait belle pour eux de damer le pion à l’adversaire dans son offensive contre Ottawa et de réclamer plutôt un 10%. Je tiens de M. Maxime Raymond ce que je vais raconter. M. Raymond s’était fort étonné de la conduite malhabile des libéraux québecois. Il s’en ouvrit à M. René Hamel, aujourd’hui juge, mais alors député de la région de Grand-Mère, et ancien du Bloc populaire. « Comment vos amis libéraux, aurait dit M. Raymond à M. Hamel, ont-ils pu commettre cette maladresse qui est plus qu’une erreur ? » — « Ne m’en parlez pas, aurait répondu l’ancien du Bloc ; j’ai essayé toute une nuit de les convaincre de passer à cette offensive ; j’ai perdu mon temps ! » Il ne fallait, d’aucune façon, causer des embarras au chef suprême d’Ottawa, M. Louis Saint-Laurent. On continuait de faire à Québec la politique d’Ottawa, ainsi qu’on s’y conformait depuis 1867, ai-je déjà dit je ne sais combien de fois. Mais voici venir les élections de 1960. Quel slogan ou mot d’ordre ces libéraux encroûtés vont-ils jeter dans l’air ? À l’étonnement de tous : Maîtres chez nous ! Les vieilles oreilles libérales s’écarquillent et n’y comprennent rien. Ce « Maîtres chez nous », je l’avais lancé en décembre 1920, lors de l’enquête de L’Action française sur le problème économique. Mot jeté là aux risques et périls du dangereux rêveur que j’incarnais alors. « Le seul choix qui nous reste, avais-je écrit, est celui-ci : ou redevenir les maîtres chez nous, ou nous résigner à jamais aux destinées d’un peuple de serfs » (Directives, p. 20 ou L’Action française (décembre 1920 : 560). Comment expliquer cet autre revirement de politiciens ? Explications assez nombreuses. Du nouveau chef du gouvernement libéral, M. Jean Lesage, centralisateur à Ottawa sous M. Louis Saint-Laurent, je me disais, voilà un homme aux antipodes du nationalisme canadien-français. Nationaliste, comment l’est-il devenu ? Un jour, passe chez moi mon ami René Chaloult. Il s’est posé la même question. À Québec, me dit-il, je fus longtemps voisin de M. Jean Lesage. Après les élections de 1960, je lui dis : « Tu n’étais pas nationaliste, toi. Comment l’es-tu devenu ? » — « Non, je ne l’étais pas. Mais j’ai parcouru ma province. Je me suis aperçu que son sentiment de fond est nationaliste. Je lui donne la politique qu’elle veut. » Il y aurait une autre explication. Et celle-là, je la tiens encore de l’ami Chaloult. La conversion de l’équipe libérale aurait été préparée par l’ancien chef de l’équipe, M. Georges-Émile Lapalme. Dans un écrit de 6 à 700 pages, M. Lapalme aurait élaboré, en son entier, un programme neuf du parti. Œuvre remarquable, me dit M. Chaloult, et qui, un jour ou l’autre, devrait être publiée. De l’acceptation de ce programme, franchement nationaliste, M. Lapalme aurait fait la condition expresse de sa future collaboration à l’équipe. Enfin le directeur d’une maison de publicité, aux gages de la même équipe pour l’élection prochaine, aurait dit à ces messieurs : « Vous venez à moi parce que vous avez besoin de moi ; moi je n’ai pas besoin de vous. Je me mettrai à votre service, mais à une condition : que vous ayez l’air de savoir ce qui se passe actuellement dans le Québec. Duplessis a gardé le pouvoir pendant près de vingt ans avec un nationalisme camouflé. Présentez-vous donc à la Province avec un nationalisme d’un accent irrésistible. Et pourquoi ne l’emporteriez-vous point ? » À ce publicitaire, je pose la question :

M. Jean Lesage est-il un vrai converti ?

— Oui, je le crois, mais naturellement avec des relents de son ancien libéralisme.

Aux élections de 1960, l’équipe libérale l’emporte. Avec une ardeur même un peu inquiétante, elle se met à l’œuvre. Tout rénover et tout à la fois, semblerait son mot d’ordre. Depuis quelque temps, dans le Québec, l’opinion publique s’est familiarisée avec l’accroissement d’un système étatiste. Face à la nécessité et à l’urgence de vastes réformes : reprise des ressources naturelles du pays québecois, réforme du système scolaire, mesures de sécurité sociale, l’État seul, disait-on, pouvait suppléer à l’indigence des particuliers et des vieilles institutions. Et l’on en vint, chose à peine croyable, à parler d’ « État national », d’ « État, expression politique de la nation canadienne-française ». Propos d’usage courant dans les plus hautes sphères politiques. Mais l’État, de quelle compétence se pouvait-il prévaloir ? Malheureusement, et nous l’avons dit, la fonction publique, pendant l’ère duplessiste, s’était lamentablement appauvrie. « Le Cheuf » professait le plus profond mépris pour la compétence. Pour le choix de leurs serviteurs, les nouveaux gouvernants affrontaient toutes les chances de se tromper. De ces chances, ils n’en perdirent aucune, surtout en leur réforme de l’enseignement : ce terrible enseignement où se façonnent les jeunes générations. L’on n’aurait qu’à relire la liste des commissaires qui ont rédigé ce chef-d’œuvre d’incohérence qui s’appelle le Rapport Parent. Pour une réforme de cette envergure, dont les répercussions, sur une petite nation, se révèlent incalculables, on aurait pu et dû faire appel, à ce qu’il semble, aux spécialistes ou aux esprits de la plus haute classe. Hélas ! dans cette liste funèbre, pas un seul à classer au-dessus des esprits moyens, pas un seul qui se recommandât par son passé, par la moindre production de l’esprit. Quelques-uns même d’esprit médiocre. De cette triste usine devait sortir, quoi qu’en ait pensé une habile propagande, un produit indigeste, un système d’enseignement aux parties mal jointes, système artificiel, en opposition absolue avec l’ancien, livrée qu’un malhabile tailleur aurait fabriquée sans prendre les mesures de l’habillé. Tout n’était pas condamnable toutefois en ce grimoire. Le Rapport exprimait ce principe de l’accessibilité de tous à l’enseignement qui leur serait propre. Et on leur garantissait les moyens d’y parvenir. Le malheur pouvait être qu’après un stade acceptable au primaire, l’adolescent se voyait enfourné prématurément dans des instituts à bourrage de crâne, pour plonger impréparé dans les grandes écoles ou universités. À l’épreuve le système apparut d’application plus que laborieuse, presque impossible. Il exigeait une armée de maîtres, une légion d’édifices, un budget énorme. Pour se donner plus de maîtres, l’on commençait par fermer les écoles normales, s’en remettant aux universités qui s’y déclaraient impréparées ; pour loger les futurs écoliers, l’on écartait les écoles indépendantes, la centaine de collèges classiques ; pour couvrir les frais de l’énorme machine, l’on pressurerait le gousset des contribuables. Politique irréelle s’il en fut. Certes, tous les bons esprits désiraient une réforme ; personne ne voulait d’un gâchis. Le plus grave, c’est qu’on prétendait imposer à un peuple en grande majorité catholique une école superficiellement confessionnelle. Et, d’un trait, ou peu s’en faut, l’on biffait l’enseignement des vieilles humanités classiques, pour se tourner vers l’enseignement pragmatiste, d’inspiration américaine. En 1966, le caprice électoral en vint à changer les gouvernants. Les nouveaux venus ne savent trop où donner de la tête : navigateurs qui hériteraient d’une barque manquant de rames, de gouvernail, en possession d’un seul mât, et d’une voile déchirée. À l’heure où j’écris ces lignes, l’on sort malaisément d’une grève d’enseignants qui a failli s’étendre à toutes les écoles de l’État du Québec. L’on a parlé à bouche que veux-tu de « Révolution tranquille ». Rien de moins tranquille que ce qui s’est passé dans la province, en ces derniers temps, par suite de ces maladroits ajustements. La « grèvomanie » s’est installée en permanence. Les chefs de syndicats se sont transformés en agitateurs. Des moments sont venus où il semblait qu’une lutte à finir s’engageait entre les syndicats de toute forme et l’État. L’ordre se rétablit ; mais il y fallut rien de moins qu’une législation courageusement draconienne. Les ajustements du système sont encore à faire. On s’y emploie laborieusement.

Pourtant les plus graves conflits restent à venir. Et ceux-ci, non à l’intérieur du Québec, mais entre Québec et Ottawa. Pour faire face à son renouveau, le Québec sent plus que tout son impuissance : manque de liberté et de finances. Dans le sens de la liberté, jusqu’où doit aller la réforme constitutionnelle ? Au sujet de la finance, que doit-il arracher au trésor réfractaire d’Ottawa ou de l’État central ? Quelle autonomie doit-il recouvrer sur ses propres revenus ? Questions souveraines et questions irritantes entre les deux gouvernements, d’autant qu’en cette année 1967, au lieu d’un relâchement dans le lien fédéraliste, relâchement obtenu dans une suite de conférences fédérales-provinciales, le gouvernement central se livre présentement à un retour agressif d’une politique centralisatrice. Politique qui ne peut qu’activer, dans le Québec, l’agitation constitutionnelle pour des réformes en profondeur qui ont nom : État associé, « statut particulier », et même indépendance à défaut d’égalité. L’unanimité paraît se faire, en effet, sur l’impossibilité d’un statu quo constitutionnel. Nos chefs politiques en sont venus à parler couramment de « statut particulier » pour le Québec, à réclamer, dans l’État québecois, la priorité du français. L’on entendra même un monsieur Jean Lesage déclarer un jour et très hautement : « Le temps est passé, dans l’État du Québec, où un ouvrier sera obligé de gagner sa vie en anglais. » De semblables propos m’avaient valu jadis, de la part de Jean-Charles Harvey, l’épithète de « révolutionnaire ».

Sur ces graves problèmes, que de fois l’on m’a demandé mon opinion, mon sentiment, l’on a même exigé une directive ! C’est le lieu peut-être de m’expliquer. D’autant qu’en certains milieux on me reproche volontiers mes hésitations, mes balancements entre le fédéralisme et l’indépendance. Je n’ai jamais caché ma répugnance à me mêler de politique, à prendre parti en cette matière. Il me semble que ces sortes de directives ne relèvent pas d’un prêtre. Je suis d’ailleurs et j’ai voulu rester un homme libre. En toute ma vie, je n’ai même usé de mon droit de vote que deux fois, la chose, à mon sens, n’en valant pas la peine. Puis ma conscience se posait l’insoluble question : où réside le moindre mal ? Ou : comment choisir entre deux grands maux ?

L’État français

Il est un point néanmoins d’où mes convictions n’ont jamais dévié, et c’est dans le caractère de l’État du Québec : caractère de naissance, dirais-je, imprimé par ce qu’il y a de plus fort : la vie, l’histoire, l’essence même d’une nation. Caractère français par conséquent, irrévocablement français. Cette vérité ou certitude, je m’étonnais, lors de mon entrevue avec André Laurendeau en 1962, de la découvrir dans l’un de mes écrits de 1920, au début de ma carrière d’historien. À cette date, en effet, dans la conclusion de l’enquête de L’Action française sur notre problème économique, j’écrivais déjà : « Allons jusqu’au bout de notre pensée : le premier élément moral d’une réaction appropriée et par conséquent la première condition d’un puissant effort économique, ne serait-ce pas, en définitive, de nous entendre, une fois pour toutes, sur le caractère politique et national du Québec ? Aux administrateurs de notre domaine pendant ces derniers trente ans, on a reproché une incapacité et une imprévoyance parfois criminelles… Mis à l’enchère publique, tout comme les plaines de l’Ouest canadien, notre territoire fut vendu aux plus hauts prenants, sans le moindre souci des droits nationaux. Le domaine national, le capital d’exploitation n’ont jamais eu, pour nos gouvernants, de nationalité, pour cette raison qu’en leur esprit, l’État n’en avait point. Eh bien, nous disons que cette incroyable aberration doit prendre fin. Il appartiendra à la jeune génération, si elle veut atteindre aux réalisations puissantes, de faire admettre que l’être ethnique de l’État québecois est depuis longtemps irrévocablement fixé. Une histoire déjà longue de trois siècles, la possession presque entière du sol par une race déterminée ; sur ce sol, l’empreinte profonde de cette même race, empreinte de ses mœurs, de ses institutions originales ; un statut juridique et national inscrit, amplifié, en toutes les constitutions politiques depuis 1774, tout cet ensemble a fait du Québec un État français qu’il faut reconnaître en théorie comme en pratique. Cette vérité suprême, il faut la replacer en haut pour qu’elle gouverne chez nous l’ordre économique, comme on admet spontanément qu’elle doive gouverner les autres fonctions de notre vie… » (Directives, 1re édition, p. 50-51.)

Que de fois je reviendrai sur ce thème. Je le reprends en particulier en septembre 1936. Il y avait alors à Montréal un Congrès des Jeunesses patriotes, jeunesses à tendances fortement séparatistes. Elles espéraient de moi une déclaration nettement favorable à leur idéal politique. Je les déçus quelque peu et peut-être beaucoup. J’avais intitulé ma causerie : « Labeurs de demain ». Et j’y traitai de nos devoirs envers la culture. Chemin faisant, je disais des choses « énormes » pour l’époque. En dénonçant, par exemple, l’anglomanie scolaire. « L’anglomanie scolaire, osais-je m’écrier, ayons la loyauté de le reconnaître, est, pour une bonne part, conséquence et fonction de la domination économique anglo-américaine. À mesure que nous reviendrons à un état normal, il est permis d’espérer que le fétichisme de l’anglais décroisse dans les esprits. On peut même prévoir le jour où, pour obtenir un emploi dans le Québec, les anglophones se verront contraints d’apprendre le français. »

Encore cette autre audace et à propos toujours du problème économique : « La locomotive qui emporte chez nous le train économique ne nous appartient pas. Elle va où il lui plaît. En réalité, pour nous Canadiens français, le train va à reculons ; brutalement la locomotive nous écrase. Ce qui presse, c’est de sauter dans la locomotive, d’en prendre la direction et de faire que le train charrie notre avenir. » Plus osée peut-être, cette autre déclaration : « En somme, que lui manque-t-il (à notre peuple) ? Avant toute chose, une mystique de l’effort. Que dans les écoles, les couvents, les collèges, on cesse enfin de fabriquer en série tant d’invertébrés, tant de bibelots de salon, qui sont, je l’ai déjà déploré, une insulte à une éducation catholique ; que, pour redresser l’âme de nos fils et de nos filles, on leur fiche dans la tête, comme un clou rivé, ce mot d’ordre, ce leitmotiv obsédant : Être maîtres chez nous. [Maîtres chez nous, le slogan des élections du Québec en 1960 !] Que tous les murs des classes leur crient la grandeur de ce but ; qu’on les y achemine par une éducation volontaire, virile ; et dans dix ans, une race nouvelle de Canadiens français aura surgi, une race déterminée à prendre possession de sa province. »

Toujours dans cette conférence, j’attaquais de façon plus directe le problème politique. Je refuse de m’arrêter à quelques subtilités dialectiques, telles que celle-ci : « Le politique doit-il dominer le national ? Ou, vice versa, le national le politique ? Il me suffit de retenir que, nullement étrangers l’un à l’autre, ils sont en étroite dépendance. Quel est le rôle du politique ? Procurer le bien commun. Or si le national est ce que nous l’avons défini : une portion du bien spirituel de la communauté, il devient une large part du bien commun et voire un moyen d’atteindre ce bien commun. Donc l’homme politique a le devoir de s’inspirer du national ; il lui est interdit de le négliger ; il doit faire ce qui dépend de lui pour assurer l’efflorescence de la culture nationale, en vue de permettre aux nationaux de réaliser leur pleine humanité. »

De là suivaient quelques conclusions : « S’il se trouve, en un pays délimité géographiquement et politiquement, une population de 2,500,000 Canadiens français formant en ce pays les quatre cinquièmes de la population totale ; si ce pays, pays de ces quatre cinquièmes, est devenu juridiquement leur patrie par droit de premiers et perpétuels occupants, et par droit historique ; si cette population possède des richesses culturelles notables, indispensables à l’acquisition de son bien humain, je dis que, pour elle, un État national est un postulat de droit légitime. Et cette autre formule est tout aussi légitime qui veut que la politique de cette province soit d’abord une politique canadienne-française. Eh quoi ! nous voulons une économie nationale, une culture nationale, un pays de visage français ; et nous prétendons y avoir droit. Rien de tout cela est-il réalisable si notre population et notre pays ne sont pas gouvernés pour leurs fins propres ? » (Directives, 1re édition, p. 115-116.)

Je reprenais alors une argumentation déjà faite, mais en la renforçant de quelques autres considérations : « Ce postulat de l’État français, disais-je donc, n’offre rien de nouveau. Il est dans la stricte ligne de notre histoire. Il a été progressivement réalisé à partir de 1774. Le petit étudiant en histoire qui a saisi cette simple série de faits : 1 – la portée de l’Acte de Québec : avènement, consécration juridique du nationalisme canadien-français, selon le mot d’un historien anglo-canadien ; 2 – la portée de la constitution parlementaire de 1791 : création d’une province française et création voulue, délibérée, d’un État français par le parlement impérial ; 3 – la portée de l’attitude de LaFontaine en 1842, n’acceptant l’union des Canadas que sur la base fédérative ; le plus modeste écolier, dis-je, qui aura noté la signification de ces dates historiques, admettra l’évidence d’un effort persistant, victorieux, de notre petit peuple vers une autonomie nationale toujours plus complète, vers l’achèvement de sa personnalité politique. Telle est la courbe ascendante de notre histoire. Elle a ce sens, cette ligne ; ou elle n’en a point. »

Je ne m’arrêtais pas à 1842 : « Au reste, le postulat n’est plus un postulat. L’État français, dans la province de Québec, est devenu depuis 1867, de droit positif, constitutionnel. Fait indéniable sur lequel il ne faut pas se lasser d’éclairer nos fumeuses et débiles cervelles de coloniaux. C’est nous, Canadiens français, qui sommes les principaux responsables de la forme fédérative de l’État canadien. La Confédération a été faite principalement par nous et pour nous. Et ces institutions fédératives, nous les avons exigées, non pas, que je sache, au nom d’intérêts économiques et politiques, mais, au premier chef, au nom de nos intérêts nationaux. Relisez les documents de l’époque : le fait est indiscutable. Autre fait indiscutable : tous nos associés de 1867 ont agréé nos exigences ; le parlement impérial les a pareillement agréées. Je renvoie de nouveau aux paroles de lord Carnarvon que j’ai tant de fois citées : « Le Bas-Canada est jaloux et fier à bon droit de ses coutumes et de ses traditions ancestrales… ; et il n’entrera dans la fédération qu’avec la claire entente qu’il les conservera… » Que veut-on de plus ? Pour quel motif nous a-t-on consenti, en 1867, la résurrection de notre province disparue politiquement depuis 1841 ? À ce tournant d’histoire, quel argument suprême ont brandi, d’autre part, nos chefs politiques pour nous faire accepter le nouveau régime ? D’un côté comme de l’autre, il fut entendu, proclamé, que la Confédération nous remettait chez nous, maîtres de notre province et de sa politique, en état de gouverner nous-mêmes nos destinées ! »

Ainsi se pourrait définir ma pensée politique. Paroles de simple bon sens. Formule à laquelle je me serai accroché. Mais ai-je pressenti l’avenir ? Ai-je prévu qu’une déclaration aussi fondée sur les textes constitutionnels me vaudrait pour jamais, auprès de nos politiciens de toute couleur, le stigmate infamant pour eux de « séparatiste » ? J’avais pourtant pris mes précautions. Dans le même texte j’ajoutais : « Quand nous parlons, en effet, d’État français, nous n’exigeons par là nul bouleversement constitutionnel. Nul besoin, pour créer cet État, de changer un iota aux constitutions qui nous régissent. Nous demandons tout uniment que soit fait aujourd’hui ce que, par inintelligence ou pleutrerie, nos chefs politiques n’ont pas su faire en 1867. Au lieu d’un État qui, en tant de domaines, se donne des airs d’État neutre ou cosmopolite, nous demandons un État qui, dans le respect des droits de tous, se souvienne aussi de gouverner pour les nationaux de cette province, pour la majorité de la population qui est canadienne-française. »

« Conception politique, on ne peut plus légitime, certes, continuais-je, et je le répète, conforme au droit, à notre histoire. » Mais conception, aurait-il fallu affirmer, trop hardie, inacceptable à la classe des politiciens et des bourgeois d’alors, aveuglés par l’esprit de parti, rouges et bleus, aussi bien à Ottawa qu’à Québec, unis souvent par la même caisse électorale et qui élevaient si haut leur double allégeance politique qu’on pourra entendre un homme pourtant intelligent, Ernest Lapointe, clamer un jour : « Le parti, c’est la patrie ! » Aucune illusion ne m’était venue néanmoins sur le scandale inhérent à mes propos. J’avais écrit ces lignes pour finir : que ma conception politique « épouvante tant de braves bourgeois, rien d’étonnant lorsque l’on songe que, pour avoir étudié l’histoire de leur pays dans les manuels que l’on sait, et ce, depuis deux ou trois générations, tant de ces bonnes gens n’en possèdent qu’une science microscopique et n’en ont jamais aperçu les lignes maîtresses. Canadiens français de l’espèce tolérée, et volontairement de cette espèce, et par surcroît, centralistes étroits et bornés, ils ne se rendent pas compte, les malheureux, que leur attitude constitue, à elle seule, le pire argument qu’il soit possible d’invoquer contre la Confédération. Car enfin si, en l’an 1936, il devient criminel, révolutionnaire, d’exiger ce qui aurait pu et ce qui aurait dû exister depuis 69 ans, comment démontrer, de façon plus accablante, que le régime fédéral aurait fait de nous une race dégénérée politiquement ? » À mes précautions j’en avais joint quelques autres. En mon texte on peut lire, entre autres, cette conclusion : « Le devoir certain, où il n’y a pas de risque de se tromper, ni de perdre son effort, c’est de travailler à la création d’un État français dans le Québec, dans la Confédération si possible, en dehors de la Confédération si impossible. Là réside le moyen d’atteindre notre bien humain, et peut-être, s’il n’est pas trop tard, de redresser la Confédération. »

Peine perdue. Affreux séparatiste, j’étais ; affreux séparatiste, je resterai. Je m’en aperçus bien en 1937, au deuxième Congrès de la Langue française tenu à Québec. L’idée de l’État français me revint à l’esprit, puis à la bouche. Encore cette fois j’avais pris mes précautions quoique d’un ton ferme. Je me cite : « La Confédération, nous en sommes, mais pourvu qu’elle reste une confédération. Nous acceptons de collaborer au bien commun de ce grand pays ; mais nous prétendons que notre collaboration suppose celle des autres provinces et que nous ne sommes tenus de collaborer que si cette collaboration doit nous profiter autant qu’aux autres. Peu importe ce que pense là-dessus la vieille génération. Je sais ce que pense la jeune génération, celle qui demain comptera. À celle-ci prenez garde de donner à choisir entre sa vie, son avenir français, et un régime politique. Elle prétend bien n’être pas entrée dans la Confédération pour y vivre une vie nationale et culturelle appauvrie, mais plus riche ; non pour être un peuple moins français, mais plus français. » Emporté, encore une fois, dans ma démonstration, j’en arrivais à cette déclaration finale : « Qu’on le veuille ou qu’on ne le veuille pas, notre État français, nous l’aurons ; nous l’aurons jeune, fort, rayonnant et beau, foyer spirituel, pôle dynamique pour toute l’Amérique française. »

Hélas, j’avais comblé la mesure. Indéniablement je me confessais « séparatiste ». Tous les sages se voilèrent la face. J’ai raconté cet épisode dans le sixième volume de ces Mémoires. M. Duplessis en reçut un choc violent. Un homme intelligent comme l’archevêque de Saint-Boniface de ce temps-là, Mgr Yelle, prit peur pour les minorités. Je dus le voir et le rassurer.

On le voit, pour saisir la genèse et le développement de ce qu’on appelle mes « idées politiques », — ce que me demandait l’autre jour une demoiselle Brunel qui prépare là-dessus une thèse pour l’Université de Montréal ―, il faut partir de cette simple page de mes Directives où, pour la première fois peut-être, j’évoque l’idée et l’existence historique de l’État français (p. 51-1re éd.). L’enquête de 1922 ne constitue, à mon sens, qu’une digression. Nous avions cru à l’hypothèse d’une rupture de la Confédération. La rupture n’ayant pas eu lieu, notre hypothèse ne s’étant pas accomplie, je suis revenu à l’idée de l’État français dont je ne démordrai plus.

Je devrai de nouveau m’expliquer, en ces dernières années, avec la renaissance des mouvements dits « indépendantistes ». En ces milieux, on ne parle plus de « séparatisme », mot trop négatif. Et c’est tant mieux. On parle plutôt de la souveraineté du Québec, ou de l’indépendance. Un jeune homme paraît un moment prendre la stature d’un chef, Raymond Barbeau. Intellectuel de bonne classe, il a été le premier, je pense, à recevoir la médaille de l’Académie canadienne-française pour une thèse sur Léon Bloy. Il n’aura manqué à Barbeau, du moins jusqu’à ce temps, que de savoir faire bon usage de ses talents et de sa vie. Il écrivit un petit volume : J’ai choisi l’indépendance. Il fonda l’Alliance laurentienne, s’inspirant d’un titre ancien, les Jeunesses laurentiennes, aujourd’hui défuntes. Ne pouvant s’entendre avec le RIN dont il suspectait l’idéologie, Barbeau a, semble-t-il, gardé ses convictions, mais laissé tomber son mouvement. Je voulus pourtant répondre à son premier petit volume. Je cite un extrait de ma lettre, en date du 4 janvier 1962. Elle établit de nouveau ma position.

« Je demeure persuadé que dans quarante, peut-être trente ou même vingt-cinq ans, — l’histoire va si vite — l’indépendance deviendra l’inévitable solution. Le drame des Canadiens français relève du tragique : pourrons-nous rester dans la Confédération sans y laisser notre vie ? Personne, que je sache, n’a encore répondu victorieusement à ce terrible point d’interrogation. Ce qui m’arrête et me conseille la prudence, c’est notre maigre préparation à la suprême échéance. Nous avons toujours affaire à un peuple, à une masse parfaitement inerte, sans la moindre conscience nationale, sans le moindre esprit de solidarité. Et il en sera ainsi, à mon sens, aussi longtemps que les Canadiens français croupiront dans leur abjection économique. Quelle fierté espérer d’une population qui accepte comme naturelle la servilité, la domestication par l’étranger ? Or, pour nous libérer des pieuvres qui nous tiennent, nous manquons de grands techniciens, de grands ingénieurs, de grands chefs et directeurs d’entreprises. Nous sommes en train de les préparer ; mais il y faudra vingt ans pour les former. Sauf quelques exceptions, nous ne possédons point, non plus, l’équipe de vrais politiques qui pourraient assumer les fonctions d’un État adulte, tenant bien en mains tous les ressorts de sa destinée. À Ottawa, surtout à Ottawa, nos ministres, nos sénateurs, presque tous nos députés, restent des hommes de parti avant d’être des catholiques et des Canadiens français. Et ils le resteront jusqu’à la fin de leur vie, sans guérison possible, parce qu’aux trois quarts d’entre eux, la politique sert en somme une pension alimentaire. Et nos intellectuels ? Partout ailleurs où de jeunes peuples ont accédé à l’indépendance, ce sont les intellectuels qui ont semé l’idée, propagé le ferment. Les nôtres, à une heure aussi critique, ne savent que se livrer au plus puéril et au plus bête anticléricalisme, à la remorque de ce qu’il y a de plus faisandé parmi les intellectuels de France. Du reste, vous vous rappelez ce qu’ils ont répondu, presque tous, à la récente enquête du Devoir, à propos de l’influence possible de leur pays sur leur œuvre artistique ou littéraire : “Pas la moindre influence”, ont-ils dit en chœur. Ces gens-là ne sont pas de notre pays. Qu’attendre de ces messieurs ?

C’est donc toute une génération qu’il faut préparer : la génération de l’indépendance ; mais il y faudra au moins vingt-cinq ans. La tâche urgente serait, pour le moment, de vous tourner vers la jeunesse. C’est à elle qu’il vous faut lancer l’ardent appel… »

À ce moment, ceux-là qu’on appelait les « Indépendantistes » formaient un groupe de pression valable sur l’opinion et sur les hommes politiques. Malheureusement, la division éclata parmi eux. Trois groupes au moins surgirent. Leur influence en diminua d’autant. Quel sera l’avenir de ces mouvements ? Vers quoi allons-nous ? L’indépendance, je l’ai toujours pensé, ne nous viendra point de ces mouvements de jeunes. Elle nous viendra de nos dirigeants politiques acculés à de fatales impasses. Une évolution se dessine au Canada que n’arrêteront point les borgnes de la politique outaouaise : la puissance grandissante des provinces, et par conséquence inéluctable, l’affaiblissement du pouvoir central. En possession de leur territoire, c’est-à-dire des sources de la richesse, les provinces voient s’agrandir démesurément leurs besoins sans la possibilité de les satisfaire, obligées de mendier, non leur pitance, mais leurs moyens et leurs conditions de vie à Ottawa. Un tel régime politique ne peut durer. Il est trop contre nature. Jusqu’où iront les revendications des provinces et particulièrement du Québec ? Je n’en sais rien. Mais elles iront loin, ne pouvant demeurer en deçà.