Mes mémoires (Groulx), tome IV/vol. 8/Diverses entrevues

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Fides (p. 319-334).

III

DIVERSES ENTREVUES

Ferais-je une part à mes entrevues ? J’en eus beaucoup purement verbales, non consignées, dont j’ai même perdu le souvenir. Genre étrange, qui m’a parfois valu beaucoup d’agacements. Avec certains surtout, j’y voyais une telle perte de temps. Genre qui a pourtant son prix. L’interviewé se voit forcé à une recherche, à une plongée en soi pour se mieux connaître, se mieux définir. S’il est sincère, c’est l’être cadenassé, scellé qui s’ouvre et fait en soi-même des découvertes. La plupart des entrevues que j’ai consenties, tendaient à m’interroger sur mes travaux, surtout sur ma façon de penser devant tel ou tel événement, tel courant d’idées, sur ma façon de concevoir tels problèmes nationaux, sur les origines de mes ouvrages, etc. Mon âge aidant, l’on me prête longue expérience, une sorte de vue divinatoire sur le présent et l’avenir. Et alors se dresse l’aspirateur qui voudrait vous pénétrer, vous secouer si possible jusqu’aux moelles.

Les années soixante me paraissent bien celles où l’on a le plus sollicité d’entrevues. Il se passait alors quelque chose dans le Québec. Je relève, en particulier, une entrevue au Petit Journal (Montréal), deux à La Presse, une au Devoir, une autre à La Patrie ; d’autres encore au Star Weekly, au Winnipeg Tribune, au Star et à la Montreal Gazette, aux Scouts. Le Canada français s’interroge. Il vit une période d’incertitude. De quel mal souffre-t-il ? Sur quels remèdes compter ? Etc., etc. Je le vois aux questions que me pose en mai 1962, la journaliste du Petit Journal, un hebdomadaire alors très en vogue : « Croyez-vous au bilinguisme ? La Confédération peut-elle être encore sauvée ? Quelle est la racine de tous nos maux ? Que pensez-vous de l’enseignement religieux chez nous ? De l’enseignement de l’Histoire ?… » Éternelles questions qui reviendront, sous une forme ou sous une autre, en presque toutes ces rencontres. J’ai conscience parfois qu’on me prend pour un homme figé, enfermé en son petit magasin d’idées, un bloc granitique que rien ne rapetisse ni ne grossit, et qui ne bougera d’éternité où le hasard l’a installé. Je me figure pourtant que mes idées marchent. Elles s’enrichissent de mes lectures, de mes réflexions. Ancrées sur quelques principes de fond, elles sont sensibles pourtant au vent qui passe, aux faces déconcertantes d’un univers en métamorphose. Peu à peu mes idées se sont concrétisées, renforcées sur quelques-uns des problèmes qu’on me soumet ; et par exemple, l’avenir, je m’en convaincs de plus en plus, n’est pas au régime fédératif au Canada, pays fait de trop grosses parties pour n’en point venir à rêver d’indépendance ou de quelque chose d’assez proche. De même, le problème économique me paraît-il, pour le Québec, d’une gravité sans cesse croissante. Je le dis au Petit Journal ; je le dirai à Jean-Marc Léger (Le Devoir, 24 déc. 1960) qui m’interrogera sur « la crise du français au Québec » ; je le dirai à André Laurendeau (Le Devoir, 24 oct. 1962) qui, lui, voudra savoir les origines de notre pensée, sur le même problème, au temps de l’Action française ; je le dirai à combien d’autres. À Jean-Marc Léger qui veut savoir les causes de « la crise du français », je fais un petit bout d’histoire : pureté de la langue reçue des ancêtres ; hâtive corruption dès la Conquête par l’introduction du bilinguisme politique et judiciaire. Langue de traduction trop en honneur. Aggravation soudaine après 1880 par l’industrialisation hâtive à l’anglaise et à l’américaine et par le déracinement dans les campagnes. Aggravation aussi par notre enseignement, notre idolâtrie du bilinguisme, notre culte de la langue anglaise prônée à outrance par nos pédagogues, nos politiciens, nos hommes d’affaires, ceux-ci nous prêchant de ne pas mêler le patriotisme et les affaires. À ce moment je prends hardiment la défense de notre petit peuple :

Je n’hésite pas à l’écrire : notre petit peuple, celui de l’usine, des quartiers ouvriers, est une grande victime, non un coupable. Qu’a-t-on fait pour lui ménager l’évolution, pour amortir le choc ? On lui a prêché sur tous les tons l’étude de l’anglais, encore de l’anglais, toujours plus d’anglais. Pédagogues, hommes d’affaires, journalistes, politiques lui ont chanté à qui mieux mieux l’antienne. Ce fut un emballement général. Sans doute fallait-il de l’anglais, mais en fallait-il au détriment du français ? Fallait-il oublier que peu de têtes peuvent porter deux langues sans les mêler ? Et pendant que les programmes scolaires imposaient de plus en plus et sans discernement l’enseignement de la langue seconde, a-t-on rappelé à notre peuple l’urgence de renforcer l’étude de la langue maternelle ?

À une question de Jean-Marc Léger qui me dit : « Ne faut-il pas admettre, M. le Chanoine, que cette attitude a pénétré les esprits, que du moins elle les a contaminés ? », je réponds :

Oui, hélas, un mal plus grave, plus inquiétant, parce que d’ordre psychologique et moral, devait miner l’esprit de notre peuple. Cette importation massive du capital étranger, un temps nécessaire, cette soudaine évolution industrielle, nos élites dirigeantes ont-elles su les représenter au peuple québecois comme une phase transitoire de sa vie ? Lui a-t-on indiqué, dès lors, les moyens d’en sortir, de ressaisir un jour les commandes de sa vie économique ? Contre ce nouveau conquérant qui s’imposait avec tous ses prestiges, qui incarnait la force, la richesse et la puissance, a-t-on su défendre la victime, préserver sa fierté, lui laisser l’espoir dans son propre avenir ? J’ose à peine répondre à cette question quand on a vu ces mêmes élites, les nôtres, hommes d’affaires, hommes politiques, courtiser la puissance étrangère et ne cesser de fortifier ses prises sur le pays conquis.

Et je continuais :

Lorsqu’en 1920, j’entrepris dans L’Action française la première enquête jamais instituée sur notre problème économique, je n’ai pas oublié quelles timidités j’eus à vaincre et quel effarouchement dans un certain monde… J’ai souvenance aussi de campagnes électorales en 1935-1936 nées au cri de la libération économique. Qu’en est-il advenu ? Lorsqu’à la jeunesse de ce temps-là, j’oserai dire : « un train impitoyable nous écrase : jeunes gens, sautez dans la locomotive et renversez la vapeur », on me traitera d’anarchiste. Pendant longtemps notre loyalisme naïf a cru permanent, normal, chez nous, le colonialisme politique. D’une foi aussi robuste nous avons fini par croire également permanent et normal, le colonialisme économique.

Et le remède ? m’interrogeait mon jeune interlocuteur. « Vous ne nous avez pas habitués à croire à la partie définitivement perdue. » Le remède, répondais-je : « une cure d’âme pour notre peuple. Il a perdu foi en sa culture. Son mal est d’abord d’ordre psychologique et moral. » Il faut lui ôter de l’esprit que, dans le Québec, on ne gagne pas sa vie avec du français. Ce qu’il nous faut, concluais-je, sans ambages, c’est tout net :

un renversement de la situation économique au Québec. Remède radical, je le veux bien, mais remède nécessaire, irremplaçable. De la sujétion économique vient presque tout le mal. D’un retournement peut venir la guérison. Il y faudra du temps, de la patience et même du doigté. Cela, non plus, je ne l’ignore.

Et je prêchais la croisade de la « seconde indépendance » :

Il faudra créer les cadres de la libération, nous former des techniciens, des ingénieurs de grande classe, des chefs de grande entreprise ; il y faudra un rassemblement de capitaux. Mais à l’exemple des jeunes peuples de l’Amérique latine et de l’Afrique qui déjà s’y préparent et s’y donnent, ayons le courage d’entreprendre le labeur de la seconde indépendance. Que, dès maintenant, en l’esprit de notre peuple trop prostré, on sache allumer l’espoir, l’ambition virile de rentrer en possession de son avoir matériel, de redevenir maître chez soi. Qu’on l’associe, même financièrement, par participation individuelle et collective, à sa propre libération. Et le peuple retrouvera la foi qu’il a perdue. Dans les évolutions de l’histoire, les grands événements ne sont pas seuls à compter. Comptent aussi, pour leur part, et pour le déclenchement initial, les idées-forces.

Pour boucler cette entrevue, venait cette finale :

Enfin, pour la cure d’âme, j’indique un autre remède, pas le moindre et non moins nécessaire. Un peuple ne défend pas et ne garde pas sa langue pour le seul charme ou le seul orgueil de la parler. Il la garde parce qu’elle est quelque chose de son âme et parce qu’elle est porteuse de legs et d’espoirs sacrés. L’effort pour la conservation de la langue et son enrichissement doit donc mener à quelque fin, déboucher quelque part. Aussi ne faut-il craindre d’exalter l’esprit de notre peuple par l’espoir de la petite civilisation qu’il lui sera possible de créer en Amérique. Qu’on se rassure, elle ne sera cette civilisation, ni celle d’Athènes, ni celle de Rome, ni celle du Grand Roi. Mais elle sera riche du juste équilibre de ses éléments matériels et spirituels, riche des valeurs d’âme que nous aurons su y infuser. Et elle sera belle de son originalité et de son extraordinaire réussite dans le contexte américain.

Certes, je sais à quels ricanements je m’expose ici, de la part de quelques-uns de nos intellectuels. Bâtir une civilisation ! Pourtant nous aboutirons là où peut et doit aboutir toute culture humaine, ou nous n’aboutirons à rien. Nous perdrons tout : lentement nous nous éteindrons dans l’infantilisme intellectuel où nous croient à jamais condamnés nos beaux esprits. Mais non, j’ai l’espoir que la bêtise, si bête soit-elle, ne l’emportera pas.

Par delà la « trahison des clercs », je vois une aube nouvelle se lever.

Je ne saurais dire avec quelle secrète joie, j’avais énoncé ces dernières lignes. Oser parler de civilisation, aboutissant de notre culture. Narguer tous nos petits intellectuels, nos défaitistes de tout poil, tous nos méprisants, tous ceux-là qui, pour ne nous pas croire assez petits, s’appliquent rageusement à nous rapetisser… Il y a des joies, de ces revanches qu’il fait bon savourer, ne serait-ce que pour se remonter soi-même !





■ ■ ■

Sur le problème économique au pays du Québec, je m’explique encore plus franchement avec André Laurendeau dans Le Devoir du mercredi, 24 octobre 1962. Il était alors question de reprendre possession de nos énergies hydrauliques, et par là, d’étatiser onze compagnies d’électricité, de fortifier d’autant une compagnie de la Couronne : l’Hydro-Québec. Était-ce là du socialisme ? Le socialisme avait-il dicté aux nationalistes de mon temps la volonté de notre libération économique ? André Laurendeau voulait le savoir. Je lui réponds carrément : « Pas de survivance française pour nous sans libération économique. » À la question : pourquoi, prêtre, me suis-je à ce point intéressé au problème économique jusqu’à en être obsédé, et depuis quarante ans, ma réponse n’est pas moins nette : « Pour ses effroyables répercussions aperçues de bonne heure dans tous les domaines de notre vie… » Dès 1921, dans l’article où j’annonce la prochaine enquête de L’Action française (sur le problème économique), j’écris : « Chacun sait avec quelle acuité ce problème se pose chez nous, dans notre province. Il n’est pas un seul de nos intérêts intellectuels ou moraux qui n’y soit lié de quelque façon. » Et encore : « Un peuple n’est vraiment maître de sa vie spirituelle — j’aurais pu dire “culturelle” — que s’il détient l’entière possession de son patrimoine matériel… La question nationale chez nous est une question économique. »

Étions-nous opposés à l’intervention de l’État en cette libération ? Non point. Et pour l’excellente raison, rappelions-nous dès lors à la jeunesse, qu’il lui faudra « faire admettre que l’être ethnique de l’État québecois est depuis toujours irrévocablement fixé ». Eh oui ! dès lors je croyais à l’État français et à ses devoirs envers la nation. Et j’entends insister sur ce texte que j’estime capital dans la petite histoire de ma pensée : « Une histoire de trois siècles, disais-je donc, un statut juridique et national inscrit, amplifié depuis 1774, tout cet ensemble a fait du Québec un État français qu’il faut reconnaître en théorie comme en pratique. La Confédération a ce sens ou elle n’en a point. Cette vérité de droit et de fait… doit gouverner chez nous l’ordre économique, comme on admet spontanément qu’elle doive gouverner les autres fonctions de notre vie. » « Je m’élevais, dans les mêmes pages, — je parle toujours de l’enquête de 1921 — contre la mise à l’enchère publique de nos ressources naturelles, ainsi qu’on avait fait des plaines de l’Ouest. Je m’indignais que ces ressources fussent vendues aux plus hauts prenants sans le moindre souci des droits nationaux. » Et j’appuyais : « Le domaine national, le capital d’exploitation n’a jamais eu, pour nos gouvernants, de nationalité, pour cette raison qu’en leur esprit l’État n’en a point. »

Intervention de l’État dans la libération économique ! Opinion, me faisait observer Laurendeau, qui s’est fortifiée chez vous avec le temps ? J’en convenais, surtout après la rédaction du programme de « Restauration sociale » de 1933 par des économistes et des théologiens. En témoignait ma conférence sur « L’économique et le national », prononcée en 1936, devant la Jeune Chambre de commerce de Montréal et le Jeune Barreau de Québec. Après avoir réaffirmé « qu’il n’y a de peuples et d’États viables que le peuple et l’État maîtres de leur vie économique », je soutenais que « l’État a l’obligation de se rappeler que le bien national, notre avoir culturel, fait partie intégrante du bien commun dont il a spécialement la responsabilité, et puisque l’économique et le national ne sont point sans rapports l’un à l’égard de l’autre, l’État a encore l’obligation de se rappeler que le bien national lui impose des devoirs, même dans l’ordre économique ; une certaine vie économique nous étant nécessaire et de nécessité organique, nous avons droit à un régime qui, non seulement ne mette pas en danger notre avoir culturel, mais qui en favorise l’épanouissement. »

■ ■ ■

Pas beaucoup à glaner dans les deux entrevues que je donne encore en 1962 à Marcel Adam et à Jacques Keable du journal La Presse ; la première le 26 mai, la seconde, le 15 septembre : entrevues où l’on m’interroge plus sur moi-même, mes travaux, que sur mes idées, celles où ma vie me mêle au grand public.

D’une tout autre espèce mon entrevue avec les Scouts de Montréal. Les Chemins de l’avenir les ont quelque peu émus. Mes jugements sur la jeune génération leur ont paru sévères. Qu’attends-je de cette génération ? Ces rencontres avec la jeunesse m’ont toujours plu, surtout lorsque l’on me paraît chercher une règle de vie, un moyen de hausser son âme. Avec ces jeunes, ils sont trois, je pense, délégués par leurs camarades, rédacteurs de leur revue Servir, revue des chefs scouts catholiques du Canada (mars-avril 1965), je me sens à l’aise. Tant d’idées qui me sont chères me reviennent à l’esprit. J’avoue ma sévérité, sans la croire excessive. J’ai, dans l’esprit, le jugement amer d’un jeune professeur de notre Université montréalaise, l’un des plus remarquables, qui me disait l’autre jour, à propos de nos étudiants : « Un tiers travaille ; les deux tiers paressent et s’amusent crapuleusement. Qu’attendre d’une pareille génération ? » Je confesse néanmoins n’avoir pas accordé meilleure part à une autre jeunesse, celle qui travaille et qui connaît le prix de la vie. À leur première question : Comment voyez-vous le rôle d’un mouvement comme le scoutisme qui veut donner aux jeunes une éducation vraiment chrétienne ?, je réponds du tic au tac : « Être ce que l’on doit être, et l’être intégralement. Vous êtes catholiques : l’être excellemment, de la plante des pieds à la pointe des cheveux. Vous êtes scouts, une espèce particulière de jeunes catholiques : scouts, l’être dans la perfection de votre foi, selon toutes les exigences de votre institution. Être quelqu’un ! C’est ainsi qu’on rayonne, qu’on est dynamique… Ce n’est pas en prêchant que les scouts sont vraiment des scouts, mais en étant de jeunes catholiques qui mettent leur âme au premier plan… Donc, avant tout, être un grand exemple, faire voir qu’il peut y avoir des jeunes qui se conduisent avec grandeur et dignité. »

Fort mêlés aux scouts anglophones, ces jeunes gens ne manquent point d’aborder l’enseignement de l’Histoire. La question est vieille, mais quelle génération ne la ramène point et presque à tous les cinq ou dix ans ? Nos politiciens, je le répète, par leur bonasse bonne-ententisme, ont réussi à nous donner mauvaise conscience dans les divisions qui sévissent au Canada. N’en serions-nous point, pour une part, grandement responsables, sinon les premiers et les plus gravement responsables ? Et, en l’affaire, quelle responsabilité ne pas attribuer à notre histoire ? Nos petits scouts ont ramassé quelque part l’impérissable rengaine. Nos historiens s’en mêlent. L’on en revient ou presque à la Conquête anglaise « bienfait providentiel » : nul dérangement, même régime monarchique, même régime colonial, mêmes cadres politiques, économiques, sociaux, etc. L’on n’oublie qu’une chose et c’est qu’en ces cadres nous ne jouions que le petit rôle, pour ne pas dire le rôle de valet et que, jusqu’à l’union des Canadas et même au-delà, nous serons en fait gouvernés par une minorité anglaise. Hélas ! aveuglement étrange de jeunes esprits. Mais ainsi le veut la passion de renouveler l’histoire à tout prix. Donc, se demandent ces jeunes gens, à la suite de bien d’autres, pourquoi deux histoires du Canada, l’une d’esprit canadien-français et l’autre d’esprit canadian ? Pourquoi point le manuel unique, rêve de tous nos assimilés et de tous nos assimilateurs ?

À mes jeunes amis, je me vois forcé de servir des répétitions : ce n’est pas l’histoire qui nous a divisés. Relisez là-dessus ma conférence : Pourquoi nous sommes divisés. Des causes autrement plus graves sont intervenues. Chimère que le manuel unique dont les anglophones eux-mêmes ne veulent point. Et j’ajoute :

Que voulez-vous, mes jeunes amis, si l’on écrit la biographie de quelqu’un, cette biographie est propre à ce quelqu’un ; elle ne peut convenir à nul autre. C’est ainsi pour l’histoire. Si les Canadiens français se croient une nation, et ils le croient et ils le sont, leur histoire ne peut être qu’à l’image de cette nation ou elle n’est qu’un mensonge. Je l’ai dit encore récemment : il n’y a point d’histoire passe-partout. Et il ne saurait y en avoir.

Ces jeunes scouts, esprits mûrs, portent en eux deux graves préoccupations qu’ils me soumettent : « Comment donner à la masse une conscience nationale ? » et « l’indépendance du Québec ». Leur premier souci paraît les accabler. Ils ont déjà sondé, j’imagine, le vide de l’âme populaire. Que lui importe son destin, le milieu redoutable où vit la petite nation ? Que représente, pour elle, le problème de la survivance ? Autant de questions que moi-même je me suis tant de fois posées et qui m’ont apeuré. Je réponds pourtant avec une assurance, une foi, qui ne m’ont jamais quitté :

Le problème n’est pas insoluble. Notre peuple a déjà le sentiment de former un groupe à part, de n’appartenir point à une province « comme les autres ». Sentiment qui existe, si imprécis soit-il. Il suffirait d’abolir, dans l’âme populaire, cette trop lourde survivance qu’est restée sa sujétion économique. Qu’on débarrasse notre peuple de cette sujétion, qu’il ne se voie plus contraint de gagner sa vie en anglais ; que dans le pays de ses pères il n’occupe point le rang d’un simple locataire ou d’un simple employé, mais celui d’un propriétaire, et il reprendra goût à sa langue, à sa culture originelles ; il ne se sentira plus une sorte d’étranger dans son pays natal et son âme se redressera. Cela veut donc dire la reprise graduelle des richesses naturelles de sa province. La reprise est déjà commencée. Nous avons repris nos grandes sources d’énergies hydrauliques. Que l’on continue en ce sens ; que son système d’éducation, jusqu’ici si amorphe, fait pour des esclaves beaucoup plus que pour des hommes libres, l’éveille enfin à ces sortes de préoccupations ; qu’on l’associe — on tente déjà de le faire — à son émancipation économique, et la vieille servitude trouvera sa fin.

Pour ce qui était de l’indépendance du Québec, je reprenais la thèse tant et tant de fois exposée : position du problème en de vraies conjonctures mondiales et américaines ; bascules inévitables des grandes puissances et même des races et des continents ; caducité du fédéralisme canadien, avenir inévitable aux provincialismes et non pas au centralisme ; préparer les événements, ne point les bousculer… Et pour finale :

Le devoir des jeunes d’aujourd’hui, c’est donc de préparer la génération de l’indépendance. Parmi ces jeunes, il appartiendrait aux scouts québécois de nous fournir les chefs de file.

Entrevue avec Aujourd’hui Québec

Voici pourtant un échec qu’il me faut humblement enregistrer. J’avais salué avec une certaine joie l’apparition d’Aujourd’hui Québec. J’y avais aperçu une première et courageuse réaction contre tant de publications, journaux ou revues de jeunes d’une déliquescence désespérante. Monotones pronunciamientos contre les aînés, les croulants, contre tout ce que leurs pères ont tenu pour sacré, révoltes enfantines contre toute morale, contre tout frein pour ces poulains indomptés. Ces jeunes d’Aujourd’hui Québec paraissaient vouloir un redressement de l’esprit de la jeunesse. Et je crois qu’ils l’ont voulu sincèrement. D’autre part je m’étonnais de leur mince prise sur la meilleure part de la masse juvénile ; je m’étonnais davantage de l’esprit plein de réserve d’une partie de la jeunesse. Bientôt je connus la lourde paternité spirituelle dont ces jeunes relevaient. Leur animateur était un Père Roy, oblat, homme d’œuvres, fondateur jadis de la JOC, homme de pleines voiles mais de peu de doctrine, tenu en suspicion, je le sais, par le cardinal Villeneuve. Un jour j’appris que le Père Roy avait dû abandonner la JOC, passer la main à un autre esprit plus solide. Mais après une longue absence le Père Roy était revenu. Et il avait inspiré la fondation de la petite revue, s’il ne l’avait lui-même fondée. À chaque numéro, j’y reconnaissais la vieille formule de l’Action catholique, celle que j’ai dénoncée dans Chemins de l’avenir, qui a fait si peu, hors nous faire tant de mal, doctrine d’un catholicisme irréel, intemporel, désincarné, qui ne voit dans l’Église qu’une institution planant au haut des airs, incapable de s’attacher à un peuple particulier, d’embrasser ses problèmes, de s’associer à son destin, d’y préparer concrètement le royaume de Dieu. Je fis part de mes inquiétudes à la rédaction d’Aujourd’hui Québec. On sollicita une entrevue. J’eus devant moi, six ou sept jeunes hommes, dont l’un plus âgé, mais visiblement rebiffés contre toute attaque adverse, emmurés dans leur doctrine ou leurs façons de penser. Ils parlèrent peu, se contentant d’écouter avec des visages sceptiques. J’eus beau leur représenter l’aspect terrestre et temporel du catholicisme épousant toutes les aspirations légitimes des peuples de la terre, s’insinuant dans leurs institutions et traditions pour les redresser, les épurer, les rendre plus aptes à la réception de la doctrine et de la morale du Christ. Les sachant suprêmement en garde contre toute forme de nationalisme, n’y voyant qu’impureté, déviation de l’esprit chrétien, je m’acharnai en vain à leur définir mon propre nationalisme. « Je suis nationaliste, leur dis-je, — et je vois encore leur effarement — non point quoique prêtre, mais parce que prêtre, parce que mon nationalisme débouche sur le spirituel. L’histoire m’a révélé cette joyeuse et grande réalité d’un petit peuple, porteur en Amérique du Nord, d’un unique et incomparable destin. Nous sommes, dans la Confédération canadienne, une enclave française et catholique. Enclave considérable géographiquement, mais petite en population et en moyens de s’acquitter d’une si extraordinaire destinée. Dans notre partie de l’Amérique, nous sommes le seul groupe humain constitué en nation et en État, capable de créer une civilisation chrétienne et de représenter sinon d’illustrer l’une des plus magnifiques cultures du monde. C’est cela notre avenir, notre devoir. Et parce qu’il m’apparaît que cette tâche, garder à Dieu, à l’Église, un peuple authentique chrétien et catholique, vaut la peine d’y donner une vie, je suis nationaliste. Je ne le suis point pour d’autres motifs. Si j’ai paru m’intéresser et fortement parfois à des intérêts politiques, économiques, sociaux et culturels, c’est que l’observation et l’histoire m’ont aussi appris de quoi est faite la vie d’un peuple et que la surnature a besoin de compter avec le temporel et le naturel. » J’eus beau également conseiller à ces jeunes gens de méditer la doctrine d’un grand théologien qui me paraît l’un des maîtres de l’heure : le Père Jean Daniélou, dans ses ouvrages tels qu’Approches du Christ, L’Oraison, problème politique, etc. J’y perdis mon temps et ma peine. Je n’ébranlai point ces inébranlables. Le numéro subséquent d’Aujourd’hui Québec me servit la réplique en termes respectueux. L’on ne voulait pas se refuser au temporel, mais l’on entendait bien se garder contre le « piège » du nationalisme. Je regrettai mon échec, mais surtout pour ces jeunes gens de bonne volonté trop étrangers à ce qui se passe dans leur province et surtout aux aspirations de l’actuelle génération.

Entrevues avec des journaux anglo-canadiens

Fait singulier ! Aussitôt ma retraite de la vie publique, ne parlant et n’écrivant plus guère, si ce n’est en de rares occasions, et du ton modéré d’un sage, puis nos hommes d’affaires et même nos politiciens s’étant forcément convertis au nationalisme, ainsi que l’exigeait la « Révolution tranquille » du Québec, tout à coup, dans ces milieux où naguère l’on me tenait pour une « bête noire », un esprit dangereux, un étroit nationaliste, presque un anarchiste, tout à coup, dis-je, l’on découvrit que je n’avais ni cornes, ni pieds fourchus. Je me trouvai bien avec tous nos politiciens, sauf peut-être ceux d’Ottawa. Ma réputation d’anglophobe n’avait été bâtie, du reste, surtout que par mes chers compatriotes des affaires et de la politique. Je n’invente rien. Parmi ces politiciens, je pouvais compter nul autre que le « Très honorable » Louis Saint-Laurent, alors premier ministre du Canada. En septembre 1954, il prononçait, au Club de Réforme de Québec, un discours pour le moins étrange, en contraste absolu avec l’habituelle sérénité du personnage. Il allait jusqu’à dire : « Si le Québec n’est pas content, il peut voter contre nous. » Et pendant qu’il y était, il se lançait à l’attaque des nationalistes. J’y avais ma part. Le Ministre s’en prenait à mes théories « selon lesquelles il faut qu’il y ait en Amérique un État catholique et français séparé de ces sacrés protestants ». Prié de dire mon sentiment, je me contentai de répondre aux journalistes : « M. Saint-Laurent serait sûrement bien en peine de trouver dans mes écrits ou mes discours des intentions ou des expressions aussi fausses et vulgaires. J’avais toujours pris le premier Ministre pour un gentilhomme. Je regretterais d’avoir à changer d’idée. » Mes amis ne tardèrent pas à riposter dans les journaux. Mais encore une fois la flèche empoisonnée était lancée dans le monde anglais. Et comment, en ces milieux, pouvais-je avoir raison contre le premier Ministre ? Pourtant on me lut davantage. La Revue d’histoire de l’Amérique française répandue dans le monde anglo-canadien me présenta sous un autre jour. Et il s’ensuivit que, dans ces mêmes milieux, je trouvai apaisement. On sollicita des entrevues ; on voulut scruter le fond de ma pensée. Et je devrai dire combien d’amabilités l’on se plut à me prodiguer. De ces entrevues, j’ai gardé le souvenir de quatre : la première, du Star Weekly (4 avril 1964) ; la deuxième, du Star de Montréal (23 janvier 1965) ; la troisième du Winnipeg Tribune par Cy Fox (13 mars 1965) ; la quatrième, de la Gazette de Montréal par Hubert Gendron (12 janvier 1966). J’hésite à résumer ces entrevues, tellement, en dépit de la condescendance des interviewers s’y sont faufilées d’imprécisions et de faussetés. Nos amis de l’extérieur ont tant de peine à nous comprendre. Me fais-je illusion ? Au cours de ces entrevues qui tournent parfois à la controverse, j’ai l’impression d’exprimer quelques vérités, de remettre beaucoup de choses au point. Ainsi, à propos de politique et à l’accusation de « séparatisme » ou même de « racisme » mes dénégations s’accompagnent toujours d’une offensive : « séparatiste ? non ; raciste ? non ; nationaliste ? oui, mais moins que vous. » Sur ce dernier point, offensive qui laisse mes interlocuteurs éberlués. De toute évidence, ils n’ont jamais mesuré la virulence de leur nationalisme : écrasement des minorités françaises rencontrées sur leur chemin, part plus qu’incongrue réservée à la langue française, à l’école catholique ; violations incessantes de la constitution : pour ce faire, perversion du patriotisme canadien par l’hypertrophie du sentiment britannique, etc. Au reporter de la Gazette de Montréal, un Canadien français qui déplore les dangers de la dualité canadienne, j’ose répondre : « À qui la faute ? Nous étions seuls ; nous ne vous avons pas appelés… Vous êtes venus nous conquérir… Vous n’avez pas réussi à nous assimiler… Il vous reste à nous endurer. » Et si je ne suis pas séparatiste, insiste-t-on, qu’est-ce donc que mon nationalisme ? Je riposte : « Qu’est-ce que le vôtre ? Connaissez-vous beaucoup de peuples qui ne soient nationalistes, qui ne tiennent pas à leur culture, qui ne soient prêts à la défendre farouchement, qui n’aient l’ambition de l’épanouir ? Et qu’est-ce que tout cela si ce n’est du nationalisme, à quoi l’on donne le prête-nom de patriotisme ? Patriotisme, si l’on veut, lorsque la culture, l’être même de la nation, chance des vieux peuples et des peuples forts, n’obligent nullement aux gestes défensifs. Nationalisme, si le geste défensif s’impose. Mais cette défensive, — c’est là que l’on m’attend — jusqu’où la conduire ? Sur ce, mon avis s’énonce très ferme : jusqu’où s’étend le droit de vivre d’une nation… Nulle nation, si faible, si petite soit-elle, n’a le devoir de se sacrifier pour assurer la tranquillité ou la grandeur d’une autre. D’ailleurs, au Canada, l’avenir n’appartient pas au centralisme. Sept des dix provinces représentent de trop vastes unités géographiques, sont pourvues de trop de richesses, seront demain trop peuplées pour supporter indéfiniment un joug fédéral tracassier. » En ce cas, quelle image vous faites-vous, me demandent et le Star de Montréal et le Winnipeg Tribune, de la future Confédération canadienne ? L’image d’États associés et selon le mode et pour les raisons que j’ai développés dans Chemins de l’avenir.

On pense bien qu’en ces entrevues, le mot, l’énigme d’alors, la « Révolution tranquille », trouva place. Comme elle intriguait l’opinion anglo-canadienne ! En étais-je de cette révolution ? Et qu’y fallait-il voir ? Je me réserve d’en parler plus explicitement ailleurs. Mais on devine que je n’ose méconnaître l’irréversibilité de ce mouvement, de cette prise de conscience sans pareille de la nation canadienne-française. Volontiers je cite la réponse que me faisait récemment René Lévesque : « Vous autres, politiciens, lui disais-je, réussirez-vous à tuer ce mouvement, ce réveil comme vous en avez tué tant d’autres ? » — « Jamais ! m’avait répondu, d’un ton brusque, le ministre Lévesque. Qui que ce soit qui gouverne à Québec — c’était avant juin 1965 — se verra forcé de faire ce que nous nous efforçons de faire. » Vous espérez donc survivre ? me demandaient enfin et le Star et la Gazette. Assurément, affirmais-je. Et mon espoir, je le fonde sur la conversion presque miraculeuse de nos politiciens et de la plupart de nos hommes d’affaires à une politique nationale ou québecoise dans le Québec. L’État décide de se mêler de notre destin et dans l’ordre politique et dans l’ordre économique et culturel. Et personne ne s’étonne plus de ces interventions de l’État québecois, dès lors qu’on y respecte les traditions de la nation. Espoir, confiance en l’avenir qui prennent racine — pourquoi ne pas le dire ou le redire en passant ? — au fond de nos plus dangereux malaises au Canada et dans notre manière d’y faire front. Depuis la Confédération, c’est-à-dire depuis un siècle au moins, par nos sottises politiques, par la mollesse de nos réactions plus verbales que pratiques devant les pires spoliations ou violations de l’esprit et du texte du pacte constitutionnel, nous avions si libéralement développé, en l’esprit de nos associés, l’image d’un peuple sans ressort viril, résigné au grugement de son âme jusqu’à en mourir, qu’aujourd’hui, notre soudaine ressaisie et la force sinon même la violence de nos réactions déconcertent le rival ; il n’y comprend plus rien, indigné comme le lion qui verrait tout à coup sa proie lui glisser entre les griffes. Indignation qui ne change rien à nos attitudes.

Je parle de ces choses et je les écris avec une sorte de flegme britannique. Je n’ai jamais éprouvé devant la « race supérieure » le moindre complexe d’infériorité. Complexe d’où provient, pour une large part, à mon avis, la sorte d’inimitié ou de fanatisme qu’entretiennent à l’égard de nos associés anglo-canadiens, beaucoup de Canadiens français. Rancune du faible à l’égard du fort. Non. Sans me faire illusion sur le passé anglo-canadien non plus que sur le péril pour nous de cette masse imposante et facilement hostile, je crois que les moyens nous restent d’affronter le rival et même d’en triompher. Nous tenons entre les mains tant d’atouts précieux dont il ne faudrait que savoir bien user. En mon humble cas, il arrive que, pour avoir franchement écrit et franchement parlé, cette franchise ne m’a nullement nui. L’on a vu tout à l’heure que les grands journaux anglo-canadiens recherchent mon opinion sur les problèmes de l’heure. Des historiens anglo-canadiens ont offert spontanément leur collaboration à la Revue d’histoire de l’Amérique française. M. W. L. Morton, historien de Winnipeg, a sollicité l’honneur de figurer parmi les membres correspondants de notre Institut. Nous l’avons déjà vu. Que d’autres faits pourrais-je évoquer qui témoigneraient dans le même sens. L’on apprendra peut-être non sans quelque surprise, que je suis bel et bien docteur en droit honoris causa de l’Université Saint-Jean de Terre-Neuve. Et que d’instances l’on me fit pour qu’en personne je me rendisse dans l’Île, recevoir ma décoration. On s’offrit même à payer mon avion. À McGill, mon ami G. F. G. Stanley a pu prononcer une conférence sur mon œuvre d’historien. En 1960, The Canadian Historical Association (appelée aussi la Société historique du Canada, mais à prédominance anglo-canadienne) décernait à l’Institut d’histoire de l’Amérique française un « Certificat de mérite » pour son importante contribution à l’histoire régionale au Canada. Ce soir-là, devant un auditoire composé principalement d’historiens anglo-canadiens, je prononçais le premier et le seul discours anglais de ma vie. Je doutais un peu de la correction de ma prononciation. Mais quand j’entendis le président de l’Association, un monsieur W. K. Ferguson, s’efforcer de me remercier en français, j’eus moins honte de mon discours. Et je devais recevoir un plus éclatant témoignage de mes concitoyens de l’autre bord. En 1961, le Conseil des Arts du Canada décidait de « médailler » dix personnalités qu’on estimait méritantes au Canada. On découvrit, parmi ces dix, trois Canadiens français dont je me suis trouvé, je ne sais pourquoi, avec Marius Barbeau et Wilfrid Pelletier.